SERPENT BRÛLANT SUR UN AUTEL
Par Brian W. Aldiss
Un passé qui a peut-être été tragique, la présence acceptée d’extra-terrestres ou de mutants, une culture nouvelle qui est étrangement vivifiée par certains de ses éléments hédonistes, un culte de l’esthétique qui s’inscrit dans un art de vivre : ces motifs, avec bien d’autres, sont subtilement combinés dans un récit où Brian W. Aldiss s’affirme un maître de la suggestion poétique. L’instant paraît se suffire à lui-même, pour l’auteur comme pour les personnages. Au lecteur, s’il le désire, de chercher ce qu’il peut y avoir au-delà.
LES grues volant vers le Midi au niveau de la fenêtre étaient d’excellent augure pour les dons que l’amour reçoit ou donne. Par conséquent, après la répétition du matin, mon ami Lambant décida de commander le cadeau de mariage pour sa sœur, le jour choisi pour les noces venant d’être annoncé. Il tombait au premier jour de la foire d’automne.
Lambant et moi allâmes à l’atelier d’un graveur sur verre pour commander quelques gobelets, cadeau qui seyait au grand événement familial. L’atelier était situé au-delà des murs de la ville. La peinture sur sa porte orange s’écaillait et tomba comme des feuilles roussies par le gel quand nous la poussâmes. L’entrée était étroite et l’escalier qui menait à l’atelier du Maître Giovanni Bledlore encore plus tortueux que les autres à Malacia.
Il vint à notre rencontre sur le palier, vieillard harcelé par les fièvres, fermant derrière lui la porte qui grinçait.
« Vous êtes, jeunes hommes, des gêneurs pour un honnête artisan. Vous remuez la poussière et la poussière va abîmer mes couleurs. Que me voulez-vous ? Je serai obligé de revenir à l’atelier et de rester assis sans bouger un bon quart d’heure pour que la poussière se dépose, avant de pouvoir rouvrir mes palettes.
— Alors vous devriez tenir votre local plus propre, Maître Bledlore – dis-je – ouvrez vos fenêtres, même vos mouches aspirent à fuir.
— J’ai besoin de vous pour me faire une douzaine de gobelets décorés de scènes locales, comme ceux que vous avez dessinés pour Thiepol de Tera il y a un an », lui dit Lambant.
Le vieil homme leva les bras et secoua sa barbe sous notre nez.
« Faites-moi grâce de vos besoins ! Chacun de ces dessins me vieillit de toute une vie. Et Thiepol ne m’a même pas encore payé. Ma vue n’est plus assez bonne pour ces sortes de choses. Ma main tremble trop. En plus, ma femme est malade et je dois m’occuper d’elle. Mon contremaître m’a quitté pour aller chez ce vaurien de Dapertuto. Non, non, je ne pourrai jamais… Et puis, pour quand en auriez-vous besoin ? »
Il a fallu beaucoup de persuasion. Avant la signature du bon de commande et le paiement des arrhes, le vieil artisan nous montra les trésors de son atelier et les belles miniatures sur lesquelles il avait travaillé avec tant de peine et de soin, leurs minuscules silhouettes incisées sur le verre et brillantes de couleur.
« Ah ! quel beau travail. C’est rien moins que de l’alchimie », dit Lambant, quand nous passâmes la porte étroite, pour nous promener, une main sur l’épaule de l’autre, à travers le pré où les camelots dressaient les frêles étalages de leur foire d’automne. « Tu as vu le vase bleu azur avec sa vignette ? Et ces deux enfants s’amusant près du squelette de la baleine, le veilleur jouant dans le lointain ? Qu’est-ce qui pourrait être plus beau sur une échelle si petite ?
— En effet, c’était beau. Et la perfection n’en est-elle pas plus grande, l’objet étant si petit ? Il confirme ce qu’on m’a dit de lui, que tout ce qu’il peint est copié de la réalité. Le balai est copié de celui qui se trouve dans la cour de sa nièce, la vielle appartient à un vieil homme qui vit près du marché aux puces, et il n’y a pas de doute que les deux gamins courent à l’heure qu’il est le derrière au vent, près des portes.
— Quelle époque décadente que la nôtre ! Giovanni Bledlore est le dernier de nos grands maîtres, et si rares sont ceux qui le reconnaissent comme tel, en dehors de quelques cognoscenti !…
— Tels que nous-mêmes, Lambant !
— Tels que nous-mêmes, Prian ! Les gens sont aveugles en ces dernières années du siècle – l’écume des temps ! – qu’ils ne savent apprécier le mérite que sur une grande et prétentieuse échelle. Écrivez l’histoire de l’univers et vous serez applaudi, même si ce que vous avez écrit est exécrable et criblé d’erreurs dans les faits et dans la syntaxe ; peignez un paysage parfait sur votre pouce, et personne ne vous acclamera. »
Un plaisant gazouillis remplit l’air. Un marchand de flûtes venait vers nous, portant son plateau plein de flûtes et jouant sur l’une d’elles. Parvenu à sa hauteur, j’attrapai une flûte et jouai en écho à son air charmant Lorsque se réveilla l’air serein.
« Les flûtes n’auraient pas un plus beau son si on pouvait les entendre à une demi-douzaine de vallées au-delà – tu n’insinues pas que Bledlore devrait se mettre à peindre de monstrueuses fresques au soir de sa vie pour se faire un nom ?
— Je condamne le goût commun, non pas le goût de Bledlore. Il a atteint la perfection parce qu’il a tout de suite trouvé l’échelle qui lui convenait. Je regrette qu’il ne reçoive pas l’acclamation qui lui est due. Trente kopits par verre ! Il devrait demander et recevoir dix fois plus ! »
Nous nous arrêtâmes au stand des marionnettes, pour regarder aussi bien les pantins que leur public enfantin.
« Je suis d’accord avec toi sur ce point. Mieux payé, il pourrait combattre son obsession de la poussière avec un aspirateur. Mais en cela nous ne sommes peut-être que les enfants de notre époque décadente. La vraie récompense d’un authentique artiste ne devrait-elle pas être son talent, et non pas la renommée que celui-ci lui vaut ?
— Vraie… Authentique… Tes adjectifs me déconcertent, Prian ! Qui donc a dit que la Réalité et la Vérité sont des armes dans la panoplie dialectique de toutes les écoles de pensée ? »
L’école de pensée dont nous étions en train d’observer les activités avec nonchalance était primitive, n’ayant pour seule fin que de provoquer un plaisir immédiat et bruyant de la part de ses spectateurs irréfléchis. Bonhomme Voleur entra, masqué de rouge, et essaya de fracturer le coffre-fort de Bonhomme Banquier. Celui-ci, gras, poilu et malin, apparut et attrapa Bonhomme Voleur sur le fait. Bonhomme Voleur lui donna un coup avec sa besace à la grande joie des enfants. Bonhomme Banquier prétendit faire patte de velours, et demanda à voir combien d’argent Bonhomme Voleur pouvait faire entrer dans la besace. Bonhomme Voleur, malgré les avertissements criés par les enfants, monte avec complaisance dans le coffre. Bonhomme Banquier claque la porte du coffre, rit, et va chercher Bonhomme Policier. Rencontre à sa place Bonhomme Allosaure. Les enfants éclatent d’un grand rire franc et clair quand Bonhomme Allosaure referme sa mâchoire bien garnie autour du nez de Bonhomme Banquier. Bonhomme Astronaute descend, attrape Bonhomme Allosaure dans le casque. Pendant ce vacarme, la Dame du Banquier, tout attifée, entre pour prendre de l’argent dans le coffre. Fait sortir du coffre Bonhomme Voleur et se fait bastonner par lui. Et ainsi de suite. Spectacle continu.
Deux filles imperturbables près de nous, en petites robes qui oscillent entre l’innocence et l’indécence, échangent leurs commentaires. Elle à elle : « Farce de bas étage ! Comment avons-nous pu en rire l’année dernière ? »
Elle à elle : « Farce peut-être, Chloé, mais théâtralement remarquable ! »
Je m’étais calé contre les pierres d’une voûte en ruine. Lambant s’était hissé pour s’y étendre. Il murmura à mon oreille : « Prends-en de la graine, de ce dialogue ! Ainsi, le plaisir qu’on prend dans sa jeunesse cède la place à l’esprit critique dans la vieillesse ! »
Ces mots désinvoltes furent entendus par les filles qui n’avaient pas fait chorus avec le rire généralisé ayant salué les tentatives de Judy, la fille du Bonhomme de Loi, pour embrasser Bonhomme Allosaure, le confondant, encore piégé dans le casque, avec Bonhomme Astronaute. Elles se tournèrent vers nous, devenues l’une rose et l’autre pâle après l’affront fait par Lambant, et je me trouvai dans l’embarras pour savoir laquelle de ces colorations me séduisait le plus.
« Nous aussi avons surpris votre conversation, messieurs les chevaliers, mais avec moins d’insolence, car nous l’avons entendue sans le vouloir et uniquement à la faveur de votre parler fort et grossier, dit une de ces créatures délicates d’un ton accusateur, et nous avons trouvé vos remarques aussi amusantes que vous semblez avoir trouvé les nôtres ! »
C’était celle que sa sœur appelait Chloé. Elle était la plus petite et la plus potelée des deux, avec des beaux cheveux châtains et des doux yeux bruns, quoique en ce moment ces yeux semblaient vouloir transpercer aussi bien Lambant que moi. C’était elle qui prit un si joli teint de rose, les joues de sa sœur ressemblant provisoirement à de l’ivoire.
Sa sœur, dont le nom, nous le découvrîmes bientôt, était Lise, n’était pas moins féroce, mais elle avait un physique plus élancé, svelte et sombre, ses cheveux noirs et luisants comme minuit se reflétant dans un puits, ses yeux bleu-gris comme la fleur de Véronique. Aucune des deux ne pouvait avoir dépassé de beaucoup la moitié de sa seconde décade et aucune n’était privée de l’usage de la parole, car Lise, suivant de près le sarcasme de sa sœur, cria, et il y avait des orages dans ces voix (mais je voyais la lune briller à travers l’orage) :
« Entendre des drôles comme vous discuter des justes récompenses de l’art ! Je ferais aussi bien d’aller chez ma femme de chambre pour m’instruire dans la Vraie Religion ! »
Lambant glissa de sa pierre pour se mettre debout et dit :
« Votre femme de chambre pourrait m’instruire dans ce qu’elle voudrait, Mademoiselle, si elle avait une parcelle de votre beauté !
— Elle ne pourrait m’apprendre rien, si l’une de vous deux, princesses, était présente pour me donner ma leçon ! dis-je, regardant l’une après l’autre pour décider laquelle des deux avait le plus grand pouvoir sur mon cœur, et percevant que Lise, la noire, la svelte, en détenait les clefs.
— Vos compliments sont aussi faibles que vos insultes », dit Chloé.
Elle parla au milieu des applaudissements du petit public, car le spectacle était maintenant fini ; la Dame du Banquier s’en était allée avec le Bonhomme Policier, le Joker avait eu les faveurs de Bettina, la Fille du Banquier, et le Bonhomme Allosaure avait dévoré le Bonhomme Voleur. Maintenant le marionnettiste fit le tour avec son plat en bois, le promenant avec optimisme dans le public qui se dispersait. Comme il le poussait vers nous, j’y jetai un kopetto en disant :
« Voilà un vrai artiste qui ne croit pas que sa récompense devrait être le seul talent ou les seuls applaudissements.
— Juste, mon maître, dit-il en roulant les yeux, j’ai besoin de combustible aussi bien que de flatterie pour ma représentation. Ainsi que mon épouse et nos six enfants.
— Six enfants, dit Lambant, alors vous devez avoir aussi un lettro pour votre performance ! »
Nos deux jeunes beautés parurent décontenancées par cette aimable grossièreté et, peut-être pour cacher leur confusion, Chloé dit :
« Ces hommes de carnaval méritent peut-être de l’argent, mais pas le titre d’artiste. »
Je pris hardiment le bras de sa sœur et dis :
« Puisque l’art semble vous intéresser, promenons-nous donc un peu et voyons ce que vous en connaissez. Notre sujet de conversation principal – le thème de la récompense n’en était qu’un chapitre – était celui-ci : vivons-nous ou non dans une époque décadente ?
— Comme c’est étrange, Messieurs, dit Chloé en souriant, car nous nous disions justement que cette époque est créatrice, même si nos aînés ne s’en sont pas bien rendu compte.
— Touché ! criai-je, une main sur la poitrine et tombant sur l’épaule de Lambant. Tu entends cela, frère ? Nos aînés, c’est nous, nous de quelque six ans au moins les aînés de ces deux vieilles filles.
— Deux pauvres vieillards à l’article de la mort, voilà comment elles nous voient ! »
Saisissant l’idée au vol, Lambant commença à boiter devant nous, se tenant un genou, clopinant comme un vieillard.
« Vite, vite, Prian, ma pommade ! Mes rhumatismes me font souffrir mille morts !
— C’est plutôt votre esprit qui causera notre mort ! » s’exclama Lise, mais elle et Chloé riaient joliment, faisant trembler leurs jeunes seins comme des boulettes fraîchement cuites. La vue en était si agréable que Lambant redoubla de vigueur dans sa parodie de la sénilité, et en gâta ainsi un peu l’effet.
« Farce, peut-être, mais théâtralement remarquable, dis-je. Maintenant fais ta révérence avant que nous n’emmenions ces dames quelque part où nous pourrons discuter en paix. Allons nous promener vers la rivière. »
Les jeunes filles se regardaient, dubitatives, lorsque nous vîmes, au loin, une des femmes ailées s’élever avec grâce des murs de la cité et voler en notre direction. Comme le faisaient fréquemment celles de son espèce, elle portait de longs rubans dans ses cheveux qui traînaient derrière elle dans l’air tranquille. Elle était jeune et nue et sa vue au-dessus de nos têtes, sous le soleil, était fort plaisante ; comme elle passa derrière la Grande Cornette pour atterrir, nous entendîmes le bruissement solennel de ses ailes, comme quelque Jupiter travesti à la recherche d’une Léda hermaphrodite.
Sans doute cette apparition inspira-t-elle Lise.
« Nous viendrons avec vous si nous pouvons voler, dit-elle, reposant sa jolie main sur ma manche.
— D’accord, fîmes Lambant et moi d’une même voix. Allons trouver le loueur de tapis. »
Et nous les entraînâmes, sifflant Lorsque se réveilla l’air serein sur un rythme cadencé, Lambant prenant la mélodie et moi le contrepoint, tout en passant les baraques des diseurs d’avenir et des chiromanciennes.
Comme l’après-midi avançait, la foule à la foire devenait plus dense. Le moment le plus gai et le plus populaire arriverait après le crépuscule, quand les fusées éclairantes seraient allumées et les masques mis, et quand les danseurs orientaux commenceraient leurs contorsions sur la scène d’un théâtre de verdure. Nous trouvâmes vite le chemin du plus proche loueur de tapis. Ses tapis étaient en plastique et de couleurs trop criardes à notre goût, mais ils étaient garantis pendant six heures et nous n’étions pas d’humeur à faire la fine bouche. Nous lui payâmes son dû, ainsi que la caution, et nous montâmes sur sa petite estrade branlante avec force plaisanteries.
Le compteur indiquait que notre tapis avait un plafond de douze pieds, mais il nous porta suffisamment vite, voltigeant au-dessus des têtes bigarrées de la foule et évitant les autres passagers volants. Les jeunes filles poussaient de petits cris et riaient joliment, ce qui nous faisait, Lambant et moi, nous regarder derrière leurs dos charmants, nous félicitant en silence d’avoir eu la chance de trouver – et si vite – les deux jeunes filles les plus jolies et les plus intelligentes de toute la foire.
Nous laissâmes derrière nous les baraques et poursuivîmes notre chemin à travers un bois de sveltes bouleaux. Devant nous s’étalait la rivière et, au-delà, les contreforts des Montagnes de Vokoban. Lambant les montra du doigt.
« Allons-y, j’y connais un nid sûr et tranquille.
— Non, ne nous emmenez pas plus loin que la rivière ! » dirent les jeunes filles. Elles se rappelaient peut-être les vieilles légendes sur ce qui arrive lorsqu’on survole un plan d’eau par une journée ensoleillée.
Lambant ne voulut rien entendre et nous nous portâmes vers une corniche couverte de mousse tout en haut d’un versant tapissé de crocus sauvages d’automne, rosé sur rosé. Nous étions si haut que nous pouvions distinguer encore nettement les minuscules baraques brillantes de la foire, et les fortifications de la ville, et même entendre de temps en temps le gargouillis d’une trompette à deux sous. Au-dessus de nous, nous pouvions apercevoir la dentelure des toits d’ardoise d’un village de montagne – il s’appelait Heist – et les paysans travaillant dans les vignes hors les murs avec leurs hommes-lézards.
« Ceci est censé être une montagne néfaste, dit Chloé, mon père m’a dit que les Exilés sont emprisonnés dans les entrailles de ces rochers.
Êtes-vous deux apprenties sorcières, pour croire de telles balivernes, demandai-je. Si vraiment les Exilés existent, alors ils sont emprisonnés dans chacun de nous et non pas dans de simples rochers.
De simples rochers ! dit Lise, de simples rochers expulsent des choses plus étranges que l’homme, et d’ailleurs, l’homme lui-même en fut expulsé. Pas plus tard que l’année dernière, sur la côte de Lystra, une nouvelle sorte de crabe est née de la terre, un crabe qui monte sur les arbres et fait des signaux à ses amis et à ses ennemis au moyen d’une pince surdimensionnée. »
Lambant rit.
« Cela me semble être une espèce de crabe tout ce qu’il y a de plus ancien. Ce que nous voudrions voir comme nouveauté en matière de crabes, ce serait une espèce qui pousserait des cocoricos comme un jeune coq, donnerait du lait chaque lundi du mois, et lèverait sa carapace sur demande pour révéler en dessous de beaux bijoux de maison de poupée. Ou bien un crabe de terre vraiment grand et apprivoisé, de la taille de cette pierre, mais plus rapide, que nous pourrions dresser à galoper comme un étalon.
— Merveilleux ! Et il serait amphibie et nous porterait par les mers jusqu’aux terres de légende.
— Et pas seulement par les mers, mais au-dessous d’elles, car nous pourrions nous réfugier dans sa carapace, protégés des eaux environnantes.
— Alors nous verrions les repères des anciens monstres marins, où ils se cachent encore, dit-on, et ils deviendraient aussi civilisés que les hommes et se raconteraient les uns aux autres des récits de la mer.
— Je ferais pousser du lierre et de belles plantes grimpantes et des fougères sur mon crabe, jusqu’à ce qu’il paraisse un fantastique jardin itinérant.
— Le mien aurait des pinces musiciennes, qui joueraient pendant sa course.
— Les filles, les filles, vous entrez dans ce jeu avec une telle conviction que vous aurez un transport au cerveau à force d’imagination. »
Nous nous mîmes de nouveau à rire, et nous installâmes sous une plaque dans le rocher, sur laquelle était écrite une légende dans la Vieille Langue. Ils me demandèrent de la traduire et je le fis, au prix d’un certain effort.
« Cette pierre sculptée a une voix mélancolique. Elle porte une inscription pour un ami qui passa à l’ombre, à ce qu’il paraît d’après la date, il y a au moins onze siècles. C’est une sorte de poème. Il va ainsi… »
J’hésitai, et puis je commençai fermement :
Oublierai-je Phalanda ? Oui, je l’oublierai
Car la Mort porte l’oubli
Et l’oubli englobe l’endeuillé et l’objet du deuil,
Reste ma larme mais non sa cause ;
La pensée de la Mort meurt dans un cœur jeune,
Ou, vivante, paraît une saveur ajoutée aux artifices de la Vie.
Maintenant, dans mon automne, le sort remémoré de la Mort
Apporte plus d’oubli que mon printemps n’oublia.
Chloé rit poliment, sa main cachant à moitié sa bouche.
« Eh bien, cela est vraiment élégiaque, même si ça n’a pas de sens. Bien sûr, de tels vers ne comptent pas trop sur leur signification pour l’impact.
Rien de ce qui concerne la Mort n’a de sens, dit Lambant en prenant l’air inspiré. Car la Mort c’est la négation du sens ; nous n’en connaissons rien jusqu’à ce qu’elle nous emporte et alors, c’est sûr, nous n’en connaissons rien…
Car elle et nous ne sommes qu’un tas de pourriture », acheva Lise, et nous nous étreignîmes en riant. Pendant ce temps Lambant avait ouvert la plaque et retiré de derrière elle un plat brûlant et très épicé pour notre déjeuner, les grains de riz au safran richement agrémentés de dattes, et de raisins et de petits poissons, leurs bouches farcies avec des clous de girofle, à la manière Phrustienne. Nous criâmes notre plaisir aux dieux et, cherchant plus profondément dans le rocher, en extirpâmes du vin dans des flacons d’argile et une nappe couleur crème.
« Il ne nous manque plus que les gobelets du Maître Bledlore et nous aurions là un festin de roi, ou tout au moins de prince. Après tout, même les princes doivent parfois mincir un peu. Maintenant, Prian, pendant que nous mangeons, nous devons parler des sujets plus sérieux que la Mort, dont l’existence même est sujette à caution par un jour comme aujourd’hui – et d’ailleurs il existe des charmes contre elle, c’est pourquoi je porte à ma boutonnière, attaché par un bout de coton écarlate, une dent de serpent… Donc, commençons notre débat.
— Peut-être que ces demoiselles ne veulent pas parler de décadence, dis-je en me servant, à l’instar des autres, une portion de riz. Quant à moi, j’aimerais autant parler des demoiselles.
— La voilà, la vraie décadence », dit Chloé. Sa ravissante bouche pleine, elle ajouta : « Mais les poissons sont délectables. »
M’adressant à sa sœur, je dis :
« Je vois que votre sœur est plus hardie que vous dans la parole. Dans l’action, laquelle est la plus hardie ?
— Bah ! Chloé n’est pas ma sœur. Me ressemble-t-elle ? Parle-t-elle comme moi ? Pensez-vous qu’elle pense comme moi ?
— Vous êtes pareilles en beauté et en esprit, mais peut-être, tout bien réfléchi, vos phrases comme votre jupe sont-elles un peu plus courtes. Et vous mangez plus vite !
— Nous aurions dû deviner qu’elles n’étaient pas sœurs, Prian ! Comment un seul sein maternel aurait-il pu produire deux chefs-d’œuvre comme ceux-ci ?
— Merci à vous, Maître Lambant, mais laissons donc le sein de côté.
— Une telle asymétrie gâterait votre apparence, mesdames.
— Cette conversation décadente prouve que notre époque l’est aussi – dis-je en nous versant du vin. Pourquoi discuter plus avant ? Concédez, les filles, que cette époque ne peut être créatrice et nous n’en parlerons plus.
— Non, non, Prian ! s’écria Lambant, je ne peux que souscrire à ce que disent les filles, car notre conversation décadente ne concernait-elle pas le sein maternel et y a-t-il chose au monde plus créatrice ? Donc, l’époque est créatrice, c’est prouvé ! »
Je me mis à gesticuler, répandant du riz jaune sur tout le monde.
« Non, je ne l’admettrai pas. Tu ne suis pas tes propres arguments jusqu’au bout, Lambant ! Car comment un sein devient-il créateur ? Pour donner une réponse point trop anatomique et épargner à notre chère Chloé des rougeurs et à notre chère Lise de divines pâleurs, je dirai que l’agent de sa créativité est la recherche de sensations toujours plus neuves et plus intenses chez le mâle. Et qu’est-ce donc que la recherche de sensations plus neuves et plus intenses sinon l’essence même de la décadence ? Voilà donc, à son faîte, mon raisonnement suprêmement prouvé.
— Mais vous ne pouvez concevoir à quel point vous faites erreur, dit Lise. Votre argument ne vaut rien, car vous ne faites que porter des coups à la logique.
— Oui, en poursuivant une idée qui n’est qu’à vous, ajouta Chloé.
— Non, car je vous en fais part aussi. Croyez-vous que je veuille cacher les évolutions de ma pensée ? Mes miettes dérisoires de sagesse ne sont qu’un argument de plus en faveur de ma thèse – à savoir que cette époque est décadente. Pour ma part, je m’en félicite. On est confortable dans une époque décadente. Il n’y a pas de guerres, pas de questions majeures qui demandent une réponse, pas de vent glacial soufflant de quelque Pôle Nord religieux. »
Je donnais à la conversation une tournure moins facétieuse, l’ayant presque noyée dans des tourbillons d’esprit. Lise me répondit sérieusement.
« Mais vous avez tort. C’est le sujet que nous abordions avec Chloé indirectement avant la visite aux marionnettes. Il y a toujours des guerres, sinon entre les nations, du moins entre les maisonnées, les classes, les âges, les sexes, entre une face de la nature d’une personne et l’autre face. Et il y a toujours des questions majeures qui demandent réponse et il y en aura toujours tant que la vie se déroulera dans cet univers absurde. Même le spectacle des marionnettes me posa des questions auxquelles je n’ai su répondre. Pourquoi étais-je émue par ces poupées de pacotille en bois ? Elles n’essayaient pas d’imiter ou de caricaturer, ou même de parodier, des personnes. Ce n’étaient que des poupées en bois. Et pourtant, j’ai constaté qu’une part de moi applaudissait d’abord le Bonhomme Banquier et ensuite le Bonhomme Voleur. Était-ce là les effets de l’art ? Et si c’était le cas, l’art de qui ? L’art du marionnettiste, ou le mien, car j’usais de mon imagination malgré moi ? Pourquoi m’arrive-t-il de pleurer sur les personnages d’un livre qui n’ont pas plus de chair et de sang que les trente caractères du langage imprimé ? Quant à vos absurdes vents religieux soufflant du Pôle Nord, Prian, ne sommes-nous pas continuellement entourés de bourrasques de croyances ? De quoi venons-nous donc de parler sinon de différentes sortes de croyances et d’incroyances ? »
Nous entendions au loin de la musique du genre complexe et grêle, mais sans y prêter attention, pendant que Lambant parlait.
« Vous avez raison, c’est vrai, Lise, mais raison de manière si étriquée que vous devez me laisser développer vos arguments à votre place. C’est vrai que même à une époque décadente l’humanité est assaillie par des questions majeures – des mystères, comme je préfère les appeler. À une époque décadente, bien sûr, les hommes préfèrent tourner un dos délicat à de tels mystères, ou s’en servir comme décors de théâtre. Mais il y a des mystères bien plus grands que ceux qui figurent sur votre liste. Je vais vous en nommer un. Avant d’avoir fait votre rencontre, mes deux anges, mon diabolique ami et moi-même sommes allés visiter un artiste, un miniaturiste qui grave ses chefs-d’œuvre sur verre, Giovanni Bledlore. Il travaille avec une obstination obsessive pour presque rien. Pourquoi ? Ma théorie c’est qu’il sent que le temps est contre lui, et il se construit des monuments à lui-même de la seule manière qui lui est naturelle, comme un insecte à corail dont la vie anonyme crée des îles. C’est le temps qui pousse Maître Bledlore à créer des œuvres d’art. Supposez qu’il eût tout son temps ! Supposez qu’il puisse vivre pour toujours ! Je parierais qu’il ne lèverait pas la main pour graver un seul gobelet. Le temps est un de ces grands mystères qui pousse tout devant lui avec son fouet. »
La musique s’était approchée, avançant et reculant sur la montagne suivant un rythme aussi complexe que sa propre mesure. Son effet sur moi était irrésistible.
« Quel que soit le chenapan qui joue, il fait du temps ce qu’il veut, dis-je, me levant. J’ai assez mangé, Lise. Même si c’est le diable lui-même qui joue de sa musique, il faut que je danse avec vous ! »
Elle vint dans mes bras, la belle et svelte jeune fille, et nous dansâmes. Pour la première fois, j’ai senti la chaleur de son corps vulnérable contre le mien, et respiré son délicat parfum. Ses mouvements contre moi étaient si légers, si provocants et si harmonieux que mes pas trouvèrent comme un ressort particulier, actionné par quelque chose qui était davantage que de la musique. Lambant et Chloé se levèrent d’un saut et se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.
Nous dansions ainsi légèrement avant que le musicien n’arrive. Lorsqu’il contourna le rocher, nous fîmes à peine attention à lui, absorbés que nous étions par notre art ; et il en était venu à faire partie de notre groupe. J’ai vu seulement qu’il était vieux, petit et trapu, qu’il jouait très gaiement de sa vielle et qu’un homme-lézard l’accompagnait.
Aussi longtemps que dura la musique, nous continuâmes à danser. Il nous semblait que nous ne pouvions pas nous arrêter, ou que nous n’en avions pas le besoin. C’était de la danse, oui. Mais aussi de la séduction, comme nous le commandait la musique, comme nous le commandaient nos corps si proches, nos mouvements, nos regards. Lorsque nous nous séparâmes en respirant profondément et que la musique se tut, notre intimité avait grandi.
Nous primes les bouteilles de vin et en passâmes au brave vieux musicien et à son ami : le joueur de vielle était petit et costaud, il paraissait dans ses vêtements fustiens aussi épais que le mur de la cité. Son teint était foncé et nous vîmes qu’il était bien vieux, avec des yeux enfoncés et une bouche aux commissures tombantes, bien qu’il y eût encore des boucles noires autour de sa tête grise. Mon ami et moi le reconnûmes immédiatement. Nous avions vu son portrait le jour même.
« N’habitez-vous pas près du marché aux puces, homme mélodieux ?
— Sans doute, Monsieur. » Sa voix grêle, usée, n’avait rien du brillant de sa musique. « J’y ai une vieille baraque, sauf votre respect.
— Nous vous avons vu dépeint sur un des gobelets du Maître Bledlore. »
Le vieux musicien fit un signe d’assentiment. Il s’avança, tendant son instrument. Celui-ci était peint en jaune et portait une image sur son étui. Nous regardâmes et vîmes deux enfants, se poursuivant, les bras étendus. Ils riaient. Nous reconnûmes tout de suite le travail – et les enfants.
« Cela ne peut être que le travail de Bledlore ! Ces enfants – les mêmes que ceux représentés sur le vase bleu azur de son atelier ?
— C’est bien cela, Messieurs. Ces enfants – exactement les mêmes, que Dieu les bénisse. Comme Giovanni s’est servi de moi comme modèle, il a peint ces autres modèles sur mon instrument en guise de rétribution. Ce sont mes petits-enfants, ou plutôt devrais-je dire, c’étaient, et la prunelle de mes yeux, jusqu’à ce que les froids de l’hiver passé, trois fois maudits, les aient emportés tous les deux. Ils auraient dansé toute la journée au son de ma musique, si on les avait laissé faire, les jolis petits. Mais les magiciens de la Porte Septentrionale leur lancèrent un sort, et maintenant ils ne sont que de l’engrais, hélas ! » Il commença à pleurer. « Je n’ai rien qui me reste d’eux en dehors de cette petite image », et il pressa sa vielle contre sa joue cadavérique.
« Comme vous avez de la chance d’avoir cette consolation, dit Chloé, mutine. Et maintenant, jouez-nous un autre air, car nous ne pouvons danser aussi lestement au son de vos larmes qu’à celui de votre musique.
— Il faut que je m’en aille vers Heist, pour gagner quelques kopettos, dit-il, car bientôt ce sera l’hiver, quelle que soit la vigueur de votre danse, à vous autres jeunes. » Il poursuivit sa route tant bien que mal, suivi de l’homme-lézard très droit sur ses jambes solides et nous envoyant un sourire bienveillant à travers ses lèvres serrées, comme le font ceux de son espèce. Quant à Lambant et à moi, nous nous mîmes à embrasser et caresser nos jolies mignonnes dès que les autres eurent disparu de notre vue.
« Pauvre vieillard, sa musique nous plaisait, mais pas lui », dirent les belles lèvres de Lise tout près des miennes.
Je ris. « Le but de l’art n’est pas toujours la consolation ! » Je couvris mon visage de ses cheveux noirs.
« Je ne sais vraiment pas quel est le but de l’art, mais je ne sais toujours pas non plus quel est le but de la vie. Pense, Prian, ces enfants morts, et pourtant leur image vit après eux sur quelque chose d’aussi fragile que le verre ! » Elle soupira. « L’ombre éclipsant ainsi la substance…
— L’art devrait être durable, n’est-ce pas ?
— Oui, mais ne pourrait-on pas dire la même chose de la vie ?
— Vous êtes si morbides, vous autres filles. Alors que ce qui est durable maintenant, c’est ma main sous tes dessous soyeux… Ah ! créature exquise !
— Oh ! mon cher Prian, quand tu fais ça… il n’y a pas d’art qui, jamais…
— Ah ! mon délicieux oiseau, si seulement maintenant… Oui, c’est ça… »
Mais il y aurait peu de mérite à rapporter une conversation aussi incohérente que celle qui devint la nôtre, car de tous les arts aucun n’est traduit en paroles aussi difficilement que celui que nous étions en train d’exercer. Il suffira de dire que pour ma part – pour l’exprimer comme mon poète favori : « entre le grave et le frivole, de la dame j’eus plaisir. »
Ainsi en alla-t-il de nous. Quant aux phénomènes météorologiques, le beau temps anticyclonique nous apporta un coucher de soleil d’un or ancien, héraldique, qui fit étinceler le monde comme une vieille armure polie avant que la nuit ne descende sur lui, et tout ce temps il n’y eut presque pas de brise.
Nous laissâmes expirer le délai de six heures sur notre tapis volant, jusqu’à ce qu’il retombe par terre, flasque et désormais inutile, incapable de servir, et, à la longue, nous nous trouvâmes dans le même état que lui, Lambant et moi, dans les bras de nos dames encore amoureuses.
Nous dormîmes pêle-mêle, les uns contre les autres, les lumières de la foire dans le lointain en guise de lampes de chevet, et nos baisers en guise de prières.
L’avant-aube glaciale nous réveilla. L’un après l’autre, nous nous assîmes en riant de notre négligence. Les filles s’occupèrent de leurs cheveux. Dans un coin du ciel la couverture de nuages s’ouvrit comme une mâchoire qu’on force, montrant une lumière dans l’œsophage, mais la lumière était aussi glaciale que la brise qui jouait autour de nos tempes. Nous nous levâmes et descendîmes de la montagne, suivant un sentier parmi les chénopodes, les amarantes et les piquants ornés des genêts. De la ville ne parvenaient ni mouvement ni illumination ; tout en haut, en revanche, près des grises murailles de Heist, où on parlait encore le dialecte des montagnes, des lanternes sourdes montraient que les paysans étaient déjà levés, se dirigeant vers un puits où vers leurs champs pentus. Les oiseaux commençaient à chanter, sans briser le silence montagnard.
Nous arrivâmes à la rivière et nous nous dirigeâmes vers le pont en bois. Un vieux sorcier en bois le gardait encore, penché sur le côté et buriné comme un vieux bouc, mais j’ai vu que des fleurs fraîches avaient été placées dans sa main vermoulue, malgré l’heure matinale, et le symbole était de bon augure. Prenant Lise par la taille, j’ai dit :
« Quelque matinal qu’on soit, on trouve plus matinal encore. Quelque légèrement que vous dormiez, quelqu’un dort plus légèrement encore. Quelle que soit votre mission, quelqu’un en accomplit une plus urgente encore. »
Lambant continua sur ma lancée, et ensuite les chères jeunes filles, improvisant, récitant et chantant leurs paroles pendant que nous traversions sur les planches branlantes du pont.
« Quelque léger que soit votre sommeil, le jour est plus léger. Quelque éclatant que soit votre sourire, le soleil est plus éclatant »
Quelque retard qu’ait l’aube, elle paiera au matin, en rosée, ce qu’elle doit. »
Mon astucieuse petite chatte !
« Quelque fragiles que soient les fleurs que tu apportes, année après année, elles fleurissent à ma porte. »
« L’eau court sous nos pieds, toujours douce et changeante, les oisillons s’égosillent dans la forêt chantante. »
« Quelle que soit la durée des brises nocturnes, elles s’évanouissent toujours dans les heures diurnes. »
« Et quel univers de contes d’enfants
Se loge dans ce petit mot « Cependant ».
Nous contournâmes les baraques fermées de la foire, qui prirent un aspect bien vulgaire dans ce qui restait de la nuit et nous nous dirigeâmes vers le portail de la ville. Le premier dard pâlot de soleil, se montrant au-dessus des prés frigides, éclaira le groupe du bâtiment derrière la muraille. Son rayon fut reflété dans une vitre. Je compris en levant la tête que c’était là la demeure de Maître Bledlore, fermée à double tour. Sûrement il dormait encore, obsédé et manquant d’air, ses poumons fonctionnant à peine par peur de faire voler la poussière de son atelier.
Comme je respirais profondément, une odeur vieillotte me parvint, comme si on flambait quelque chose et j’ai vu Chloé se blottir dans les bras de Lambant. Nous nous approchions de deux magiciens et aurions à passer près d’eux pour entrer par le portail.
Le jour les privilégiait dans leurs manteaux et hauts couvre-chefs, leur envoyant un de ses premiers rayons, jusqu’à ce qu’ils soient éclairés presque aussi artificiellement que des personnages dans quelque vieux tableau, émergeant dramatiquement du bitume de la nuit. Sur deux blocs de pierre énormes et informes, tombés d’on ne sait plus quelle version de la géométrie de la cité, couvait un feu qu’ils avaient allumé ; à côté de lui, ils se livraient à leurs arcanes, leurs yeux furtifs comme ceux de chats, leurs visages carrés et malveillants. Je tournai vite la tête pour ne pas voir le serpent brûlant sur l’autel. Il s’en dégageait une fumée bleue qui restait accrochée au niveau du cœur. Aucun de nous ne prononça une parole.
Les magiciens déplaçaient leurs corps archaïques avec raideur. Au-delà des premières arcades la lumière du jour se montrait à peine, mais des gens bougeaient déjà dans l’ombre. Nous entrâmes par la porte de la cité, tous les quatre, là où brillait la lumière des flambeaux.
Traduit par RONALD BLUNDEN.
Serpent burning on an altar.
© Brian W. Aldiss, 1973.
© Librairie Générale Française, 1981, pour la traduction.