VI
Un type mince, petit, alerte. Un paquet de nerfs dans un costume cintré bleu électrique à fines rayures chocolat au lait d’un mauvais goût aussi parfait que possible. Il n’arrêtait pas de danser d’un pied sur l’autre en tenant les deux amis sous la menace de son pistolet-mitrailleur. Rien qu’à la manière dont il la tenait, Morane devina qu’il savait se servir de son arme. Mais le bonhomme parlait trop, beaucoup trop, et Bob sut aussi que, si les événements lui en laissaient le temps et l’opportunité, il n’aurait aucune peine à coincer le type au tournant. C’était aussi sûr que trois cent mille moins mille font deux cent quatre-vingt-dix-neuf mille. Les vrais durs ont, en général, la parole rare.
— C’est quoi encore, vos blases ? dit le type, immédiatement après avoir manifesté son contentement de voir les deux amis lever les bras.
— Laurel et Hardy, répondit Morane.
L’autre sourit largement. Bob aussi. Ils échangèrent leurs sourires. Avec un peu d’imagination, on aurait pu croire qu’ils allaient s’enlacer pour amorcer un tour de valse.
— Hé ! fit le type. Tiens !… Ho !… Ho !… V’là un rigolo… Ben, tant mieux ! Ça fait une fameuse paie qu’on ne s’est plus marré, ici, et il est grand temps qu’on se fende un peu la pipe !
« Ici », enregistra Morane. Il avait déjà compris que le type devait être à quelque sept cents kilomètres de ses pénates. Le costume à faire hurler et la gouaille étaient signés Pantruche. Aussi clairement que si ç’avait été imprimé en relief, en lettres de quinze centimètres de haut, et en rouge flamboyant, sur les revers démesurés du costard à la mode arsouille.
— Cela dit, poursuivait le type, j’vais pas me casser le tronc à vous arracher vos blases, s’pas ? Qu’vous vous appeliez Laurel et Hardy ou Tintin et Milou, pour moi, c’est du pareil au même. Y en a d’autres qui vous f’ront jacter…
Il se tut quelques instants, sans doute pour juger de l’effet que ces dernières paroles pouvaient avoir sur les deux hommes qu’il tenait au bout de son M.A.S. Probablement déçu par l’impassibilité des deux hommes en question, il reprit :
— Moi, c’est Tuc qu’on m’appelle. Tuc. Vous n’devinerez jamais pourquoi.
— Si, dit Bob. Tuc, c’est un diminutif pour « Tu causes, tu causes, tu causes »…
Tuc ouvrit de grands yeux et les pointa sur Ballantine.
— Mâtin ! s’exclama-t-il. L’est drôlement fort, ton copain ! L’a tapé dans le mille du premier coup !
— C’est un intellectuel, dit paisiblement Bill, qui enchaîna aussitôt, pour étaler ses connaissances de l’argot :
— Y boni l’jars[3].
— Dommage que vous soyez tous les deux du moche côté d’ma sulfateuse, dit Tuc. Sinon, y m’semble qu’on rigolerait bien tous les trois…
— Tu nous laisses le choix, fit remarquer Morane.
— Exact, l’ami ! Vous attendais depuis une petite demi-plombe. Entre nous, z’en avez mis du temps pour traîner vos pompes icigo !
C’était une question à peine déguisée, et Tuc sourit aimablement pour la faire passer plus facilement.
— On a fait un crochet, expliqua Ballantine. Le Guide Bleu renseignait un point de vue à ne pas manquer…
— Comment savais-tu que nous étions en route ? demanda Bob.
Le sourire de Tuc s’accentua.
— T’es un petit curieux, hein ? dit-il. Le genre de mec qui f’rait un trou dans une boîte à sardines pour zyeuter c’qui s’y passe ! Mais j’vois pas de raison sérieuse pour t’laisser tirer la langue. Larrois, ça t’dit un chouya ?
— Gy ! fit Morane en tenant la dragée haute à l’argotier.
— C’est Larrois qui nous a rencardés à votre sujet.
— Oh ! fit Bob. Comment va sa petite fille ?
Un éclair de perplexité passa dans les yeux plissés de Tuc.
— Sa petite fille ? répéta-t-il. Là, j’pige plus, mon pote. Ça doit être trop mariol pour moi…
« Je comprends fort bien, au contraire », pensa Morane en réalisant qu’il s’était laissé mener en bateau par le grand type aux yeux jaunes.
— Aucune importance, laissa-t-il tomber négligemment.
Il agita légèrement la lampe qu’il tenait au-dessus de sa tête, à bout de bras.
— Est-ce qu’on peut baisser les bras ? demanda-t-il. Ça pèse, à la longue, ce truc…
— Surtout pas ! dit vivement Tuc. Gardez tous les deux vos ailerons bien tendus et bien hauts !
Son sourire affable ne quitta pas ses lèvres tandis qu’il ajoutait, en confidence :
— J’ai pas l’intention de prendre le moindre risque avec vous, les potes. Mettez-vous bien ça dans l’caberlot s’pas ? Si j’ai bien compris, ce brave Larrois a la mâchoire en compote grâce à vous, et j’ai pas la moindre envie de devoir faire remplacer mon râtelier… Vu ?
Il agita avec nervosité le canon de son M.A.S. avant de reprendre :
— Allez, Laurel et Hardy, passez devant ! On s’tire… J’vois aucun inconvénient majeur à ce que vous continuiez à faire les rigolos, mais vous avisez pas d’jouer les guignols ! Le genre de truc que j’tiens ici, ça ne demande qu’à se payer d’la rigolade… Magnez…
Pas à dire, il connaissait son vilain métier, Tuc ! Tout en bavardant à en perdre sa salive, il avait fait quelques pas glissants sur le côté, de sorte que, maintenant Bob et Bill se trouvaient entre lui et le couloir. Pour les deux amis, il n’y avait rien d’autre à faire qu’à obéir. Et c’est ce qu’ils firent.
Ils quittèrent la salle tous les trois. Morane devant, puis Ballantine, et enfin le Tuc avec sa sulfateuse, comme il disait.
— Et on va loin, comme ça ? lança Bob par-dessus son épaule.
— C’est pas tellement qu’on va loin, répondit Tuc sans hésiter, c’est surtout qu’on va… profond !
Les échos de leurs voix se bousculaient bruyamment sous le plafond bas.
— Profond !… se contenta de répéter Bob.
C’était tout un programme, et aussi une indication intéressante à retenir.
Une question ne cessait d’assaillir Morane depuis que Bill et lui s’étaient laissé surprendre. Et, tout en marchant, pas trop vite, les bras levés, tendus, raides, pour combattre l’ankylose, il se demandait à quel moment Tuc finirait par se rappeler qu’il ne l’avait pas désarmé. Le VP 70, en effet, demeurait toujours à sa ceinture, dans son étui de plastique rigide. Était-il possible que le petit malfrat l’eût oublié, s’étourdissant lui-même dans le flot de ses propres paroles ?
Bien sûr, avoir l’automatique à portée de la main ne changeait pas grand-chose à la situation. Pour le moment, du moins. D’ailleurs, comme s’il avait pu deviner les pensées qui roulaient sous le crâne de Bob, Tuc éleva soudain la voix :
— Parfait, les mecs ! Continuez comme ça… Tant que je verrai vos quatre petites menottes au plafond, je serai bon prince. Si vous faites mine de baisser les bras, au contraire, gare au sirop de groseilles !
L’écho de ses paroles ne s’était pas encore éteint tout à fait qu’il reprenait :
— Toi, le futé, passe devant !
— Moi ? fit Morane.
— Tout juste, confirma Tuc.
Il fit entendre un bref ricanement que murs et plafond répercutèrent immédiatement, en cascade sonore.
— Vous m’excuserez, ironisa lourdement le petit voyou, mais j’peux pas deviner lequel d’entre vous est Laurel et lequel est Hardy. À moins que Laurel soit le plus petit et le plus mince des deux, et Hardy le plus grand et le plus gros. Doit être ça. On connaît ses classiques !
Il ricana derechef, attendit que s’évanouissent les notes aigrelettes de son rire, puis il poursuivit :
— Va y avoir un autre couloir, bientôt, à droite… Tu le prends, compris ? Tu continues simplement tout droit Vu ?
— Ça va, répondit brièvement Bob.
Le couloir était là, devant lui, à cinq ou six mètres. Il en apercevait déjà l’amorce, avec son creux d’ombre qui se rétrécissait rapidement, devant la lumière blanche de la lampe à gaz qui s’en rapprochait. La lampe ! Le moment ou jamais…
Trois mètres. Deux. Un. Zéro… Morane fit mine de dépasser l’entrée de la galerie qui filait à droite, y expédia Ballantine d’une violente bourrade et se jeta lui-même derrière l’angle formé par les deux parois. Un centième de seconde avant que le crépitement du pistolet-mitrailleur ne hache le silence de son tacata rageur.
Bill comprit tout de suite et, profitant de l’élan que Morane venait de lui imprimer, il boula de lui-même sur le sol humide et irrégulier du couloir. Morane, lui, s’arrêta pile et, dans la fraction de seconde qui suivit, il balança la lampe d’un geste large et l’abattit à toute volée sur Tuc qui venait de surgir, comme propulsé par un ressort.
Morane lâcha la lampe, et Tuc le pistolet-mitrailleur.
Un bruit léger de verre brisé, le choc métallique de l’arme qui rebondissait sur le sol, un cri de douleur et, en même temps, une large et courte flamme jaune.
L’obscurité avait remplacé la lumière.
Dans le silence qui suivit, Bob entendit nettement le sifflement du gaz compressé qui continuait de s’échapper inutilement du bec à incandescence surchauffé de la lampe. Il savait que le fragile manchon de soie s’était irrémédiablement émietté sous la violence du choc. Pour que la lampe puisse éclairer comme avant, il faudrait remplacer ce manchon, l’allumer de nouveau. Bref, c’était comme si on voulait recréer l’univers.
L’attaque de Morane n’avait pas pris plus de deux secondes.
— Lumière, Bill ! jeta Bob.
En même temps, il faisait un pas en avant. Dans cette obscurité absolument totale, en l’absence de la moindre source lumineuse, sa nyctalopie ne lui était d’aucune utilité. Pour l’instant, ils étaient donc trois aveugles plongés dans la même nuit.
Morane ne songea même pas à dégainer son Heckler & Koch. Il fit un second pas, et son pied heurta un objet métallique. D’un coup de talon, il expédia le pistolet-mitrailleur derrière lui, puis il s’avança encore.
Une main le saisit à la cheville. Dans les ténèbres, Bob sourit. Il eut une pensée fugitive pour Tuc, et il s’aperçut distraitement, avec une sorte de surprise amusée, qu’il éprouvait presque de la compassion pour le petit homme au costume rayé.
Ce sentiment ne l’empêcha cependant pas de se pencher et d’agripper, de la main gauche, une touffe de cheveux. Sa main droite fila en coup de sabre et le tranchant s’abattit sur la nuque offerte, exactement à hauteur de la première vertèbre cervicale. Dans cet atémi d’une parfaite précision, fruit d’une longue pratique du karaté – et qui aurait pu tuer Tuc si Bob l’avait voulu –, il y avait juste assez de force pour mettre le petit truand hors de combat. Morane était comme l’Ange Exterminateur. Il savait frapper fort et vite. Mais il ne voulait pas pour autant la mort du pécheur.
Tout à coup, la tête que Morane tenait par les cheveux se fit lourde au bout de son poing : Tuc allait en avoir pour un bon bout de temps avant de pouvoir à nouveau faire marcher son moulin à paroles.
Entre le moment où Bob avait balancé la lampe à gaz sur le crâne de Tuc et celui où il le laissa glisser évanoui sur le sol, six secondes exactement s’étaient écoulées. Montre lumineuse en main.
*
* *
D’abord hésitant, le faisceau de la lampe électrique balaya le plafond, puis les murs, pour se fixer finalement sur le corps écroulé de Tuc, à l’entrée du couloir.
Dans la lumière de la torche que braquait Ballantine, Morane se pencha sur le petit truand et entreprit de lui faire les poches. Il trouva rapidement ce qu’il cherchait et se redressa presque aussitôt.
— Cartouches ? s’enquit Bill.
Sans répondre, Morane tendit deux chargeurs à son ami, qui les glissa dans une des poches de sa grande besace, tandis que Morane, se penchant une fois encore, ramassait le pistolet-mitrailleur échappé des mains de Tuc.
— Vaudrait peut-être mieux ne pas trop traîner dans le coin, fit doucement remarquer Ballantine. Les coups de feu ont fait du bruit…
Avec la torche, il fouillait l’ombré des couloirs. Mais la lumière jaune se mourait à quinze mètres de sa source, ne dévoilant rien d’autre que le boyau souterrain qui filait tout droit, et un autre qui partait vers la droite. Bref, cela n’apprenait rien de nouveau à Bob et son compagnon.
— D’accord, dit Morane. Ce qu’il faut faire, maintenant…
Le cri lui coupa la parole !
— Tuc ?
Une voix d’homme, et un lointain bruit de pas. Machinalement, le pouce de Bill fit glisser l’interrupteur de la torche, et les ténèbres se reformèrent. Pas pour longtemps. Tout au fond du couloir, un œil apparut, rond et jaune. Puis un deuxième, un troisième, un autre encore… Il y en avait quatre. Quatre lampes : quatre hommes au moins, donc.
— Tuc ? lança de nouveau la voix.
Et une autre :
— Hé, Tuc ! Ou que t’es, mon vieux ? C’est toi qui viens de tirer ?
Les appels rebondissaient en échos désordonnés à travers le boyau souterrain. Maintenant, les voix se rapprochaient rapidement ; et, en même temps, les pas et les hommes. À en juger par le bruit des semelles raclant le sol, les amis de Tuc devaient être plus de quatre. Peut-être le double. Les faisceaux de leurs lampes-torches se croisaient dans l’obscurité, sans atteindre cependant les deux amis figés à l’embranchement des galeries.
— Par ici, chuchota Bob en tirant Ballantine par la manche.
Ils firent quelques pas dans le couloir de droite. Puis, Bill ralluma la torche. Il avait pris soin d’en masquer la lumière de ses doigts légèrement écartés, juste assez pour laisser filtrer une lueur vaguement rougeâtre mais suffisante pour permettre à Morane et à Ballantine d’y voir.
— C’est pas la bonne direction, grogna le colosse sans s’arrêter de marcher.
— On n’a pas le choix…
Ils parcoururent encore une dizaine de mètres. Puis, l’Écossais grogna sourdement.
— C’est idiot, dit-il ensuite.
— Quoi ?
— On aurait dû emmener Tuc…
Ne pas l’avoir fait était idiot, en effet. Les autres allaient découvrir le petit truand, et ils comprendraient immédiatement ce qui s’était passé. De même, ils devineraient très vite quel chemin avaient pris les agresseurs de leur complice.
Il était certain qu’ils auraient dû emporter Tuc, qui eût pesé tout juste un peu plus qu’une plume sur les épaules herculéennes de Ballantine. Mais ils ne l’avaient pas fait, et Bob se contenta de sourire :
— Trop tard !… Regarde…
Il venait de stopper net et de se retourner, imité par l’Écossais. Derrière eux, loin déjà, l’entrée du couloir se découpait maintenant sur de vagues lueurs dansantes. Les compagnons de Tuc n’allaient pas tarder à le retrouver, à présent.
— Filons ! jeta Morane.
Ils s’élancèrent en avant. Mais ils n’avaient pas parcouru plus de vingt-cinq mètres, que des cris éclatèrent dans leur dos.
— Ils ont trouvé le Tuc ! lança Bill, sans cesser de tricoter des jambes.
— Tu crois ? ironisa Bob. Vais finir par croire que t’as réellement des dons de voyant !…
Ils couraient tous deux, sans prendre désormais la peine d’étouffer le bruit de leur course. D’ailleurs, ceux qui se préparaient à les poursuivre faisaient un tel vacarme que cette précaution aurait été tout à fait inutile.
— Le couloir tourne, annonça Morane.
— Tant mieux, apprécia Ballantine. Pour les pruneaux…
Le colosse jeta un dernier coup d’œil par-dessus son épaule et, comme il ne distinguait plus le moindre éclat de lumière là-bas, vers l’entrée de la galerie, il retira la main qui, jusque-là, masquait presque entièrement le diffuseur de la lampe-torche. Soudain libéré, le faisceau lumineux parut jaillir de son poing. Simultanément, l’Écossais égrena un chapelet de jurons que Morane coupa d’une voix paisible :
— Pas de veine, hein ?
— Pas de veine ? répéta Bill. La guigne, oui, le sombre guignon, v’là c’que c’est ! Regardez-moi ça ! On est allé se fourvoyer tout droit dans un cul-de-sac !
Le couloir tournait, effectivement, mais c’était pour déboucher, immédiatement après le coude, dans une vaste salle que la lumière de la torche, soudain libérée, venait de dévoiler aux regards des deux fuyards. De grands blocs de roche se bousculaient sur le sol devant eux. Le plafond s’élevait, en fond de bol renversé, jusqu’à une bonne douzaine de mètres. Mais, surtout, et c’est ce que Bill et Bob avaient remarqué tout de suite, il n’y avait pas d’autre passage pour pénétrer dans la salle et en sortir que celui à l’entrée duquel ils se trouvaient encore.
— Pas question de faire demi-tour, grogna rageusement l’Écossais.
— Pas tout de suite, en tout cas, convint Bob.
— C’qu’on fait, commandant ?
— On organise un comité d’accueil.
— Trouvez pas qu’on manque un peu de personnel pour ça ?
— Peut-être…
De la main, Morane tapota le métal du pistolet-mitrailleur et enchaîna :
— … mais on a le matériel.
Ils traversèrent la salle en contournant et en escaladant les blocs de rocher qui gisaient en chaos sur le sol, pour s’installer à l’abri d’une sorte de rempart de granit, tout au fond, face à l’entrée du couloir Ballantine déposa la besace à ses pieds et en sortit les chargeurs, tandis que Bob ajustait la crosse de plastique au VP 70.
— Qu’est-ce que tu préfères ? demanda-t-il comme s’il proposait un choix de caramels. Heckler ou M.A.S. ?
— M’est égal…
— À moi aussi. De toute manière, faudra tirer en coup par coup, pour économiser les munitions…
— J’me demande combien y sont exactement, murmura le colosse aux cheveux rouges.
— Nous n’allons pas tarder à le savoir…
— C’que j’aime chez vous, commandant, c’est vot’logique.
Bob se passa la main dans les cheveux, les yeux sur la besace.
— Hé, dis donc ! fit-il subitement en pointant le doigt sur le grand sac aux poches rebondies. Qu’est-ce que tu as, là-dedans ?
— Ben, y a encore deux lampes de poche. Une dizaine de piles d’un volt et demi. Trois paquets de biscuits, des prunes sèches et quelques tablettes de chocolat. Une… une…
Bill hésita un instant et reprit finalement :
— Une bouteille de prunelle aussi…
— Tiens, tiens ! fit ironiquement Morane.
— C’est seulement une poire pour la soif, murmura Ballantine d’un air un peu confus.
— Ouais, ouais ! Une poire en forme de flacon ? Et c’est tout ?
— Heu… Il y a aussi un paquet de bougies, des allumettes…
— Très bien… Passe-moi une bougie, s’il te plaît.
— Qu’est-ce que vous allez en faire, commandant ? C’est pas Noël, et y a pas d’sapin…
Bob ne répondit pas tout de suite. Il écouta pendant quelques secondes le bruit des voix qui venait du passage aboutissant à la salle. Puis il se redressa.
— J’ai une idée, dit-il doucement.
Une idée qu’il avait tout juste le temps de mettre à exécution avant que les autres n’arrivent.
*
* *
Ils étaient dix. Juste comme les doigts des deux mains. Ils s’avancèrent prudemment de quelques mètres dans la salle, se divisant en éventail, mais sans trop s’écarter les uns des autres. Marchant courbés, lentement, les mains crispées sur leurs armes – des M.A.S., exactement pareils à celui que Bob avait piqué à Tuc. Ils s’accroupirent à l’abri des blocs rocheux. Les yeux fixés sur la lueur tremblotante qui dansait tout au fond de la salle, derrière une sorte de rempart granitique. Ils avaient fini par se taire, et avaient également éteint leurs lampes pour tenter une approche surprise.
Le silence s’était installé dans la salle, en même temps que les hommes derrière leurs rochers. Puis, quelqu’un se racla longuement la gorge.
— Hé, vous deux ! lança soudain une voix enrouée.
L’homme qui venait de parler s’éclaircit de nouveau la voix et reprit :
— On sait bien que vous êtes là ! Y vous arrivera rien si vous sortez tranquillement de votre trou, les mains en l’air…
— Sont pas méchants, souffla Bill à l’oreille de Bob.
— Ouais ! fit Morane dans un souffle. De vrais porteurs de la bonne parole !
Les deux amis se trouvaient maintenant à proximité du couloir, collés à la muraille rocheuse, noyés dans l’ombre. Après avoir allumé la bougie, quelques secondes avant l’arrivée des complices de Tuc, ils avaient quitté en rampant le fond de la salle, pour venir se planquer à deux pas du passage. Les autres étaient passés sans les voir, à quelques mètres d’eux à peine. Et, maintenant, ils leur tournaient le dos, convaincus que le gibier devait se trouver à l’endroit où brûlait la bougie. S’il n’y avait pas eu cette lumière tremblante dans le fond de la salle, les types se seraient sans doute méfiés.
Une de ces idées toutes simples. Et, comme les histoires courtes, ce sont souvent les meilleures…
— À quoi vous jouez ? tonitrua soudain l’homme qui avait déjà élevé la voix, et qui semblait tout près de s’énerver.
Ni Bob ni Bill n’éprouvaient la moindre envie de répondre. Au lieu de cela, ils se décollèrent de la muraille, se rapprochèrent insensiblement de l’entrée de la galerie, pas à pas. Ils l’atteignirent, s’y engagèrent. Doucement, lentement, sûrement, plus silencieux que des ombres que, dans l’obscurité presque totale, ils n’étaient même pas.
Tranquillement, ils franchirent le coude du couloir et s’éloignèrent.
— Là-dessus, murmura Bill en allumant sa torche électrique, j’boirais volontiers un petit coup !
Le colosse avait le sens de l’instant historique. Du mot réservé à la postérité. Sans s’arrêter de marcher, il tira la bouteille de prunelle de sa besace. Dans la lumière de la lampe, le liquide transparent ressemblait à de l’eau. Il fila comme telle dans le gosier en pente de l’Écossais.
— Ça se boit ? demanda Bob, intéressé.
— Mmm, dit le géant en décollant ses lèvres du goulot.
Il poussa un profond soupir, se tourna vers Morane.
— Z’en voulez une goutte ? demanda-t-il sans grande conviction.
— Il en reste ? s’étonna faussement Bob.
Et, comme Bill lui tendait la bouteille à demi vide :
— Non, merci… Sans façon… Franchement… Jamais entre les repas… Plus tard, peut-être…
— Z’avez tort, affirma Ballantine en replaçant la bouteille dans une des poches de la besace – après un instant d’hésitation toutefois. Ça ne vaut évidemment pas le…
— Le Zat 77 ? devina Morane.
— … mais c’est pas mal quand même, termina Ballantine.
Ils atteignaient le bout du couloir et l’endroit où Bob avait assommé Tuc. Le petit truand était toujours là. On l’avait assis contre le mur, le dos appuyé à la paroi. Il dodelinait de la tête, et il cligna des yeux dans la lumière jaune de la torche que Bill braquait sur lui.
— Tiens ! fit-il. Laurel et Hardy… M’avez bien eu hein ?
— Plutôt, reconnut tranquillement Bob, sans fausse vanité.
— Faut pas vous gonfler du col, les mecs, articula Tuc. J’ai quand même lâché la purée, et les copains vont pas tarder à se radiner…
Il avait une bosse presque aussi grosse qu’une balle de tennis sur la tempe et cela déformait son sourire. Morane lui fit un sourire, non déformé celui-là.
— Tu es en retard d’une séquence, lui dit-il.
Il leva la main droite. Les doigts serrés.
— Et combien sont-ils, tes petits copains ?
— On est dix-sept, mais, dis donc…
— Oui ?
— Qu’est-ce que tu veux dire, avec ta séquence ?
— Oublie ça, dit Bob. Tu pigerais pas…
Il abattit sa main brandie comme un sabre et Tuc s’endormit une fois de plus.
— Va finir par en prendre l’habitude, goguenarda Bill.
— En tout cas, il sera encore dans le cirage quand les autres reviendront par ici.
Morane se redressa.
— Tu as entendu ce qu’il a dit ? demanda-t-il.
— Ouais… Dix-sept qu’ils sont…
— Avec les dix qui sont dans la salle, et lui ici, ça fait onze…
— N’oublie pas Larrois !
— Exact. Douze, donc. Il en reste cinq quelque part…
— M’étonnerait pas si on les rencontrait tôt ou tard, ceux-là aussi, grogna Ballantine.
— Eh bien, fit Bob, on sera deux à ne pas être étonnés. Comme s’ils voulaient suivre le faisceau de leur lampe, ils s’enfoncèrent dans le couloir souterrain.