- Et dire que quand j'étais gosse je voulais être acteur de
cinéma, dit Patrice.
- Ah oui, c'est curieux fit Georges. Moi je voulais être
commissaire de police. Pourquoi acteur ?
- Pour la vie facile sans doute; et parce que je souhaitais déjà
pouvoir me contempler avec un sourire de béatitude. Demande-moi
plutôt pourquoi je ne suis pas devenu acteur. Après tout c'est ça
la bonne question. Pourquoi ne devient-on pas pompier, flic ou
clown plus souvent?
- Il est vrai que si on m'avait dit que je deviendrai cadre, et
dans une banque en plus, ma jeunesse en eut été bien assombrie,
répliqua Georges. Et pourtant ne fait-on pas tout moitié par hasard
et moitié dans la contemplation d'images où l'on se reconnaît. En
fait je me suis toujours vu banquier; mais j'en avais seulement une
autre image. Tiens c'est comme cet attaché-case; je l'ai acheté il
y a huit ans lorsque j'ai commencé l'inspection à la Société
Générale. Je me voyais sautant d'un avion à l'autre, vêtu d'un
complet gris très strict, et muni en permanence dans mon
attaché-case d'une chemise et d'un rasoir. La réalité était plus
scolaire, plus militaire.
Il acheva de fermer sa mallette, et enfila un manteau.
- Viens, je te dépose si tu veux.
Il éteignit la lumière de son bureau, et ils quittèrent ensemble la
Banque du Sud,
(plus tard ce soir)
-Et vous avez toujours rêvé d'être banquier?
- Oh non! Quand j'étais gosse je voulais être commissaire de
police.
Vous voyez j'ai mal réussi. (rires)
Georges Melliand s'endormit dans ces rires de cette interview
imaginaire. Il se permettait ces phantasmes de temps en temps,
lorsque la journée avait vraiment été trop rude et qu'il sentait
que le sommeil ne viendrait qu'avec peine. Enfant il rêvait
beaucoup; et puis il s'était découvert homme d'action; et à
quarante cinq ans il occupait le poste envié de secrétaire général
d'une des plus grande banques françaises. Il avait sous ses ordres
trois cents personnes, qui toutes lui témoignaient estime et
respect, et il avait une part non négligeable de pouvoir dans cette
organisation complexe qu'était la Banque du Sud. Mais il n'en était
malgré tout qu'un des rouages; il n'avait pas le pouvoir, tout le
pouvoir, c'est à dire le frisson qu'éprouve l'araignée au centre de
sa toile; on ne le voyait jamais dans les interviews des journaux,
et si son salaire pouvait faire pâlir les hauts fonctionnaires et
nombre de PDG, il ne lui était jamais qu'une consolation.
Il s'endormait souvent en prenant la main de sa femme, et ce
contact l'apaisait et lui faisait trouver un sommeil d'enfant. Il
l'avait choisie jolie; cela seul lui importait; qu'elle fût là et
qu'elle fût belle. Et il savait qu'autour de lui on l'enviait;
surtout alors, quand il avait vingt cinq ans et qu'elle en avait
vingt, et qu'elle était si désirable.
''Comment un petit bonhomme comme ça peut-il avoir une femme
pareille ? " Il savait qu'on avait dit cela, et il se
réjouissait qu'on le dise encore.
Il se réveilla au milieu de la nuit en songeant à une erreur qu'il
avait faite dans le rapport sur les réalisations sociales de sa
société, qu'il devait rendre le lendemain à son Président. Il se
sentait mal à l'aise, angoissé; pourtant cette erreur, il allait la
corriger dès le matin. Peut-être alors était-ce à cause de sa fille
qui arrivait à l'âge des flirts, et qui avait l'air si malheureuse
ce soir. Ce qui est terrible c'est l'irréparable. Le définitif est
comme un mauvais rêve dont on n'arrive pas à s'éveiller, et les
histoires d'amour ont toujours ce goût d'irréparable. Georges
Mélliand songeait qu'un de ses neveux avait voulu se suicider pour
une histoire d'amour. Pauvre Ferdinand; si seulement il avait pu
lui parler; il l'aurait convaincu d'attendre; et attendre c'est
déjà la vie qui s'accroche. Mais il n'avait jamais été très proche
de ses neveux. Et pourtant la mort rapprochait les êtres qu'elle
voudrait éloigner. Il avait été angoissé par la tentative de
Ferdinand. Peut-être arrivait-il à l'age où il y avait en lui un
peu plus de mort que de vie. Il songeait aussi que les grandes
histoires d'amour ont toujours me dimension tragique. L'Ecume des
jours ou Love story ne valaient que par la mort prématurée de
l'héroïne. Mais songe-t-on seulement au destin de ces couples s'il
leur avait été donné de vieillir ensemble. Irracontable,
Epouvantable.
Georges Mélliand voyait des images curieuses de gens qui défilaient
en criant L'Ecume des jours, l'Ecume des jours. C'est L'Ecume qu'il
faut lire ? demanda l'un d'eux. Oui , oui, c'est l'écume,
c'est l'écume. L'écume sociale irréparable qui tourne comme un
manège. Après tout devint flou et Georges Mélliand se réveilla
tôt.
C'était une vieille habitude. Une contrainte qu'il s'imposait
par une sorte de puritanisme; l'avenir est à ceux qui savent
surprendre les autres dans leur sommeil; et il avait vécu ainsi
constamment, entre ces maximes du passé et sa conquête de l'avenir.
Avenir. A venir. Et si rien ne venait jamais.
Qu'importe, d'ailleurs, c'était presque devenu un plaisir, se lever
quand tout est endormi, être seul sans être seul dans cette maison
où il fait bon rôder, et se sentir plein de puissance. Georges
Mélliand emportait chez lui des dossiers qu'il lisait jusque très
tard, et il arrivait à son bureau peu après huit heures. Pourtant
il pouvait encore glaner presque une heure le matin, pour lui cette
fois, son heure, pour regarder la nuit disparaître de sa rue, ou
simplement écouter son pas heurter le silence de sa maison et y
trouver des raisons de se plaire.
Il prenait sur lui; c'était plus qu'une habitude: une tentation. Il
usait ce corps, ne lui accordant que de vagues répits, de courtes
tendresses, il ne souhaitait pas vivre vieux. Il était plutôt
avare, et sa secrétaire qui lui faisait à l'occasion quelques
achats devait souvent lui réclamer son dû; mais il se donnait sans
compter, peut-être parce qu'il n'avait pas alors l'impression de
donner.
Il était dans une prison dorée, une chaîne d'habitudes, et il y
était attaché comme un esclave à son maître. Il parcourait tôt les
rues de Paris, et il garait sa voiture dans l'un des dix
emplacements réservés a la Direction. Direction, mot subtile aussi
évocateur pour lui que les Caraïbes. - Oui nous y sommes allés,
mais finalement il faisait trop chaud, je préfère la Baule - Il
faisait partie des Directeurs, et il lui semblait que jamais il
n'avait eu moins de pouvoir sur les choses. En apparence, en
paroles, pour les autres, il était le pouvoir, et il maintenait
cette fiction. Il était craint et respecté. Parfois une succursale
avait mauvais moral. Alors il prenait l'avion et il débarquait.
Souvent cela suffisait. Etre là. D'autres fois il fallait prendre
des décisions, mais quel jeune étudiant, quelle secrétaire avisée
n'aurait pu prendre les mêmes. Il attachait d'ailleurs beaucoup de
prix aux conseils de sa secrétaire, et il devait reconnaître que
Mademoiselle Paqui avait souvent raison. Alors, quel pouvoir?
Ii fit un salut amical au jeune gardien en uniforme à l'entrée de
la banque. Ce jeune homme lui paraissait très éveillé; il n'était
en poste que depuis quelques semaines, et il avait déjà remarqué
qu'il savait traiter les problèmes avec sang-froid et courtoisie.
Il faudrait qu'il fasse quelque chose pour lui. Un peu de formation
et on pourrait peut-être l'envoyer à Marseille qui réclamait à
grands cris un chef de sécurité. Voilà peut-être où était son
pouvoir.
- Madame Charmante, voulez-vous dire à Monsieur Mélliand de venir me voir.
C'était ainsi; pour que le Directeur Général parvienne à voir son
Secrétaire Général, il ne fallait pas moins de deux intermédiaires
et de longues palabres. Madame Charmante allait appeler
Mademoiselle Paqui, et lui dire d'un ton sans réplique que son
patron était immédiatement convoqué chez le Directeur Général.
Comme toutes les bonnes secrétaires, Mademoiselle Paqui allait
prendre sur elle et pour elle ces rapports de subordination. Dans
un sens c'était elle que Madame Charmante faisait monter et
descendre à son gré. Mais elle l'attendait au tournant la vieille;
elle avait elle-même pas mal de pouvoir, et à défaut elle passerait
sa frustration sur d'autres.
Elle entrebâilla la porte de son patron, et passa une tête:
- Monsieur de Marsouille souhaiterait vous voir, Monsieur, quand il
vous plaira, mais je crois que c'est urgent et que le plus tôt
serait le mieux.
Georges Mélliand renvoya son collaborateur et sortit précipitamment
pour aller voir son Directeur Général. Ce denier était installé à
l'autre extrémité du bâtiment, et sur son chemin le Secrétaire
général pouvait saluer beaucoup de monde et s'intéresser aux
affaires des uns et des autres. Il attachait beaucoup d'importance
à ces poignées de main, ces contacts superficiels qu'il avait
baptisé animation, rentrer dans les bureaux, droit comme un i, et
semer un peu de satisfaction quand se penchaient vers lui les
confidences et les préoccupations, et il repartait, certain d'avoir
laissé dans ces couloirs un peu de sa présence, une aura
mystérieuse, qui arrêterait le temps le temps d'un long moment,
jusqu'à ce que descende et puis s'évanouisse ce halo sympathique,
comme un parfum de femme. Et pour ces moments-là il croyait aux
relations humaines, et croyait en être un spécialiste, comme si
manger, dormir et se serrer la pince devait pour être bien
s'apprendre dans les écoles.
Il passa voir Madame Charmante, car il était convenu une fois pour
toutes dans cette banque, sans que cela fut dit ou figurât le moins
du monde dans un quelconque manuel de procédures, qu'un subordonné
devait toujours s'annoncer, l'hommage du vassal en quelque sorte,
et les secrétaires en tiraient là un pouvoir proche de la
jouissance, qui agissait sur elle comme une drogue. Georges
Mélliand ne résumait-il pas ainsi son ambition: ‘' que plus
personne ne puisse pénétrer dans mon bureau sans frapper‘'.
M.de Marsouille arbora un grand sourire et lui fit signe de
s'asseoir.
- Georges, il s'appelle comment votre agent de change ?
- Nourry. Mais vous comprenez qu'il trahit un secret professionnel,
et j'aimerais mieux qu'il ne soit jamais question de lui. Nous
faisons avec lui un faible volume d'affaires; mais nous déjeunons
ensemble de temps à autre; c'est un vieille relation; je lui ai
rendu des services dans le temps.
- Et il est en train de nous le rendre au centuple. Après ce que
vous m'aviez dit l'autre jour j'ai fait une enquête; il n'y a pas
de doute; quelqu'un essaie de ramasser notre titre. Il y va
prudemment pour ne pas le faire monter et éveiller les soupçons;
parfois même il doit en vendre un peu pour que le titre baisse;
mais en fin de compte il doit en détenir un bon paquet. Peut être
un spéculateur. Peut être plus grave. On pourrait imaginer que
quelqu'un essaie de prendre le contrôle de la Banque du sud. On va
surveiller la chose de près. Mais si je vous ai fait venir Georges,
c'est pour une autre affaire; vous savez que nos frais généraux ont
augmenté de 27%, et le Président est très inquiet.
- Il l'est toujours quoiqu'il arrive, dit Georges en souriant.
Jean-Bernard, vous savez bien que ces 27% s'expliquent le plus
aisément du monde par l'ouverture de trois nouvelles succursales,
dont celle de Rouen.
- Je sais bien Georges. Mais le Président est tombé, Dieu sait
comment, sur une commande de trois cents paires de ciseaux. Nous
sommes huit cents, Georges; trois cents paires de ciseaux ça fait
beaucoup.
Georges Mélliand ne dit rien; ses yeux devinrent des pointes; tout
son visage se rétrécit en un instant.
- Mademoiselle Paqui, appelez-moi François Duval.
Peu après le collaborateur de Georges Mélliand entra dans le
bureau.
-Monsieur Duval, commença Georges, essayez donc de savoir où
passent les paires de ciseaux dans cette banque, puisque c'est cela
seulement qui intéresse notre Président.
Cependant Georges Mélliand se mit au travail; ces mouvements
boursiers sur le titre de la Banque du Sud l'inquiétaient, et
puisque c'était à lui qu'on devait l'information, on allait
sûrement lui demander son avis. Quand on aurait fini de s'occuper
des ciseaux! Il faudrait alors qu'il propose un plan. Prévoir les
questions, tout le secret est là. Il mit quelques idées sur le
papier au lieu d'aller déjeuner, car tout de suite après c'était
déjà la ruée des téléphones et des rendez-vous.
- Lisbonne Monsieur
- Oui, je prends.
Des frais importants avaient été engagés pour l'ouverture d'une
succursale et la nouvelle situation politique rendait impossible la
réalisation de ce projet. Il fallait négocier le retrait des fonds,
récupérer ce que l'on pourrait, et garder pourtant de bonnes
relations avec les autorités. On ne sait jamais. Demain tout peut
changer. Et c'était cela son rôle, régler les problèmes, faire
avancer les choses.
- Monsieur Mélliand votre fille.
- Oui je prends.
- Papa, papa chéri … .
Il imaginait sa fille à l'autre bout de la ligne, en jeans,
accroupie sur un tapis, ou portant au contraire une robe
sophistiquée, mode, très mode, jeune fille téléphonant à son père,
fière de lui, et il savourait cette fierté comme un miel qui ne
fondrait jamais.
- Monsieur Volcano vous appelle.
- Dites-lui que je ne suis pas là. Je rappellerai. Est-ce que
Monsieur Robert est là ? Oui, alors faites-le entrer.
Au fond, de tous les syndicalistes c'était Robert qu'il estimait le
plus. Ce qui ne l'empêchait pas de le combattre avec acharnement.
La montée syndicale le préoccupait. Quarante cinq mille militants
CGT avaient été formés dans des stages syndicaux à susciter des
conflits, et à les gérer. Combien de patrons avaient été formés à
la dialectique syndicale ? Pas même une poignée. Pourtant
Georges Mélliand respectaient ces hommes, qui lui rendaient la vie
difficile, mais qui avaient en commun avec lui ce besoin de
pouvoir.
De toute façon la Banque du Sud avait une politique sociale
avancée; le personnel était bien payé; le travail à la chaîne avait
disparu même dans les secteurs des back office, et il n' était pas
rare de voir un employé critiquer un Directeur sur un problème de
travail. On était loin de ces temps où les ouvriers enlevaient leur
casquette devant le patron.
Dans ces conditions Robert était un peu désarmé. Et il faisait
beaucoup de formalisme, ce qui agaçait Georges Melliand.
- Vous ne m'avez pas prévenu pour le vote sur les horaires libres.
Conclusion, c'est vous seul qui avez dépouillé les réponses , sans
contrôle syndical.
- Ecoutez Monsieur Robert, il y a eu 80% de oui. Ce n'est pas en
trichant qu'on obtient des proportions pareilles. Je croyais qu'à
la CGT vous étiez réalistes et évitiez les conflits de pure forme.
Excusez-moi dit-il en se penchant vers l'interphone.
- Monsieur on vous rappelle de Lisbonne.
- Une seconde, je suis occupé.
- Alors c'est entendu Monsieur Robert, faites un second vote.
Georges Mélliand avait bien manoeuvré, car ces batailles de
procédures écoeuraient les employés pour qui les problèmes de
pouvoir syndical se posaient moins que leur propre pouvoir, sans
oublier le pouvoir d'achat. Il y aurait au moins 90% de oui au vote
du lendemain, et Robert serait affaibli pour un mois ou deux.
- Lisbonne Monsieur
- Oui , oui , je prends.
L'affaire de Lisbonne à peine réglée, Mademoiselle Paqui fit
irruption dans le bureau l'air catégorique
- Mademoiselle Vauban vous attend depuis un bon moment,
Monsieur.
- Qui est donc cette demoiselle Vauban ?
- Mais si Monsieur, je vous l'ai déjà dit. Elle avait rendez-vous
avec votre adjoint pour les problèmes de formation, M. de La Tour;
mais il est absent aujourd'hui et il avait demandé si vous pouviez
la recevoir à sa place.
- Oui, je me rappelle. Eh bien faites-la entrer.
Elle était jolie, et il en fut surpris; la Banque n'offre guère de
compensations sur ce plan là. Il lui donnait trente ans, et
s'étonnait de sa tenue, inhabituelle dans une banque sérieuse, un
jean et un blouson qui s'harmonisaient pourtant parfaitement à de
longs cheveux blonds.
Elle lui vanta les mérites de la société de consultants qui
l'employait, et parla longuement des actions de formation pour la
maîtrise et pour les cadres, tous produits que l'on trouvait
couramment sur le marché. Georges Mélliand resta poli, mais un peu
excédé tout de même d'avoir perdu une heure quand le problème des
mouvements boursiers sur le titre Banque du Sud le préoccupait.
Mais déjà la jeune fille prenait congé
- Merci donc pour votre accueil, et excusez-moi encore pour ma
tenue, mais je ne me déplace qu'en moto.
Pourquoi éprouva-t-il le besoin d'ouvrir sa fenêtre et de respirer
un peu? Il se dit plus tard qu'il valait mieux pour lui rester rivé
à son bureau et protéger sa vie d'un rempart d'habitudes. Mais
c'était déjà trop tard. Il la voyait s'éloigner cheveux au vent,
sur cette moto folle, sur cette moto blonde, fière, superbe, et
elle était fille et garçon,et elle était tant de regrets, tant de
désirs, inavoués, tant d'érotisme. Il allait lui aussi s'acheter
une moto, et il retrouverait lui aussi ses vingt ans, et il avait
envie brusquement de cette fille, sur sa moto, casquée, bottée,
cheveux au vent, libre, si libre, envie d'être derrière, mains sur
ses hanches, blouson et casque rond, avec leurs rires entremêlés,
un homme, un vrai.
C'était comme un film de Lelouch, il sentait que venait de
commencer une séquence en couleurs après une vie en noir et blanc.
Il fut triste toute la journée.
- Passez-moi notre succursale de Rouen, mademoiselle Paqui, et
retenez-moi une chambre pour les nuits des mercredi et jeudi en
quinze.
-Entendu Monsieur. Par ailleurs le Président souhaiterait vous
voir.
Le Président de la Banque du Sud semblait inquiet. Il l'était
d'ailleurs constamment; il était l'ombre de son angoisse, il ne
vivait que pour elle, il l'alimentait; c'était un couple bizarre le
président et son angoisse, un vieux couple qui ne peut plus se
supporter, et ne saurait non plus vivre l'un sans l'autre.
- Monsieur de Marsouille m'a mis au courant de ce que vous avez
découvert au sujet de notre titre. Qu'en pensez-vous au juste 7
Georges Mélliand regarda le plafond comme s'il cherchait
l'inspiration puis il se lança :
- Je crois, Monsieur, qu'une société est en train d'essayer
d'acquérir une participation importante dans la Banque du Sud. Peut
être même la majorité. Imaginons que cette société fasse une
O.P.A., c'est à dire offre publiquement d'acheter toute action de
la Banque du Sud à un cours supérieur de 10 ou 20 % au cours
actuel, beaucoup de petits porteurs se laisseront tenter. Et si
cette société a déjà un bon paquet d'actions de la Banque acquises
au cours des dernières semaines, l'opération a de bonnes chances de
réussir. Avec les conséquences que l'on sait: changement de
Direction, débauche probable de personnel, etc.
- C'est sans doute assez juste. Comment éviter cela?
- Eh bien une Offre publique d'Achat, c'est un peu la guerre au
niveau des sociétés; et la meilleure défense dans une guerre, c'est
l'attaque.
Notre adversaire je le connais , grâce à un agent de change de mes
amis. C'est un holding financier à qui sa croissance récente a fait
un peu oublier les règles de prudence et de courtoisie les plus
élémentaires. Il s'agit de la SIVACO.
La première chose à faire est de gagner du temps. Annoncez tout de
suite une substantielle augmentation du dividende versé à nos
actionnaires et couplez-la avec une émission gratuite d'actions; le
cours boursier s'envolera et les calculs de nos adversaires seront
déjà perturbés pour quelques temps. Si ça ne suffit pas, on peut
demander à l'un de nos actionnaires, nous en connaissons
suffisamment, d'intenter une action contre nous auprès de la
Commission des Opérations de Bourse. Les mauvais prétextes ne
manquent pas, et cela peut amener la Commission à interdire toute
opération importante sur notre titre pendant six mois.
Pendant ce temps que tous nos gérants de fortune gonflent leurs
portefeuilles de titres SIVACO. Demandez aux Présidents des
sociétés de notre groupe et des sociétés amies d'en faire autant;
nous pourrons détenir très vite 15 à 20% des actions de la
SIVACO.
Rachetons par ailleurs la Société Européenne d'Investissements,
société de portefeuille sans aucun intérêt, sinon qu'elle détient
10% d'actions de la SIVACO depuis très longtemps. Cette opération
peut se faire sans éveiller l'attention; il suffira de dire que
nous voulons créer une grande société de portefeuille ouverte au
public par regroupement de diverses petites sociétés.
Nous aurons alors presque 30% des actions SIVACO; c'est à dire
assez pour les dissuader de faire leur opération. Bien plus, nous
serons en mesure de tenter une O.P.A. sur leur propre titre! Or
vous savez que la SIVACO est fortement implantée dans le secteur
des assurances, et ce serait pour nous l'occasion rêvée de prendre
pied dans le secteur. Sans compter que leur Direction est
pléthorique, et que ce serait là l'occasion de sérieuses économies.
C'est une bonne affaire la SIVACO, vous savez, et nous l'aurions
pour rien, puisque pour la payer nous nous bornerions à émettre un
peu plus de nos propres actions. Je me charge de faire paraître
d'ici là des articles montrant que les entreprises comme la SIVACO
gagnent beaucoup d'argent sans profit ni pour leurs assurés, ni
pour leurs actionnaires, ce qui leur attirera la méfiance du
public. Et vous savez combien dans ce domaine c'est important le
public.
Une dizaine de jours avaient passé, et la Banque du sud avait
repris l'offensive. Les nouvelles concernant l'augmentation du
dividende avait fait bondir le titre, et les achats massifs avaient
provisoirement cessé comme si, de l'autre côté, un peu
décontenancé, on refaisait les comptes.
Le Secrétaire Général appela sa secrétaire et lui donna son rapport à taper. Le principe était simple il fallait d'abord convaincre les actionnaires qu'une action de la Banque du Sud était pour eux un meilleur investissement qu'une action de la SIVACO. Il suffisait ensuite à la Banque du Sud d'émettre autant de ses actions que nécessaire et de les donner en échange à tout actionnaire de la SIVACO qui lui apporterait ses actions. C'était un peu, au niveau des sociétés, le privilège de battre monnaie, et cela permettrait à la banque de racheter sa rivale sans bourse délier.
- Monsieur Mélliand ? Marie Vauban l'appareil. Avez-vous
pensé à mes propositions pour la formation dans votre
banque ?
- Je ne pense qu'à ça, dit Georges Mélliand distraitement, en
corrigeant une phrase d'une dernière note sur l'OPA. Je vous
propose de venir en reparler; voyons, je suis très pris en ce
moment; disons demain midi trente; nous déjeunerons ensemble.
Il 1'emmena aux Années Trente - Vous êtes donc si vieux ?
demanda-t-elle en souriant - et il obtint qu'on les plaçât dans le
patio à une table ombragée. Il lui parla des années qu'elle n'avait
pas connues, de son métier - "Votre pouvoir,vous voulez dire "
lança-t- elle - et surtout d'elle-même; les jeunes femmes ont
besoin pour vivre du regard des hommes ; et comme le sujet ne
lui déplaisait pas, elle aussi parla d'abondance: les jeunes femmes
vivent une heure et parlent pendant un siècle.
Elle avait été mannequin, mais on lui demandait trop souvent
d'enlever ses robes. Alors, une opportunité, la radio, mais c'est
difficile la radio, même si on prend pour amant un talentueux
journaliste. Finalement elle avait fui et les hommes et leurs
choses et elle avait choisi la formation, pour la liberté, et parce
que de toute façon, avec son physique, elle vendrait facilement
n'importe quoi.
Sans transition, comme si la question lui brûlait les lèvres depuis
un bon moment, et qu'elle venait seulement de trouver en elle assez
de courage, elle demanda
- Pourquoi m'avoir invitée à déjeuner?
- Je pourrais vous répondre que les grandes choses de ma vie ont
toujours commencé à table; mais la vérité est un peu différente. Je
suis fasciné par votre moto. C'est un peu comme si j'avais envie
d'elle
- Ma moto ? Elle se mit à rire
- pourquoi riez-vous? Les femmes soldats ont toujours éveillé chez
les hommes des sentiments étranges; le choc de la douceur et de la
violence; la beauté d'une rencontre qui semble fortuite. Si vous
allez en Amérique, vous y mangerez de la confiture avec la viande,
et rien ne vous semblera meilleur. Dans votre cas c'est la moto.
Vous voir sur cet engin rutilant éveillait en moi des échos. Des
échos tristes d'ailleurs. La jeunesse peut-être. La liberté.
Il réclama l'addition et reprit après un temps:
- Je crois qu'un jour j'essayerai de faire un tour sur une moto.
Elle sauta presque:
- C'est facile, on y va.
- Non je plaisantais; c'est un désir tout intellectuel. Et puis je
n'ai pas le temps; ce soir je dois partir pour Rouen.
- Au fond vous etes bien un Secrétaire Général: vous faites des
discours. Et vous refusez la vie au nom d'une certaine image de
vous. Vous avez donc tellement peur qu'on vous voie, vous le
Secrétaire Général, sur une moto derrière une petite
blonde ?
Ils se faufilèrent entre les voitures et l'air frais lui massait le
visage; il devait la tenir par les hanches, et comme il n'avait pas
l'habitude des motos, il serrait ses cuisses sans savoir que cela
lui procurait, à elle, de délicieuses sensations. Elle ne
s'arrêta
que devant le lac du Bois de Boulogne. "Emmenez-moi dans l'île"
dit-elle.
Et il était couché dans l'herbe, lui, le Secrétaire Général, dans
l'herbe, et il voyait cette fille longue évoluer au-dessus de lui,
et il l'imaginait sur ses chemins rieurs, si sûre d'elle-même,
présente, simplement présente, il eut l'impression de voir la vie
pour la première fois, et il se sentit vieux au passage de jeunes
gens qui le dévisagèrent en souriant, il eut froid; il se sentait
petit, trop petit mon ami; il se releva et la pris par la main.
Ils se vouvoyaient pour qu'une partie d'eux-mêmes reste à jamais
cachée, faute de quoi ils le savaient tous deux, le charme serait à
jamais rompu.
- Où seriez-vous en ce moment si je n'avais été chez vous par
hasard ?
-Je ne crois pas au hasard, répondit-il avec lenteur. Il suffit
souvent de lever les yeux pour trouver d'autres yeux et déceler
dans leur regard la certitude d'un commencement. Il suffit d'être
disponible et le hasard n'existe plus sinon pour l'anecdote. Si je
ne vous avez pas rencontré je serai peut-être très loin sur une
Yamaha.
Il rentra à son bureau en taxi.
Quand il quitta la Banque ce soir-là, un peu après vingt heures, il
avait déjà téléphoné à Rouen qu'il ne se rendrait là-bas que le
lendemain vers midi. Il n'avait pas prévenu sa femme. Comme ça,
mine de rien, il plaçait ses pions sans avoir l'air d'y croire
lui-même, et il frisait cet état d'inconscience que l'on appelle
hypocrisie.
Elle l'attendait.
A nouveau il éprouva des sensations étranges, et elle l'entendit
qui disait: " Plus vite, plus vite ! "
La nuit était chaude, lourde même, La rue des Beaux Arts était
déserte et contrastait avec l'agitation qu'ils avaient rencontrée
sur leur route; Marie arrêta la moto devant l'Hôtel, y avait-elle
déjà des souvenirs? et ils pénétrèrent dans le bar, encore un peu
étourdis, s'asseyant près de la fontaine et troublant ainsi de leur
amusement le canard affairé dans ses préparatifs du soir.
Il lui semblait être dans une oasis, en harmonie avec Marie, hors
du temps, dans le temple de la beauté et de l'éternité. Ils ne
parlaient pas et se disaient beaucoup de choses; il posa le dos de
sa main sur sa jambe, et ils se regardèrent; et le clapotis de
l'eau faisait comme un écho à la douceur qui émanait d'eux.
Comme elle avait faim ils dînèrent là, et il grimaça un peu
devant l'addition. Et quand elle lui dit ; " Savez-vous que
les chambres sont toutes différentes",il répondit : "Comment le
saurons-nous si nous n'en prenons qu'une ?
Elle ouvrit tous les placards, tous les tiroirs, parce que disait-
elle,on y trouve parfois des trésors cachés.
"Que vous disais-je! ‘' triompha-t-elle en ouvrant un dernier
tiroir où elle trouva, oublié peut-être, un billet de cent
francs.
Elle le coupa en deux et lui en tendit une moitié.
-"Gardez-la et nous serons complices. " Il sourit.
Elle avait dit: ‘' Vous voulez de la lumière ?"
Il avait dit "Vous êtes trop jolie pour être dans le noir .''
- Vous n'êtes pas comme les autres, dira-t-elle plus tard.
- il y en a eu beaucoup d'autres ?
- Les autres, je veux dire tout le monde. Est-ce important s'il y
en a eu beaucoup d'autres ?
- Oui s'ils sont encore présents. Je vous prends avec tout ce que
vous avez, votre métier, votre passé, vos rêves, et vos anciens
amants aussi. Si vous étiez fille de ferme, je vous aimerais
peut-être pour votre innocence. Avec votre moto vous êtes
l'aventure et je vous aime pour vos aventures.
Le lendemain il l'emmenait à Rouen.
Il savait à l'avance que tout cela était une folie, mais à quarante
cinq ans on regrette surtout les folies que l'on n'a pas
faites.
Et puis elle souriait; elle n'était pas perdue en elle-même pendant
qu'il conduisait; elle souriait, heureuse d'être là, heureuse de
lui sourire, et ses joues en se gonflant devenaient les joues d'un
enfant.
A Rouen il quitterait la succursale plus tôt que de coutume, et il
irait retrouver Marie. Il voulait redevenir un adolescent et
chuchoter son nom dans les feuillages, et poser sur son corps des
mains pas assez sages; il ne voulait plus être Secrétaire Général;
Général de quoi, généralement triste, éteint, à quoi servent les
graphiques et les papiers quand vient le regret de ne plus pouvoir
aimer pour la première fois, il avait perdu sa vie à courir après
le pouvoir, et le pouvoir de quoi, quand il ne voulait comme tout
le monde que le pouvoir de conquérir les femmes, et ses réactions
d'adolescent lui faisaient horreur, les sentiments demeurent et le
corps s'use, et à quarante cinq ans il se trouvait ridicule de
faire rimer à l'infini les prénoms de Marie, il était vieux, en
tout cas il était mûr, et il se sentait obligé de se comporter
avec
elle comme un homme établi, voulait-il lui offrir une rose, il lui
fallait en acheter douze et il commandait du Champagne quand une
bouteille de coke et deux pailles les eussent rapprochés
d'avantage, c'était trop tard, trop tard pour avoir ces vingt ans
qu'il n'avait jamais eus, et dont il percevait seulement maintenant
l'importance.
Ses problèmes, ses soucis lui semblèrent mineurs; pire, ennuyeux;
sourire à nouveau au personnel de la Banque, revoir le sourire de
sa femme, lui semblaient brutalement au-dessus de ses forces.
Il serait hargneux pendant un bon moment, il le savait. Il ne
pouvait plus que sourire à Marie, et il entendait le vent qui
flattait sa peine lui conter des histoires, d'étranges récits
d'amours malheureux. Ses petits calculs de carrière, de famille,
lui semblaient tout à coup petits, renfermés, quand la vie était
ailleurs, ample, large, sur une moto au soleil par exemple, un
blouson flottant au vent chaud de l'été, et la route devant qui ne
finirait pas.
Il l'emmènerait à Deauville, et la plage serait déserte et grise, humide encore d'une eau qui descendrait en détours infinis, et elle lui parlerait des plages de ses quinze ans, à Cabourg ou ailleurs, où ils iraient peut-être pour retrouver intacts les lieux de son enfance, des villas dans les dunes, des volets envolés, du bois rouillé, et passés à la lune des rideaux déchirés, et ils laisseraient derrière eux le casino désaffecté et désert, et elle l'entraînerait vers le marchand de réglisse de la rue de Paris, mais ses vitres seraient brisées et sales, et la rue de Londres serait déserte et triste et ne retentirait plus du bruit des bicyclettes, et la plage serait encore humide et la mer solitaire serait encore plus loin, et ils laisseraient leurs rêves courir en liberté, comme deux ombres, tandis qu'eux-mêmes demeureraient enlacés, et le vent pousserait la mer au-delà de la mer, et elle dirait peut-être d'une voix mouillée ‘‘ je voudrais tant avoir dix huit ans.‘‘ Et la plage serait encore humide, et la mer serait déserte et grise, et le vent ne serait qu'un murmure infini, et elle viendrait à contre-jour, comme une ombre, et il verrait dans ses cheveux si longs la blancheur du rivage.
Ce serait un film de Lelouch. Leur chambre donnerait sur les
bateaux, et le port serait si petit qu'il leur semblerait fait pour
eux, et ils verraient le soir les pêcheurs revenir escortés de
mouettes criardes qui donneraient la dimension du ciel. Ils
mangeraient des choses simples, et ils s'endormiraient se tenant
par la main, comme deux enfants, et l'aube naissante réveillerait
son désir, et dans les premières lueurs du jour il lui ferait un
enfant.
Il suffit de pas grand chose, quelques indices, des impressions,
et l'esprit sait déjà la vérité. Souvent on s'accroche, On se
refuse â croire ce que le corps vous crie, mais Georges Mélliand
tirait sa force de son intelligence intuitive; il n'était pas homme
à se masquer les choses; et déjà il savait que tout était fini, un
peu comme un cycliste arrive en haut d'une côte et sent déjà sa
machine le prendre en charge. Marie lui échappait. Il n'aurait pu
dire exactement ce qui avait changé; un sourire en moins, une
phrase de trop, une main qui se place moins aisément dans sa main,
un regard peut-être, un peu absent, une absence qui commençait à se
répandre, le monde peut-être qui lui paraissait moins
ensoleillé.
Une fois finies la conquête et la découverte, que leur restait-il?
N'aimait-il Marie que pour sa moto ?‘Vous ne me désirez pas,
disait-elle parfois. Vous n'aimez qu'Elle", et elle désignait son
engin rutilant, monstre rouge et sacré dont il chevauchait le corps
comme une Walkirie.
Marie ne l'avait-elle pas jugé tel qu'il était, prestigieux de
loin, Secrétaire Général de la Banque du Sud, et vulnérable au
fond, dans ses petits problèmes et sa vie étriquée. Organisée. Il
aurait fallu partir, loin, seul, à moto, refuser de se conforter
dans les demis mensonges et les faux alibis. Il se voyait mal lui,
le Secrétaire Général, petit amant d'une petite maîtresse.
Il avait bien soigné sa mise en scène, il voulait comme toujours avoir le dessus, mais il savait qu'elle ne serait pas dupe. Ils se quitteraient avant de s'être vraiment connus, et ils ne sauraient jamais lequel des deux ne se retournerait pas. Ils étaient fiers. Et cons. L'air serait fruité et doux, et la nuit serait étoilée, et leurs mains séparées seraient comme déchirées, et leurs ombres glissantes seraient deux solitudes. Elle ouvrit la portière et elle vit une rose, une seule, et elle lui sourit. Elle ouvrit la portière, elle vit une rose et la prit, et elle vit une enveloppe. Et l'ouvrit… On n'y trouvait qu'un demi billet de cent francs. Froissé. Descartes grimaçant.
Ils passèrent une folle nuit, d'un endroit à l'autre, d'un verre
à l'autre, ils s'amusèrent beaucoup. Ils ne couchèrent pas
ensemble; pas cette nuit-là. Ils allèrent chez Régine, et il donna
un pourboire assez gros pour ne pas être jeté à la rue comme on
sait le faire chez Régine. Ils allèrent chez Castel, et dans des
bistrots moins connus ou l'on s'amuse plus; beaucoup plus tard ils
allèrent prendre un dernier crème dans un café encore endormi.
- Tu me manqueras, dira-t-elle le regard perdu.
- Pas très longtemps, dira-t-il. Je me suis même demandé si tu
viendrais ce soir quand je t'attendais. J'imaginais une scène, un
type qui attend sa belle dans un café, et il prépare sa scène de
rupture, et je vais lui dire ça et ça, et là elle se mettra en
colère, et je lui répondrai ça et ça, et elle se mettra à pleurer
et je la consolerai, et je lui rappellerai des souvenirs, et elle
sera assise là, et quand elle arrive il faut que je lui dise des
choses, et pas que je m'assoies, pas tout de suite, attendre, un
temps, et puis lui dire, etc… etc… Et puis ce type fait et refait
sa scène de rupture, et finalement elle ne vient pas, alors il
s'élance comme un fou vers le téléphone.
- Quelle horrible frustration, être privé de sa scène de rupture,
On a plus de chance. Et maintenant que vas-tu faire î
- Attendre.
Il attendrait pour que la vie accroche; il mettrait à son travail des ardeurs nouvelles; il cesserait d'espérer près du téléphone, il voyagerait, il prierait peut-être si cela pouvait le sauver, il était Secrétaire Général, il aurait des succès professionnels, la tristesse rend parfois la victoire si futile qu'elle en devient possible, il saurait éviter l'O.P.A., il saurait oublier qu'il avait quarante cinq ans, même si le passage des motos le rendait mélancolique.
Ce serait un film de Lelouch; il sortirait de son bureau, et la nuit serait noire et triste, froide peut-être, il relèverait le col de son manteau, et elle serait là, dans la voiture,qui l'attendrait. Il ne dirait pas un mot en s'installant au volant, et ils allumeraient ensemble une cigarette, et plus tard, seulement plus tard, il lui prendrait la main.
Elle n'avait pas d'imagination; elle ne connaissait pas Lelouch;
alors ils s'étaient quittés comme deux hommes d'affaires, d'accord
sur tout, une poignée de mains, et il était seul dans cette
voiture. Il aurait du partir. Prendre une moto, un casque et un
blouson, et partir. Il mit la radio et Delpech lui dit aussi qu'il
devait fuir ce lundi-là, pour ne pas finir sa vie au financing,
pour ne pas s'habituer aux habitudes. Marie avait brisé un
équilibre indulgent, tôt levé, sourire, commander, et s'il pouvait
vivre sans elle, il ne voyait plus très bien comment vivre avec
lui-même; seulement lui-même. Sa vie redevenait en noir et
blanc.
Il roula toute la nuit, et le jour encore, et quand vint le second
crépuscule il tressaillit. Il avait parlé toute la journée, tout
seul, et il voyait son mal disparaître et ressurgir, il se sentait
parfois très fort, et parfois vulnérable comme un enfant. Il
s'arrêta dans un café et il téléphona à Marie. Ce fut sa seule
faiblesse, mais elle n'en saurait rien: Marie était très loin sur
une moto triste. Il acheta une bouteille d'alcool.
Il reprit la route, et but jusqu'à l'écoeurement. Il était fou et
saoul et fatigué.
Il n'avait plus mal, il était simplement fatigué, si las que dormir
lui semblait la vérité du monde, il avait un peu peur, il avait un
peu froid, il se demandait quelles seraient ses pensées le court
instant où la voiture serait dans le vide, trop tard alors pour
dire non, il but encore un peu, et le pied au plancher il prit la
direction de la montagne.
Il avait envie de flotter dans le vide, il avait envie de sa mort
comme il avait eu envie de Marie; c'est si facile la mort; un
virage, un grand bruit, adieu Marie, adieu ma femme, adieu toutes à
qui j'ai souri, bien peu d'ailleurs et c'est dommage, adieu la vie.
Ma fille en noire pleurant sur moi, pleurez amis, pleurez, connasse
de Marie, voilà des mots que je n'employais pas, faut-il mourir
pour ne plus vieillir, quand j'avais dix ans je pensais qu'à vingt
ans je serai très différent, que mes problèmes seraient différents;
à vingt j'étais le même et je pensais qu'a trente ans je serai
adulte; seul le corps vieillit; j'ai quarante cinq ans et je ne
suis pas autre. J'ai seulement moins d'espérance. Mon seul espoir
c'est l'OPA; si le Monde parlait de moi; en dernière page
peut-être; "Rocambolesque histoire d'OPA qui tourne à l'avantage de
la Banque du Sud. Le Secrétaire général, maître d'oeuvre de
l'affaire, est introuvable." Et retrouver ma femme, jolie femme, et
m'habituer aux habitudes, oublier la fascination de l'absolu nul
part, oublier, vivre.
Les journaux du
12
PRISE DE CONTROLE DE LA BANQUE DU SUD PAR LA SIVACO.
A LA SUITE D'UNE ROCAMBOLESQUE HISTOIRE D'OPA, SIVACO EST EN
PASSE DE PRENDRE UNE PARTICIPATION MAJORITAIRE DANS LA BANQUE DU
SUD. LES DIRIGEANTS DE LA SIVACO ONT DEJA AFFIRME DANS UN
COMMUNIQUE QUE NI LE PERSONNEL, NI LA DIRECTION ACTUELLE DE LA
BANQUE DU SUD NE SERAIENT TOUCHES PAR CE CHANGEMENT DE MAJORITE, ET
ELLE INVITE LES ACTIONNAIRES A PROCEDER A CET ECHANGE D'ACTIONS
CONFORME A LEURS INTERETS.
DERNIERES
NOUVELLES
TRAGIQUE DENOUEMENT DANS L'OPA DE LA BANQUE DU SUD. LA VOITURE DE
M. GEORGES MELLIAND, SECRETAIBE GENERAL DE LA BANQUE, A HEURTE DE
PLEIN FOUET UN CAMION ITALIEN LA NUIT DERNIERE PRES DE GRENOBLE.
M.MELLIAND A SUCCOMBE A SES BLESSURES.
Les journaux du
15
LES ENQUETEURS ONT DECOUVERT QUE M.MELLIAND ETAIT EN ETAT
D'EBRIETE LORS DE L'ACCIDENT QUI DEVAIT LUI COUTER LA VIE.
PAR AILLEURS LE PRESIDENT DE LA BANQUE DU SUD A TENU UNE
CONFERENCE DE PRESSE OU IL A AFFIRME QUE M.MELLIAND NE BUVAIT
JAMAIS. IL SEMBLERAIT AUSSI QUE LE SECRETAIRE GENERAL AURAIT ETE A
L'ORIGINE D'UN PLAN DESTINE A FAIRE ECHEC A LA SIVACO, PLAN QUI N'A
JAMAIS PU ETRE MIS EN ŒUVRE DU FAIT DE SA DISPARITION.
AU SIEGE DE LA SIVACO ON DECLARE TOUT IGNORER DE CETTE AFFAIRE.
Les journaux du 20.
POUR PERMETTRE A LA JUSTICE DE POURSUIVRE SEREINEMENT SON ENQUETE, LA SIVACO RENONCERAIT A SON OPA SUR LA BANQUE DU SUD ET REVENDRAIT SA PARTICIPATION DANS LA BANQUE A UN GROUPE FINANCIER ETRANGER. RAPPELONS QUE CETTE AFFAIRE AVAIT SUSCITE UNE FORTE EMOTION DANS LE PUBLIC LORSQUE LE SECRETAIRE GENERAL… … … v