Chapitre 3 VALERIE. Mais je l’aurais volontiers appelée Facétie.

1. Oubli

Il fit contre mauvaise fortune bon cœur, il fit une pirouette et se fit un trombone à la place du cœur; il se fit une raison, c'est à dire qu'il se fit à l'idée, ou plutôt qu'il se défit de l'idée … . Il ne se fit pas moine, mais il lui fit une fleur et se fit un café, et résolut enfin de l'oublier.

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2. Obsession

J'aurais bien voulu résister, un peu, encore un peu, et de peu en peu, et de plus en plus, ne jamais céder. Je n'aurais pas du commencer. Pour qui? Pour quoi? Je crois écrire et je vomis. Comment, pourquoi… .

 

Ceci n'est pas fait pour être lu; et ce n'est pas un journal, avec des souvenirs, vous pensez! Tout au plus un livre d'histoires. Ou bien une ordonnance. Je suis malade. Ou bien des vomissures. Je crève. Ou bien du pus, plutôt du venin, je mentirai, vos ne saurez rien, je mentirai, mentirai, je hais les fous.

 

J'aurais du résister, cela aurait été un signe de maturité, brusquement se retrouver en train d'écrire à un fantôme. Valérie, écoute-moi, sais-tu lire ce que je lis, voir ce que je vois. Et puis au diable! Laisse-moi tranquille. Seul

 

J'ai déjà oublié ton visage, et j'ai oublié ta voix, il ne me reste qu'une image, et elle aussi disparaîtra. Elle doit disparaître.Tout doit disparaître, fermeture, solde, … .. paraître.

 

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3. Un projet absurde.

J'ai toujours cru au hasard. J'ai cru au hasard plus que je crois en Dieu. J'ai erré des heures durant dans les villes de tous les continents, la main tendue, mendiant le moindre signe, la moindre espérance, accroché au moindre regard, marchant la tête haute, marchant la tête basse, rampant parfois, et ivre de fatigue, torturé d'indifférence, je m'effondrais dans les cafés, le corps vidé, mais l'œil toujours vif et l'oreille aux aguets.

 

J'ai fait pour le hasard plus d'un pèlerinage. Je suis allé plus loin que les lointains croisés, et tout à ma foi, je suis allé jusqu' à Jérusalem. Les jeux du hasard ne font pas de miracle. Je suis déçu, et je crois encore.

 

Perdre la foi c'est s'assagir. Je commençais à m'assagir. Mais c'est aussi commencer à se perdre. Il est des jours où l'angoisse est la plus forte. Ce temps qui passe, plus fort, plus chaud que le vent du désert, ce temps qui donne mal à la tête et empêche de dormir, et fait s'envoler jusqu'aux souvenirs, ce temps qui passe est comme un vent de regrets. Il est des soirs ou l'humeur s'assombrit. On se traîne, on rampe, le moindre geste devient un sacrifice. Et sans même la force de hurler. Il faudrait se coucher là et mourir. Enseveli.Par la poussière. Du temps qui passe.

 

C'est un de ces soirs d'amertume que fut conçu mon grand projet. Quand on voudrait mourir, boire un verre d'eau devient une aventure. Et se débarrasser d'une obsession est un grand projet.

 

 

4. interlude

 

 

 

Ici devrait s'intercaler un épisode qui a duré deux ans. Retrouver un souvenir vieux de dix ans est un projet absurde; et contre l'absurdité c'est le corps entier qui se révolte, brouillant les fils de l'action, paralysant tout.

Il a d'abord fallu retrouver un numéro de téléphone perdu depuis longtemps. Ce qui montre en tout cas que ces petites contingences matérielles règlent beaucoup plus le monde qu'il n'y paraît d'abord.

Grenoble est une petite ville, et j'avais affaire a une famille stable, ce qui facilita ma tache. En l'aggravant tout aussitôt. Car j'associai vivement la stabilité à une échelle de valeurs très conformiste, et je devinais que la maman ne lâcherait pas facilement le numéro de téléphone de sa fille.

 

Cette réflexion me prit quelques mois.

 

Valérie avait un frère. Je demandai Grenoble et bafouillai des explications confuses mais souriantes a une maman qui était telle que je l'avais imaginée. Je commençai par marquer un point en obtenant l'adresse du frère. Enhardi par mon succès, je commis l'erreur d'évoquer Valérie. Je sentis la maman se fermer comme une huître.

 

Le cœur battant, j'appelai le frère. J'utilisai au mieux la conversation avec sa maman comme gage de bonne moralité. C'était un bon subterfuge. Je sus que Valérie s'était mariée, et je sus son adresse, ainsi que sa profession, interne en psychiatrie. Je savais enfin a quoi servait un frère.

 

Les vacances et diverses aventures me prirent plus d'un an.

 

En vérité il fallait que l'idée même qui avait germer près de deux ans auparavant immerge la totalité de mon corps pour que je puisse passe a la phase suivante. Tel ces criminels qui mettent parfois dix ans a concevoir l'idée même de leur crime.

 

Mon projet était plus innocent: retrouver Valérie.

 

5. valerie

 

C'était un quai brûlant encombré de ferrailles, un port italien, un groupe d'étudiants attendant d'embarquer. Je l'avais aperçue.

 

C'était un repas simple, une nappe blanche, on buvait bien et joyeusement; je m'étais arrangé pour être à côté d'elle.

 

C'était un pont de bateau, une nuit superbe, on entendait une guitare mêlée au clapotis des vagues. On n'apercevait qu'à peine l'écume issue des flots, et une odeur sucrée et un peu écœurante de salle de machines envahissait tout. Je la trouvais jolie; elle s'échappa.

 

Le soleil aveuglant qui fait plisser les yeux, la mer ruisselante d'eau bleue, et au-delà encore, jusqu'à l'infini, pour toujours, une eau que l'on devine, bleue, scintillante, brûlante de soleil. Je suis accoudé sur le pont et m'enivre de ce lac. Un doigt descend lentement de ma nuque jusqu'aux reins. Je me retourne: c'est elle.

 

Une plage de Grèce embaumée de figuiers; mon corps a l'odeur du sel; la mer gazouille et fait sa cour a la lune, et un chanteur mélancolique entraîne sa guitare. Elle me dit:

- « Tu sais, je ne veux pas flirter avec toi.»

Je ne dis rien et la ramène vers le groupe de nos amis. Anne me demande:

- « Tu es triste?»

Je lui souris:

- « Et de quoi diable?»

 

 

Anne me court après; à quel sorte de partage étaient arrivées ces deux filles?

 

- « Tu sais, me dit-elle, elle est vexée; elle pensait que tu insisterais. C'est curieux, tu l'as vexée.»

J'embrasse Anne et fais le fou. On me trouve drôle et sympathique.

 

Le train s'arrête. Dijon. C'est la petite aube, l'obscurité encore humide. Un frère et sa sœur descendent, encombrés de valises. Un groupe d'étudiants leur dit adieu. Je n'avais pratiquement pas parle à Valérie pendant le reste du séjour. Je lui fis la bise. Une ovation salue leur départ et l'ébranlement du train me rejette dans le sommeil.

 

 

Paris. L'automne. Je suis malheureux.

Paris. Il pleut. J'étudie et je fais des poèmes.

Paris. Eté. Je passe des examens en pensant à elle, je suis reçu pour elle.

D'autres villes, d'autre lieux, d'autres visages; partout je la retrouve, je la cherche, je la voie, nulle fille ne trouve grâce a mes yeux.

New York, Montréal, Québec. Je fais de la raquette sur les plaines d'Abraham et me prends de passion pour ce pays ou le ciel est plus grand qu'ailleurs.

Je rentre en France. Trois ans encore. De travail, de flirts, d'aventures sans lendemains, de conquêtes, de ruptures.

Un jour je prends mon téléphone.

 

 

un oiseau migrateur

Je fouille dans ma poche et en tire mes clés de voiture. Je claque la portière; contact; je suis chez moi. Pas besoin de se parler, ce dialogue ave soi-même qui aide dans les grands moments. Pas de grand moment. Pas même de décision, simplement une évidence qui guide mes gestes l'un après l'autre. Un jour l'action précède la réflexion, et l'on agit comme si tout avait été pesé, pensé, décidé depuis longtemps. Nous devenons tous un jour ou l'autre un oiseau migrateur, poussé par le seul instinct, faisant des choses absurdes, pour le plaisir de revoir le soleil.

 

Je prends huit jours de congés pour raison de famille, je pousse une valise dans un coin, la clé , la portière, je suis en plein rituel, mais je l'aime bien. Cle, portière, contact, c'est parti. Mieux encore, il pleut. Il pleut, et regardant avec des yeux profonds qui ne signifient rien les Parisiens courir sous la bruine, je pousse le chauffage, j'allume la radio, cloc , c'est ce bruit que j'aime bien, cloc , je mets fip, clic cloc, ma voiture c'est mieux qu'un royaume: c'est le colt du cow-boy. Cloc, cloc, j'arme. Cle, portière, contact, j'irai volontiers acheter le Monde au Drugstore et patauger dans la boue pour pouvoir courir, courir, sauter un obstacle ou une marche, ou tout un escalier comme dans ces fuites des cauchemars de mon enfance, courir, sauter et vite, clé, portière, contact, sauvé, je suis chez moi.

 

Il était huit heures trente. Je décidai de m'arrêter à dix heures pour prendre du café dans de grands pots fumants avec des masses de croissants. A dix heures je m'arrêtai effectivement pour faire le plein et prendre au distributeur un express que je trouvai froid.

 

Il pleuvait, il faisait froid, je trouvais détestable une campagne que j'aurais du trouver admirable, et sans savoir pourquoi je pris un auto-stoppeur qui ne dit mot pendant deux heures. Je me méfie comme de la peste des auto-stoppeurs. J'espère toujours que l'un d'eux m'apportera l'aventure, et je crève de peur des que j'entrouvre la portière d'être pris au mot. Je me débarrassai de l'intrus a Chalons et remis la radio. Barbara me donna du vague a l'âme. Qu'est-ce que je faisais-la sur cette route humide a courir après des souvenirs dont en fait je me moquais bien. Avais-je l'age des souvenirs, ou passerai-je toute ma vie entre la fuite et la chasse aux fantômes?

 

grenobleries

Tôt le lendemain matin j'étais devant chez elle et commençait l'attente. Evidemment ce n'était pas très habile de faire le guet comme un voleur. De toute façon je savais où la trouver, et l'apercevoir à l'aube ne m'apportait rien de plus sinon une continuité certaine dans mon personnage et sa façon de faire. Mais l'attente est plus qu'une habitude, beaucoup plus qu'un espoir: le sacrifice nécessaire à la réalisation des grandes choses. Le hasard et l'attente sont deux vieux compères, deux vieux amis, complices dans le merveilleux et l'incertitude. Pour eux nous avons tous fait des pèlerinages. Combien d'heures passées ainsi à attendre des gens qui ne sont jamais venus et n'ont même pas soupçonné une présence. Mais je sentais que ce jour-là me laverait de tous les autres, et je voulais, comme un voleur, soutirer à cet instant quelques images fugitives, précieuses comme un diamant.

 

Il ne pleuvait pas, mais l'air sentait bon l'aventure et la tristesse; je mis les mains dans les poches comme je l'avais vu faire, je relevai le col de mon imperméable comme dans les films, et je croisai des gosses trébuchant sous leur gros cartable; cela je l'avais fait aussi.

Et puis je la vois, est-ce possible? Est-ce elle qui hésite, fouille dans son sac, monte une Austin rouge et s'éloigne rapidement? De loin je l'ai à peine vue; je n'ai pas osé la suivre.

 

J'attendis un long moment. Le temps de respirer. Le temps d'une cigarette que je regardais se consumer sans bruit. J'attendis encore un peu, le temps de réfléchir et de ne penser a rien, autant de jeux que j'affectionnais. Je me regardais vivre, je le savais, mais me disais qu'au moins j'étais au spectacle pour pas cher.

J'étais à la fois mon auteur et mon interprète, comme tant d'autres sont à la fois leur propre victime et leur propre bourreau.

Je traversai sans regarder la rue déserte, ressentis un frisson auquel je répondis par un sourire. Le spectacle était bon, et après tout, devant l'éternité, cela seul importait. Je pouvais tranquillement prendre un crème et des croissants en écoutant sur le zinc une ville que je ne connaissais pas.

 

A dix heures j'arrivai devant l'hôpital. L'air était sec, un drapeau claquait au vent et je pensai qu'il ne manquait plus qu'un air d'opéra. Je rentrai dans ma voiture, trouvai un opéra et pris le temps de savourer la mise en scène. Je souris, puisque je devais faire cela aussi, et, tout à mes pensées confuses, traversai à pied la cour de l'hôpital, non sans avoir renversée une vieille qui sortait a reculons. Je m'excusai, fus ravi du tout, de tout et de moi-même, et franchis d'un bond les quelques pas me séparant de la réception.

 

- « Le docteur Valérie xxx… s'il vous plait.

 

… … ..

 

 

- « Salut, fit-il»

Elle hésita moins d'une seconde, ce bref passage a vide qui vous emmène à des années lumières et vous fait revenir avec force, à peine le temps d'un éclair, mais il s'en aperçut. En dix ans il avait changé. Et puis il en était sûr elle ne se souvenait pas de son nom … . bientôt j'oublierai ton nom…

- « Salut Ferdinand»

Il l'avait aimée pour ça, parce qu'elle refusait de se laisser surprendre, parce qu'elle rendait coup pour coup, parce que c‘était une gagneuse.

- « C'est toi qui avais rendez-vous?»

- « Qui d'autre?»

- « Viens, entre, dit-elle en le faisant pénétrer dans son bureau, une salle de consultation toute blanche, anonyme, terrifiante… .. te souviens-tu la Grèce?

Ils parlèrent peu ce matin-la. Il voulait à dessein laisser une impression d'inachevé. Elle s'était mariée, un brillant ingénieur, une fille, une vie sans histoire, bien remplie, et son métier qui la passionnait. Il ne demanda pas les raisons de cette passion, mais il s'en doutait un peu, prétexta un rendez-vous d'affaires, et l'invita à déjeuner. Elle accepta sans hésiter.

 

Il passa le reste de la matinée à vagabonder comme un conquérant. Quand vint l'heure du déjeuner, il passa chercher Valérie a l'hôpital. La voyant venir de loin, il la jugea petite et provinciale, et se souvint que déjà le matin il s'était ennuyé. Courage, pensa-t-il, dans quelques heures il pourrait trouver d'autres alibis à sa solitude, et jouer à l'homme libéré comme il avait pendant tant d'années et avec tant de délices donné son personnage captif.

 

Il s'était renseigné sur les restaurants et avait retenu une table a la Poularde Bressanne. Elle pensait qu'il était en voyage d'affaires, et il s'était nonchalamment gardé de la détromper. Ils parlèrent de Grenoble et d'elle, et peu de lui, et de psychiatrie puisqu'il était comme elle passionné du sujet, ils évitèrent les problèmes économiques, ce qui le rassura, et il commanda pour elle une glace comme il se rappelait qu'elle les aimait. Au café ils avaient fait le tour des questions immédiates. Il avait aux lèvres un sourire amusé, et il pensait qu'elle ne manquait pas d'esprit, ni de goût, ni de jugement. Mais pas de quoi fouetter un chat pendant dix ans.

 

- « Tu es une drôle de souris, lui dit-il.»

- « Dois-je prendre ça pour un compliment?»

Il fit la moue.

Il ne lui fit pas la cour, ne fit pas étalage d'une galanterie que d'ailleurs il ne possédait pas, il se montra un peu rustre, sans être brutal, et remplaça la politesse par la distinction; il regarda même avec des éclairs de malice quelques jolies filles dans des jeans trop serrés.

Quand il la regardait, ses yeux rivés à son visage, elle ne baissait pas les yeux, ce qui le surprenait, l'agaçait et le ravissait tout à la fois. Quand elle parlait, il écoutait. Et quand elle ne parlait pas, il l'écoutait encore. Il avait un peu l'impression de la traiter comme un garçon, mais il l'aida pourtant à tirer sa table pour sortir et à mettre son manteau.

Devant l'hôpital elle lui dit:

- « Quand pars-tu?«

- « Bientôt, demain. «

- « Veux-tu venir dîner ce soir, tu connaîtra Serge.»

 

Valérie avait du goût, Serge était un garçon sympathique. Un peu tranché peut-être, ce qui tranchait avec les scrupules d'intellectuel que l'on cultivait à Paris.

Paris m'aida beaucoup. Quoiqu'on dise, la province est encore complexée. A tort pensai-je, mais je m'en réjouis et jouai cette carte avec désinvolture. Serge me trouva très bien.

Valérie avait du goût, et j'avais de la chance: Serge partait pour huit jours. Je proposai de le conduire, mais il m'avoua préférer le voyage en avion.

 

Le lendemain j'appelai l'hôpital et demandai Valérie.

- « On déjeune ensemble?»

- « Mais je croyais que tu partais?»

- «J'ai téléphoné à Paris; je dois être à Marseille dans deux jours. Plus question de rentrer; j'irai directement d'ici. Je passe te prendre à midi trente, ça te va?»

- « Plutôt midi», ajouta-t-elle, comme pour donner une touche personnelle même à une heure de rendez-vous, et même s'il devait lui en coûter.

 

Elle me rejoignit dans un petit restaurant, et m'avoua qu'elle avait fait des miracles pour être a l'heure. J'avais vu juste.

- « Comment fais-tu?»

Elle me regarda en souriant. Je continuai:

- « Ne jamais s'aligner, cultiver sa différence, marquer tout de sa griffe, tu as donc si peur de ne pas exister? Et pourtant le faire sans passion, pas comme ces filles que j'ai pu rencontrer, américaines hystériques dont je porte encore la trace des ongles sur ma peau, italiennes exaltées, françaises de mélodrame. Tu cultives ta différence comme on cultive son jardin, avec amour mais sans brusquerie, avec patience, avec douceur. Tu dois laisser ton empreinte sur tous tes malades, et ton sourire doit les marquer aussi sûrement qu'un fer rouge. Comment fais-tu?

- « Je commence par regarder, par écouter. Tes petites hystériques ne savent pas faire cela. Si mon regard se pose sur toi, tu m'appartiens. Et si je pose ma voix sur toi, tu ne peux plus t'échapper.

 

A la table voisine un couple un peu triste nous écoutait. Ils avaient trente ans, un peu moins peut-être, et puisqu'ils nous écoutaient parler, je les regardais vivre. J'étais devenu chasseur d'images, et je les regardais se consumer, silencieux et déserts, comme ces arbres morts qui n'attendent plus rien du ciel. Déjà tristes. Sans la force d'essayer de plaire; sans encore la tendresse des vieux couples; vides; ils étaient vides; et lorsque, solitaire, tel un vieux lion malade prisonnier de sa cage, j'errerai en maugréant, ces heures de solitude, ces heures dures où le doute se mêle au désespoir pour donner ces sentiments proches de l'amertume, ces heures me paraîtront toujours moins dures tant que je conserverai quelque part l'image jaunie de ce vieux de trente ans et de sa compagne d'infortune.

 

Paresse

 

Paresse, paresse encore.

Ici devrait s'inscrire un grand passage qui serait le récit d'une petite aventure. On pourrait en particulier y retrouver les quais de Grenoble et des promenades romantiques enveloppées de montagnes. On y trouverait aussi des passages d'un autre style. Plus sexy.

En effet j'avais décidé de prendre ma revanche sur ce qui s'était passé dix ans auparavant et savais que je ne serai totalement libéré qu'à ce prix.

Il fallait donc la séduire et puis l'abandonner. La prendre comme un fruit d' été, comme une offrande, la conquérir pour la difficulté, la séduire pour pouvoir laisser mes yeux vagabonder sur elle et la rendre captive et lui donner la vie et la regarder comme on regarde Marie, et lui raconter des histoires qui n'existent pas, et la faire boire enfin, qui ne buvait jamais, et la faire rire aussi. Et puis l'abandonner avant qu'elle m'abandonne et fuir au plus profond d'un splendide isolement.

 

Mais voilà je suis comme ces chasseurs qui arment leur piège et ne viennent jamais voir si quelque animal y est tombé. Je préfère la chasse a la prise, je préfère entre tous le premier acte, les préparatifs, et, comme Goethe, dans la jouissance je regrette le désir. Alors point de récit; point de bavure; le reste de la semaine appartient au secret.

Mais Valérie fut conquise, et puis Serge revint; et je sentis qu'il fallait comme l'oiseau trouver d'autres rivages. Quand fut le dernier soir elle me dit adieu, je lui dis bonsoir et lui remis un mot. Je partis aussitôt.

 

« Le hasard, Valérie, toujours le hasard, et l'amour du passé. Par hasard je t'ai connue, par malheur je t'ai aimée, par ma faute je t'ai perdue; par rêverie, par défi, par un reste d'adolescence je t'ai retrouvée. Par malheur je t'ai aimée. Par hasard Serge partait. Par désœuvrement tu m'as pris; par goût de l'aventure, parce que j'arrivais au bon moment, au bon endroit, parce que j'arrivais là par hasard. Tu m'as pris par médication: tu es un bon psychiatre. Trois ans de mariage valent bien une pause. Tu m'a pris avec confiance, dois-je en être honoré, sachant qu'avec moi la pause serait courte. Tu as eu en une semaine et un peu Paris, et ton adolescence retrouvée et une aventure. Well done. Je suis mat et beau joueur. Et peut-être guéri. Adieu. «

 

Il roulait vite, il était tard, il regardait avec ironie les grands arbres qui bordaient la route et se perdaient vers lui en sifflotant le vent; il goûtait la solitude de la route, et il aimait ses grands phares qui balayaient tout et construisaient pour lui un nouveau royaume. Il mit la radio et le CLOC CLOC familier lui plut. Il évita les yéyés et choisit les violoncelles de Fauré. Les arbres lui semblèrent encore plus grands et plus penchés, et le vent devint son ami. Il fut envahit d'un flot de tendresse; pour lui-même, pour lui. Et il essuya en souriant une larme venue la par hasard.