Chapitre 6 Georges

- Et dire que quand j'étais gosse je voulais être acteur de cinéma, dit Patrice.
- Ah oui, c'est curieux fit Georges. Moi je voulais être commissaire de police. Pourquoi acteur ?
- Pour la vie facile sans doute; et parce que je souhaitais déjà pouvoir me contempler avec un sourire de béatitude. Demande-moi plutôt pourquoi je ne suis pas devenu acteur. Après tout c'est ça la bonne question. Pourquoi ne devient-on pas pompier, flic ou clown plus souvent?
- Il est vrai que si on m'avait dit que je deviendrai cadre, et dans une banque en plus, ma jeunesse en eut été bien assombrie, répliqua Georges. Et pourtant ne fait-on pas tout moitié par hasard et moitié dans la contemplation d'images où l'on se reconnaît. En fait je me suis toujours vu banquier; mais j'en avais seulement une autre image. Tiens c'est comme cet attaché-case; je l'ai acheté il y a huit ans lorsque j'ai commencé l'inspection à la Société Générale. Je me voyais sautant d'un avion à l'autre, vêtu d'un complet gris très strict, et muni en permanence dans mon attaché-case d'une chemise et d'un rasoir. La réalité était plus scolaire, plus militaire.
Il acheva de fermer sa mallette, et enfila un manteau.
- Viens, je te dépose si tu veux.
Il éteignit la lumière de son bureau, et ils quittèrent ensemble la Banque du Sud,

(plus tard ce soir)
-Et vous avez toujours rêvé d'être banquier?
- Oh non! Quand j'étais gosse je voulais être commissaire de police.
Vous voyez j'ai mal réussi. (rires)
Georges Melliand s'endormit dans ces rires de cette interview imaginaire. Il se permettait ces phantasmes de temps en temps, lorsque la journée avait vraiment été trop rude et qu'il sentait que le sommeil ne viendrait qu'avec peine. Enfant il rêvait beaucoup; et puis il s'était découvert homme d'action; et à quarante cinq ans il occupait le poste envié de secrétaire général d'une des plus grande banques françaises. Il avait sous ses ordres trois cents personnes, qui toutes lui témoignaient estime et respect, et il avait une part non négligeable de pouvoir dans cette organisation complexe qu'était la Banque du Sud. Mais il n'en était malgré tout qu'un des rouages; il n'avait pas le pouvoir, tout le pouvoir, c'est à dire le frisson qu'éprouve l'araignée au centre de sa toile; on ne le voyait jamais dans les interviews des journaux, et si son salaire pouvait faire pâlir les hauts fonctionnaires et nombre de PDG, il ne lui était jamais qu'une consolation.
Il s'endormait souvent en prenant la main de sa femme, et ce contact l'apaisait et lui faisait trouver un sommeil d'enfant. Il l'avait choisie jolie; cela seul lui importait; qu'elle fût là et qu'elle fût belle. Et il savait qu'autour de lui on l'enviait; surtout alors, quand il avait vingt cinq ans et qu'elle en avait vingt, et qu'elle était si désirable.
''Comment un petit bonhomme comme ça peut-il avoir une femme
pareille ? " Il savait qu'on avait dit cela, et il se réjouissait qu'on le dise encore.


Il se réveilla au milieu de la nuit en songeant à une erreur qu'il avait faite dans le rapport sur les réalisations sociales de sa société, qu'il devait rendre le lendemain à son Président. Il se sentait mal à l'aise, angoissé; pourtant cette erreur, il allait la corriger dès le matin. Peut-être alors était-ce à cause de sa fille qui arrivait à l'âge des flirts, et qui avait l'air si malheureuse ce soir. Ce qui est terrible c'est l'irréparable. Le définitif est comme un mauvais rêve dont on n'arrive pas à s'éveiller, et les histoires d'amour ont toujours ce goût d'irréparable. Georges Mélliand songeait qu'un de ses neveux avait voulu se suicider pour une histoire d'amour. Pauvre Ferdinand; si seulement il avait pu lui parler; il l'aurait convaincu d'attendre; et attendre c'est déjà la vie qui s'accroche. Mais il n'avait jamais été très proche de ses neveux. Et pourtant la mort rapprochait les êtres qu'elle voudrait éloigner. Il avait été angoissé par la tentative de Ferdinand. Peut-être arrivait-il à l'age où il y avait en lui un peu plus de mort que de vie. Il songeait aussi que les grandes histoires d'amour ont toujours me dimension tragique. L'Ecume des jours ou Love story ne valaient que par la mort prématurée de l'héroïne. Mais songe-t-on seulement au destin de ces couples s'il leur avait été donné de vieillir ensemble. Irracontable, Epouvantable.
Georges Mélliand voyait des images curieuses de gens qui défilaient en criant L'Ecume des jours, l'Ecume des jours. C'est L'Ecume qu'il faut lire ? demanda l'un d'eux. Oui , oui, c'est l'écume, c'est l'écume. L'écume sociale irréparable qui tourne comme un manège. Après tout devint flou et Georges Mélliand se réveilla tôt.

C'était une vieille habitude. Une contrainte qu'il s'imposait par une sorte de puritanisme; l'avenir est à ceux qui savent surprendre les autres dans leur sommeil; et il avait vécu ainsi constamment, entre ces maximes du passé et sa conquête de l'avenir. Avenir. A venir. Et si rien ne venait jamais.
Qu'importe, d'ailleurs, c'était presque devenu un plaisir, se lever quand tout est endormi, être seul sans être seul dans cette maison où il fait bon rôder, et se sentir plein de puissance. Georges Mélliand emportait chez lui des dossiers qu'il lisait jusque très tard, et il arrivait à son bureau peu après huit heures. Pourtant il pouvait encore glaner presque une heure le matin, pour lui cette fois, son heure, pour regarder la nuit disparaître de sa rue, ou simplement écouter son pas heurter le silence de sa maison et y trouver des raisons de se plaire.
Il prenait sur lui; c'était plus qu'une habitude: une tentation. Il usait ce corps, ne lui accordant que de vagues répits, de courtes tendresses, il ne souhaitait pas vivre vieux. Il était plutôt avare, et sa secrétaire qui lui faisait à l'occasion quelques achats devait souvent lui réclamer son dû; mais il se donnait sans compter, peut-être parce qu'il n'avait pas alors l'impression de donner.


Il était dans une prison dorée, une chaîne d'habitudes, et il y était attaché comme un esclave à son maître. Il parcourait tôt les rues de Paris, et il garait sa voiture dans l'un des dix emplacements réservés a la Direction. Direction, mot subtile aussi évocateur pour lui que les Caraïbes. - Oui nous y sommes allés, mais finalement il faisait trop chaud, je préfère la Baule - Il faisait partie des Directeurs, et il lui semblait que jamais il n'avait eu moins de pouvoir sur les choses. En apparence, en paroles, pour les autres, il était le pouvoir, et il maintenait cette fiction. Il était craint et respecté. Parfois une succursale avait mauvais moral. Alors il prenait l'avion et il débarquait. Souvent cela suffisait. Etre là. D'autres fois il fallait prendre des décisions, mais quel jeune étudiant, quelle secrétaire avisée n'aurait pu prendre les mêmes. Il attachait d'ailleurs beaucoup de prix aux conseils de sa secrétaire, et il devait reconnaître que Mademoiselle Paqui avait souvent raison. Alors, quel pouvoir?


Ii fit un salut amical au jeune gardien en uniforme à l'entrée de la banque. Ce jeune homme lui paraissait très éveillé; il n'était en poste que depuis quelques semaines, et il avait déjà remarqué qu'il savait traiter les problèmes avec sang-froid et courtoisie. Il faudrait qu'il fasse quelque chose pour lui. Un peu de formation et on pourrait peut-être l'envoyer à Marseille qui réclamait à grands cris un chef de sécurité. Voilà peut-être où était son pouvoir.

- Madame Charmante, voulez-vous dire à Monsieur Mélliand de venir me voir.


C'était ainsi; pour que le Directeur Général parvienne à voir son Secrétaire Général, il ne fallait pas moins de deux intermédiaires et de longues palabres. Madame Charmante allait appeler Mademoiselle Paqui, et lui dire d'un ton sans réplique que son patron était immédiatement convoqué chez le Directeur Général.
Comme toutes les bonnes secrétaires, Mademoiselle Paqui allait prendre sur elle et pour elle ces rapports de subordination. Dans un sens c'était elle que Madame Charmante faisait monter et descendre à son gré. Mais elle l'attendait au tournant la vieille; elle avait elle-même pas mal de pouvoir, et à défaut elle passerait sa frustration sur d'autres.
Elle entrebâilla la porte de son patron, et passa une tête:
- Monsieur de Marsouille souhaiterait vous voir, Monsieur, quand il vous plaira, mais je crois que c'est urgent et que le plus tôt serait le mieux.


Georges Mélliand renvoya son collaborateur et sortit précipitamment pour aller voir son Directeur Général. Ce denier était installé à l'autre extrémité du bâtiment, et sur son chemin le Secrétaire général pouvait saluer beaucoup de monde et s'intéresser aux affaires des uns et des autres. Il attachait beaucoup d'importance à ces poignées de main, ces contacts superficiels qu'il avait baptisé animation, rentrer dans les bureaux, droit comme un i, et semer un peu de satisfaction quand se penchaient vers lui les confidences et les préoccupations, et il repartait, certain d'avoir laissé dans ces couloirs un peu de sa présence, une aura mystérieuse, qui arrêterait le temps le temps d'un long moment, jusqu'à ce que descende et puis s'évanouisse ce halo sympathique, comme un parfum de femme. Et pour ces moments-là il croyait aux relations humaines, et croyait en être un spécialiste, comme si manger, dormir et se serrer la pince devait pour être bien s'apprendre dans les écoles.


Il passa voir Madame Charmante, car il était convenu une fois pour toutes dans cette banque, sans que cela fut dit ou figurât le moins du monde dans un quelconque manuel de procédures, qu'un subordonné devait toujours s'annoncer, l'hommage du vassal en quelque sorte, et les secrétaires en tiraient là un pouvoir proche de la jouissance, qui agissait sur elle comme une drogue. Georges Mélliand ne résumait-il pas ainsi son ambition: ‘' que plus personne ne puisse pénétrer dans mon bureau sans frapper‘'.


M.de Marsouille arbora un grand sourire et lui fit signe de s'asseoir.
- Georges, il s'appelle comment votre agent de change ?
- Nourry. Mais vous comprenez qu'il trahit un secret professionnel, et j'aimerais mieux qu'il ne soit jamais question de lui. Nous faisons avec lui un faible volume d'affaires; mais nous déjeunons ensemble de temps à autre; c'est un vieille relation; je lui ai rendu des services dans le temps.
- Et il est en train de nous le rendre au centuple. Après ce que vous m'aviez dit l'autre jour j'ai fait une enquête; il n'y a pas de doute; quelqu'un essaie de ramasser notre titre. Il y va prudemment pour ne pas le faire monter et éveiller les soupçons; parfois même il doit en vendre un peu pour que le titre baisse; mais en fin de compte il doit en détenir un bon paquet. Peut être un spéculateur. Peut être plus grave. On pourrait imaginer que quelqu'un essaie de prendre le contrôle de la Banque du sud. On va surveiller la chose de près. Mais si je vous ai fait venir Georges, c'est pour une autre affaire; vous savez que nos frais généraux ont augmenté de 27%, et le Président est très inquiet.
- Il l'est toujours quoiqu'il arrive, dit Georges en souriant. Jean-Bernard, vous savez bien que ces 27% s'expliquent le plus aisément du monde par l'ouverture de trois nouvelles succursales, dont celle de Rouen.
- Je sais bien Georges. Mais le Président est tombé, Dieu sait comment, sur une commande de trois cents paires de ciseaux. Nous sommes huit cents, Georges; trois cents paires de ciseaux ça fait beaucoup.
Georges Mélliand ne dit rien; ses yeux devinrent des pointes; tout son visage se rétrécit en un instant.


- Mademoiselle Paqui, appelez-moi François Duval.
Peu après le collaborateur de Georges Mélliand entra dans le bureau.
-Monsieur Duval, commença Georges, essayez donc de savoir où passent les paires de ciseaux dans cette banque, puisque c'est cela seulement qui intéresse notre Président.

Cependant Georges Mélliand se mit au travail; ces mouvements boursiers sur le titre de la Banque du Sud l'inquiétaient, et puisque c'était à lui qu'on devait l'information, on allait sûrement lui demander son avis. Quand on aurait fini de s'occuper des ciseaux! Il faudrait alors qu'il propose un plan. Prévoir les questions, tout le secret est là. Il mit quelques idées sur le papier au lieu d'aller déjeuner, car tout de suite après c'était déjà la ruée des téléphones et des rendez-vous.
- Lisbonne Monsieur
- Oui, je prends.
Des frais importants avaient été engagés pour l'ouverture d'une succursale et la nouvelle situation politique rendait impossible la réalisation de ce projet. Il fallait négocier le retrait des fonds, récupérer ce que l'on pourrait, et garder pourtant de bonnes relations avec les autorités. On ne sait jamais. Demain tout peut changer. Et c'était cela son rôle, régler les problèmes, faire avancer les choses.
- Monsieur Mélliand votre fille.
- Oui je prends.
- Papa, papa chéri … .
Il imaginait sa fille à l'autre bout de la ligne, en jeans, accroupie sur un tapis, ou portant au contraire une robe sophistiquée, mode, très mode, jeune fille téléphonant à son père, fière de lui, et il savourait cette fierté comme un miel qui ne fondrait jamais.
- Monsieur Volcano vous appelle.
- Dites-lui que je ne suis pas là. Je rappellerai. Est-ce que Monsieur Robert est là ? Oui, alors faites-le entrer.


Au fond, de tous les syndicalistes c'était Robert qu'il estimait le plus. Ce qui ne l'empêchait pas de le combattre avec acharnement. La montée syndicale le préoccupait. Quarante cinq mille militants CGT avaient été formés dans des stages syndicaux à susciter des conflits, et à les gérer. Combien de patrons avaient été formés à la dialectique syndicale ? Pas même une poignée. Pourtant Georges Mélliand respectaient ces hommes, qui lui rendaient la vie difficile, mais qui avaient en commun avec lui ce besoin de pouvoir.
De toute façon la Banque du Sud avait une politique sociale avancée; le personnel était bien payé; le travail à la chaîne avait disparu même dans les secteurs des back office, et il n' était pas rare de voir un employé critiquer un Directeur sur un problème de travail. On était loin de ces temps où les ouvriers enlevaient leur casquette devant le patron.
Dans ces conditions Robert était un peu désarmé. Et il faisait beaucoup de formalisme, ce qui agaçait Georges Melliand.
- Vous ne m'avez pas prévenu pour le vote sur les horaires libres. Conclusion, c'est vous seul qui avez dépouillé les réponses , sans contrôle syndical.
- Ecoutez Monsieur Robert, il y a eu 80% de oui. Ce n'est pas en trichant qu'on obtient des proportions pareilles. Je croyais qu'à la CGT vous étiez réalistes et évitiez les conflits de pure forme. Excusez-moi dit-il en se penchant vers l'interphone.
- Monsieur on vous rappelle de Lisbonne.
- Une seconde, je suis occupé.
- Alors c'est entendu Monsieur Robert, faites un second vote.
Georges Mélliand avait bien manoeuvré, car ces batailles de procédures écoeuraient les employés pour qui les problèmes de pouvoir syndical se posaient moins que leur propre pouvoir, sans oublier le pouvoir d'achat. Il y aurait au moins 90% de oui au vote du lendemain, et Robert serait affaibli pour un mois ou deux.
- Lisbonne Monsieur
- Oui , oui , je prends.
L'affaire de Lisbonne à peine réglée, Mademoiselle Paqui fit irruption dans le bureau l'air catégorique
- Mademoiselle Vauban vous attend depuis un bon moment, Monsieur.
- Qui est donc cette demoiselle Vauban ?
- Mais si Monsieur, je vous l'ai déjà dit. Elle avait rendez-vous avec votre adjoint pour les problèmes de formation, M. de La Tour; mais il est absent aujourd'hui et il avait demandé si vous pouviez la recevoir à sa place.
- Oui, je me rappelle. Eh bien faites-la entrer.


Elle était jolie, et il en fut surpris; la Banque n'offre guère de compensations sur ce plan là. Il lui donnait trente ans, et s'étonnait de sa tenue, inhabituelle dans une banque sérieuse, un jean et un blouson qui s'harmonisaient pourtant parfaitement à de longs cheveux blonds.
Elle lui vanta les mérites de la société de consultants qui l'employait, et parla longuement des actions de formation pour la maîtrise et pour les cadres, tous produits que l'on trouvait couramment sur le marché. Georges Mélliand resta poli, mais un peu excédé tout de même d'avoir perdu une heure quand le problème des mouvements boursiers sur le titre Banque du Sud le préoccupait. Mais déjà la jeune fille prenait congé
- Merci donc pour votre accueil, et excusez-moi encore pour ma tenue, mais je ne me déplace qu'en moto.
Pourquoi éprouva-t-il le besoin d'ouvrir sa fenêtre et de respirer un peu? Il se dit plus tard qu'il valait mieux pour lui rester rivé à son bureau et protéger sa vie d'un rempart d'habitudes. Mais c'était déjà trop tard. Il la voyait s'éloigner cheveux au vent, sur cette moto folle, sur cette moto blonde, fière, superbe, et elle était fille et garçon,et elle était tant de regrets, tant de désirs, inavoués, tant d'érotisme. Il allait lui aussi s'acheter une moto, et il retrouverait lui aussi ses vingt ans, et il avait envie brusquement de cette fille, sur sa moto, casquée, bottée, cheveux au vent, libre, si libre, envie d'être derrière, mains sur ses hanches, blouson et casque rond, avec leurs rires entremêlés, un homme, un vrai.
C'était comme un film de Lelouch, il sentait que venait de commencer une séquence en couleurs après une vie en noir et blanc. Il fut triste toute la journée.


- Passez-moi notre succursale de Rouen, mademoiselle Paqui, et retenez-moi une chambre pour les nuits des mercredi et jeudi en quinze.
-Entendu Monsieur. Par ailleurs le Président souhaiterait vous voir.
Le Président de la Banque du Sud semblait inquiet. Il l'était d'ailleurs constamment; il était l'ombre de son angoisse, il ne vivait que pour elle, il l'alimentait; c'était un couple bizarre le président et son angoisse, un vieux couple qui ne peut plus se supporter, et ne saurait non plus vivre l'un sans l'autre.
- Monsieur de Marsouille m'a mis au courant de ce que vous avez découvert au sujet de notre titre. Qu'en pensez-vous au juste 7
Georges Mélliand regarda le plafond comme s'il cherchait l'inspiration puis il se lança :
- Je crois, Monsieur, qu'une société est en train d'essayer d'acquérir une participation importante dans la Banque du Sud. Peut être même la majorité. Imaginons que cette société fasse une O.P.A., c'est à dire offre publiquement d'acheter toute action de la Banque du Sud à un cours supérieur de 10 ou 20 % au cours actuel, beaucoup de petits porteurs se laisseront tenter. Et si cette société a déjà un bon paquet d'actions de la Banque acquises au cours des dernières semaines, l'opération a de bonnes chances de réussir. Avec les conséquences que l'on sait: changement de Direction, débauche probable de personnel, etc.
- C'est sans doute assez juste. Comment éviter cela?
- Eh bien une Offre publique d'Achat, c'est un peu la guerre au niveau des sociétés; et la meilleure défense dans une guerre, c'est l'attaque.
Notre adversaire je le connais , grâce à un agent de change de mes amis. C'est un holding financier à qui sa croissance récente a fait un peu oublier les règles de prudence et de courtoisie les plus élémentaires. Il s'agit de la SIVACO.
La première chose à faire est de gagner du temps. Annoncez tout de suite une substantielle augmentation du dividende versé à nos actionnaires et couplez-la avec une émission gratuite d'actions; le cours boursier s'envolera et les calculs de nos adversaires seront déjà perturbés pour quelques temps. Si ça ne suffit pas, on peut demander à l'un de nos actionnaires, nous en connaissons suffisamment, d'intenter une action contre nous auprès de la Commission des Opérations de Bourse. Les mauvais prétextes ne manquent pas, et cela peut amener la Commission à interdire toute opération importante sur notre titre pendant six mois.
Pendant ce temps que tous nos gérants de fortune gonflent leurs portefeuilles de titres SIVACO. Demandez aux Présidents des sociétés de notre groupe et des sociétés amies d'en faire autant; nous pourrons détenir très vite 15 à 20% des actions de la SIVACO.
Rachetons par ailleurs la Société Européenne d'Investissements, société de portefeuille sans aucun intérêt, sinon qu'elle détient 10% d'actions de la SIVACO depuis très longtemps. Cette opération peut se faire sans éveiller l'attention; il suffira de dire que nous voulons créer une grande société de portefeuille ouverte au public par regroupement de diverses petites sociétés.
Nous aurons alors presque 30% des actions SIVACO; c'est à dire assez pour les dissuader de faire leur opération. Bien plus, nous serons en mesure de tenter une O.P.A. sur leur propre titre! Or vous savez que la SIVACO est fortement implantée dans le secteur des assurances, et ce serait pour nous l'occasion rêvée de prendre pied dans le secteur. Sans compter que leur Direction est pléthorique, et que ce serait là l'occasion de sérieuses économies. C'est une bonne affaire la SIVACO, vous savez, et nous l'aurions pour rien, puisque pour la payer nous nous bornerions à émettre un peu plus de nos propres actions. Je me charge de faire paraître d'ici là des articles montrant que les entreprises comme la SIVACO gagnent beaucoup d'argent sans profit ni pour leurs assurés, ni pour leurs actionnaires, ce qui leur attirera la méfiance du public. Et vous savez combien dans ce domaine c'est important le public.

Une dizaine de jours avaient passé, et la Banque du sud avait repris l'offensive. Les nouvelles concernant l'augmentation du dividende avait fait bondir le titre, et les achats massifs avaient provisoirement cessé comme si, de l'autre côté, un peu décontenancé, on refaisait les comptes.

Le Secrétaire Général appela sa secrétaire et lui donna son rapport à taper. Le principe était simple il fallait d'abord convaincre les actionnaires qu'une action de la Banque du Sud était pour eux un meilleur investissement qu'une action de la SIVACO. Il suffisait ensuite à la Banque du Sud d'émettre autant de ses actions que nécessaire et de les donner en échange à tout actionnaire de la SIVACO qui lui apporterait ses actions. C'était un peu, au niveau des sociétés, le privilège de battre monnaie, et cela permettrait à la banque de racheter sa rivale sans bourse délier.

- Monsieur Mélliand ? Marie Vauban l'appareil. Avez-vous pensé à mes propositions pour la formation dans votre banque ?
- Je ne pense qu'à ça, dit Georges Mélliand distraitement, en corrigeant une phrase d'une dernière note sur l'OPA. Je vous propose de venir en reparler; voyons, je suis très pris en ce moment; disons demain midi trente; nous déjeunerons ensemble.

Il 1'emmena aux Années Trente - Vous êtes donc si vieux ? demanda-t-elle en souriant - et il obtint qu'on les plaçât dans le patio à une table ombragée. Il lui parla des années qu'elle n'avait pas connues, de son métier - "Votre pouvoir,vous voulez dire " lança-t- elle - et surtout d'elle-même; les jeunes femmes ont besoin pour vivre du regard des hommes ; et comme le sujet ne lui déplaisait pas, elle aussi parla d'abondance: les jeunes femmes vivent une heure et parlent pendant un siècle.
Elle avait été mannequin, mais on lui demandait trop souvent d'enlever ses robes. Alors, une opportunité, la radio, mais c'est difficile la radio, même si on prend pour amant un talentueux journaliste. Finalement elle avait fui et les hommes et leurs choses et elle avait choisi la formation, pour la liberté, et parce que de toute façon, avec son physique, elle vendrait facilement n'importe quoi.
Sans transition, comme si la question lui brûlait les lèvres depuis un bon moment, et qu'elle venait seulement de trouver en elle assez de courage, elle demanda
- Pourquoi m'avoir invitée à déjeuner?
- Je pourrais vous répondre que les grandes choses de ma vie ont toujours commencé à table; mais la vérité est un peu différente. Je suis fasciné par votre moto. C'est un peu comme si j'avais envie d'elle
- Ma moto ? Elle se mit à rire
- pourquoi riez-vous? Les femmes soldats ont toujours éveillé chez les hommes des sentiments étranges; le choc de la douceur et de la violence; la beauté d'une rencontre qui semble fortuite. Si vous allez en Amérique, vous y mangerez de la confiture avec la viande, et rien ne vous semblera meilleur. Dans votre cas c'est la moto. Vous voir sur cet engin rutilant éveillait en moi des échos. Des échos tristes d'ailleurs. La jeunesse peut-être. La liberté.
Il réclama l'addition et reprit après un temps:
- Je crois qu'un jour j'essayerai de faire un tour sur une moto. Elle sauta presque:
- C'est facile, on y va.
- Non je plaisantais; c'est un désir tout intellectuel. Et puis je n'ai pas le temps; ce soir je dois partir pour Rouen.
- Au fond vous etes bien un Secrétaire Général: vous faites des discours. Et vous refusez la vie au nom d'une certaine image de vous. Vous avez donc tellement peur qu'on vous voie, vous le Secrétaire Général, sur une moto derrière une petite blonde ?


Ils se faufilèrent entre les voitures et l'air frais lui massait le visage; il devait la tenir par les hanches, et comme il n'avait pas l'habitude des motos, il serrait ses cuisses sans savoir que cela lui procurait, à elle, de délicieuses sensations. Elle ne s'arrêta
que devant le lac du Bois de Boulogne. "Emmenez-moi dans l'île" dit-elle.
Et il était couché dans l'herbe, lui, le Secrétaire Général, dans l'herbe, et il voyait cette fille longue évoluer au-dessus de lui, et il l'imaginait sur ses chemins rieurs, si sûre d'elle-même, présente, simplement présente, il eut l'impression de voir la vie pour la première fois, et il se sentit vieux au passage de jeunes gens qui le dévisagèrent en souriant, il eut froid; il se sentait petit, trop petit mon ami; il se releva et la pris par la main.
Ils se vouvoyaient pour qu'une partie d'eux-mêmes reste à jamais cachée, faute de quoi ils le savaient tous deux, le charme serait à jamais rompu.
- Où seriez-vous en ce moment si je n'avais été chez vous par hasard ?
-Je ne crois pas au hasard, répondit-il avec lenteur. Il suffit souvent de lever les yeux pour trouver d'autres yeux et déceler dans leur regard la certitude d'un commencement. Il suffit d'être disponible et le hasard n'existe plus sinon pour l'anecdote. Si je ne vous avez pas rencontré je serai peut-être très loin sur une Yamaha.


Il rentra à son bureau en taxi.


Quand il quitta la Banque ce soir-là, un peu après vingt heures, il avait déjà téléphoné à Rouen qu'il ne se rendrait là-bas que le lendemain vers midi. Il n'avait pas prévenu sa femme. Comme ça, mine de rien, il plaçait ses pions sans avoir l'air d'y croire lui-même, et il frisait cet état d'inconscience que l'on appelle hypocrisie.

Elle l'attendait.


A nouveau il éprouva des sensations étranges, et elle l'entendit qui disait: " Plus vite, plus vite ! "
La nuit était chaude, lourde même, La rue des Beaux Arts était déserte et contrastait avec l'agitation qu'ils avaient rencontrée sur leur route; Marie arrêta la moto devant l'Hôtel, y avait-elle déjà des souvenirs? et ils pénétrèrent dans le bar, encore un peu étourdis, s'asseyant près de la fontaine et troublant ainsi de leur amusement le canard affairé dans ses préparatifs du soir.
Il lui semblait être dans une oasis, en harmonie avec Marie, hors du temps, dans le temple de la beauté et de l'éternité. Ils ne parlaient pas et se disaient beaucoup de choses; il posa le dos de sa main sur sa jambe, et ils se regardèrent; et le clapotis de l'eau faisait comme un écho à la douceur qui émanait d'eux.

Comme elle avait faim ils dînèrent là, et il grimaça un peu devant l'addition. Et quand elle lui dit ; " Savez-vous que les chambres sont toutes différentes",il répondit : "Comment le saurons-nous si nous n'en prenons qu'une ?
Elle ouvrit tous les placards, tous les tiroirs, parce que disait- elle,on y trouve parfois des trésors cachés.
"Que vous disais-je! ‘' triompha-t-elle en ouvrant un dernier tiroir où elle trouva, oublié peut-être, un billet de cent francs.
Elle le coupa en deux et lui en tendit une moitié.
-"Gardez-la et nous serons complices. " Il sourit.


Elle avait dit: ‘' Vous voulez de la lumière ?"
Il avait dit "Vous êtes trop jolie pour être dans le noir .''
- Vous n'êtes pas comme les autres, dira-t-elle plus tard.
- il y en a eu beaucoup d'autres ?
- Les autres, je veux dire tout le monde. Est-ce important s'il y en a eu beaucoup d'autres ?
- Oui s'ils sont encore présents. Je vous prends avec tout ce que vous avez, votre métier, votre passé, vos rêves, et vos anciens amants aussi. Si vous étiez fille de ferme, je vous aimerais peut-être pour votre innocence. Avec votre moto vous êtes l'aventure et je vous aime pour vos aventures.
Le lendemain il l'emmenait à Rouen.


Il savait à l'avance que tout cela était une folie, mais à quarante cinq ans on regrette surtout les folies que l'on n'a pas faites.
Et puis elle souriait; elle n'était pas perdue en elle-même pendant qu'il conduisait; elle souriait, heureuse d'être là, heureuse de lui sourire, et ses joues en se gonflant devenaient les joues d'un enfant.
A Rouen il quitterait la succursale plus tôt que de coutume, et il irait retrouver Marie. Il voulait redevenir un adolescent et chuchoter son nom dans les feuillages, et poser sur son corps des mains pas assez sages; il ne voulait plus être Secrétaire Général; Général de quoi, généralement triste, éteint, à quoi servent les graphiques et les papiers quand vient le regret de ne plus pouvoir aimer pour la première fois, il avait perdu sa vie à courir après le pouvoir, et le pouvoir de quoi, quand il ne voulait comme tout le monde que le pouvoir de conquérir les femmes, et ses réactions d'adolescent lui faisaient horreur, les sentiments demeurent et le corps s'use, et à quarante cinq ans il se trouvait ridicule de faire rimer à l'infini les prénoms de Marie, il était vieux, en tout cas il était mûr, et il se sentait obligé de se comporter avec
elle comme un homme établi, voulait-il lui offrir une rose, il lui fallait en acheter douze et il commandait du Champagne quand une bouteille de coke et deux pailles les eussent rapprochés d'avantage, c'était trop tard, trop tard pour avoir ces vingt ans qu'il n'avait jamais eus, et dont il percevait seulement maintenant l'importance.
Ses problèmes, ses soucis lui semblèrent mineurs; pire, ennuyeux; sourire à nouveau au personnel de la Banque, revoir le sourire de sa femme, lui semblaient brutalement au-dessus de ses forces.
Il serait hargneux pendant un bon moment, il le savait. Il ne pouvait plus que sourire à Marie, et il entendait le vent qui flattait sa peine lui conter des histoires, d'étranges récits d'amours malheureux. Ses petits calculs de carrière, de famille, lui semblaient tout à coup petits, renfermés, quand la vie était ailleurs, ample, large, sur une moto au soleil par exemple, un blouson flottant au vent chaud de l'été, et la route devant qui ne finirait pas.

Il l'emmènerait à Deauville, et la plage serait déserte et grise, humide encore d'une eau qui descendrait en détours infinis, et elle lui parlerait des plages de ses quinze ans, à Cabourg ou ailleurs, où ils iraient peut-être pour retrouver intacts les lieux de son enfance, des villas dans les dunes, des volets envolés, du bois rouillé, et passés à la lune des rideaux déchirés, et ils laisseraient derrière eux le casino désaffecté et désert, et elle l'entraînerait vers le marchand de réglisse de la rue de Paris, mais ses vitres seraient brisées et sales, et la rue de Londres serait déserte et triste et ne retentirait plus du bruit des bicyclettes, et la plage serait encore humide et la mer solitaire serait encore plus loin, et ils laisseraient leurs rêves courir en liberté, comme deux ombres, tandis qu'eux-mêmes demeureraient enlacés, et le vent pousserait la mer au-delà de la mer, et elle dirait peut-être d'une voix mouillée ‘‘ je voudrais tant avoir dix huit ans.‘‘ Et la plage serait encore humide, et la mer serait déserte et grise, et le vent ne serait qu'un murmure infini, et elle viendrait à contre-jour, comme une ombre, et il verrait dans ses cheveux si longs la blancheur du rivage.


Ce serait un film de Lelouch. Leur chambre donnerait sur les bateaux, et le port serait si petit qu'il leur semblerait fait pour eux, et ils verraient le soir les pêcheurs revenir escortés de mouettes criardes qui donneraient la dimension du ciel. Ils mangeraient des choses simples, et ils s'endormiraient se tenant par la main, comme deux enfants, et l'aube naissante réveillerait son désir, et dans les premières lueurs du jour il lui ferait un enfant.

 

Il suffit de pas grand chose, quelques indices, des impressions, et l'esprit sait déjà la vérité. Souvent on s'accroche, On se refuse â croire ce que le corps vous crie, mais Georges Mélliand tirait sa force de son intelligence intuitive; il n'était pas homme à se masquer les choses; et déjà il savait que tout était fini, un peu comme un cycliste arrive en haut d'une côte et sent déjà sa machine le prendre en charge. Marie lui échappait. Il n'aurait pu dire exactement ce qui avait changé; un sourire en moins, une phrase de trop, une main qui se place moins aisément dans sa main, un regard peut-être, un peu absent, une absence qui commençait à se répandre, le monde peut-être qui lui paraissait moins ensoleillé.
Une fois finies la conquête et la découverte, que leur restait-il? N'aimait-il Marie que pour sa moto ?‘Vous ne me désirez pas, disait-elle parfois. Vous n'aimez qu'Elle", et elle désignait son engin rutilant, monstre rouge et sacré dont il chevauchait le corps comme une Walkirie.
Marie ne l'avait-elle pas jugé tel qu'il était, prestigieux de loin, Secrétaire Général de la Banque du Sud, et vulnérable au fond, dans ses petits problèmes et sa vie étriquée. Organisée. Il aurait fallu partir, loin, seul, à moto, refuser de se conforter dans les demis mensonges et les faux alibis. Il se voyait mal lui, le Secrétaire Général, petit amant d'une petite maîtresse.

Il avait bien soigné sa mise en scène, il voulait comme toujours avoir le dessus, mais il savait qu'elle ne serait pas dupe. Ils se quitteraient avant de s'être vraiment connus, et ils ne sauraient jamais lequel des deux ne se retournerait pas. Ils étaient fiers. Et cons. L'air serait fruité et doux, et la nuit serait étoilée, et leurs mains séparées seraient comme déchirées, et leurs ombres glissantes seraient deux solitudes. Elle ouvrit la portière et elle vit une rose, une seule, et elle lui sourit. Elle ouvrit la portière, elle vit une rose et la prit, et elle vit une enveloppe. Et l'ouvrit… On n'y trouvait qu'un demi billet de cent francs. Froissé. Descartes grimaçant.

Ils passèrent une folle nuit, d'un endroit à l'autre, d'un verre à l'autre, ils s'amusèrent beaucoup. Ils ne couchèrent pas ensemble; pas cette nuit-là. Ils allèrent chez Régine, et il donna un pourboire assez gros pour ne pas être jeté à la rue comme on sait le faire chez Régine. Ils allèrent chez Castel, et dans des bistrots moins connus ou l'on s'amuse plus; beaucoup plus tard ils allèrent prendre un dernier crème dans un café encore endormi.
- Tu me manqueras, dira-t-elle le regard perdu.
- Pas très longtemps, dira-t-il. Je me suis même demandé si tu viendrais ce soir quand je t'attendais. J'imaginais une scène, un type qui attend sa belle dans un café, et il prépare sa scène de rupture, et je vais lui dire ça et ça, et là elle se mettra en colère, et je lui répondrai ça et ça, et elle se mettra à pleurer et je la consolerai, et je lui rappellerai des souvenirs, et elle sera assise là, et quand elle arrive il faut que je lui dise des choses, et pas que je m'assoies, pas tout de suite, attendre, un temps, et puis lui dire, etc… etc… Et puis ce type fait et refait sa scène de rupture, et finalement elle ne vient pas, alors il s'élance comme un fou vers le téléphone.
- Quelle horrible frustration, être privé de sa scène de rupture, On a plus de chance. Et maintenant que vas-tu faire î
- Attendre.

Il attendrait pour que la vie accroche; il mettrait à son travail des ardeurs nouvelles; il cesserait d'espérer près du téléphone, il voyagerait, il prierait peut-être si cela pouvait le sauver, il était Secrétaire Général, il aurait des succès professionnels, la tristesse rend parfois la victoire si futile qu'elle en devient possible, il saurait éviter l'O.P.A., il saurait oublier qu'il avait quarante cinq ans, même si le passage des motos le rendait mélancolique.

Ce serait un film de Lelouch; il sortirait de son bureau, et la nuit serait noire et triste, froide peut-être, il relèverait le col de son manteau, et elle serait là, dans la voiture,qui l'attendrait. Il ne dirait pas un mot en s'installant au volant, et ils allumeraient ensemble une cigarette, et plus tard, seulement plus tard, il lui prendrait la main.

Elle n'avait pas d'imagination; elle ne connaissait pas Lelouch; alors ils s'étaient quittés comme deux hommes d'affaires, d'accord sur tout, une poignée de mains, et il était seul dans cette voiture. Il aurait du partir. Prendre une moto, un casque et un blouson, et partir. Il mit la radio et Delpech lui dit aussi qu'il devait fuir ce lundi-là, pour ne pas finir sa vie au financing, pour ne pas s'habituer aux habitudes. Marie avait brisé un équilibre indulgent, tôt levé, sourire, commander, et s'il pouvait vivre sans elle, il ne voyait plus très bien comment vivre avec lui-même; seulement lui-même. Sa vie redevenait en noir et blanc.
Il roula toute la nuit, et le jour encore, et quand vint le second crépuscule il tressaillit. Il avait parlé toute la journée, tout seul, et il voyait son mal disparaître et ressurgir, il se sentait parfois très fort, et parfois vulnérable comme un enfant. Il s'arrêta dans un café et il téléphona à Marie. Ce fut sa seule faiblesse, mais elle n'en saurait rien: Marie était très loin sur une moto triste. Il acheta une bouteille d'alcool.
Il reprit la route, et but jusqu'à l'écoeurement. Il était fou et saoul et fatigué.
Il n'avait plus mal, il était simplement fatigué, si las que dormir lui semblait la vérité du monde, il avait un peu peur, il avait un peu froid, il se demandait quelles seraient ses pensées le court instant où la voiture serait dans le vide, trop tard alors pour dire non, il but encore un peu, et le pied au plancher il prit la direction de la montagne.
Il avait envie de flotter dans le vide, il avait envie de sa mort comme il avait eu envie de Marie; c'est si facile la mort; un virage, un grand bruit, adieu Marie, adieu ma femme, adieu toutes à qui j'ai souri, bien peu d'ailleurs et c'est dommage, adieu la vie. Ma fille en noire pleurant sur moi, pleurez amis, pleurez, connasse de Marie, voilà des mots que je n'employais pas, faut-il mourir pour ne plus vieillir, quand j'avais dix ans je pensais qu'à vingt ans je serai très différent, que mes problèmes seraient différents; à vingt j'étais le même et je pensais qu'a trente ans je serai adulte; seul le corps vieillit; j'ai quarante cinq ans et je ne suis pas autre. J'ai seulement moins d'espérance. Mon seul espoir c'est l'OPA; si le Monde parlait de moi; en dernière page peut-être; "Rocambolesque histoire d'OPA qui tourne à l'avantage de la Banque du Sud. Le Secrétaire général, maître d'oeuvre de l'affaire, est introuvable." Et retrouver ma femme, jolie femme, et m'habituer aux habitudes, oublier la fascination de l'absolu nul part, oublier, vivre.


Les journaux du 12
PRISE DE CONTROLE DE LA BANQUE DU SUD PAR LA SIVACO.
A LA SUITE D'UNE ROCAMBOLESQUE HISTOIRE D'OPA, SIVACO EST EN
PASSE DE PRENDRE UNE PARTICIPATION MAJORITAIRE DANS LA BANQUE DU SUD. LES DIRIGEANTS DE LA SIVACO ONT DEJA AFFIRME DANS UN COMMUNIQUE QUE NI LE PERSONNEL, NI LA DIRECTION ACTUELLE DE LA BANQUE DU SUD NE SERAIENT TOUCHES PAR CE CHANGEMENT DE MAJORITE, ET ELLE INVITE LES ACTIONNAIRES A PROCEDER A CET ECHANGE D'ACTIONS CONFORME A LEURS INTERETS.


DERNIERES NOUVELLES
TRAGIQUE DENOUEMENT DANS L'OPA DE LA BANQUE DU SUD. LA VOITURE DE M. GEORGES MELLIAND, SECRETAIBE GENERAL DE LA BANQUE, A HEURTE DE PLEIN FOUET UN CAMION ITALIEN LA NUIT DERNIERE PRES DE GRENOBLE. M.MELLIAND A SUCCOMBE A SES BLESSURES.


Les journaux du 15
LES ENQUETEURS ONT DECOUVERT QUE M.MELLIAND ETAIT EN ETAT
D'EBRIETE LORS DE L'ACCIDENT QUI DEVAIT LUI COUTER LA VIE.
PAR AILLEURS LE PRESIDENT DE LA BANQUE DU SUD A TENU UNE
CONFERENCE DE PRESSE OU IL A AFFIRME QUE M.MELLIAND NE BUVAIT JAMAIS. IL SEMBLERAIT AUSSI QUE LE SECRETAIRE GENERAL AURAIT ETE A L'ORIGINE D'UN PLAN DESTINE A FAIRE ECHEC A LA SIVACO, PLAN QUI N'A JAMAIS PU ETRE MIS EN ŒUVRE DU FAIT DE SA DISPARITION.

AU SIEGE DE LA SIVACO ON DECLARE TOUT IGNORER DE CETTE AFFAIRE.

Les journaux du 20.

POUR PERMETTRE A LA JUSTICE DE POURSUIVRE SEREINEMENT SON ENQUETE, LA SIVACO RENONCERAIT A SON OPA SUR LA BANQUE DU SUD ET REVENDRAIT SA PARTICIPATION DANS LA BANQUE A UN GROUPE FINANCIER ETRANGER. RAPPELONS QUE CETTE AFFAIRE AVAIT SUSCITE UNE FORTE EMOTION DANS LE PUBLIC LORSQUE LE SECRETAIRE GENERAL… … … v