III
Dans la lumière pâle d’un soleil récuré à neuf, penché en avant comme s’il luttait de toutes ses forces contre les assauts violents d’un vent par ailleurs inexistant, le vaillant poilu fonçait droit devant lui, immobile, braquant sur un endroit invisible son fusil Lebel prolongé de la célèbre « Rosalie », cette cruelle baïonnette à lame de section cruciforme et dont les morsures ne pardonnaient que rarement.
Le poilu perpétuait le glorieux souvenir de la Grande Guerre. La première. Mais pas la dernière. Insolents, irrespectueux, naturels enfin, les pigeons avaient blanchi de leur fiente le casque du troufion, comme les épaulettes de sa capote aux pans relevés. Mais le guerrier, impassible et proprement imperméable aux manifestations irrévérencieuses de la gent ailée qui l’utilisait en guise de perchoir, demeurait de bronze – ce dont il était d’ailleurs fait. C’est ainsi que sont les héros.
Les deux hommes qui contemplaient l’immobile poilu, dans le petit matin, appuyés négligemment contre la carrosserie poussiéreuse d’une Jaguar E, garée à une dizaine de mètres du monument aux Morts, ces deux hommes-là n’étaient pas de bronze, eux. Mais peut-être d’acier.
— La guerre, cita l’un d’eux que le monument devait sans doute inspirer, c’est un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent mais qui ne se massacrent pas.
— Joli, apprécia son compagnon.
— Ce n’est pas de moi, reconnut honnêtement Morane. C’est de Valéry…
— Valérie a dit ça ? s’étonna Ballantine.
Un instant interdit, Bob rectifia :
— Valéry… C’est Valéry qui a dit ça.
— C’est bien ce que je disais, laissa tomber Bill. Valérie…
Tendant le bras, le géant désigna une grande cape de tweed gris qui venait d’apparaître, virevoltant, au fond d’une ruelle, entre deux rangées de maisons basses.
— Justement, la voilà, votre poétesse, ajouta Bill.
Morane ouvrit la bouche et la referma aussitôt, décidant de couper court à un échange de phrases aussi vaines qu’absurdes. Après tout, son bon vieux copain d’Écossais avait parfaitement le droit d’ignorer l’existence de ce brave vieux Valéry. Puisqu’il était probable que Valéry, s’il avait encore été en vie, aurait sans doute ignoré l’existence de Bill.
Quelque part, derrière les maisons, la voix enrouée d’un coq qui s’imaginait sans doute commander le lever du jour, alors que c’était le contraire, célébra l’apparition du soleil avec une bonne demi-heure de retard. À cause d’un réveil mal réglé, sans doute.
Au même instant, de l’autre côté de la place, au-delà du monument aux Morts, Valérie Labelle avait débouché de la petite rue en marchant d’un bon pas, ses cheveux blonds accrochant la jeune lumière. Voyant que les deux hommes ne la quittaient pas des yeux, elle brandit triomphalement un journal.
— L’a dégoté un canard, constata Ballantine.
Quand elle ne fut plus qu’à quelques pas des deux amis, Val lança, agitant toujours le journal au bout de son poing, et criant, comme s’il se fût agi du rapport du dernier tiercé :
— Vous aviez raison, Bob !
Et, lorsqu’elle s’immobilisa devant eux :
— Le théâtre, annonça-t-elle, le théâtre qui a brûlé cette nuit : ce n’était pas un accident… Comme ils disent dans le canard, c’est « l’œuvre d’une main criminelle »…
— Et forcément anonyme, glissa Bill.
— L’enquête est formelle, appuya Valérie.
Par la fenêtre ouverte de la voiture, la jeune fille balança le journal sur l’un des sièges avant, et répéta :
— Vous aviez donc raison. Bob…
Ramenant frileusement autour d’elle, comme des ailes, les pans de sa grande cape de laine, elle ajouta :
— Sur ce point précis, en tout cas…
Morane sourit.
— Sur ce point précis seulement, Val ?
— Je ne sais pas, avoua-t-elle. C’est ce que nous allons voir, n’est-ce pas ?
— Oui, murmura Bob. C’est ce que nous allons voir…
D’avoir deviné juste à propos de l’incendie ne lui faisait pas plaisir pour autant. À tout prendre, il aurait préféré s’être trompé.
— Et la cousine ? demanda-t-il en se passant distraitement la main dans les cheveux.
— Elle ne sait rien, répondit Valérie. Elle ignore même qu’Isabelle a quitté Conques…
Au-dessus des deux hommes et de la jeune fille, un rayon de soleil se posa en douceur sur le casque du poilu, et le regard énergique du défenseur de la patrie s’éteignit dans l’ombre portée de la visière.
Le coq chanta de nouveau et, cette fois, un long meuglement lui répondit, suivi de l’aboiement d’un chien. Un volet claqua.
Soudain silencieux, Bob, Bill et Valérie écoutèrent le village qui s’éveillait. Ils avaient roulé toute la nuit. La puissante Jaguar avait avalé les kilomètres dans la lumière jaune de ses phares, laissant Paris à quelque sept cents bornes derrière elle. En même temps que se levait le soleil, le trio avait atteint ce petit village encore endormi où, Valérie s’en était souvenue, Isabelle avait une vieille cousine qu’elle visitait souvent.
— J’ai dû la réveiller, la pauvre vieille, reprit Val. Bien entendu, il a fallu que je mette une sourdine à mes questions. Ce n’était pas la peine de l’inquiéter. Mais elle ne savait rien de rien et, de toute manière, elle n’a pas vu Isabelle depuis des mois…
— Ça valait la peine de s’en assurer, dit Bill.
— Bien sûr, approuva Valérie.
Et elle ajouta aussitôt :
— Et maintenant ? Il y a un relais routier à la sortie de ce bled… C’est d’ailleurs là que j’ai trouvé le journal… Vous savez à quoi je pense ?
— Bien sûr, répondit Bob. Que vous ne cracheriez pas sur un grand café crème avec des croissants, et nous non plus !
— Comment avez-vous deviné ? fit la jeune fille en riant.
Morane ouvrit la portière de la Jag.
— Petit déjeuner, premier service ! annonça-t-il. En voiture !
Ils s’entassèrent de leur mieux dans l’étroit habitacle.
À l’instant où la voiture démarrait, le soleil planta méchamment un rayon de lumière en plein dans les yeux du poilu.
Bien entendu, les paupières de bronze n’eurent pas même un battement. Il en avait vu d’autres, le brave ! Enfin, si on peut dire. Car, à son époque, 09 n’avait pas encore entendu parler de cette bombe dont la lumière équivalait à celle de « mille soleils ». Comme s’il n’y avait pas des choses dont il vaut mieux ne pas se vanter !
*
* *
À une quinzaine de kilomètres de Carcassonne, Valérie posa une main sur le bras de Bob.
— N’allez pas trop vite, Bob, dit-elle. Nous approchons…
Morane, qui semblait se préoccuper des limitations de vitesse comme un poisson d’une taupe, Morane donc ralentit. En même temps, il lança un coup d’œil perçant à la jeune fille.
— Le trac ? demanda-t-il.
— Un peu, reconnut-elle.
— Pourtant, vous êtes toujours sceptique, non ?
Valérie eut un petit rire bref, qui laissait deviner une certaine tension.
— C’est vrai aussi, reconnut-elle derechef.
— Z’êtes pire que ce bon vieux saint Thomas ! grogna Ballantine en affectant une moue dégoûtée.
— Avouez qu’il y a de quoi être… légèrement incrédule, se défendit Valérie.
Elle pointa le doigt sur un panneau de signalisation annonçant un croisement, et elle enchaîna :
— Prenez à droite, Bob…
Docilement, Morane braqua, et la voiture abandonna la grand-route. Des pavés dodus remplacèrent la surface polie de l’asphalte, et Bob ralentit encore tandis que la Jaguar tressautait durement sur le grès inégal. Ils roulèrent sans mot dire durant quelques minutes, entre deux talus tapissés par une herbe rousse, brûlée par le soleil.
La fourchette d’un carrefour apparut, cent mètres en avant de la voiture.
— C’est à gauche, prévint Valérie. Nous y sommes presque…
— Hé ! fit Bill. Vaudrait mieux arriver en douce à la ferme. Pas vrai, commandant ?
— Sûr, répondit Morane en lançant un coup d’œil à l’intention de la jeune fille afin de guetter son approbation.
— Bon, fit Val. Dans ce cas, vous pourriez garer la bagnole sous ces arbres, là-bas…
Trois grands pins qui, au bord de la vieille route pavée, jouaient les parasols. Bob mena la voiture cahotante jusque-là et l’immobilisa sur le bas-côté, dans une large flaque d’ombre s’étendant aux pieds des conifères.
— Où est la ferme ? demanda-t-il en coupant le contact et en regardant autour de lui avec attention.
Le moteur se tut sur un dernier grondement et, une fois de plus, Valérie tendit un bras devant elle, pour répondre à la question qui venait de lui être posée :
— À moins de deux cents mètres. Juste après le tournant de la route…
— On ne la voit pas d’ici, remarqua Bill.
— Elle est cachée par ce boqueteau.
Morane ouvrit la portière et mit pied à terre. Il y eut un bruit d’ailes au-dessus de lui et, dans un éclair noir et blanc, une grande pie abandonna l’abri des pins parasols se détacha un court instant sur le bleu intense du ciel, puis disparut.
Val rit nerveusement. Puis elle dit, en quittant à son tour la voiture :
— Quand on rencontre une pie en voyage, il vaut mieux rentrer chez soi.
— Superstitieuse ? demanda Bob.
— Je le deviens dès que je suis à la campagne.
Elle souriait, comme pour faire croire qu’elle ne pensait pas un mot de ce qu’elle venait de dire, mais Morane remarqua que son sourire était un peu tendu.
— En Écosse, insista lourdement Ballantine, qui venait de rejoindre Bob et Valérie après avoir fait le tour de la Jaguar, on prétend également que la pie est un oiseau de malheur…
Il leva un index prophétique et épais comme un salami, en citant d’une voix sépulcrale que son terrible accent anglo-écossais rendait plutôt cocasse :
— Une pie qui chante près de la maison, c’est signe de mort dans la saison !
— Brrr ! frissonna Valérie. Vous n’êtes pas drôle, Bill !
— Je n’avais pas du tout l’intention de l’être, répliqua le colosse. Vaut d’ailleurs mieux ne pas rigoler avec ces choses-là…
La jeune fille le dévisagea, se demandant selon toute évidence s’il plaisantait.
— Bill parle sérieusement, assura Morane qui avait lu la question dans le regard de Val. Vous trouverez difficilement quelqu’un de plus superstitieux que lui.
— Je ne suis pas superstitieux, démentit fermement l’Écossais. Pas le moins du monde, mais…
— Mais ? répéta ironiquement Bob.
— Je vous le dis, mes p’tits, à courir derrière le diable, il vous brûle les talons !
— Et toc ! fit Morane avec un clin d’œil à l’intention de Valérie. Vous voilà fixée, maintenant…
Il prit la jeune fille par le bras et enchaîna, tout à trac :
— Vous êtes décidée ?
Elle comprit immédiatement le sens de la question et répondit :
— Je ne veux pas que nous tombions chez Isabelle comme ça, sans crier gare…
— O. K., fit Morane. N’en parlons plus.
Il consulta rapidement son bracelet-montre.
— Nous vous donnons quinze minutes, reprit-il. Après quoi, si vous n’êtes pas revenue, nous investissons la ferme. Que cela vous plaise ou non.
— Ce ne sera pas nécessaire, répliqua Valérie en pointant en direction de Bob son petit menton constellé de taches de Rousseur. Je suis sûre que vous faites une montagne d’une taupinière…
— Si vous connaissiez mieux le commandant, vous ne diriez pas ça, Val, intervint Ballantine. A pas son pareil pour sentir les pépins…
La jeune fille se contenta de hausser les épaules.
— Je serai de retour avant un quart d’heure, reprit-elle. Alors, nous retournerons ensemble à la ferme, et je vous ferai faire plus ample connaissance avec Isabelle…
— Très bien, dit Morane dont l’expression montrait un parfait désaccord avec ces deux mots. Ça ne me dit rien du tout de vous laisser aller là-bas toute seule, mais puisque vous insistez…
Il agita les mains dans un geste fataliste sans terminer sa phrase. La jeune fille le regarda fixement pendant quelques secondes. Il y avait un vague défi dans ses yeux.
— À tout de suite, lança-t-elle soudain.
Faisant volte-face, elle s’éloigna sur la petite route, ses cheveux dansant dans le soleil comme une vaporeuse bulle d’or.
— Une bien jolie tête, murmura Bill sans la quitter des yeux, mais une tête de mule quand même !
— Ouais ! fit Bob.
Et il ajouta tout à coup, comme pris d’une inspiration subite :
— Suis-la…
Ballantine fit la grimace. À moins de cent mètres, Valérie avait presque atteint le tournant de la route.
— Sera pas contente, objecta l’Écossais.
— S’il lui arrive quelque chose, elle ne sera pas contente non plus, rétorqua sèchement Morane. Et, d’ailleurs, tu peux très bien la filer discrètement, non ?
— O. K., commandant. J’y vais…
Prenant appui de la main sur le sommet d’un piquet de la clôture séparant la route d’une prairie mitée, Bill souleva d’un seul coup ses cent trente kilos et des poussières – d’os et de muscles, aurait-il précisé – pour atterrir avec une légèreté étonnante dans l’herbe rare dévorée par le soleil. Après un petit signe de la main à l’intention de Bob, il se dirigea rapidement vers le bouquet de chênes-lièges qui selon Valérie, masquaient la ferme.
Les mains dans les poches, Morane regarda son ami s’éloigner. Puis ses yeux se reportèrent sur Valérie. Elle allait disparaître derrière le tournant. Elle disparut. Et Bob laissa échapper un soupir. Sans raison bien précise.
Tout en réfléchissant, il fit quelques pas dans l’ombre des pins parasols. Il se sentait curieusement mal à l’aise. Bien sûr, c’était là une sensation qu’il connaissait fort bien mais, cette fois, il n’arrivait pas à définir exactement les causes de son inquiétude. Et, soudain, alors que ses pas le ramenaient vers la Jaguar, l’explication lui apparut avec une évidente clarté. Ce n’était pas pour lui qu’il se faisait du mouron ; c’était pour Valérie…
Statufié pendant quelques instants, une main posée sur la poignée de la portière ouverte, Bob fut tenté de s’élancer derrière la jeune fille. Mais il n’en fit rien. Après tout, Bill était parfaitement capable d’intervenir s’il le fallait. Et efficacement.
Cependant, tout en se faisant cette réflexion, Morane ne pouvait s’empêcher de se faire des reproches. Il n’aurait jamais dû laisser Valérie en faire à sa tête. D’autant plus que, il en était intimement persuadé, elle ne retrouverait pas Isabelle Mellery à la ferme.
Lâchant la poignée de la portière, il se pencha à l’intérieur de la voiture et actionna la commande d’ouverture du coffre, où il alla prendre un paquet enveloppé de toile souple, jaunie par la graisse. Refermant le coffre, d’un coup de coude, Bob s’installa derrière le volant et ouvrit le paquet pour en tirer un Heckler & Koch VP 70, qu’il entreprit de nettoyer à l’aide du chiffon. Quoique encombrante, l’arme était cependant pratique, avec son étui-crosse en plastique et son chargeur de dix-huit Cartouches de 9 mm Parabellum. Eh un clin d’œil on pouvait adapter la crosse au pistolet, ce qui accroissait la portée utile et la vitesse de tir. D’un sachet de plastique, Morane extirpa une ceinture dont il ceignit sa taille, sous son blouson de daim, et à laquelle il suspendit l’automatique dans son étui rigide.
Il venait tout juste de glisser une boîte de cartouches dans sa poche, lorsqu’une ombre masqua le soleil à travers le pare-brise. Morane leva la tête. D’un bond, Bill venait de passer par-dessus la clôture. Le colosse ouvrit la portière de la Jaguar et se laissa tomber, légèrement essoufflé, sur le siège vacant, à côté de Bob.
— Elle arrive, annonça-t-il simplement.
— Elle a fait vite, constata Morane.
— Forcément : y a personne à la ferme !
— Tu en es sûr ?
— Val a fait le tour des bâtiments. Je l’ai vue frapper à plusieurs portes, mais personne n’a ouvert…
Ils se turent, leurs regards fixés sur la route devant eux, là où Valérie Labelle allait apparaître.
Les doigts de Bob pianotèrent sur le volant. L’impatience Commençait à le gagner. Sans raison ? Rien n’arrive jamais sans raison !
*
* *
Morane et Ballantine échangèrent un rapide coup d’œil.
— Voilà plus de cinq minutes que tu es revenu, constata Bob.
Il reporta son attention sur la route déserte, devant lui, et il ajouta entre ses dents :
— Pas normal, ça…
— On y va ? jeta Bill.
Pour toute réponse, Morane actionna le démarreur et, presque aussitôt, il lança la Jaguar sur les pavés de la route. En quelques secondes, dans le grondement rageur des pistons emballés, la puissante voiture atteignit le tournant. Au-delà de la courbe, la route demeurait déserte. Bob écrasa l’accélérateur sous sa semelle et laissa le volant glisser entre ses doigts. Comme poussée par un géant, la voiture bondit en avant. Les pneus hurlèrent lorsque, dans une embardée, la Jag s’arrêta net entre le bouquet de chênes-lièges et les murs gris de la ferme. Les portières de la voiture claquèrent simultanément, dans un unique bruit sourd, et les deux amis firent quelques pas rapides sur la route, qu’ils traversèrent.
— Val ? appela Morane.
Il ouvrit plus largement son blouson afin de dégager le VP 70 collé à sa hanche. À la vue de l’étui-crosse, Bill haussa ses épais sourcils de feu que le soleil faisait rougeoyer. Décidément, tout ça sentait le roussi !
— Val ? cria encore Bob.
Puis, tout de suite après, comme s’il savait déjà qu’il n’obtiendrait pas de réponse, il demanda à l’adresse de Bill.
— Jusqu’où as-tu été, tout à l’heure ?
— Je n’ai pas dépassé les arbres, répondit l’Écossais avec un geste du pouce dans la direction du boqueteau auquel Morane et lui tournaient à présent le dos.
— Es-tu certain que Valérie a bien quitté la ferme ? insista Bob.
— Tout à fait sûr, commandant. Elle était déjà loin sur la route quand j’me suis rappliqué vers la voiture. J’étais même persuadé qu’elle allait passer le tournant avant que j’rejoigne la chignole.
Tout en échangeant ces quelques mots, et sans cesser de regarder autour d’eux, les deux amis avaient franchi les talus effondrés d’un ancien fossé, à présent à peu près comblé et qui séparait l’aire d’habitation de la route pavée et ils s’étaient aventurés rapidement jusque dans la cour de la ferme.
— C’est pas d’hier, tout ça ! murmura Bill après un coup d’œil circulaire.
Trois bâtiments reliés en U, dont les bras s’ouvraient sur la route. À gauche et à droite, les constructions étaient plutôt basses tandis que, au fond, face aux deux amis, la maison possédait un étage et constituait probablement le corps d’habitation. La pierre taillée des murs était verte ou rousse, selon que la mousse qui les tapissait entièrement était vivante ou morte. Un endroit vétusté, délabré, triste, comme usé par le temps et oublié des hommes. Au centre de la cour, une chose hérissée qui avait dû être une machine-outil, ancêtre sans doute de l’actuelle batteuse utilisée pour égrener les céréales, faisait penser aujourd’hui à quelque monstrueuse machine à tuer abandonnée là par des guerriers venus d’ailleurs. À demi démantibulée, rongée jour après jour par le soleil et la pluie, elle dressait vers le ciel des bras métalliques et décharnés, dans un geste de malédiction éternelle.
— Y a personne qui habite là-dedans ! s’exclama sourdement Bill Ballantine, avec un geste qui englobait le bâtiment central et les deux ailes qui le flanquaient. C’est pas à croire !
Un sourire glissa rapidement sur les lèvres de Morane, mais ses yeux gris demeuraient de glace.
— Je pensais exactement la même chose, dit-il doucement. Mais nous devons nous tromper tous les deux, Bill. Jusqu’à preuve du contraire, c’est l’habitation des Mellery…
— Vous imaginez Isabelle vivant ici ?
— Je fais de mon mieux…
— Regardez, commandant… Regardez bien… Y a longtemps qu’on ne travaille plus ici. Vous avez vu les terres autour de c’te ferme ? Sont abandonnées, en friche…
Pointant un doigt véhément sur l’amas de bois et de métal pourri et rouillé qui occupait le centre de la cour, Ballantine poursuivit à mi-voix :
— Et ce, cette… ce truc, ce machin, là ! La dernière fois qu’on a dû l’utiliser, ça devait être avant la guerre de Cent Ans… ou tout d’suite après. Et puis, visez ces fenêtres, commandant… Ces vitres… Noires de crasses qu’elles sont !
— Valérie se trouve quelque part ici, dit fermement Bob. Pour le reste, on verra plus tard.
L’Écossais eut un bref mouvement du menton pour demander :
— On fait le tour de ce petit paradis ?
— Sûr… ! Et pas plus tard que tout de suite !
— Bon, fit Bill. Je prends à gauche, vous à droite, et…
— Pas question ! coupa vivement Morane.
Il caressa de la main l’étui-crosse du Heckler & Koch qui pendait à sa ceinture, tout en regardant autour de lui.
— On ne se sépare pas, mon vieux, reprit-il. Le coin me paraît un peu trop propice aux disparitions soudaines… Et s’il nous fallait disparaître à notre tour, je préfère que ce soit ensemble. À deux, on aura plus de chances de s’en tirer.
Moins de cinq minutes plus tard, ils avaient inspecté les deux ailes de la ferme. D’un côté, des étables, de l’autre une vaste grange. Tout était vide et sombre. Une même impression d’abandon flottait partout, avec cependant les odeurs tenaces du foin et des bêtes.
Les deux hommes se retrouvèrent dans la cour, clignant des paupières dans la lumière du soleil.
— S’il y a quelque chose à trouver ici, murmura Ballantine, en désignant le corps d’habitation, c’est là qu’on trouvera…
— J’ai toujours dit que tu étais un petit futé, répondit distraitement Morane en examinant une à une les fenêtres opaques qui faisaient songer à des yeux d’aveugles derrière leurs lunettes fumées.
Suivi de Bill, il s’avança ensuite en direction de la porte principale, percée au centre même de la façade. Un lourd, grand et large double battant de chêne, comme on n’en faisait plus depuis longtemps, constitué de planches dont la largeur dépassait aisément les quarante centimètres. Il fallait gravir cinq marches de pierre bleue, usées par les ans, pour y accéder, mais Bob s’immobilisa au pied du perron.
— Regarde, fit-il en tendant le bras.
Il désignait une inscription profondément gravée en belles romanes dans la pierre du linteau.
— Anno 1583, lut tout haut Ballantine.
— Tu parlais de la guerre de Cent Ans…
— J’étais pas tellement loin, hein ?
— Un peu plus d’un siècle.
— C’te turne a près de quatre cents ans alors, commandant !
— Comme tu dis, mon vieux…
— L’a dû en voir des trucs !
— Aujourd’hui, c’est nous qu’elle verra !
— Sûr ! fit l’Écossais. Et pas un peu !
En deux bonds, ils escaladèrent les marches creusées en leur milieu par des milliers de pas. S’arrêtèrent sur le seuil. Échangèrent un coup d’œil.
La porte était entrouverte.
Ballantine leva un pied, sollicita du regard l’avis de son compagnon qui opina du bonnet. Alors, le colosse posa son pied, quasi aussi large que celui d’un rhino, sur le chêne presque noir du battant mobile, et sa jambe se détendit brusquement. En même temps, la masse sombre et mate du VP 70 sauta au poing de Bob. Le bruit sec de l’étui de plastique que Morane fixait à la crosse du pistolet se confondit avec celui de la porte qui s’ouvrait lentement dans un grincement de gonds assoiffés d’huile.
La première chose qui apparut aux yeux des deux hommes figés, ce fut un large couloir au sol recouvert d’énormes dalles de schiste gris et luisant.
Bob braquait le Heckler & Koch des deux mains, à la manière d’un pistolet-mitrailleur. D’un petit mouvement rapide et vertical, il agita deux ou trois fois le canon de son arme pour attirer l’attention de Bill sur un portemanteau appuyé contre le mur, à quelques pas de la porte largement ouverte maintenant.
La lumière du soleil pénétrait à flots dans le corridor, et le petit ciré blanc accroché au portemanteau étincelait comme une feuille d’acier poli. Aussi agressivement qu’il était possible.
*
* *
Ils avaient refermé la porte et fouillé toute la maison. Aussi vide d’occupants que le cerveau d’un promoteur l’est de poésie. Pourtant, elle était habitée, ou l’avait été très peu de temps auparavant, cela ne faisait pas de doute. Dans la cuisine, un gigantesque bahut regorgeait de provisions de toutes sortes et, sur une table monumentale autour de laquelle cinquante convives auraient pu prendre place, traînaient les reliefs d’un petit déjeuner.
— Pour une seule personne, murmura Bob.
De la main, il caressa les flancs dodus d’une cafetière de cuivre. Le métal rouge était encore tiède. Ensuite, le regard de Morane avait été attiré par une bouteille de verre brun, trapue, au large goulot fermé par un bouchon de bakélite vissé. Soulevant le flacon à hauteur de ses yeux, Bob se rendit compte qu’elle était à demi remplie de pastilles blanches. Il avait posé sur la table le VP 70 et ouvrant la bouteille, il en inclina le goulot au-dessus de sa paume. La poignée de pastilles ainsi recueillies passa dans une des poches du blouson de daim, et cela sous le regard attentif de Ballantine, qui n’avait pas perdu un seul des gestes de son compagnon.
— Savez c’que c’est ? avait murmuré le colosse.
— Je crois que j’ai ma petite idée là-dessus.
— Est-ce que, par hasard, fit Bill, ce ne serait pas la même que la mienne ?
— Possible… Dis toujours…
— Somnifère, articula l’Écossais, un doigt pointé sur la bouteille de verre brun.
Morane s’était contenté d’incliner la tête.
— S’il s’agit bien d’un soporifique, avait repris Ballantine, il y a là de quoi envoyer tout un régiment au pays des rêves !
Morane n’avait pas répondu tout de suite. Il avait reposé la bouteille sur la table, au milieu des miettes de pain, puis il avait repris son arme. Ensuite seulement, il avait murmuré, entre ses dents :
— Endormir tout un régiment ou… un village, tout simplement !
Les sourcils de Ballantine s’étaient haussés de quelques bons centimètres, et les deux amis s’étaient longuement dévisagés, muets soudain dans le silence lourd de la pièce. Après cela, Bob avait pointé le canon du VP 70 vers le sol, en disant :
— Reste à voir dans les caves…
Ballantine avait fait oui de la tête, et ils avaient tous deux quitté la cuisine.
À présent, ils foulaient de nouveau les dalles grises du vaste corridor. Au portemanteau, dans la pénombre, la lumière du soleil ne l’éclairant pas maintenant que la porte d’entrée avait été refermée, le petit ciré blanc ne brillait plus. Il faisait simplement une tache pâle et luisante qui se détachait dans la demi-obscurité. Ballantine désigna le vêtement de pluie d’un bref mouvement du menton.
— Rien ne prouve que ce soit le ciré d’Isabelle, commandant, dit-il doucement.
Morane fit une grimace exprimant le doute.
— Rien ne le prouve, d’accord, reconnut-il. Mais ce n’est certainement pas le ciré de papa Mellery, ni celui du frangin, hein ? Pourrait évidemment appartenir à la mère de la petite, mais c’est plutôt rare de voir une mère et sa fille qui s’habillent de la même façon. Faut compter avec le conflit des générations…
— J’en sais fichtrement rien ! murmura Ballantine en haussant ses épaules de débardeur. J’suis pas versé dans les fanfreluches, moi ! Et pas davantage dans la psycho ! Tout c’que j’sais, c’est que le concierge de l’Hôtel des Anglais a seulement dit qu’Isabelle portait un ciré blanc… Elle peut très bien en avoir deux, d’cirés, après tout. Un sur l’dos, et un ici…
— Deux cirés blancs ? répéta Bob.
Il eut un mince sourire teinté d’ironie et reprit :
— Mon vieux Bill, tu es sûrement le plus grand spécialiste du moment en matière de whisky, et de Zat 77 plus particulièrement, mais tu ne connais rien aux mystères de la coquetterie féminine. Deux cirés blancs ! Tu ne sais pas ce que tu…
Morane s’interrompit brusquement. Ballantine ouvrit la bouche puis, sur un geste de son ami, il la referma sans rien dire. Quelque part dans la maison, un bruit sourd s’était fait entendre. Une fois de plus, toujours du canon de son arme, Bob désigna le sol à ses pieds. Au même instant, le bruit se fit entendre à nouveau, mais un peu plus fort. Comme le son d’une lourde pièce de bois heurtant la pierre. Puis, presque tout de suite après, un pas se fit entendre.
Quelqu’un escaladait lentement les marches d’un escalier gémissant.
D’un même mouvement. Bob et Bill glissèrent sans bruit à côté du portemanteau et se dissimulèrent dans son ombre. Au fond du corridor, une porte s’ouvrit, pour se refermer presque aussitôt. Des pas traînants s’approchèrent Morane, qui y voyait dans le noir, distingua une vague silhouette. La porte de la cuisine fut repoussée et, dans la lueur qu’elle libérait, la silhouette perdit ses contours flous, se précisa : la silhouette d’un homme jeune, d’une trentaine d’années. Il allait refermer la porte de la cuisine derrière lui, quand Bob fit un pas en avant. À moins de trois mètres, l’inconnu s’immobilisa, en laissant échapper une sorte de grognement étouffé.
— Que… ? Qu’est-ce ? Qu’est-ce que vous fichez ici ? balbutia-t-il d’une voix étranglée.
Ses yeux sautaient comme des oiseaux affolés du visage de Morane à l’arme que celui-ci braquait.
— Et vous ? dit froidement Bob.
À son tour, Ballantine jaillit de l’ombre, quittant la cachette du portemanteau. À la vue du colosse, l’homme eut un sursaut de recul, et Morane devina qu’il allait s’enfuir si on le laissait faire.
— Doucement, dit Bob. Nous allons bavarder gentiment, vous et nous. Vous êtes trop jeune pour être le père Mellery, et trop vieux pour être son fils. Qui êtes-vous ?
Au lieu de répondre, l’inconnu voulut fuir. Mais il n’en eut pas le temps. En deux enjambées, Morane l’avait rejoint pour lui décocher un de ces crochets du gauche qui comptent dans la vie d’un homme.