Chapitre 2 Regis et Ferdinand

26 avril -

 

Il est difficile d'avoir d'instinct la bonne réaction; les femmes, peut-être parce que mères, et donc habituées pour les enfants aux mimiques expressives, ont dans ce domaine particulier un savoir-faire remarquable. D'instinct leurs yeux s'agrandissent, leur bouche s'arrondit, leurs traits se grandissent pour donner non sans démesure l'expression de l'étonnement, de la tristesse ou de l'effroi.

Quant aux hommes, gênés par leurs sentiments, et ne possédant pas cette pratique, ils y suppléent différemment; certains, bons comédiens, ont deux ou trois attitudes de circonstances dont ils font usage abondamment et sans nuance. «Mon pauvre vieux» avec une tape sur l'épaule s'appliquera aussi bien au tiers provisionnel qu'à la perte d'une épouse. Les autres au contraire allument une cigarette et attendent, espérant donner à ce geste accompli plusieurs fois par jour la signification d'une grande émotion, tandis que leur esprit à ce moment-même vagabonde et s'attache a mille futilités.

 

Or la seule attitude authentique lorsque tout s'effondre, est de rester la, le visage prive de sang, les yeux contemplant ces images intérieures qui s'écroulent et qui meurent dans un effrayant silence. Le silence est la véritable expression du malheur.

 

Aussi lorsque Régis me dit:

- Ah chier! Ferdinand il faut toujours qu'elle melange tout. Elle est partie. Catherine. Bon dieu j'en ai vraiment marre. Je suis crevé.

- Elle t'a quitté?

- Je ne sais pas; elle est partie; mais elle m'aime. Qu'elle dit. La conne.

 

J'étais à ce moment partagé entre les diverses attitudes citées plus haut. En un sens j'avais envie de rire; après tout cette histoire ne me concernait pas et le cynisme était devenu pour moi une seconde peau. Les trébucheries d'un mari, la fuiterie de sa femme, voilà qui était plaisant. Mais il s'agissait de Régis dont je ne voulais à aucun prix heurter les sentiments. Il fallait au contraire, sans donner dans les affres d'un affreux mélodrame, conférer à cet instant un caractère pictural, faire de la photo en un sens, soigner nos souvenirs sans omettre de nous présenter sous notre meilleur profil. Je sentis que la responsabilité d'une certaine grandeur pesai sur moi; je me tus donc, et je sentis contre mon silence les pensées de Régis qui s'organisaient comme sur un écran. Nous étions parfaitement en phase.

 

La semaine passa tristement. Un temps lourd et orageux nous plongeait dans une torpeur dont nous n'émergions que vers minuit. L'appartement de Régis sentait le tabac froid et l'alcool. Nous restions là jusque fort tard à boire et à rêver.

 

Je garde de cette période des images fugitives mais tenaces, si conventionnelles pourtant que je les crois volontiers sorties de mon imagination. Mais les souvenirs ne sont-ils pas souvent que d'attachant mensonges: Régis bondissant dans un taxi, Régis entrant dans des bars aux lumières éteintes, un barman tout blanc dans un décor tout rouge, Régis au téléphone et son sourire se mue en déception, des images sans paroles, sans musique et sans âme.

 

En fait dans la journée Régis marchait beaucoup. Il délaissait son bureau jusqu'au milieu de l'après-midi. Il marchait et ses pas le guidaient à la recherche de Catherine, de repaire en repaire et d'échec en échec, il marchait jusqu'à épuisement et une nausée de plus en plus forte le prenait, et il était titubant, vomissant, misérable sur cette route amère, il marchait et c'était déjà un bateau ivre, et il aurait voulu tomber et il aurait voulu pleurer, qu'on le débarrasse de ce poids, ce mal qui le prenait au ventre, qu'on le débarrasse de tout, se coucher-là, par terre, et sentir une main sur son épaule, un peu de chaleur sur sa peau, pour chasser ses pensées, pour chasser l'amertume, il marchait et le sol se dérobait et l'emportait tantôt à droite et tantôt à gauche, et il devait de la main écarter les immeubles qu'il ne parvenait pas à fuir, et il roulait à la dérive d'un bord à l'autre sur ses jambes robustes qui ne le portaient plus. Plusieurs fois il crut reculer, ou recula vraiment, posant un pied, posant l'autre, puis l'un, puis l'autre, et il voyait hagard le paysage le dépasser. D'autres fois, complètement aveuglé de sueur, il ne sentait plus que ses tempes martellantes chuchoter une marche militaire, et le son allait et venait comme une porte battante, et il continuait, un pied puis l'autre, comme si cette marche était un sacrifice, comme s'il eut dépendu d'elle qu'il retrouvât Catherine.


Peu a peu ses recherches se firent plus méthodiques; on le revit a son bureau. Il sortit d'énormes carnets d'adresses de gens qu'il n'avait peut-être pas vu trois fois dans sa vie, et il barrait un nom après chaque appel.
Au début il mentit; puis s'habituant a sa propre impudeur il trouva plus rapide de dire la vérité; on vous pardonne de raccrocher très vite quand on a perdu sa femme. Il alla même à la police; mais les histoires d'amour n'intéressent pas la police. Catherine restait introuvable. Il eut pu l'assassiner en toute impunité.


Un long week-end du premier mai se préparait et j'avais projeté d'aller le passer à Grenoble avec Valérie. Un message me parvint juste a temps: Valery me préférait loin d'elle. On a beau être guéri, il est des blessures qui se rouvrent. Je passais le week-end à boire avec Régis.


- Tu sais, me dit Régis, d'un côté je suis triste, et de l'autre ce qui prédomine c'est 1'agacement de ne pas avoir l'esprit libre.
- je comprends, dis-je, il nous faudrait des pleureuses professionnelles qui se lamentent pour nous et nous donnent ainsi le temps d'agir. Un chœur de vieilles, drapées de noir, payées au litre de larmes.
Ce soir-là nous allâmes dîner chez Lip.

La semaine suivante je passai chez Régis. Il était occupé à fouiller les affaires de Catherine à la recherche d'un indice. Je le laissai faire et l'attendis au salon.
A l'époque, encore pénétré de la supercherie moderne salon laquelle le raisonnement logique, la psychanalyse, la sociologie, la sémantique et les autres peuvent rendrent compte de la plupart des comportements, je croyais qu'il suffisait de réfléchir pour trouver la solution au problème de Régis : où Catherine se trouvait-elle. En vérité, s'il est toujours facile d'expliquer, il est beaucoup plus hasardeux de comprendre, c'est a dire de prévoir. Sachant où était Catherine on pourrait aisément trouver une symbolique explicative; ne le sachant pas la démarche était en fait impossible.
Pourtant il me semblait alors que la fuite de Catherine avait un sens. S'il s'agissait d'un simple jeu de cache-cache qui signifie "cherche, trouve, et viens", c'était pour Régis, a son gré, l'occasion, de la reconquérir… ou de la perdre; au contraire il pouvait s'agir d'une fuite véritable sans espoir do retour, et nous aurions alors du mal à la retrouver. Mais Catherine avait-elle besoin de disparaître pour quitter Régis? Sa fuite m'apparaissait clairement comme un message, comme un défi.


Je quittai le sofa blanc et mis un disque de Chopin aux accents bouleversants. Il me fallait être bouleversé pour retrouver l'âme de Catherine.
Les premières nuits de mai s'annonçaient splendides, et je restai longtemps à regarder la lune comme un être égaré et à humer l'air fruité qui enveloppait ma peau.
Catherine était à la campagne. C'était une évidence. Si j'avais voulu fuir ce soir, c'est vers la campagne que j'aurais dirigé mes pas, et je l'imaginais dans la nuit accueillante, entourée de criquets et d'herbes frissonnantes, laissant l'obscurité apaiser ses larmes et lui redonner des gouttes de rosée. Je vis clairement une chaumière aux murs massifs comme une certitude; Catherine avait besoin de certitude. Nous en avions tous besoin. Que faisait Valérie a cet instant précis ? Chopin me torturait encore; il jouait maladif et solitaire, et George Sand n'arrivait pas; Majorque sombrait dans la nuit, et ses doigts trébuchaient en cascade sur des mélodies pleines de génie et de tourment; il n'entendait plus son piano; il n'entendait plus que le silence de George Sand et le halètement de son souffle.
Un nuage ferma les yeux de la lune; non sans mièvrerie je lui contai Valérie.


Régis arriva alors et nous servit deux whiskies.
- Elle a du prendre une valise avec quelques affaires. Rien
de très anormal. Une seule chose: elle a pris son passeport
qui était rangé avec le mien.
- Son passeport?
Pour ne pas être ridicule je ne parlais pas de la campagne. De toute façon rien n'était encore prouvé.
- Et son courrier, y as-tu pensé?
- Depuis qu'elle est partie elle n'a reçu qu'un relevé bancaire.
- Montre un peu pour voir.
Régis hésitait à ouvrir le courrier de Catherine; d'une remarque acide je brisai sa résistance.
- Elle a retiré presque tout, tu remarques ? Une fois par chèque, et un peu après une plus grosse somme par virement.
- Des travellers et un billet d'avion ?
- Exactement.

Je rentrai chez moi très excité. Catherine, pensai-je, le piège se referme; il n'est pas si facile de fuir. J'éprouvais brusquement la jouissance du chasseur, la brusque révélation d'une animalité surgie des ténèbres, et dans ces indices épars qui s'organisaient soudain je trouvai un plaisir esthétique. J'étais au confluent du sauvage et du civilisé; Valérie était loin.


Le lendemain Régis demandait à sa banque les justificatif des deux sommes. L'une concernait des chèques de voyage et l'autre un chèque en faveur d'une agence de voyages. Régis s'occupait de marketing dans une grande entreprise française, et il avait su se faire en quelques années des relations dans les milieux les plus divers. Mais il n'eut point besoin d'en faire usage: la banque lui compta cent francs ses recherches sans lui poser de questions. L'agence de voyages lui en posa peu; on estime encore en France qu'un mari a des droits spéciaux sur sa femme. Régis eut à peine le loisir de développer sa situation que déjà une jeune femme trop blonde et pressée lui apprenait que Catherine avait pris un aller simple pour New York. New York! C'était quand même une drôle d'idée. Mes théories s'effondraient. J'en conçus une certaine amertume.

- Vous avez des amis a New York?
- A San Francisco seulement. Pourquoi diable est-elle allée à New York?


Regis commettait alors la même erreur qui lui faisait croire que les comportements sont rationnels; tous ne sont pas dépourvus de sens il est vrai; mais ils ne sont pas logiques jusqu'au bout; et la fuite est un acte sauvage et désespéré qui s'embarrasse peu d'attitudes: fuir, fuir loin et n'importe où tant que nos pas nous portent et que leur ombre revêt encore les formes grimaçantes du désespoir.


Il n'est pas facile d'avoir un entretien avec un Consul des Etats-Unis pour un autre motif qu'une autorisation de séjour. Tout sujet confidentiel est proscrit par un essaim de secrétaires zélées qui de toute façon ne peuvent rien pour vous, mais n'en veulent pas moins savoir la raison impérieuse qui vous fait ainsi déranger leur maître. Régis aurait-il voulu livrer des secrets militaires que plusieurs employées de l'ambassade en eussent dû avoir la primeur. Une secrétaire à la minijupe aguichante l'introduisit enfin.
Elle était belle, elle était noire, elle était Vice-consul, et il fallait devant elle dire que Catherine était partie. Il lui semblait qu'un homme aurait mieux compris.
Il lui parla en Anglais, langue qu'il pratiquait en affaires, avec parfois un accent fortement nasillard comme pour lui montrer qu'ils étaient du même bord , et parfois des intonations d'oxford pour lui signifier qu'il n'était pas que cela. Mais quand il aborda enfin la fiche de police que tout visiteur doit remplir à l'entrée dans le pays, elle mit des lunettes noires et devint catégorique.


- Désolée, mais c'est hors de question

- Mais enfin pourquoi ?

-Pas de renseignements aux particuliers, c'est notre règle

- Mais moi c'est ma femme

- On ne l'a pas enlevée que je sache


- Elle s'est enlevée elle-même.


Régis eut des pensées idiotes. Il pensait qu'une femme serait plus souple, plus indulgente, et une noire plus encore; tous gentils; ce n'était qu'une des contradictions de Régis; résolument de gauche, il manipulait avec brio les syndicats dans certaines négociations de son entreprise; anti-raciste fervent, il était toujours surpris - heureusement surpris, affirmait-il - de trouver un juif malhonnête ou un noir oppressif.

Et puis cette femme était si belle; alors il lui sourit, et comme il n'était pas non plus vilain garçon, et qu'il existe une internationale jeunesse et beauté autrement plus forte que les franches maçonneries , elle finit par accepter; on retrouverait la fiche de Catherine.
Il ne l'invita pas à dîner; la proposition eut paru trop indécente. Je me promis de le faire à l'occasion.
Ce qui m'intriguait le plus dans cette histoire était l'aventure intérieure de Régis. J'avais toujours été fasciné par les rois déchus, un jour tout puissant, faisant trembler le peuple et leur entourage de leurs colères, le lendemain mendiant leur soupe à un gardien de prison; à quoi pensait donc Marie-Antoinette, à la Conciergerie, ou Régis. plaqué par Catherine.
Ils réagissaient, bien sûr, mais jamais par l'étonnement, comme si toute leur vie avait été l'attente de ce moment, Comme si payer était une longue évidence. Stanley retrouvant Livingstone en un sens. Le plus surpris ne fut-il pas Louis XIV dépassant soixante dix ans sans menace et sans ombre.
Or nous sommes tous condamnés à être des rois déchus; le père devant son fils adolescent plus fort que lui est un roi déchu; la vieillesse est une déchéance, et levant nos regards courbés de douleur sur les danseurs de samba, nous dirons sans révolte: «je me souviens».
Car seul le sentiment est vivace; les situations sont sur nous sans effet, et c'est à la fois notre drame et notre tragédie que de les trouver toujours très naturelles et de trouver toujours des raisons d'espérer. Enlevez l'évidence et la révolution devient permanente.

Nous allâmes ce soir-là fêter cette première victoire au Furstemberg. La saison était si précoce que les tables encombraient déjà la rue de Bucci, et les filles nous semblèrent plus jolies et plus vaines. Le marchand de fleurs du coin de la rue de Seine était encore ouvert et je vis Régis faire la grimace. Le roi déchu se débattait encore.

Trois jours plus tard, miss Swamson, Vice-consul des Etats-unis, téléphonait à Régis. Catherine avait indiqué l'Astoria mais n'y était pas descendue. Elle était, bien sûr, désolée.

-Je vais y aller, me dit Régis.
- A New York, tu es fou. tu te vois. marchant de rue en rue à la recherche d'une ombre. C'est grand New York, et tu n'as aucune piste. Par contre j'ai un ami à New York.

Cet ami avait un ami, et finalement beaucoup de gens cherchaient Catherine à New York, y compris un détective privé; et ce fut cette agence qui fit mouche, mais un peu tard; Catherine avait séjourné quelques temps au Times Square Hôtel, en plein coeur de Manhattan, puis en était partie. La seule certitude était qu'elle ne se trouvait plus dans un hôtel de New York.

Ce fut Régis qui proposa:
- Et si on le faisait notre restaurant?