Chapitre 4 Ferdinand

C'était un jour de printemps; j'observais la porte comme à mon habitude, et je la vis entrer. Catherine.
Je la trouvai belle. J'aurai dû être surpris: je la trouvai belle. Ses joues avaient peut-être un peu perdu de la rondeur qui me les faisaient aimer, mais sa silhouette était imprégnée d'une force nouvelle; je me souvenais de Catherine, jeune femme un peu perdue, un peu enfant, je retrouvais une femme; une longue femme brune enveloppée de mystère et de vie, dont le sourire tranquille et le regard semblaient dire : "maintenant je sais''.
Et d'ailleurs c'était vrai, elle savait, car tout se sait à Paris, et elle devinait tout, et regarda Nicole, et lui dit un mot doux, et regarda Régis et lui sourit seulement, et me parla aussi, et s'enfuit aussitôt en laissant derrière elle un peu de confusion.
Régis la revit, et la revit encore, et ne la revit plus. Elle s'enfuit ailleurs et il n'essaya pas de la retenir. Nicole déconfite triomphait malgré elle.
Catherine j'ai souvent souhaité cet instant, et maintenant je voudrais mourir de l'avoir connu.

 

Quatre saisons en hiver.

 

Vendredi. 


Il pleut et ce n'est ni la tristesse d'une larme, ni la tendresse de la rosée, pas même l'évocation tumultueuse du déluge, mais le simple et intolérable ennui. L'hiver est triste et m'attriste tout autant que la nuit, et la nuit m'alanguit.
Elle est partie, et je l'ai regardée s'éloigner sous la pluie, et malgré mes yeux embués de sommeil, j'ai compris que s'arrachait un autre pan de mur, et que je restais désormais semblable à une vieille maison désaffectée, fier de mon passé, de mon silence et de ma véranda.
J'ai continué à vivre sans rien soupçonner, comme une toupie lâchée sur elle-même continue à tournoyer un long moment.
Un jour j'ai compris que j'avais fini mon voyage; j'avais fini de marcher, fini de fuir; j'allais rester là; immobile; pour ne plus voir mon ombre sur ces longs chemins rouges, sur ces longs chemins blancs, sur ces chemins amers; je garde de ma vie l'image d'une longue marche, à la croisée des paumés, moustique tourbillonnant vers les fausses lumières, ombre marchant dans des labyrinthes finissant en labyrinthes, ouvrant des portes qui donnaient sur des portes; j'avais fini d'être Alice et son regard d'enfant; j'avais fini d'être un regard. J'avais peut-être fini d'espérer. En tout cas j'avais fini de marcher; je voulais être là; simplement là. Je revoyais avec horreur ma quête vers d'autres soleils, comme s'il pouvait exister un autre soleil. J'avais peut-être compris le sens profond de la vie; en tout cas j'étais atteint d'une nouvelle sagesse, redoutable sagesse. Je m'étais trop cherché tandis que j'étais là; j'avais trop espéré trouver dans les visages que je regardais un être qui regarderait mon visage en espérant aussi; j'avais marché trop loin; la vie était là; où j'étais. Ce jour-là je décidai de mourir.

 

Mercredi.

 

Je vais vous raconter une histoire idiote. J'aime Catherine. Je l'avais rencontrée à Vienne un peu par hasard, lorsque l'été finissant donne à cette ville des teintes de regrets.
- Je peux vous aider?
- oui si vous parvenez à faire comprendre à cette brave dame que c'est trois comme ça que je voudrais
- On peut toujours essayer.
Je sortis avec elle de la pâtisserie.
- Vous avez bon appétit.
- Ne vous moquez pas. C'est pour des amis. Mais j'ai aussi bon appétit.
- Alors je connais un endroit qui vous plaira.

Le hasard avait frappé à ma porte et collé Catherine à mes pas, mais je n'y pris pas garde. J'attendais toujours. Valérie peut-être, ou peut-être autre chose. J'étais comme un joueur qui double sa mise chaque fois qu'il gagne. A ce jeu on ne peut que perdre; mais j'étais trop pris par le jeu pour m'en apercevoir.


Je fis cependant la cour à Catherine pour ne pas être odieux en ne la faisant pas; mais je complotai très vite autre chose.
- Viens donc dîner lundi, dis-je à Régis; j'ai invité une amie qui te plaira beaucoup.
- Oh! tu sais, moi, tes amies …
Trois mois après ils étaient mariés. Il fallut cinq ans à Catherine pour se trouver elle-même et s‘affranchir des liens complexes qui l'attachaient au mariage.


Entre-temps je menai une vie vagabonde, jusqu'au jour, un matin, ce matin de la semaine passée, où une évidence me remplit tout entier d'un effroi nouveau. Le soir je m'endormais paisible, content même, et je me plais maintenant à imaginer le sourire qui fleurissait entre les draps tandis que j'éteignais.
Au matin j'étais différent.
J'aimais Catherine.
Je le découvrais soudain, je la découvrais aussi, et je me sentis pris au piège.
Une idée tapie là, au fond de mon esprit pendant des mois et des années, comme une bête à l'affût; et la détente soudaine sur une proie immobile.
Car cette évidence n'était pas nouvelle, je le savais trop bien. Peut-être même avais-je aimé Catherine dès cette première rencontre dans la pâtisserie de Vienne, et ne l'avais-je donnée à Régis que parce que je la possédais déjà. Etais-je vis à vis de Régis trop pénétré du droit d'aînesse? Ou avais-je estimé dès le début que tout était perdu d'avance? Pourquoi cet aveuglement, ce refus du hasard?

Je fut pris tout le jour d'une effroyable nausée; mon corps semblait se rejeter 1ui-même et se remplir de boues opaques.. Me rendre au restaurant et y retrouver Régis me sembla trop dur; le bois silencieux et désert convenait mieux à mon désarroi. L'air frais me fit du bien, mais des idées fiévreuses tourbillonnaient sans répit. Je suivis un long moment une des allées; une jeune cavalière arrivait, cheveux au vent, superbe et ravie, et je la suivis longtemps des yeux, apaisé par cette nouvelle harmonie. Et puis elle disparut, et les boues tourbillonnèrent encore, et je me remis à marcher, la tête basse, roulant des cailloux fous, l'allure mélancolique, espérant peut-être gagner à la pitié un ange venu du ciel. Levant les yeux j'aperçus le lac; un couple d'amoureux a'enlaçaient, et j'enviais leur bonheur; tout ce qui était simple me paraissait beau. Je faillis pleurer sur un flocon de neige..
Le froid me surprit et je revins sur mes pas.
Une violente nausée qui s'exhala en crise de toux me prit dès que j'approchai de ma voiture; épuisé, je m'appuyai coutre un arbre découvrant à travers mes yeux brillants un monde déformé.
Je repartis en traînant les pieds, espérant toucher bientôt le fond pour remonter vers la lumière; j'aurais donné cher pour ne plus penser. Un petit garçon me fit un sourire, et je lui répondis; mais Dieu qu'il m'en coûta de sourire alors. Parfois des moments d'euphorie me prenaient; je chantais et les gens se retournaient sur mon passage, je riais sans raison; j'étais sur la bonne voie.
Il me fallut longtemps pour arriver au restaurant; mais le temps avait perdu un peu de son importance. Régis me vit un peu pâle; Nicole l'occupait trop pour qu'il s'en souciât.
- Je prends un mois de congé, dis-je.
- Un mois! Et pour quoi faire?
- Les fêtes sont terminées; janvier sera calme; j'ai besoin d'un mois.
Je repartis avec ma nausée et mes tourbillons sans trop savoir ce que j'allais faire.

L'idée vint lentement, comme une chandelle vacille avant de s'allumer, elle naissait puis disparaissait sans que j'y pris garde. Quand j'en pris conscience, elle s'installa pour toujours. Il me fallait mourir. Je ne savais pas vraiment pourquoi, mais il me fallait disparaître; je voyais dans ces nausées un nouveau signe du hasard; il n'est pas facile de s'assassiner; beaucoup échouent dans leur tentative. J'allais mourir avec humour, pour un restaurateur; j'allais mourir de faim.

Vendredi.
Aujourd'hui le téléphone a sonné. Je n'ai pas répondu. Je suis sensé être en vacances. Et puis on ne sait jamais; une voix peut trahir, et la mienne pourrait déceler je ne sais quel désarroi. Ensuite j'ai regretté. Peut-être Catherine m'appelait-elle? La voix de Catherine aurait suffi à tout sauver. Mais il n'y avait pas une chance sur mille pour que ce fut elle.
- Allo Ferdinand?
- Catherine!
Non, ce serait trop bête. Ce n'était sûrement pas Catherine. Alors j'ai allumé la radio. On y parlait de brumes matinales, et de gens qui allaient travailler, et d'une nouvelle collection parue chez Plon, et tout m'a semblé sinistre. J'ai eu mon premier doute; le plus terrible; je pouvais à tout moment remettre une décision prise plusieurs jours auparavant et en même temps je savais que c'était impossible;il était plus facile de laisser les choses continuer comme je les avais commencées. Dans les moments de grands doutes, de grandes crises, il faut retrouver les gestes simples. Je me suis lavé,avec soin, je me suis rasé et le bruit du rasoir dominait mon inquiétude. Et le bruit de l'eau qui coulait me rappelait des bruits et des images familières et trop douces.
Je suis retourné à ma table de travail. Je n'avais plus de nausées, mais tout ce que je faisais me semblait vain. Seule la mort paraissait encore un moment important. Et pourtant il fallait expliquer; avant de disparaître il fallait raconter; tout est permis du moment qu'on s'explique.
Ensuite je me suis ennuyé; j'étais fatigué et n'avais pas envie de lire. J'ai écouté du Chopin, et puis j'ai mis la radio; j'avais l'impression d'être moins seul avec la radio. J'ai pris l'annuaire, et pour jouer avec le feu, j'ai cherché le numéro de SOS Amitié. Et puis j'ai refermé.
Je ne prends plus de décision; je me laisse porter par la plus forte pente; et je ressens surtout une immense lassitude, une traînitude, alors je regarde les objets, et je disparais dans leurs formes pleines de mystère; je flotte, je rêve, et puis je ressurgis, et le temps reprend son cours.
La radio a annoncé un incendie; un grand sinistre avec plusieurs dizaines de victimes; alors j'ai eu honte. Honte de mes petits problèmes, et puis j'ai pensé que je choisissais l'heure de ma mort quand tant d'autres subissaient la leur; et je fus pris d'un sentiment de fierté. Pour la première fois je me suis demandé pourquoi je voulais mourir. Par paresse peut-être. Pas à cause de Catherine; je ne crois pas. L'Histoire a commencé par une histoire de femme, et aujourd'hui encore on ne se tue que par amour. Et pourtant Catherine ne valait pas cela. Peut-être pour cette scène au restaurant, qui m'est insupportable, quand je l'ai vue partir; il aurait suffit d'un mot. C'est le cauchemar de l'impuissance et des regrets. J'ai jeté dans un lac les dés de mon paradis, et je n'aperçois plus que mon image qui m'engloutis.

 

Mardi.

 

Ce matin j'ai fait un effort et je suis sorti acheter le journal. J'ai eu quelques étourdissements et il me semblait lire dans les regards des passants des lueurs de pitié.

- Vous êtes malade monsieur Ferdinand ?

- Mais non, madame Louise, je travaille beaucoup, c'est tout.

L'encre a une bonne odeur un peu écoeurante qui me ravit. Je ne m' intéressais alors qu'à la politique, et je ne lis plus maintenant que les faits divers. Quand on ne sait plus comment vivre c'est dans les petits faits de société que l'on trouve encore le mieux les sources de la vie. Sur cette page justement figure l'histoire d'un homme qui s'est trouvé en présence d'un cadavre dans son escalier. Au lieu de prévenir la police, il s'enfuit. Et pendant six mois il joue à cache- cache avec les inspecteurs. De simple employé il devient un héros; on le recherche et cela suffit à donner un sens à sa vie.
Il va de meublé en meublé, il fréquente le milieu, il a des aventures misérables et cocasses. Un jour on retrouve par hasard le véritable assassin. Alors il réapparaît et il veut redevenir le modeste employé qu'il était. On le traite de fou, on le licencie. Oui c'est normal; ce n'est qu'un fait divers, alors on le traite de fou.

 

Samedi.


C'était idiot, c'était stupide, il avait envie d'elle et pourtant pendant tout ce temps il n'avait même pas levé les yeux sur elle, et il voulait son corps, et il voulait la voir, et il voulait sa voix; oui c'était surtout sa voix qui lui manquait, c'était idiot, c'était stupide, il avait envie de la retenir, sa voix, il voulait la posséder, la mettre en cage, tu vois ta voix qui se balance comme un moineau, idiot, c'était stupide, mais il voulait l'avoir, la voir, sa voix, sa main, la main sur le coeur et le coeur sur la main, et il, soufflerait dessus, et il s'envolerait, son coeur, c'était idiot, c'était stupide, d'une cage on ne s'envole pas.

 

Jeudi (peut-être).


Hier soir je suis allé chercher mon courrier; j'ai attendu la nuit pour ne croiser personne; il y avait quand même un jeune couple qui rentrait, ils m'ont regardé bizarrement; et puis aussitôt après une voiture s'est arrêtée devant la porte; à l'intérieur un garçon et une jeune fille ont commencé à s'embrasser. J'ai eu envie d'aller faire un tour, mais j'étais trop fatigué; je suis remonté avec mon courrier. Des prospectus, des relevés, une carte d'une station de montagne. Ensuite je me suis dit que j'étais incohérent. Je crois même que j'ai mis les poings sur les hanches, et j'ai dit tout haut en riant: « le courrier!» La curiosité sera donc la dernière étincelle.
Le vrai problème ce n'est pas la faim,c'est le froid, le froid qui me pénètre chaque jour davantage, goutte à goutte, et me fait froid tout dedans; je rêve d'un grand feu qui craquerait et me tiendrait compagnie, un grand tapis de laine blanche et une cheminée, et je resterais là, couché auprès du feu à attendre la fin des temps. A vingt ans je me trouvais déjà vieux. Il suffit de manger pour n'avoir plus faim, mais on n'est jamais rassasié de l'envie de vivre. C'est peut-être ça la raison essentielle; la peur de vieillir. Je meurs parce que la vie n'a pas de marche arrière. J'avais envie d'avoir des enfants de Catherine, et il me semblait qu'aucune autre femme ne pourrait m'en donner de plus beaux. Il me suffirait de sortir et de marcher, et je rencontrerai peut-être une autre Catherine, mais ce serait comme des vacances trop réussies que l'on essaie de prolonger par des soirées ratées. Régis me le disait lorsqu'il était désespéré:
- Le plus dur, disait-il, c'est les habitudes, les petits gestes, lorsque à table je lève la tête et je ne la vois pas, lorsque la nuit je tends les bras sans rencontrer sa tête. Il faudrait trop de temps pour refaire d'autres habitudes; je n'ai plus la patience d'expliquer; je n'ai plus le temps d'apprendre.
Pourtant Nicole est vite devenue une autre habitude. Curieux Régis. Il dit des choses définitives et suit lui aussi la ligne de plus forte pente.
J'ai l'impression de vivre un film. Des phrases de Régis, de Catherine, de Valérie même, surgissent comme des prophéties alors que sur le moment je ne les écoutais pas. Elles me reviennent chargées de sens, et celles que je retenais alors et qui me semblaient toute ma vie ont disparu pour toujours.
- A quoi penses-tu Catherine ?
- Je pense à ces vieux animaux qui vont mourir solitaires à l'écart du troupeau. Comment choisissent-ils le moment de leur départ? N'arrive-t-il pas que l'un d'entre eux, parfois, remette de jour en jour ce départ vers le silence. Si je devais mourir, je voudrais que ce soit en musique; comme les enterrements de la Nouvelle Orléans; mourir au milieu d'une grande fête.
- A la Nouvelle Orléans c'est après la mort que l'on fait la musique.

- Oui, c'est une erreur. Moi je voudrais mourir en musique.


Sans date.


Je ne sors plus; j'éprouve même une effroyable fatigue à me tirer hors de mon lit. Et pourtant je préfère le fauteuil plus confortable, et la position assise une convient mieux.
Je laisse les volets ouverts; jour et nuit; et j'aperçois très tôt l'aube qui s'approche. Ca me réconforte; j'ai toujours craint les ténèbres, et aujourd'hui encore je m'endors en maudissant la nuit qui m'entoure; je ferme les yeux avec regrets; et même en faisant l'amour je pensais déjà avec envie aux lueurs de l'aurore. Les problèmes comme les douleurs prennent la nuit des résonances aigus et leur écho n'en finit pas de grandir. La nuit n'est pas seulement triste: elle est longue; elle n'est pas seulement sans espoir: elle est inconfortable. Oui, c'est peut-être cela la raison essentielle, la nuit est plus longue que le jour. Il faudrait pleurer à chaque crépuscule. Le jour est un apaisement.
Je profite peu du jour; j'ai remplacé ma lassitude morale par une fatigue physique autrement plus douce. Je n'ai plus faim; je suis bien; je flotte dans une torpeur de plus en plus continuelle; je m'endors et me réveille plusieurs fois par jour; je commence à être entre la vie et le rêve. Lorsque mon sommeil dépassera vraiment la moitié de la journée, je serai passé dans une autre phase, mais peut-être l'ai-je déjà dépassée; j'émerge de temps en temps comme si l'océan du sommeil baignait des îles éparses; et puis je m'en retourne au sommeil comme un drogué.
Je goûte la mort comme un bon alcool; je la déguste; j'y prends goût. Je trouve laid le décor qui m'entoure; je voulais pour mourir des choses plus délicates; je trouve lourd le délai qui m'endort. Demain, ou après, bientôt en tout cas, je hâterai cette fin par quelques cachets. J'enverrai un télégramme par téléphone, pour qu'on me retrouve juste après; je ne veux pas mourir sans une certaine décence. Dans l'état de faiblesse où je me trouve ce message ne peut qu'arriver trop tard. Mais je mourrai en plein jour, et, peut-être, avec un peu de chance, en plein soleil.
Je guetterai une journée de soleil. D'ailleurs je n'arrive plus à écrire; ma main se perd et l'esprit l'accompagne. Demain; soleil ou pluie, demain. Dommage…
J'aurais seulement aimé au moment de mourir une main sur mon visage.

 

Le retour

J'ouvre les yeux. Il est là. Régis.
Frère, père et amant à la fois. Ce ne pouvait être que toi. Suis-je content? Je ne le sais pas encore. J'ouvre les yeux il est là. Pour l'instant c'est tout. Retrouver le réel sans se poser de question. Dormir. Il est là.
- Bien dormi ?
Sourires. Trouver les répliques, bon Dieu, les répliques.
- Il y a du soleil, me dit-il.
- Du sommeil? (voix pâteuse. J'ai bien entendu, mais jouer ainsi aux mots d'enfants me fait gagner du temps, et je veux pour gagner l'affection de Régis avoir l'air encore plus paumé que je ne le suis).
- Du soleil tarte. J'ai besoin de ton aide, tu écoutes?
- Mal à la tête.
- Moi aussi. J'ai trop bu. Tu écoutes ? J'ai trouvé un petit vin de pays à cinq francs le litre. Mais il faut le mettre nous-même en bouteille. Tu es d'accord?
Une voix derrière, féminine-mâle "Ne le fatiguez pas." Je hais cette voix. Je dis:"reste". Ne pars pas maman, ne pars pas. Et n'éteins pas la lumière. J'ai peur, je veux, reste.
- Je suis là, dit-il, grand fou. Ne t'endors pas. Ecoute-moi. Le cuisinier nous quitte. Tu as une idée pour le remplacer?
- Mal à la tête … Qu'il crève.
- Il y a de plus en plus de monde. A croire que tu les effrayais. Mais les clients doivent attendre et se lassent. Il faudra réaménager le bar. Tu as une idée?
- Facile; on augmente de deux francs le prix du repas et on offre l'apéritif à tous ceux qui attendent.
- Tu es génial.


Un réflexe. Il est vieux, il est sourd, il est invalide, mais s'il était musicien ses doigts fous traceraient dans l'air des mélodies pleines d'amour. Facile. On dit facile et la vie recommence. Facile comme le printemps. Régis avait gagné; il me connaissait trop.
Nous n'avons pas parlé du reste. Cinq jours plus tard je quittais l'hôpital. Il faisait très froid, Nicole était venue aussi, et nous portions tous les trois une grande écharpe de laine. Bleu, blanc, rouge, à nous voir courir et rire dans les allées silencieuses du Bois de Boulogne c'était comme si nous flottions dans les airs sous des flots harmonieux d'une musique de Saint Preux.
- Et Catherine ? demandai-je à Régis, profitant un instant de l'éloignement de Nicole.
- Pas de nouvelles. Mais si tu veux la voir j'ai un moyen.
-Plus tard. On verra plus tard, Pour 1'instant je veux surtout m'asseoir- là et donner à manger du pain aux canards.
Nous nous remîmes en route, et je revis dans l'allée cavalière ma blonde amazone, nue tête, cheveux au vent.
- Le hasard, dis-je.
Régis me regarda sans comprendre.