V

 

Morane renversa la tête en arrière et leva une main pour saisir la lampe à gaz que lui tendait Ballantine.

Les jambes en avant, le géant s’introduisit à son tour dans l’ouverture circulaire. Soufflant un peu et faisant gémir sous son poids le bois pourrissant mais encore solide de l’échelle, il se mit à descendre à la suite de son compagnon.

Une fois en bas, ils regardèrent autour d’eux. Le couloir souterrain paraissait s’enfoncer en ligne droite dans des ténèbres que l’éclairage blafard de la lampe n’entamait qu’à peine.

Humide et plutôt frisquet. Des champignons pâlots et d’aspect louche couvraient les murs de grandes plaques blanchâtres qui accrochaient la lumière sans la renvoyer. Miroirs sombres et glacés, plusieurs flaques d’eau brillaient sur le sol qu’elles dissimulaient par endroits.

— Sympa, murmura Bill. Mais ça manque de confort…

C’était une plaisanterie. Bob la laissa passer sans la retenir, car elle ne méritait pas d’autre attention, et elle s’éteignit donc sans écho.

Levant haut la lampe qui sifflait doucement un inlassable fa mineur, Morane s’avança en s’efforçant d’éviter les flaques.

L’un derrière l’autre, ils marchèrent durant quelques minutes. Puis, très vite, le couloir se divisa pour former une fourche à deux dents. À l’intersection des trois voies, Bob s’accroupit et promena la lampe au-dessus du sol, qu’il examina avec attention.

— Grand chef blanc trouver piste ? fit Ballantine.

Bob se redressa, et son mouvement un peu vif fit valser l’ombre de Bill et la sienne sur les murs où elles se balancèrent en même temps et au même rythme que la lampe à gaz.

— C’est par là, dit Morane en tendant le bras vers la gauche.

— Et l’autre couloir ? interrogea l’Écossais.

— Il y a également des traces de pas sur le sol, mais elles sont nettement moins récentes que celles qui partent vers la gauche…

— Et si on faisait d’abord un petit brin de reconnaissance à droite, commandant ?

— D’accord, acquiesça Bob après un instant d’hésitation. Mais en vitesse…

Ils s’engagèrent dans le couloir de droite. Par endroits, les parois entre lesquelles ils progressaient rapidement étaient revêtues de briques ou de grosses pierres cimentées. À d’autres endroits, par contre, la terre ou la roche dans laquelle le souterrain avait été creusé demeurait à nu. De temps en temps, le sol descendait en pente douce, ou, au contraire, grimpait. Cependant, dans l’ensemble, les deux amis avaient l’impression de suivre une ligne droite, une direction constante.

Après une dizaine de minutes, et alors que Bob venait tout juste de faire remarquer qu’il serait sans doute plus sage de rebrousser chemin, ils découvrirent une nouvelle échelle. Appuyée contre le mur – là où le couloir souterrain s’évasait en une petite salle ronde formant cul-de-sac –, le dernier de ses échelons frôlait la voûte. À cet endroit, il y avait une ouverture circulaire obstruée par un couvercle de planches.

— Comme chez les Mellery, murmura Ballantine dont les cheveux roux paraissaient flamber dans la lumière vive de la lampe.

Il chercha le regard de Morane et reprit :

— Trouvez pas que ça devient rigolo, commandant ?

En même temps, il se débarrassait de la grande besace qu’il avait, jusque-là, portée en bandoulière, pour la déposer sur le sol, au pied de l’échelle, dont il empoigna résolument les montants.

— On y va ? demanda-t-il.

Bob jeta un coup d’œil sur le cadran de sa montre-bracelet. Il lâcha, comme à contrecœur :

— On y va, mais pour une visite éclair…

Ce fut Bill qui escalada le premier les quelques échelons et souleva le couvercle de bois. Morane, qui grimpait derrière lui, lui tendit la lampe.

La cave était fort différente de celle des Mellery. Ici, rien ne rappelait les sous-sols d’une maison plusieurs fois centenaire. Les murs étaient faits de parpaings de ciment, et la porte vers laquelle les deux hommes se dirigèrent tout de suite se révélait être la réplique exacte des millions de portes que les usines fabriquent aujourd’hui à la chaîne.

Dès que le battant fut entrebâillé, les narines de Bob palpitèrent. Il posa une main sur le bras de Bill qui lui avait emboîté le pas.

— Tu sens ça ? souffla Morane.

— Ouais… C’que c’est ?… Y m’semble que.,.

— Ether…

Morane ouvrit la porte plus fort. La lumière froide de la lampe, laissée au bord du trou, éclaira l’amorce d’un escalier. Avant de poser les pieds sur la première marche, les deux amis s’immobilisèrent durant plusieurs secondes. Tout était étrangement silencieux. Pas un seul bruit ne leur parvenait.

— Une vraie tombe ! murmura Bill dans l’oreille de son compagnon.

— Tant que ce n’est pas la nôtre ! dit Bob sur le même ton.

Après quelques nouvelles secondes de silence » il reprit :

— Pourtant, je crois que ta métaphore n’est pas tout à fait exacte, car dans une tombe, il y a généralement quelqu’un, mort en général, mais quelqu’un quand même.

Bob se tut de nouveau, puis il acheva :

— … et j’ai bien l’impression qu’il n’y a personne ici… À part nous, bien sûr.

Morane avait parfaitement raison. La maison dans laquelle ils venaient de pénétrer par le souterrain était absolument vide d’occupants. Ballantine et lui mirent moins de trois minutes pour en faire le tour et s’en rendre compte.

Bob avait également raison sur un autre point l’éther. Si l’odeur caractéristique de l’oxyde d’éthyle emplissait toute la maison, comme si chaque mur en était subtilement imprégné, c’était tout simplement parce qu’il s’agissait de la demeure d’un médecin.

Le salon d’attente était là pour en témoigner, avec ses chaises sagement rangées le long des murs et son guéridon croulant sous le poids de revues maintes et maintes fois feuilletées, qui devaient encourager les malades à prendre leurs maux en patience.

Mais, surtout, il y avait le cabinet de consultation.

Les deux hommes en refermèrent la porte derrière eux, et Morane se dirigea sans hésitation vers une grande vitrine aux montants de métal émaillé.

— Cherche le nom du toubib, lança-t-il à l’Écossais en traversant la pièce.

S’immobilisant devant la vitrine, il se pencha et, à travers les vitres, il examina les nombreux flacons soigneusement rangés et étiquetés.

Une exclamation lancée par Bill força Morane à se retourner. Le colosse agitait un paquet de lettres dans leurs enveloppes.

— Tu as son nom ? interrogea Bob.

— Docteur Jean-Paul Missègue, répondit Ballantine. Médecin généraliste… Dites donc, commandant ?

— Mmm ? fit Morane.

— Ça pourrait peut-être expliquer les cachets de somnifère qu’on a trouvés dans la cuisine des Mellery, non ?

— Mmm ! fit à nouveau Bob.

Il s’accroupit lentement devant la vitrine pour inspecter l’étagère la plus basse, tout en disant :

— Tu devrais trouver un fichier quelque part…

— Un fichier ? répéta Bill. Minute…

Morane entendit, venant du bureau Régence qui occupait un coin du cabinet, des bruits de tiroirs ouverts et refermés. Puis la voix de Ballantine :

— Y a un des tiroirs qu’est fermé à clé…

Silence.

— C’que j’fais ? reprit le colosse.

— Fais peur à la serrure. À moins que ce ne soit toi qui en aies peur ?

L’Écossais ne se le fit pas dire deux fois. Il y eut un bruit de bois qui éclatait, un nouveau silence et, ensuite, la voix de Bill, victorieuse :

— Ça y est, commandant !… Le fichier !… Je l’ai…

Toujours plongé dans la contemplation du contenu de la vitrine, Bob lança :

— Bravo !… Regarde si tu trouves le nom des Mellery…

— Ouais ! fit Ballantine quelques instants plus tard. Mellery Louis, Mellery Juliette… Isabelle… et Mellery André…

— Le frère d’Isabelle, murmura Morane en ouvrant la vitrine. Que disent les fiches ?

Au bout d’un moment, Bill répondit :

— Alors, là, franchement, commandant, j’y pige que dalle !

— Te casse pas la tête ! Chaque médecin a son petit code personnel… D’ailleurs, ça m’étonnerait fort que Missègue ait porté sur ses fiches des renseignements réellement intéressants pour nous…

— On cherche quoi ?

— Je n’en sais rien… Est-ce que Larrois a également sa fiche ?

— Je regarde…

Tout en parlant, Bob avait pris une petite bouteille qu’il avait glissée dans une de ses poches. Ensuite, se redressant, il avait choisi une seringue Record – verre et métal – ainsi que deux tubes contenant des aiguilles.

— Voilà ! fit le colosse, au moment où Morane refermait la porte de la vitrine. Larrois Émile, et Larrois Véronique…

Morane fit demi-tour et alla se planter devant le bureau.

— Pas d’autres Larrois ? demanda-t-il.

— Non.

— Dans ce cas, Véronique doit être la fille de Larrois…

Les deux hommes se figèrent. Un bruit de moteur se faisait entendre, venant du dehors. Bob se dirigea rapidement vers la fenêtre. À travers les rideaux, il aperçut une Peugeot 504 qui remontait l’allée de gravier menant à la maison.

— Ce bon docteur ? murmura Ballantine, qui venait de rejoindre Morane derrière la fenêtre.

— Possible…

La voiture s’arrêtait. Une portière claqua. Des souliers écrasèrent le gravier. Bob et Bill se penchèrent pour tenter d’apercevoir le visage de l’homme en complet noir qui venait de quitter la voiture. Mais, pour atteindre la porte d’entrée, il fallait gravir un perron d’une dizaine de marches, et le type marchait tête baissée.

— S’il sonne, c’est que ce n’est pas Missègue, souffla Bill.

Il y eut un bruit de clé fouillant une serrure.

— Filons, dit Morane. On a juste le temps !…

 

*

*    *

 

Cette fois, Bob Morane et Bill Ballantine s’étaient engagés dans le couloir de gauche du souterrain.

Ils avaient à peine parcouru une cinquantaine de mètres lorsque Bob, qui marchait en avant, annonça :

— Une grille !…

Elle leur barrait le passage, épousant à quelques millimètres près la forme du couloir.

— Y a une serrure, remarqua Bill.

Il ajouta, aussi logique qu’on puisse l’être :

— Et qui dit serrure dit clé !

Morane leva le bras et promena lentement la lampe à gaz autour de lui.

— La voilà, ta clé, dit-il tranquillement.

Elle était accrochée, tout bêtement, à un clou planté dans la paroi. Une énorme clé dont la facture grossière mais agréable témoignait d’un âge plus que canonique, et qui aurait certainement fait le bonheur d’un collectionneur.

Morane la décrocha et l’examina avec attention. Elle était lourde, rugueuse, rongée par la rouille, excepté à l’endroit du panneton où le métal, blessé à vif, renvoyait la lumière dure de la lampe à gaz en de minuscules éclairs argentés.

— Elle a servi récemment, constata Morane en introduisant la clé dans la serrure.

En forçant légèrement, il fit jouer le pêne qui abandonna sa gâche sans faire le moindre bruit. Bob reprit, dans un murmure :

— Et la serrure est graissée…

— On est sûrement dans le bon ! dit gaiement Ballantine.

Morane retira la clé et la laissa tomber sur le sol. Puis, du bout du pied, il l’expédia contre le mur. Après quoi, empoignant de sa main libre l’un des barreaux de la grille, il repoussa cette dernière qui pivota dans un grincement lugubre et plaintif, digne d’un portail de château hanté.

— Pas très discret comme entrée ! grogna Ballantine.

— Non, reconnut Bob, mais l’essentiel était justement d’entrer.

Suivi du colosse, il fit deux pas en avant. La grille était derrière eux, à présent.

— Je referme ? demanda Bill.

Morane s’arrêta, se retourna. La lumière de la lampe qui pendait au bout de son bras baissé lui faisait un masque méphistophélique. Il murmura :

— T’as peur des courants d’air ?

D’une main, et pour se donner le temps de trouver une répartie percutante, le géant aux cheveux rouges repoussa la grande besace qui lui battait les fesses. La répartie ne venait pas, il se contenta de dire :

— Tiens pas à m’enrhumer !

— Alors, on laisse ouvert, dit paisiblement Bob en faisant demi-tour.

Ils reprirent leur marche en avant, pour parcourir une trentaine de mètres.

— Ça descend, constata Ballantine.

Insensiblement, en effet, le couloir s’inclinait en pente douce. Les flaques d’eau se firent rares, puis disparurent tout à fait. Disparurent également les murs de brique. Quant au couloir lui-même, son diamètre diminuait de pas en pas, au point que Morane et Ballantine en frôlaient les parois de leurs épaules, surtout l’Écossais, dont la carrure s’accommodait mal d’un espace à ce point réduit.

— Si ça continue ainsi, grommela Bill, faudra bientôt avancer de profil ! Ce souterr…

— Doucement ! fit soudain Morane.

Il s’était immobilisé, si brusquement que son compagnon faillit le heurter.

— C’qui s’passe ? grogna Ballantine.

— Devant… Regarde…

— Comment voulez-vous que j’puisse voir quelque chose, commandant ? Vous bouchez tout l’paysage.

— Juste devant nous, répéta Morane en se collant à la paroi.

En même temps, il déplaçait la lampe à gaz, de façon à ce qu’elle n’éclairât plus devant eux. Et, du coup, les regards des deux hommes se trouvèrent devant un écran de ténèbres.

— Hé ! fit alors Ballantine d’une voix étouffée.

— Tu vois, maintenant ?

— Ouais ! Deux points rouges là-bas… On dirait…

— Des yeux…

Tous deux, ils chuchotaient, et leurs voix couvraient à peine le sifflement ténu et monotone de la lampe.

— Des yeux ? répéta Bill. J’veux bien, moi, mais les yeux de qui ?

— Pas ceux d’un être humain, en tout cas.

— Un animal ?

— Nous n’allons pas tarder à le savoir…

Tout en parlant, Bob avait tiré le VP 70 de son étui.

— Prends ça, souffla-t-il en tendant l’arme à son compagnon, et tiens-toi prêt…

À tâtons, l’Écossais prit l’automatique. Ensuite, Morane se remit en marche de côté, à la façon des crabes et tout en gardant le dos collé à la muraille.

Le poing droit fermé sur la crosse du pistolet, Ballantine suivait de près. De sa main droite, il formait un écran entre la lampe et lui, de manière à ne pas être ébloui par la lumière que Bob continuait à brandir vers l’arrière.

Tout en progressant à pas comptés, Bob ne perdait pas de vue les minuscules rubis piqués sur le velours noir de la nuit souterraine. Il n’arrivait cependant pas à se rendre compte de la distance qui les séparait, Bill et lui, des deux mystérieux points rouges. Pas plus, d’ailleurs, que de la hauteur à laquelle ils se trouvaient. Au ras du sol ou, au contraire, tout près de la voûte ?

Les deux hommes continuèrent à avancer. Ensuite, Morane sentit que le couloir s’élargissait de nouveau. À l’instant où il faisait cette découverte, il se rendait compte que d’autres points rouges venaient de s’allumer dans les ténèbres. Trois, quatre, cinq, dix, vingt, plus encore. Des dizaines et des dizaines de minuscules foyers rougeoyants brasillaient dans l’obscurité. Étoiles incandescentes brillant dans une nuit d’encre.

Alors, soudain, Bob ramena la lampe devant lui, la brandissant très haut au-dessus de sa tête. Tandis que le subit éclairage blanc et froid découvrait une salle de taille moyenne, de forme vaguement circulaire, les deux amis eurent, en même temps, un léger mouvement de recul. Instinctivement.

— Par saint William, mon patron ! s’exclama sourdement Bill.

De chaque côté d’une sorte d’allée qui traversait la salle de bout en bout, un grillage fixé sur des barreaux verticaux s’élevait jusqu’au plafond. Derrière ces filets de métal, semblables à ceux qu’on utilise dans les chenils pour empêcher les chiens de passer la tête au-dehors, d’innombrables bêtes se tenaient immobiles, fixant sur les intrus les braises de leurs yeux attentifs.

— Qu’est-ce… qu’est-ce que c’est, commandant ? coassa Ballantine.

— Tu veux dire : qu’est-ce que c’était ? corrigea doucement Morane.

Les « animaux » demeuraient silencieux, étrangement calmes. Il y en avait de toutes les tailles, mais les plus grands ne dépassaient guère soixante centimètres au garrot. Les yeux de Bob s’arrêtèrent sur l’un d’eux. Assis sur ses pattes de derrière, l’animal parut lui rendre son regard. C’était une des bêtes parmi les plus grandes, avec des yeux énormes par rapport à la tête. Des yeux saillants et globuleux, emplis de cette lueur rouge et scintillante qui avait attiré l’attention de Morane et de Ballantine bien avant qu’ils ne pénètrent dans cette salle.

La bête n’avait pas d’oreilles. En tout cas, pas d’oreilles visibles. Pas de mufle non plus. Du moins, pas vraiment. Une gueule large et plate, comme écrasée, vaguement reptilienne. Couvrant tout le corps des poils clairsemés laissaient apparaître une peau grisâtre et verruqueuse. Les pattes postérieures étaient beaucoup plus longues que les antérieures, et leurs doigts, très longs eux aussi, étaient reliés entre eux par une épaisse membrane.

Soudain, l’animal bougea. Avait-il lu quelque chose – de la pitié peut-être – dans les yeux de Morane ? Voulait-il voir les intrus de plus près ? L’immobilité des deux hommes l’encouragea-t-elle à s’approcher d’eux ? Autant de questions auxquelles Bob eût été bien en peine de répondre. La bête ne marcha pas. Elle fit un petit bond en avant suivi d’un deuxième, puis d’un troisième, se déplaçant lourdement, péniblement, semblait-il, tout à fait comme si cette façon de se mouvoir ne lui était pas coutumière.

Elle s’arrêta tout contre le grillage, à deux pas de Bob et de Bill, statufiés, comme hypnotisés par la laideur incroyable de cet être auquel, en dépit de la gueule et des pattes de batracien, il leur eût été difficile de donner un nom.

Alors, quelque chose d’étonnant se passa le monstre se dressa sur ses quatre pattes aux doigts palmés et s’agita soudain de gauche à droite et de droite à gauche, remuant l’arrière-train avec frénésie.

Exactement comme un chien qui aurait frétillé de la queue. Avec cette différence que les chiens, eux, qu’ils se trémoussent ou non, possèdent une queue. Quand on ne la leur coupe pas, bien sûr…

 

*

*    *

 

À présent, la quasi-totalité des monstres se pressait en groupes compacts contre les deux grillages métalliques, à hauteur de Morane et de Ballantine.

— Bon sang, commandant ! souffla l’Écossais. Est-ce possible ? Ces bêtes, ce sont… des chiens !

Pour la seconde fois, Bob corrigea :

— C’étaient des chiens…

Les bêtes poussaient maintenant des gémissements plaintifs et inarticulés, qui allaient en s’amplifiant d’instant en instant, glissaient rapidement vers la cacophonie. En aucun cas cependant, ces cris ne pouvaient faire songer à des aboiements.

Un grognement échappa à Bill.

— On dirait… qu’il y a un nouveau docteur Moreau[2] dans le coin !

— Ou un docteur… Missègue, glissa Morane.

— Vous croyez que Missègue… ?

— Je n’en sais rien, avoua Bob.

Il se passa distraitement les doigts de la main droite dans les cheveux et reprit :

— Mais qu’il ait quelque chose à voir dans tout ceci ne m’étonnerait pas tellement…

— Le souterrain du docteur Missègue, murmura pensivement Bill, en paraphrasant le titre du roman de Wells.

Ils se turent, observant les étranges créatures qui ne cessaient de s’agiter derrière les grillages.

— Il y a cependant une différence essentielle entre Moreau et Missègue, reprit Morane. En supposant, bien entendu, que Missègue soit dans le coup…

— Quelle différence ?

— C’est que le docteur Moreau voulait transformer des bêtes en hommes…

— Je vois, fit Bill. Vous pensez que Missègue, lui, tenterait plutôt de transformer des hommes en bêtes ?

— C’est peut-être un peu prématuré comme conclusion, mais nous avons en tout cas la preuve, ici même, que quelqu’un s’amuse à provoquer des mutations chez d’innocents cabots…

Tout en parlant, les deux hommes avaient traversé la salle. Devant eux, le couloir souterrain se prolongeait, semblable au tronçon qu’ils avaient quitté en pénétrant dans la salle.

Morane s’arrêta, se retourna une dernière fois et promena son regard autour de lui.

— C’est inouï ! murmura-t-il.

— Qu’est-ce qui est inouï ? Commandant ?

— Tout ça, répondit Bob avec un geste de la main qui englobait la salle et les monstrueux occupants, derrière eux. Ces mutations…

— Inouï ?… Dégueulasse, oui ! fit fermement Ballantine. Transformer de braves chiens en reptiles ou batraciens… C’est… c’est dégueulasse !… J’le répète… J’vois pas d’autre mot…

Morane eut un sourire sans joie.

— Je ne te donnerai certainement pas tort sur ce point, dit-il doucement. On a souvent tort de penser seulement à la science. Si on peut appeler ça de la science…

Les animaux devaient se rendre compte que les deux hommes allaient s’éloigner, car le calme revenait parmi eux, et leurs gémissements, pitoyables à présent, s’éteignaient progressivement.

— Ce que je voulais dire, précisa Bob, c’est que ces… ces expériences sont trop poussées pour être une réussite humaine. Du moins dans l’état actuel de nos connaissances en biologie.

— Vous pensez aux Crapauds ?

— Précisément.

— Et le docteur Missègue ?

— Il peut fort bien n’être qu’un instrument entre les mains des…

Morane s’interrompit, puis rectifia :

— Entre les pattes des Crapauds !

— Possible, fit Ballantine. De toute façon, dès que nous avons entendu Isabelle, hier soir, nous savions parfaitement, vous et moi, qu’il devait y avoir du Crapaud là-dessous… Je me trompe ?

Le colosse ne laissa pas à Bob le temps de répondre, et il enchaîna tout à trac :

— Savez c’qu’on dit, à la campagne, à propos des crapauds ?

— On en dit beaucoup de choses, du meilleur et du pire, murmura Morane. Mais je t’écoute…

— On dit que, lorsque le malheur s’acharne sur une maison, il faut soulever la pierre du seuil, car un crapaud s’y est peut-être logé, et c’est lui qui attire le mauvais sort. Eh bien ! m’est avis qu’il y a un fameux crapaud, non seulement sous le seuil, mais sous la maison des Mellery tout entière !

L’Écossais prit à peine le temps de respirer et poursuivit, tendant à Bob le VP 70 qu’il avait gardé au poing :

— V’là vot’ joujou, commandant. C’est pas encore c’coup-ci que j’devrai faire du tir aux pipes !

Machinalement, Morane prit l’arme qu’il glissa dans sa gaine de plastique. Il venait à peine de ranger le pistolet qu’une voix s’éleva, à quelques mètres des deux amis :

— Parfait… Voilà ce que j’attendais depuis un bon bout de temps… C’est vrai que la patience finit toujours par être récompensée… Surtout, l’ami, ne t’avise pas de reprendre ton soufflant, car je te préviens : j’en ai un braqué sur ton bide et j’ai la détente plutôt chatouilleuse ! En plus, faut que vous sachiez tous les deux que je suis tout à fait dénué de sens moral et que ma conscience, si j’en juge par son silence persistant, doit être aphone depuis vachement longtemps… Vu ?

Le plaisantin qui venait de débiter tout ça d’une seule traite sortit de l’ombre du couloir. Il tenait des deux mains un pistolet-mitrailleur M. A. S., modèle 1938, calibre 7,65, modèle militaire, et il en promenait lentement le canon, dans un mouvement de va-et-vient qui glissait de Bob à Bill et de Bill à Bob sans interruption.

— Levez les ailerons, commanda-t-il. Haut… Très haut… Parfait…

Obéissants, Bob et Bill levèrent les bras.

Le type au M. A. S. sourit et commenta :

— Avec cette lampe tenue comme ça, on voit tout de suite plus clair, pas vrai ?

Ce n’était pas vraiment une question. Aussi Morane et Ballantine ne prirent-ils pas la peine d’y répondre.