SITUATION PRIVILÉGIÉE
Par Vernor Vinge
Un des thèmes familiers de la science-fiction, la recherche de civilisations perdues, est ici présenté sous un éclairage neuf. La perte de civilisation est due ici aux conséquences d’un conflit mondial. Un tel conflit peut être suivi de renaissances dissemblables, mais il n’efface pas nécessairement tout. De même que les archéologues et les anthropologues, les psychologues auront des problèmes – nouveaux ou éternels ? – à résoudre.
«MAIS il a vu une lumière ! Sur la côte. Vous ne comprenez donc pas ce que cela signifie ? »
Diego Ribera y Rodriguez se pencha par-dessus le minuscule bureau de bois pour appuyer son affirmation. Son adversaire était assis dans l’ombre, évitant la faible lueur de la lampe à huile de baleine, qui pendait du plafond de la cabine. Il y eut une pause dans la discussion, pendant laquelle Diego entendit le vent chanter dans les mâts et souffler au-dessus d’eux. Il fut soudain péniblement conscient du roulis régulier du pont et des lentes oscillations de la lampe.
Mais il attendait une réponse et il continua à regarder fixement l’homme qui lui faisait face. Finalement, le capitaine Manuel Delgado sortit sa tête de l’ombre. Il eut un sourire déplaisant. Son visage étroit, sa moustache noire et précise lui donnaient l’air de ce qu’il était : un maître du pouvoir, politique, militaire et personnel.
« Cela signifie, répondit Delgado, qu’il y a des gens. Et alors ?
— Exactement. Des gens. Sur la Péninsule de Palmer. Or, le Continent antarctique est inhabité. Il ne serait pas plus fantastique de trouver des êtres humains en Europe.
— Mire, Señor Professor. Je me rends vaguement compte de l’importance de ce que vous dites. » De nouveau, ce sourire. « Mais le Vigilancia… »
Diego fit une nouvelle tentative.
« Il faut absolument que nous débarquions et que nous allions examiner cette lumière. Justement, considérez l’importance scientifique de tout cela… »
L’anthropologue venait de dire précisément ce qu’il ne fallait pas dire. L’indifférence cynique de Delgado tomba et son jeune visage plein d’expérience devint féroce.
« Importance scientifique ! Si vos mielleux amis australiens le voulaient bien, ils pourraient nous fournir toutes les données scientifiques jamais connues. Au lieu de cela, ils ont leurs sympathisants – il pointa un doigt vers Ribera – qui courent partout dans le monde du Sud pour y faire des recherches qui ont été effectuées dix fois mieux, il y a plus de deux cents ans. Ces cochons n’utilisent même pas leur savoir dans leur propre intérêt ! » Cette dernière phrase était la plus grande condamnation que Delgado eût pu proférer.
Ribera eut du mal à refouler une réponse amère, mais UNE erreur ce soir-là était plus que suffisante. Il pouvait comprendre, sinon approuver, l’amertume de Delgado à l’égard d’une nation qui avait eu la sagesse (ou la chance) de ne pas brûler ses bibliothèques au cours des émeutes qui avaient suivi la Guerre Mondiale du Nord.
« Les Australiens ont le savoir, d’accord, pensa Ribera, mais ils ont aussi la sagesse de savoir que quelques changements fondamentaux doivent intervenir dans la société humaine avant que ce savoir puisse y être introduit, ou sinon, nous nous retrouverions avec une Guerre Mondiale du Sud et plus de race humaine du tout. » C’était là un point que Delgado et beaucoup d’autres refusaient d’accepter.
« Mais, Señor Capitan, nous faisons vraiment de la recherche originale. Les courants de l’Océan et les populations changent au cours des années. Nos éléments d’information sont souvent tout à fait différents de ceux qui, nous le savons, ont été recueillis auparavant. La lumière que Juarez a vue cette nuit est la preuve la plus forte que les choses SONT différentes. »
Et pour Diego Ribera, c’était particulièrement important. Comme anthropologue, il n’avait rien d’autre à faire pendant ce voyage que d’avoir le mal de mer. Un millier de fois, au cours de la traversée, il s’était demandé pourquoi il avait eu l’idée de réunir des écologistes et des océanographes et de les amener sur ce bateau. Maintenant, il le savait. Si seulement il parvenait à convaincre ce marin sectaire !
« Et puis aussi, Señor Professor, il faut vous rappeler que vous autres « scientifiques » êtes vraiment superflus dans cette expédition. Vous avez même eu de la chance de pouvoir simplement monter à bord. »
C’était vrai. El Présidente Impérial était encore plus hostile aux scientifiques de l’École de Melbourne que Delgado lui-même. Ribera ne pensait qu’avec répugnance à tout le lèche-bottes et les tracasseries qui avaient été nécessaires pour que ses gens puissent participer à l’expédition.
La réponse de l’anthropologue au dernier commentaire de son interlocuteur débuta d’abord sur un ton respectueux, teinté d’humilité :
« Oui, je le sais, vous faites ici quelque chose de vraiment important. » Il fit une pause. Au diable tout cela ! pensa-t-il soudain, écœuré par ses manières insinuantes. Cet imbécile n’écoutera ni logique ni flatterie !
Ribera changea de ton :
« Oui, je le sais, vous faites ici quelque chose de vraiment important. Quelque part à Buenos Aires, l’Astrologue en Chef du Présidente Impérial a regardé sa boule de cristal, ou Dieu sait quoi d’autre, et sur un ton sépulcral, il a déclaré à Alfredo IV : « Señor Présidente, les astres ont parlé. Tous les secrets de la joie et de la prospérité se trouvent réunis sur l’île flottante de Coney. Envoyez vos hommes vers le Sud pour la découvrir. » Et c’est ainsi que vous, le Vigilancia, et la moitié des débiles mentaux d’Amérique du Sud, vous êtes en train de tourner autour de la côte de l’Antarctique à la recherche de Coney Island ! »
Ribera manqua en même temps de souffle et de sarcasme. Il se rendit compte que son humeur longtemps maîtrisée venait d’anéantir tous ses projets et avait peut-être même mis sa vie en danger. Le visage de Delgado semblait gelé.
Regardant par-dessus l’épaule de Ribera, ses yeux clignèrent en direction d’un miroir placé stratégiquement entre le cadre et le haut de la porte de la cabine. Puis son regard revint à l’anthropologue :
« Si je n’étais pas un homme si raisonnable, vous seriez de la chair à requin avant demain matin. »
Puis il sourit, un sourire sincère, amical.
« En plus, vous avez raison. Ces fous à Buenos Aires ne sont pas capables de gouverner une étable à cochons, et moins encore l’Empire Sud-Américain. Alfredo Ier était un homme, un surhomme. Avant même que les maux de guerre ne se soient apaisés, il avait unifié dans une seule poigne un continent tout entier. Un continent que personne, ni avec des jets, ni avec des armes automatiques, n’avait été capable d’unifier. Mais ses héritiers, surtout celui qui est là maintenant, sont des clochards superstitieux ! L’Astrologue Impérial, ce gars Jones y Urrutia, proclamerait, à notre retour à Buenos Aires, que je me suis rallié à vos sympathisants australiens, el Présidente le croirait, et je finirais probablement avec un billet simple pour l’Hémisphère Nord.
Ribera resta silencieux pendant une seconde, essayant d’accepter l’amabilité soudaine de Delgado.
« J’aurais plutôt pensé, se risqua-t-il finalement, que vous aimiez les astrologues. Vous semblez passablement nous détester, nous autres scientifiques…
— Ribera, vous utilisez des étiquettes. Je n’ai rien contre les étiquettes. Ce qui attire ma sympathie, c’est la réussite ; et ma haine, c’est l’échec. Dans le passé, il se peut qu’il y ait eu un temps où un groupe de prétendus astrologues ait pu produire des résultats. Je n’en sais rien et la chose ne m’intéresse pas. Car je vis dans le présent. De notre temps, les hommes qui travaillent au nom de l’astrologie sont incapables de produire des résultats, ce sont des escrocs conscients. Mais n’en tirez pas vanité. Vos propres gens ne sont pas arrivés à grand-chose non plus. Et si jamais il devait arriver que les astrologues réussissent, j’accepterais leur art sans hésitation, et je vous dénoncerais, vous et vos méthodes scientifiques, comme superstition, car, confronté à une méthode plus efficace, c’est cela que ce serait. »
« Le dernier des pragmatiques, pensa Ribera. Au moins, il existe une forme de persuasion qui va marcher. »
« Je vois ce que vous voulez dire, Señor Capitan. Et, en ce qui concerne la réussite, il y a un moyen d’atterrir là-bas avec impunité, une foule de choses peuvent se produire au cours des siècles. » Il poursuivit d’un air matois : « Ce qui a été, autrefois, une île flottante peut très bien s’être rattaché à la côte d’un continent. Si l’astrologue pouvait être convaincu de cette idée… »
Il laissa la phrase en suspens. Delgado réfléchit, mais pas longtemps.
« Dites donc ! Mais ça, c’est une idée. Et personnellement, j’aimerais bien découvrir quel genre de créatures pourrait préférer ce congélateur au reste du Monde du Sud… Très bien. Je vais essayer. Maintenant, sortez. Il faudra que je m’arrange pour que les astrologues prennent cette idée comme la leur. Si jamais vous vous trouvez dans les parages quand je leur en parlerai, vous serez censé combattre cette illusion… »
Ribera glissa de sa chaise, déséquilibré par le balancement du pont et la soudaineté de son congé. Sans aucun doute, Delgado était l’officier sud-américain le plus inhabituel qu’il ait jamais rencontré.
« Muchisimas gracias, Señor Capitan. »
Il se retourna et vacilla vers la porte, passa près de la lampe tempête à l’entrée et plongea dans l’obscurité venteuse de la courte nuit antarctique. Effectivement, les astrologues approuvèrent l’idée. À deux heures et demie du matin (juste après le lever du soleil) le Vigilancia Nave del Présidente changea de cap et vira de bord en direction du point de la côte où la lumière avait été aperçue. Le soleil n’était pas levé depuis six heures que les canots de débarquement passaient par-dessus bord et se dirigeaient vers la côte.
Dans son impatience, Diego Ribera y Rodriguez avait grimpé dans le premier canot qui fut descendu, sans s’apercevoir que les astrologues impériaux avaient utilisé leur statut de faveur dans l’expédition pour réquisitionner l’embarcation de tête. La journée était claire, mais le vent agitait les flots et une eau salée et glaciale aspergeait les occupants du canot. La petite embarcation montait et descendait, montait et descendait, avec une monotonie qui promettait de rendre Ribera malade. Une voix flûtée interrompit ses pensées.
« Tiens ! Ainsi vous vous intéressez finalement à notre Recherche ? » Ribera se retourna pour faire face à celui qui parlait et reconnut Juan Jones y Urrutia, Sous-Assistant de l’Astrologue en Chef du Présidente Impérial. Sans aucun doute, ce jeune mystique falot croyait aux histoires sur Coney Island, sinon il aurait réussi à rester à Buenos Aires avec les autres hédonistes de la Cour d’Alfredo. Le capitaine Delgado était assis à côté de l’astrologue. Il avait dû certainement déployer un pouvoir de persuasion considérable, car Jones semblait considérer comme sienne l’idée d’explorer la côte. Ribera essaya de sourire :
« Euh ! oui… eh bien ! oui. »
Jones insista :
« Dites-moi ? Auriez-vous jamais soupçonné qu’il pouvait y avoir de la vie par ici, vous qui ne vous souciez pas de consulter les vérités fondamentales ? »
Ribera gémit. Il vit que Delgado souriait de le voir si mal à l’aise. Si le bateau effectuait encore une fois une de ses montée-descente, Ribera se dit qu’il allait crier. Le bateau monta et plongea et Ribera ne cria pas.
« Non, certes, fit-il, je ne pense pas que nous aurions pu le deviner. » Il se poussa vers le côté du canot, furieux d’avoir été si impatient de prendre le premier. Ses yeux scrutaient l’horizon – n’importe quoi pour s’éloigner, éviter l’expression vide et vaine du visage de Jones. La côte était grise, déserte, couverte de gros galets. Là où il n’y avait pas d’écume, les brisants qui s’écrasaient, semblaient vaguement jaunes ou rouges – probablement une coloration due aux algues ou aux diatomées dans l’eau. Les écologistes sauraient l’expliquer.
« Fumée devant ! »
Le cri ténu traversa l’air, venant du second bateau. Ribera cligna des yeux et examina minutieusement la côte. Voilà ! À peine reconnaissable comme fumée, une brume effilochée par le vent surgissait d’un point caché par les collines basses du littoral. Qu’arriverait-il si, en fin de compte, ce n’était qu’un volcan de faible activité ? Cette pensée décourageante ne lui était pas venue auparavant. Les géologues allaient bien s’amuser, mais en ce qui le concernait, ce serait un échec. En tout cas, dans quelques minutes, ils allaient être fixés.
Le capitaine Delgado évalua la situation puis donna quelques ordres brefs à ses rameurs. La cadence de l’équipage changea et le bateau vira à 90 degrés pour avancer parallèlement à la côte, à 500 mètres de brisants. Les canots suivants imitèrent la manœuvre du bateau de tête.
Bientôt, la côte s’incurva fortement vers l’intérieur, révélant un bras de mer étroit et long. La nuit précédente, le Vigilancia avait dû se trouver directement en ligne avec ce canal, de sorte que Juarez avait pu apercevoir la lumière.
Les trois embarcations remontèrent l’étroit chenal. Bientôt, le vent cessa. On n’entendait plus que son sifflement glacé pendant qu’il s’attaquait aux collines qui bordaient le rivage. Les vagues étaient beaucoup plus douces et l’eau glaciale n’aspergeait plus les canots, bien que les parkas des hommes aient déjà été recouvertes de sel. Un peu plus tôt, l’eau avait paru vaguement jaune. Maintenant, elle semblait orange, et même rouge, surtout plus haut dans le bras de mer. La coloration due à la contamination bactérienne contrastait vivement avec les collines désolées qui ne portaient aucune trace de plantes. À la place d’une vie végétale, des galets de toutes les tailles, uniformément gris, recouvraient le paysage. Il n’y avait de neige nulle part. Elle viendrait avec l’hiver, à cinq mois de là. Mais, pour Ribera, ce paysage « estival » était mille fois plus cruel que les scènes hivernales les plus désolées en Amérique du Sud. Eau rouge, collines grises. Les seules choses qui avaient l’air à peu près normales étaient le ciel d’un bleu brillant et le soleil qui projetait de grandes ombres dans cette vallée noyée, un soleil qui, à peine levé, semblait toujours sur le point de se coucher.
L’attention de Ribera remonta le long du chenal. Il oublia le mal de mer, l’eau sanglante, le pays mort. Maintenant, il pouvait les voir. Non pas une lueur ambiguë dans la nuit. Mais des hommes ! Il pouvait voir leurs huttes, qui semblaient faites de pierres et de peaux de bêtes, et en partie enterrées dans le sol. Il pouvait voir ce qui semblait être des barques à coque de cuir, ou des kayaks, à côté d’un bateau blanc, plus grand (qu’est-ce que cela pouvait bien être ?), couchés sur le sol devant le petit village. Il voyait des gens. Pas l’expression de leurs visages, ni le détail exact de leurs vêtements, mais il pouvait les voir et pour l’instant, c’était assez. Là, vraiment, il y avait quelque chose de nouveau. Quelque chose que les savants d’Oxford, de Cambridge et d’UCLA, morts depuis longtemps, n’avaient jamais appris, ne pouvaient pas avoir appris. Là, il y avait quelque chose que le genre humain voyait pour la première et non la deuxième, troisième ou quatrième fois.
Quelle cause, se demanda Ribera, pouvait avoir amené ces gens dans un endroit pareil ? D’après les ouvrages sur les cultures polaires qu’il avait lus à l’Université de Melbourne, il savait que généralement les populations poussées vers les régions polaires l’avaient été par des groupes rivaux. Quelles forces se trouvaient derrière cette migration ? Et qui pouvaient être ces gens ?
Les canots avançaient rapidement dans l’eau calme. Bientôt, Ribera sentit la quille du sien toucher le fond. Delgado et lui sautèrent dans l’eau rouge et aidèrent les rameurs à tirer le canot sur le rivage. Ribera attendit avec impatience l’arrivée des deux autres embarcations qui transportaient les scientifiques. Dans l’intervalle, il concentra son attention sur les indigènes, cherchant à saisir d’un seul coup d’œil tous les détails de leur existence.
Aucun des aborigènes ne bougea. Aucun ne se mit à courir. Aucun n’attaqua. Ils étaient là, debout, tels qu’ils l’étaient quand ils avaient été aperçus pour la première fois. Ils n’avaient pas l’air menaçant et n’agitaient pas d’armes. Mais Ribera se rendit compte très nettement qu’ils n’étaient pas amicaux. Pas de sourires, pas de mimiques de bienvenue. Ils semblaient un peuple fier. Les adultes étaient grands, et leurs visages si burinés, si hâlés, si desséchés, que l’anthropologue ne pouvait que se livrer à des conjectures concernant leur race. Du pli de leurs lèvres, il pouvait déduire que la plupart d’entre eux manquaient de dents. Les enfants épiaient derrière les jambes de leurs mères, des femmes qui semblaient assez vieilles pour être des arrière-grand-mères. S’ils avaient été Sud-Américains, il eût pu estimer leur âge moyen à soixante ou soixante-dix ans, mais en fait, il savait que celui-ci n’atteignait guère plus de vingt ou vingt-cinq ans.
D’après la texture des peaux de leurs visages, Ribera crut pouvoir détecter une évidence de leur adaptation au froid. Peut-être étaient-ils Esquimaux, bien qu’il eût été matériellement impossible à cette race d’émigrer d’un pôle à un autre pendant que faisait rage la Guerre Mondiale du Nord. Aussi bien leurs parkas que leurs kayaks avaient l’air d’être en peau de phoque. Mais les parkas étaient mal faites et beaucoup plus volumineuses que les costumes des Esquimaux qu’il avait vus sur des photographies. Les harpons qu’ils tenaient étaient également beaucoup moins ingénieux que les modèles dont il gardait le souvenir.
Si ces gens étaient de la race des Esquimaux, supposée éteinte, ils représentaient une branche extraordinairement primitive. De plus, ils étaient beaucoup trop velus pour être des Indiens ou des Esquimaux pur-sang.
Une partie seulement de son esprit remarqua que les astrologues jetaient un coup d’œil au village puis le dédaignaient. Ils cherchaient l’île de Coney et non quelques aborigènes puants. Ribera eut un sourire amer. Il se demanda quelle serait la réaction de Jones si jamais il apprenait que Coney Island avait été un parc d’attractions. Après la Guerre Mondiale du Nord, plusieurs légendes avaient couru et celle concernant Coney Island était une des plus délirantes.
Jones conduisit ses hommes au sommet de l’une des collines voisines, de toute évidence pour avoir une meilleure vue du secteur. Le capitaine Delgado dépêcha en hâte une douzaine d’hommes d’équipage pour accompagner les mystiques. Visiblement, le brave marin se rendait compte dans quelle situation il se trouverait si un des astrologues disparaissait. L’esprit de Ribera revint au problème. D’où venaient ces gens ? Comment étaient-ils parvenus jusque-là ? Peut-être était-ce là le meilleur angle pour aborder l’énigme : les gens ne surgissent pas du sol comme cela. Les misérables kayaks – ce n’étaient même pas de vrais kayaks, ils ne couvraient pas la partie inférieure du corps de l’usager – pouvaient à peine transporter quelqu’un à dix kilomètres au large. Qu’est-ce que c’était que ce grand bateau blanc, plus haut sur la plage ? Il semblait beaucoup plus robuste que ces kayaks faits d’os et de peaux. Il regarda de plus près : l’embarcation blanche aurait même pu être en fibre de verre, une substance d’avant la guerre. Peut-être devrait-il aller l’examiner sur place.
Un appel attira son attention. Il se retourna. Le second canot portant la majorité des « scientifiques » venait d’accoster sur la plage pierreuse. Il courut vers les hommes qui en descendaient et leur communiqua l’essentiel de ses observations. Après avoir exposé la situation, il choisit Enrique Cardona et Ari Juarez, tous deux écologistes, pour aller parlementer avec les indigènes.
Les trois hommes s’approchèrent du groupe le plus important qui les surveillait avec des visages de pierre. Les Sud-Américains firent plusieurs pas vers les hommes silencieux. Ribera leva les mains en un geste apaisant :
« Mes amis, pouvons-nous regarder votre beau bateau, là-bas ? Nous ne l’abîmerons pas. »
Il n’y eut pas de réponse, mais Ribera eut l’impression d’une tension accrue chez ses interlocuteurs. Il fit une nouvelle tentative, répétant sa requête en portugais, puis en anglais. Cardona essaya en zoulunder et Juarez en un français hésitant. Toujours aucune réponse, mais les harpons semblèrent frémir et il y eut un mouvement à peine perceptible des mains en direction des couteaux d’os.
« Bon ! Eh bien ! qu’ils aillent au diable ! finit par dire Cardona. Allons, venez, Diego, allons le regarder… »
Le bouillant écologiste se détourna et se dirigea vers le mystérieux bateau blanc. Cette fois, il n’y eut plus à se méprendre sur l’hostilité. Les harpons furent levés et les couteaux tirés.
« Attendez, Enrique », dit Ribera d’un ton pressant.
Cardona s’arrêta. Ribera était certain que si l’écologiste avait fait un pas de plus, il se serait fait embrocher.
« Attendez ! continua Diego Ribera y Rodriguez. Nous avons tout le temps. De plus, ce serait une folie de vouloir brusquer la conclusion. »
Il désigna les armes des indigènes. Cardona les vit.
« Bien ! fit-il. Ménageons-les pour l’instant. »
Il semblait considérer les harpons comme un embarras plutôt que comme une menace. Les trois hommes se retirèrent. Ribera remarqua que les marins de Delgado avaient à moitié tiré leurs pistolets. L’expédition venait de justesse d’éviter un bain de sang.
Les scientifiques auraient donc à se contenter d’une inspection périphérique du village. Dans un sens, c’était plus plaisant qu’un examen sur le terrain, car le sol autour des huttes était couvert d’immondices. Dans un siècle au plus, il y aurait dans ce coin un commencement d’humus. Après dix minutes environ, les mâles de la tribu reprirent leur travail de réparation des kayaks. Apparemment, ils préparaient une expédition de chasse aux phoques ; la région avoisinant le village avait été nettoyée par les chasseurs des phoques et oiseaux de mer qui peuplaient la plupart des autres points de la côte.
« Si seulement nous pouvions communiquer avec eux », pensait Ribera. Les aborigènes eux-mêmes savaient probablement (au moins à travers une légende) quelles étaient leurs origines. En l’état actuel des choses, Ribera était en train de pousser ses investigations par des moyens de fortune. En pensée, il additionna les faits qu’il connaissait : ces indigènes étaient d’une race indéterminée. Ils étaient velus, et cependant, ils semblaient posséder quelques-unes des adaptations physiologiques au temps froid des Esquimaux disparus. Au sens physique, c’étaient des primitifs ; leur équipement et leurs techniques étaient très inférieurs aux inventions ingénieuses des Esquimaux. Ils ne parlaient pas un langage populaire courant. Autre point : le feu qu’ils gardaient allumé au centre du village n’avait pas de but pratique et ne servait probablement qu’à des fins culturelles. Voilà les faits. Maintenant, qui diable étaient ces gens ? Le problème l’intriguait tellement qu’il en oublia momentanément l’insanité de cauchemar de ce paysage gris et de ce soleil qui se couchait à midi.
Un peu plus d’une demi-heure passa. Les géologues s’extasiaient mollement devant le terrain, mais pour Ribera, la situation devenait de plus en plus exaspérante.
Il n’osait pas s’approcher des villageois ou du bateau blanc et pourtant c’était ce dont il avait le plus envie. Peut-être son impatience le rendait-elle particulièrement attentif, car il fut l’un des premiers des scientifiques à entendre le bruit des galets et le son des voix dominant les sifflements du vent.
Il se retourna et vit Jones et sa compagnie dévaler la colline voisine à toute allure. Un faux pas et tout le groupe descendait la pente sur le dos plutôt que sur ses pieds. Les galets que leur course avait détachés les précédaient dans la vallée. Les astrologues atteignirent le pied de la colline bien avant les marins affectés à leur protection, et ils continuèrent à courir.
« Je me demande bien ce qui essaie de les dévorer », demanda Ribera, à moitié sérieux, à Juarez.
Au moment où il passa devant Delgado, Jones lui cria :
« Je pense qu’on l’a trouvé, Capitaine ! Quelque chose, fait de main d’homme, qui surgit de la mer ! »
Avec des gestes frénétiques, il désigna la colline dont ils venaient de descendre.
Les astrologues s’empilèrent dans un canot. Voyant qu’ils étaient vraiment résolus à s’en aller, Delgado envoya quinze hommes pour les aider dans la manœuvre et un nombre égal pour les accompagner dans un autre bateau.
Au bout de quelques minutes, les deux embarcations s’étaient engagées dans le chenal et avançaient rapidement vers le large.
« Que diable se passe-t-il ? cria Ribera au capitaine.
— Vous en savez autant que moi, Señor Professor. Allons voir ! Si nous allons faire une petite promenade – il désigna la colline – nous verrons probablement la « découverte » avant que Jones et le reste ne l’aient rejointe en bateau. Vous, les hommes, vous restez là ! »
Delgado se tourna vers le reste de l’équipage. « Si ces primitifs essayaient de confisquer notre bateau, faites une démonstration de vos armes à feu… sur eux. Même chose pour les « scientifiques ». Le plus d’hommes possible auront à rester ici pour veiller à ce que nous ne perdions pas ce bateau. D’ici au Vigilancia, c’est une longue promenade par eau. Allons, Ribera. Si vous le désirez, vous pouvez emmener un ou deux de vos gens. »
Ribera et Juarez se mirent en route avec Delgado et trois officiers du bateau. Les hommes gravirent lentement la côte, qui s’avérait traîtresse du fait des galets mobiles dont elle était couverte. Lorsqu’ils parvinrent au sommet de la colline, le vent s’abattit sur eux, s’agrippant à leurs parkas. Le terrain était moins accidenté, mais dans le lointain, ils pouvaient distinguer les montagnes qui formaient l’épine dorsale de cette péninsule.
Delgado tendit le bras :
« S’ils ont aperçu quelque chose dans l’Océan, ce doit être dans cette direction. Nous avons vu le reste de la côte en venant. »
Les six hommes partirent dans la direction indiquée. Ils avaient le vent contre eux et ne progressaient que lentement. Quinze minutes plus tard, ils dépassèrent le sommet d’une petite colline et atteignirent la côte. Là, l’eau était d’un bleu vert très clair et les brisants qui s’écrasaient sur la plage pierreuse auraient pu être pris pour les eaux du Pacifique balayant quelque côte déserte du Chili. Ribera regarda par-dessus les vagues. Deux objets, noirs et rigides, rompaient la ligne uniformément argentée de l’horizon. Leur allure anguleuse montrait qu’ils étaient artificiels. Delgado tira une paire de jumelles de sa parka. Ribera remarqua avec surprise qu’elles portaient la marque des meilleurs instruments optiques encore existants : des surplus de guerre de la Marine américaine. Sur certains marchés, cet objet aurait eu une valeur comparable à celle du Vigilancia tout entier. Le capitaine Delgado porta les jumelles à ses yeux et inspecta les formes noires dans l’Océan. Trente secondes passèrent.
« Madré del Présidente ! » jura-t-il doucement mais avec conviction. Il passa les jumelles à Ribera :
« Regardez, Señor Professor. »
L’anthropologue inspecta l’horizon et découvrit les formes noires. Bien que les glaces de la mer hivernale aient fracassé leurs coques et les aient éparpillées sur les hauts fonds, c’étaient de toute évidence des navires – des navires d’avant-guerre, actionnés soit avec de l’essence, soit par énergie nucléaire. Dans l’angle de son champ de vision, il remarqua deux objets blancs dansant sur l’eau : c’étaient les deux canots du Vigilancia. Toutes les trois secondes, les canots disparaissaient au creux des vagues. Ils s’approchaient un peu des navires à demi-coulés, puis ils commencèrent à s’en éloigner. Ribera pouvait imaginer ce qui s’était passé : Jones s’était rendu compte que les coques n’étaient pas différentes des reliques de la marine argentine coulée au large de Buenos Aires. Il devait être fou de rage.
Ribera inspecta soigneusement les épaves. L’une d’elles, à moitié chavirée, se trouvait cachée derrière l’autre. Son regard se posa sur l’avant du navire le plus proche. Il y avait des lettres sur la proue, des lettres presque effacées par l’action de la glace et de l’eau sur la coque de plastique.
« Mon Dieu ! » murmura Ribera. Les lettres étaient S-Hen-K-V-Woe-D. Il n’avait pas besoin de regarder l’autre navire pour savoir qu’autrefois, il s’était appelé Nation. Sans un mot, il passa les jumelles à Juarez. Le mystère était résolu. Il savait maintenant ce qui avait poussé les indigènes jusque-là.
« Si jamais les Zoulunders entendaient parler de cela… »
La voix de Ribera se perdit dans le silence.
« Ouais ! » fit Delgado. Il comprenait la signification de ce qu’il avait vu et, pour la première fois, il semblait un peu désorienté.
« Bon ! dit-il. Allons-nous-en. Retournons. Ce pays ne convient pas à…, il ne convient pas. »
Les six hommes firent volte-face et reprirent le chemin du retour. Bien que les officiers du bateau aient eu la possibilité d’utiliser, eux aussi, les jumelles, ils ne semblaient pas exactement comprendre ce qu’ils avaient vu. Les astrologues non plus ne réalisaient probablement pas la signification de la découverte. Il en restait trois, Juarez, Ribera et Delgado, qui connaissaient le secret de l’origine des indigènes. Si les nouvelles se répandaient, Ribera était certain qu’il en résulterait un désastre.
Ils avaient le vent dans le dos, mais cela n’accélérait pas leur marche. Il leur fallut presque un quart d’heure pour atteindre le sommet de la colline qui dominait le village et l’eau rouge.
Au-dessous d’eux, Ribera aperçut les adultes mâles de la tribu serrés en un groupe compact. À dix pas à peine, se tenaient tous les scientifiques et les hommes d’équipage. Entre les deux groupes, l’un des Sud-Américains. En clignant des yeux, Ribera se rendit compte que c’était Enrique Cardona. L’écologiste gesticulait avec violence et colère.
« Oh ! non ! »
Ribera se précipita sur la pente, suivi de près par Delgado et les autres. L’anthropologue avançait même plus vite que les astrologues une heure auparavant, et presque deux fois plus vite qu’il ne l’eût cru humainement possible. Les petites avalanches déclenchées par ses pas étaient lentes comparées à son allure. Et pendant qu’il volait ainsi sur la pente, Ribera se sentait détaché, analysant la scène devant lui.
Cardona hurlait comme si le bruit pouvait le faire mieux comprendre des indigènes. Derrière lui, les écologistes et les biologistes attendaient, impatients d’inspecter enfin le village et le canot blanc. Devant lui, se tenait un grand indigène desséché, qui devait avoir tout au plus quarante ans. Même de loin, son maintien révélait une colère intense et maîtrisée. Sa parka était la moins pratique de toutes celles que Ribera ait jamais vues. Il aurait juré que c’était une grossière imitation en peau de phoque d’un costume à double boutonnage.
« Dieu me damne ! criait Cardona à tue-tête, pourquoi ne pouvons-nous pas regarder votre canot ? »
Ribera tenta un dernier sursaut de vitesse et cria à Cardona d’arrêter cette provocation. Mais déjà, il était trop tard. À l’instant même où l’anthropologue arriva sur la scène de la confrontation, l’indigène à l’étrange parka se redressa de toute sa hauteur, montra du doigt tous les Sud-Américains et cria (pour autant que l’esprit de Ribera, formé à l’espagnol, pût comprendre) :
« In di nam niu trantsfals mos yulisterf… »
Les harpons à demi brandis furent lancés. Cardona s’abattit immédiatement, transpercé par trois des armes. Plusieurs autres furent frappés et tombèrent. Les indigènes tirèrent leurs couteaux et se précipitèrent en avant, prenant avantage de la confusion créée par les harpons. Un gros BAM frappa péniblement les oreilles de Ribera quand Delgado tira un coup de pistolet et abattit le chef de la tribu. Les hommes d’équipage, revenus du premier choc, se mirent à tirer sur les aborigènes.
Ribera tira son pistolet de l’étui à son côté et fit feu lui aussi dans le tas. Mais les pistolets n’avaient qu’un coup ; après les avoir vidés, les scientifiques et l’équipage en furent réduits à leurs couteaux. Les quelques secondes qui suivirent furent un chaos total. Les couteaux montaient et descendaient, plus rouges que l’eau de la baie. L’anthropologue trébucha sur des corps qui se tordaient.
L’air résonnait de cris rauques et du bruit des hommes en train de se battre. Les groupes étaient de force égale et partis pour se mettre en pièces. Dans une zone de son esprit restée calme, Ribera remarqua les canots des astrologues qui revenaient. Il vit les hommes d’équipage pointer leurs mousquetons, en attendant l’instant propice pour tirer sur les primitifs. La turbulence de la bataille le fit tourbillonner, le rejetant hors du combat. Il fallait se dégager ; quelques minutes de plus et il n’y aurait plus un homme sur dix pour se tenir debout sur le rivage. C’est ce que Ribera cria à Delgado, qui, miraculeusement, l’entendit et fut d’accord. La retraite était la seule chose raisonnable.
Les Sud-Américains se précipitèrent vers leur bateau, avec les indigènes sur leurs talons. Les hommes d’équipage dans les autres canots profitèrent de la dispersion entre poursuivis et poursuivants. Les Sud-Américains atteignirent leur embarcation et commencèrent à la pousser dans l’eau. Ribera et quelques autres se retournèrent pour faire face aux indigènes. Le feu des mousquetons avait forcé la plupart d’entre eux à reculer, mais quelques-uns, couteau brandi, couraient encore vers le rivage. Ribera se baissa et ramassa une petite pierre. Utilisant un truc presque oublié de sa « douce » enfance, il plia le bras et lâcha la pierre sur une trajectoire horizontale. D’un coup sec, elle frappa l’un des indigènes entre les deux yeux. L’homme plongea la face contre terre et ne bougea plus.
Ribera se retourna et, suivi par l’arrière-garde, se mit à courir dans l’eau peu profonde. Des mains impatientes se tendirent pour le hisser à bord. Deux pas de plus et il aurait été en sûreté. Le coup le projeta en avant. Au moment de s’effondrer, il vit avec horreur le harpon écarlate qui émergeait de sa parka, juste sous la poche droite.
« Pourquoi ? Pourquoi commettons-nous les mêmes erreurs toujours et toujours et toujours de nouveau ? »
Ribera n’eut pas le temps de s’étonner de cette pensée incongrue qui venait flotter dans son esprit. La rouge obscurité se referma sur lui.
Une douce brise apportait les sons joyeux de réceptions lointaines. Elle entrait par les larges fenêtres du bungalow et en caressait l’intérieur. C’était une nuit fraîche de la fin de l’été. Les premières brises de l’automne rendaient l’obscurité agréable, accueillante et plaisante.
La maison était située sur la crête basse de l’un des coteaux qui marquaient l’ancienne ligne du rivage de La Plata. À l’extérieur, les gazons et les haies descendaient en pente douce vers la plaine de la ville. La lumière délicate et diffuse des lampes à huile de cette ville faisait ressortir l’arrangement rectangulaire des rues et l’uniformité des immeubles à un ou deux étages. Un peu plus loin, les lumières cessaient brusquement sur le front de mer. Mais au-delà, apparaissaient les lumières jaunes et mouvantes des bateaux naviguant sur La Plata. À l’extrême gauche, scintillaient les feux brillants qui entouraient l’Enceinte Navale où le gouvernement travaillait à quelque arme secrète, peut-être un bateau de guerre actionné à la vapeur.
La scène était paisible et la soirée heureuse. Les préparatifs étaient presque achevés. Son bureau était encombré de réponses encourageantes à ses propositions. Un dur travail, mais en même temps, beaucoup de plaisir. Buenos Aires avait été la base idéale des opérations. Alfredo IV était en tournée dans les provinces de l’Ouest. Pour être plus précis, le Présidente Impérial et sa cour étaient en train de visiter les lieux de plaisir de Santiago (comme si, à Buenos Aires même, Alfredo n’avait pas dépensé déjà assez de son talent). La Garde Impériale et la Police Secrète s’étaient agglutinées autour du monarque (Alfredo redoutait davantage un coup de sa cour que n’importe quoi d’autre), de sorte que Buenos Aires était plus détendue qu’elle ne l’avait été pendant plusieurs années.
Oui. Deux mois de dur labeur. Il avait fallu informer confidentiellement un grand nombre de gens importants. Mais les réponses avaient presque toutes été enthousiastes, et, apparemment, le projet n’était pas venu à la connaissance de ceux qui auraient pu chercher à en détruire le but ; bien que le fait que tant de gens aient eu à le connaître ait évidemment augmenté les possibilités de fuites. Mais c’était un risque à courir.
Et, pensa Diego Ribera, deux mois s’étaient écoulés depuis la bataille de la Baie Sanglante (le nom était venu presque spontanément). Il espérait que la tribu n’avait pas été effrayée au point de quitter l’endroit ou, pire, poussée à la famine par le massacre. Si cet imbécile d’Enrique Cardona avait seulement su garder sa bouche fermée, les deux parties se seraient séparées en paix (sinon amicalement) et quelques hommes de valeur seraient encore en vie.
Ribera se gratta pensivement le côté. Un centimètre de plus et il n’en serait pas sorti non plus. Si ce harpon avait frappé juste un peu plus haut… La réaction rapide de quelqu’un, jointe à sa chance initiale… Ce quelqu’un avait coupé la grosse corde attachée au harpon qui l’avait frappé. Si cette séparation n’avait pas été faite, la corde eût probablement été tirée en arrière et les barbillons du harpon se seraient trouvés engagés. Et il était tout aussi miraculeux qu’il ait survécu à cet empalement et aux minables conditions sanitaires à bord du Vigilancia. Physiquement, tout ce qui lui restait de l’accident était une paire de cicatrices circulaires et nettes. Toute l’affaire eût suffi à vous donner de la religion ou, inversement, à vous faire sortir le diable du corps.
En janvier prochain, il retournerait là-bas avec l’expédition secrète qu’il était en train d’organiser avec tant d’énergie. Neuf mois, c’était long à attendre, mais ils ne pouvaient décidément pas entreprendre ce voyage en automne, ni en hiver ; ils avaient vraiment besoin de temps pour rassembler tout l’équipement convenable.
Diego fut distrait de ses pensées par plusieurs coups frappés à la porte. Il se leva et se dirigea vers l’entrée du bungalow (cette petite maison, dans le quartier le plus confortable de la ville, était une preuve des encouragements qu’il avait reçus de plusieurs personnages de haut rang). Ribera n’avait pas la moindre idée sur l’identité du visiteur, mais il avait tout lieu de penser que les nouvelles apportées seraient bonnes. Il atteignit la porte et l’ouvrit.
« Mkambwe Lunama ! »
Le Zoulunder était debout dans le cadre de la porte, son noir visage pratiquement invisible contre le ciel nocturne. Il mesurait plus de deux mètres de haut et pesait près de cent kilos : c’était l’image d’un superman. Il convient de dire que le Gouvernement zoulunder attachait une importance particulière à l’usage de la « super-race » dans ses relations avec les autres nations. Cette manière de procéder lui faisait indiscutablement perdre quelques précieux talents, mais en Amérique du Sud, le mythe restait vivace qu’un Zoulunder valait trois guerriers d’une autre nationalité.
Après sa première exclamation, Ribera resta un moment pétrifié dans une confusion horrifiée. Il connaissait vaguement Lunama comme le Grand Homme de la Propagande de Vérité à l’Ambassade de Zoulund à Buenos Aires. Le Grand Homme avait fait de nombreuses tentatives pour s’insinuer dans la communauté académique de l’Universidad de Buenos Aires. Ces efforts étaient probablement dictés par le désir de recruter des sympathisants pour le jour où les désaccords entre l’Empire Sud-Américain et les terres de Zoulund déboucheraient sur un conflit ouvert.
Ribera reprit son contrôle, en espérant frénétiquement que la visite n’était qu’une coïncidence malheureuse.
« Entrez, Mkambwe, dit-il en tentant un sourire désarmant. Je ne vous ai pas vu depuis longtemps ! »
Le Zoulunder sourit, ses dents blanches en contraste étincelant avec le reste de son visage. D’un pas léger, il entra dans la pièce. Ses robes étaient tissées de fibres brillantes, rouges, bleues et vertes, comme un défi aux sombres couleurs des costumes d’affaires des Sud-Américains. Sur sa hanche, reposait un revolver Mavibelamake 20 mm. Les Zoulunders avaient des idées particulières sur le protocole diplomatique.
Mkambwe traversa la pièce avec souplesse et s’assit dans un fauteuil. Ribera s’empressa de s’asseoir derrière son bureau, essayant, sans en avoir l’air, de dissimuler les lettres qui s’y étalaient sous les yeux du Zoulunder.
Si le visiteur voyait et comprenait une seule de ces lettres, c’en serait fini de jouer.
Ribera essaya de prendre un air détendu.
« Désolé, Mkambwe, de ne pouvoir vous offrir un verre. La maison est aussi sèche qu’un désert ! »
Si l’anthropologue se levait, le Zoulunder verrait presque certainement la correspondance. Diego continua sur un ton jovial, essayant désespérément d’évoquer des souvenirs (« Vous vous rappelez ce temps où vous vous étiez blanchi la figure et où vous étiez descendus à la Casa Rosada Nueva, pour y faire les fous ? » Lunama se mit à rire.
« Franchement, mon vieux, cette visite est une visite d’affaires. »
Le Zoulunder parlait avec un élégant accent pseudo-castillan que, sans doute, il estimait aristocratique.
« Oh ! fit Ribera.
— J’ai entendu dire que vous faisiez partie d’une petite expédition sur la Péninsule de Palmer en janvier dernier.
— Oui, répondit pesamment Ribera. Peut-être restait-il une chance. Peut-être Lunama ne connaissait-il pas toute la vérité.
— …Et c’était censé être un secret. Si le Présidente Impérial apprenait que votre gouvernement est au courant…
— Allons, allons, Diego ! Ce n’est pas là le secret auquel vous pensez ! Je sais que vous avez découvert ce qui est arrivé au « Hendrik Verwoerd » et au « Nation ».
— Oh ! fit à nouveau Ribera. Comment l’avez-vous appris ? demanda-t-il d’une voix morne.
— Vous avez parlé à beaucoup de gens, Diego, répondit l’autre avec un geste vague. Sûrement, vous ne pouviez penser que chacun d’eux allait garder le secret. Et sûrement vous ne pensiez pas que vous pouviez nous cacher quelque chose d’aussi important. »
Il regarda au-delà de l’anthropologue et son ton changea :
« Pendant trois cents ans nous avons vécu sous la botte de ces diables blancs. Puis est venue la Rétribution dans le Nord et… »
Quel terme étrange ces Zoulunders utilisent pour la Guerre Mondiale du Nord, pensa Ribera. Dans cette guerre, on avait utilisé tous les moyens de destruction : nucléaires, biologiques, chimiques. Les résidus de l’immolation de la Chine avaient, à eux seuls, oblitéré l’Indonésie et l’Inde. Le Mexique et l’Amérique Centrale avaient disparu en même temps que les États-Unis et le Canada. Et l’Afrique du Nord avait sombré avec l’Europe. Les effluves les plus légers de cet enfer biologique et nucléaire avaient frôlé, et presque empoisonné, l’Hémisphère Sud. Quelques mégatonnes de plus, quelques bacilles d’épidémies de plus, et la guerre s’en serait allée sans nom, car il ne se serait plus trouvé personne pour en écrire l’histoire. C’était cela, cette Rétribution dans le Nord, à laquelle Lunama faisait allusion avec tant de désinvolture !
« …et ces diables n’avaient plus la protection de leurs amis là-haut. Ensuite est venu le Combat des Soixante Jours pour la Liberté ! Pendant ces soixante jours, il y eut à la fois des diables noirs et des diables blancs et des saints de toutes les couleurs, des hommes braves qui se battaient désespérément pour éviter le génocide. Mais les années d’esclavage avaient été trop nombreuses, et les saints perdirent la partie, et ce n’était pas pour la première fois.
« Au début du soulèvement, continua Lunama, comme hypnotisé par son sujet, nous nous sommes battus contre les mitrailleuses et les soldats en jets, avec des fusils et des couteaux. Nous sommes morts par dizaines de milliers. Mais au fur et à mesure que les jours passaient, leur nombre à eux s’est réduit également. Au cinquantième jour, c’est nous qui avions les mitrailleuses et eux les fusils et les couteaux. Nous avons poussé les derniers jusqu’à Kapa et Durb (il utilisait les termes Zoulunder pour Capetown et Durban) et nous les avons culbutés dans la mer. »
Littéralement, ajouta Ribera pour lui-même. Les derniers survivants de l’Afrique Blanche ont été physiquement précipités dans l’Océan du haut des appontements et des plages ensoleillées.
Les Zoulunders avaient réussi à exterminer les Blancs et pensaient qu’ils avaient oblitéré la culture Afrikaner du continent. Naturellement ils s’étaient trompés. Les Afrikaner avaient laissé une marque durable, évidente pour tout observateur objectif. Le nom même de Zoulunder, que les Africains actuels chérissaient fanatiquement, était en partie une corruption de l’anglais.
« Au soixantième jour, nous pouvions affirmer que plus un seul Blanc ne vivait sur le continent. Pour autant que nous le sachions, un seul petit groupe avait réussi â éviter la vengeance. Quelques-uns des officiels Afrikaner de plus haut rang, peut-être même le Premier Ministre, réquisitionnèrent les paquebots de luxe « Sr Hendrik Verwoerd » et « Nation ». Ils sont partis plusieurs heures avant le dernier assaut pour la liberté contre Kapa. »
Cinq mille désespérés : hommes, femmes et enfants entassés dans deux paquebots de luxe. Les navires avaient foncé à travers l’Atlantique Sud, cherchant un refuge en Argentine. Mais le gouvernement argentin avait ses propres difficultés. Deux bateaux patrouilleurs argentins endommagèrent gravement le « Nation » avant que les Afrikaner n’aient été convaincus que l’Amérique du Sud ne leur offrirait pas de refuge. Les deux paquebots s’étaient dirigés vers le Sud, probablement dans une tentative pour contourner la Terre de Feu et atteindre l’Australie. Ce furent là les dernières nouvelles que l’on eut d’eux il y a plus de deux cents ans. Jusqu’à l’exploration du Vigilancia sur la presqu’île de Palmer.
Ribera savait qu’un appel à la sympathie ne dissuaderait pas les Zoulunders d’ordonner la destruction de la pitoyable colonie. Il tenta autre chose.
« Ce que vous dites est exact, Mkambwe. Mais je vous en prie, je vous en prie, ne détruisez pas ces descendants de vos ennemis. La tribu sur la presqu’île Palmer est la seule culture polaire qui reste sur terre. »
Au moment même où il prononçait ces mots, Ribera se rendit compte de la faiblesse de l’argument. Celui-ci ne pouvait présenter d’intérêt que pour un anthropologue comme lui. Le Zoulunder parut surpris et avec un effort visible, il mit de côté la terrible histoire de son continent.
« Les détruire ? Mon cher ami, pourquoi le ferions-nous ? Si je suis venu ici, c’est justement pour vous demander si nous pourrions envoyer plusieurs observateurs du Ministère de la Vérité avec votre expédition. Pour nous faire un rapport plus circonstancié, vous savez. Je pense que si on lui pose la question avec suffisamment de persuasion, Alfredo se laissera convaincre.
— Les détruire ? » Il répéta sa question. « Ne soyez pas stupide ! Ils sont la preuve même de la destruction ! Ainsi, il paraît qu’ils ont baptisé leur morceau de rocher et de glace Nieustransvaal, hein ? » Il rit. « Et ils ont même un premier ministre, un vieux bonhomme édenté qui brandit ses harpons contre les Sud-Américains. »
Apparemment, l’informateur de Lunama avait dû se trouver sur place.
« Et ils sont même plus primitifs que des Esquimaux. En bref, ce sont des sauvages qui vivent de l’écume de la mer ! »
Il ne parlait plus avec une jovialité taquine. Ses yeux brillaient d’une haine très ancienne, une haine qui poussait Zoulund à la grandeur et qui, finalement, pourrait précipiter le Monde dans une autre guerre d’un Hémisphère (à moins que les spécialistes australiens des sciences sociales ne produisent enfin quelques réponses désespérément nécessaires).
La brise dans la pièce n’était plus ni fraîche, ni douce. Elle était froide et le vent venait du vide de la mort, cette mort venue des millions de morts à travers des siècles de misère humaine.
« Ce sera un plaisir pour nous de les voir profiter de leur supériorité. » Lunama se pencha en avant avec une intensité accrue. « Finalement, ils l’ont, cette situation privilégiée, cet apartheid, que leur engeance a toujours souhaité ! Eh bien ! Qu’ils y pourrissent ! »
Traduit par DOROTHÉE TIOCCA.
Apartness.
© New Worlds S.F. 1965.
© Librairie Générale Française, 1981, pour la traduction