ADAM SANS ÈVE
Par Alfred Bester
Voici une histoire d’apprenti sorcier. Il y est question d’une entreprise scientifique qui tourne mal, extrêmement mal même. C’est donc fondamentalement un récit pessimiste, et pourtant… Pourtant, Alfred Bester a su y exprimer l’instinct de survie collective, le sentiment confus de l’individu qui sent que son sacrifice, inévitable, peut être consommé de manière à profiter à l’ensemble de l’espèce, de toutes les espèces.
CE devait être la mer. C’était son instinct qui le lui disait, mais aussi les quelques bribes de savoir qui adhéraient encore à son cerveau fiévreux et déchiré. La nuit, parfois, il avait entrevu les étoiles à travers de rares trouées entre les nuages. Et sa boussole pointait une aiguille tremblotante en direction du nord. C’était ça le plus formidable, pensa Crane. Malgré le chaos qui avait fondu sur elle, la Terre avait conservé sa polarité.
Ce n’était pas la côte à proprement parler. Il n’y avait plus de mer. On ne voyait plus, là où autrefois se dressait la falaise sur des kilomètres de long, qu’une ligne de démarcation subtile, un horizon de cendre grisâtre. Cette même cendre qui l’entourait de partout, à hauteur de genoux d’homme, cette même poussière impalpable qui se soulevait à chacun de ses mouvements et envahissait ses muqueuses, qui s’agglomérait en lourds nuages noirs lorsque les vents se déchaînaient, ou se transformait en une boue visqueuse lorsque les pluies, fréquentes, tombaient.
Au-dessus de lui le ciel était d’encre. Parfois un rayon de soleil se perçait un chemin jusqu’au sol, faisant danser sur son passage des milliers de particules de poussière en suspension dans l’air, ou bien, rencontrant un orage, donnait naissance à des fragments d’arcs-en-ciel irisés. La pluie et la cendre, la lumière et les ombres, tout cela formait un déchaînement de violence qui durait depuis des mois et qui n’épargnait aucun point du globe.
Crane franchit la crête cendreuse qui marquait l’emplacement de l’ancienne falaise et continua de ramper sur la faible déclivité qui jadis avait constitué le fond de l’océan. Il voyageait depuis si longtemps que la douleur n’avait plus aucune signification pour lui. Raidissant ses coudes, il traîna son corps en avant. Puis il ramassa sous lui son genou droit et avança de nouveau les bras. Genou, bras, genou, bras… Il avait oublié ce que marcher signifiait.
La vie, pensa-t-il confusément, est une chose étonnante. Elle s’adapte à n’importe quoi. S’il faut ramper, elle rampe. Des callosités se forment aux genoux et aux coudes. Les épaules et le cou se durcissent. Les narines apprennent à expulser la poussière avant l’inspiration. La jambe inutilisable se gonfle et s’infecte. Elle devient insensible et voilà que bientôt elle pourrit et va se détacher.
« Je vous demande pardon, dit Crane, je n’ai pas très bien saisi ce que… »
Il leva les yeux vers la haute silhouette qui se dressait devant lui et essaya de comprendre les mots qu’elle prononçait. C’était Hallmyer. Il portait sa vieille blouse tachée et ses cheveux gris étaient en désordre. Hallmyer était délicatement perché sur la cendre et Crane se demanda pourquoi il voyait les nuages à travers son corps.
« Comment trouves-tu ta planète, Stephen ? » demanda Hallmyer.
Crane secoua misérablement la tête.
« Pas joli joli, hein ? Tourne un peu la tête. De la poussière, c’est tout ce que tu verras. De la poussière et des cendres, Rampe, Stephen, rampe. Tu ne trouveras que de la poussière et des cendres. »
Hallmyer sortit de nulle part un gobelet plein d’eau. Elle était fraîche et pure. Crane vit les fines gouttelettes de rosée sur le métal et sa bouche fut soudain tapissée de sable.
« Hallmyer ! » cria-t-il. Il essaya de se mettre debout pour s’emparer de l’eau, mais sa jambe lui lança une fulgurante douleur d’avertissement et il retomba misérablement.
Hallmyer aspira une gorgée et la lui cracha au visage. L’eau était tiède.
« Continue à ramper, fit la voix amère de Hallmyer. Fais le tour de la Terre en rampant. Tu ne verras que de la poussière et des cendres. » Il vida le gobelet devant Crane, puis disparut comme il était venu.
Crane s’aperçut qu’il pleuvait. Il enfouit son visage dans la cendre tiède et fangeuse pour tenter d’en sucer un peu d’humidité. Puis, en gémissant, il reprit sa reptation.
Un instinct le poussait à continuer. Sa destination, il le savait, était associée à la mer. Au bord de l’océan quelque chose l’attendait. Quelque chose qui l’aiderait à comprendre. Il fallait qu’il atteigne la mer – s’il y avait encore une mer.
La pluie crépitait bruyamment sur son dos. Crane s’immobilisa et fit glisser de côté son havresac, qu’il explora d’une main. Il contenait trois choses en tout et pour tout : un pistolet, une tablette de chocolat et une boîte de pêches. Tout ce qui lui restait de deux mois de vivres. Le chocolat était mou et avarié. Normalement, il aurait dû le manger avant qu’il perde toute valeur nutritive. Mais s’il attendait encore un jour, il n’aurait plus la force d’ouvrir la boîte de conserve. Il la sortit donc et attaqua le métal avec son ouvre-boîtes. Lorsqu’il eut percé le fer-blanc et soulevé un coin de couvercle, la pluie avait cessé.
Tout en mâchonnant les fruits dont il dégustait le sirop à petites gorgées, il contempla la pluie qui se déplaçait en rafales le long de l’ancienne pente de l’océan. Des torrents d’eau sillonnaient la boue. Déjà des ravines se formaient, qui un jour deviendraient de nouvelles rivières. Un jour qu’il ne verrait jamais. Un jour qu’aucun être vivant ne contemplerait jamais. Crane jeta au loin la boîte de conserve vide en pensant : La dernière créature vivante de la Terre a pris son dernier repas. Le métabolisme a bouclé la boucle.
Après la pluie viendrait le vent. Il en avait eu l’expérience au cours des semaines sans fin où il s’était traîné. Dans quelques minutes le vent viendrait et le fustigerait de ses tourbillons de poussière et de cendres. Il se traîna à nouveau en avant, fouillant de ses yeux chassieux la plaine grise à la recherche d’un improbable abri.
Evelyn lui toucha l’épaule.
Sans même se retourner, il sut que c’était elle. Elle était fraîche et vive avec sa robe gaie, mais sur son visage il y avait une moue angoissée.
« Il faut te dépêcher, Stephen », s’écria-t-elle.
Il ne put qu’admirer la chevelure de miel flottant sur ses belles épaules.
« Mon chéri, mais tu es blessé ! » dit-elle en effleurant son dos et sa jambe d’une main légère.
Crane hocha doucement la tête.
« C’est en sautant. C’était la première fois que j’utilisais un parachute. J’avais toujours cru qu’on tombait en douceur – comme lorsqu’on rebondit sur un lit. Mais la Terre est montée vers moi comme un poing noir. Et Umber qui se débattait dans mes bras… je n’allais tout de même pas le laisser tomber ?
— Bien sûr que non, mon chéri, dit Evelyn.
— Je l’ai donc agrippé de mon mieux, tout en m’efforçant de maintenir mes jambes vers le bas. Et c’est à ce moment-là que quelque chose m’a fracassé le côté et les jambes… »
Il se tut, ne sachant pas exactement dans quelle mesure elle était au courant de la situation. Il ne voulait pas l’effrayer. « Evelyn, ma chérie, reprit-il en faisant un effort pour lui tendre les bras.
— Non, s’écria-t-elle en le regardant d’un air apeuré. Il faut te dépêcher. Prends garde, derrière, toi…
— La tempête de cendres ? » Il fit la grimace. « ce n’est pas la première fois que je l’affronte.
— Pas la tempête ! s’écria Evelyn. Autre chose. Oh ! Stephen… »
Puis il n’y eut plus rien. Mais Crane savait qu’elle avait dit vrai. Il y avait quelque chose derrière lui… quelque chose qui suivait sa trace depuis des semaines. Obscurément, son cerveau ressentait la menace. Elle se refermait sur lui comme un linceul. Il secoua la tête : c’était impossible. Il était la dernière créature vivante sur la Terre. Comment aurait-il pu y avoir une menace ?
Derrière lui s’enfla le hurlement du vent et, en un instant, les tourbillons chargés de poussière et de, cendres furent sur lui, cinglant cruellement sa peau. Les yeux mi-clos, il vit la boue se recouvrir d’un fin tapis gris. Il ramena sous lui ses genoux et enfouit sa tête au creux de ses bras. Ainsi prostré, se servant du havresac comme d’un appui, il se prépara à laisser passer la tempête. Elle serait aussi brève que l’orage.
L’impact du vent tourbillonnant provoqua un grand désarroi dans sa pauvre tête endolorie. Comme un enfant, il essaya de rassembler les fragments épars de sa mémoire. Pourquoi Hallmyer s’était-il montré si plein d’amertume ? Sûrement pas à cause de leur discussion ?
Discussion ? Quand ça ?
Juste avant que tout se déclenche.
Ah ! oui, ça !
Brusquement, les morceaux du puzzle se mirent en place.
Crane était devant son vaisseau et s’extasiait à en contempler les lignes pures. La toiture du hangar avait été retirée et la nef, encore entourée d’un échafaudage où s’affairaient quelques techniciens, était pointée vers le ciel.
De l’intérieur du vaisseau parvint le bruit d’une brève discussion suivie d’un choc sourd. Crane gravit rapidement la courte échelle de coupée et passa la tête à l’intérieur. Deux hommes étaient occupés à mettre en place les longs réservoirs de solution ferreuse.
« Doucement, là-dedans, leur cria Crane. Vous voulez faire tout sauter ? »
L’un des deux ouvriers lui lança un regard ironique. Crane savait ce qu’il pensait. Que de toute façon le vaisseau allait exploser. Tout le monde le croyait. Sauf Evelyn, qui avait confiance en lui. Et Hallmyer, qui le traitait de fou pour une autre raison.
En redescendant l’échelle, Crane vit Hallmyer qui entrait justement dans le hangar en coup de vent. « Quand on parle du loup… » grommela-t-il entre ses dents.
Dès qu’il l’aperçut, Hallmyer se mit à hurler : « Écoutez-moi, Crane…
— Ah ! non, vous n’allez pas remettre ça », fit Crane.
Hallmyer sortit de sa poche une liasse de papiers qu’il lui agita sous le nez.
« J’ai passé presque toute la nuit, dit-il, à refaire mes calculs. Je puis vous certifier qu’ils sont exacts. Je ne peux pas me tromper… »
Crane regarda les feuillets noircis d’équations, puis les yeux injectés de sang d’Hallmyer. Celui-ci était à moitié fou de terreur.
« Pour la dernière fois, reprit Hallmyer. Vous avez révolutionné la science en mettant au point ce catalyseur. D’accord. C’est une découverte miraculeuse, je vous en donné acte. Mais pour l’amour du ciel… »
Que sa découverte eût été un véritable miracle, Crane en était le premier convaincu. Il était tombé par hasard – et comment eût-il pu en être autrement ? – sur la formule d’un catalyseur capable de provoquer la désintégration atomique du fer et de libérer une énergie de 1010 kgm par gramme de carburant utilisé. Personne n’était assez fort pour trouver cela tout seul.
« Vous ne croyez pas que je réussirai ? demanda-t-il.
— À atteindre la Lune ? À la contourner ? Peut-être. Vous avez une chance sur deux. » Hallmyer ! passa une main fébrile dans sa tignasse. « Mais bon sang, Stephen, ce n’est pas pour vous que je m’en fais. Si vous voulez vous suicider, c’est votre affaire. C’est le sort de la Terre qui me préoccupe.
— Ne dites pas de bêtises. Rentrez chez vous, une bonne nuit de sommeil effacera…
— Regardez. » D’une main tremblante, Hallmyer ; lui tendit la liasse de papiers. « Quel que soit votre système de mélange et d’alimentation, vous n’obtiendrez jamais un rendement de cent pour cent.
— C’est la raison pour laquelle je n’ai qu’une chance sur deux, dit Crane. Qu’est-ce qui vous tracasse donc ?
— Le catalyseur qui risque de s’échapper par les tuyères. Vous rendez-vous compte de ce qui pourrait se produire si une seule goutte retombait sur la Terre ? Elle amorcerait une désintégration en chaîne qui se propagerait sur tout le globe. Chaque atome de fer – et il y en a partout – y participerait. Il n’y aurait même plus de Terre pour vous accueillir à votre retour…
— Écoutez, dit Crane, excédé. Nous avons déjà discuté de tout ça. »
Il conduisit Hallmyer à la base de la fusée. Sous l’échafaudage de poutrelles se trouvait une fosse de soixante mètres de profondeur sur vingt de large, tapissée de brique réfractaire.
« Voilà pour les flammes d’échappement initiales. Si une goutte de catalyseur s’échappait, elle tomberait dans cette fosse et les réactions secondaires la neutraliseraient. Vous êtes satisfait ?
— Mais pendant le vol, insista Hallmyer. Vous serez un danger pour la Terre tant que vous n’aurez pas dépassé la limite de Roche. La plus petite goutte de catalyseur non-activée finira obligatoirement par retomber sur la Terre et…
— Pour la dernière fois, dit Crane, je vous répète que les flammes des tuyères se chargeront de cela. Elles envelopperont et détruiront la moindre particule qui pourrait s’échapper. Et maintenant, laissez-moi. J’ai du travail. »
Et, tandis qu’il le prenait par les épaules et le poussait vers la porte, Hallmyer ne cessait de répéter tout en gesticulant : « Je ne vous laisserai pas faire ! Je trouverai le moyen de vous arrêter. Je ne vous laisserai pas faire ça ! »
Du travail ? Non. Il éprouvait un véritable sentiment de griserie à parachever son œuvre. Le vaisseau avait la beauté du travail bien fait, celle d’une armure polie, d’une fine rapière au pommeau soigneusement équilibré ou d’une paire de pistolets assortis. Devant lui, Crane n’éprouvait pas le plus petit sentiment de danger.
Dressée contre l’échafaudage, la nef était à présent prête à percer le ciel. Le long du fuseau d’acier, les têtes des rivets étincelaient comme autant de joyaux. Les deux tiers de la fusée étaient occupés par les réservoirs. La plus grande partie du compartiment avant contenait la couche à inertie inventée par Crane pour absorber les effets de la formidable accélération initiale. Le nez du vaisseau était un bloc compact de quartz naturel tourné vers le ciel comme un œil cyclopéen.
Dire qu’il est condamné à mourir, pensa Crane. Après cet unique voyage, il retombera sur la Terre et s’écrasera en flammes, car nous ne connaissons pour l’instant aucun moyen de faire atterrir une fusée spatiale. Mais cela en vaut la peine. Il aura accompli sa mission, et cela devrait nous suffire. Un unique et merveilleux voyage dans l’inconnu…
En refermant à clef la porte de l’atelier, Crane entendit Hallmyer lui crier quelque chose de la maison au milieu des champs. Il le voyait gesticuler dans la lumière incertaine du crépuscule. Il courut à sa rencontre sur le chaume qui craquait sous ses pas, respirant l’air vif à pleins poumons, heureux d’exister.
« C’est Evelyn au téléphone », fit Hallmyer.
Crane le dévisagea. Hallmyer semblait mal à l’aise. Il évitait de le regarder en face.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Crane. Je croyais qu’il était convenu qu’elle n’appellerait pas avant le moment du départ. C’est vous qui lui avez mis des idées en tête ? C’est de cette façon que vous comptez m’arrêter ?
— Non… » protesta Hallmyer en regardant obstinément l’horizon indigo.
Crane entra dans son bureau et souleva l’écouteur.
« Écoute, chérie, commença-t-il sans autre préambule. Il n’y a absolument aucune raison de s’alarmer. Je t’ai déjà tout expliqué. Juste avant que le vaisseau s’écrase, je saute en parachute et je redescends comme une fleur sur le plancher des vaches. Je t’adore, tu sais, et je te verrai mercredi avant le départ. Au revoir…
— À bientôt, mon amour, fit la voix cristalline d’Evelyn. Merci de m’avoir appelée.
— Appelée ! »
Une masse brune émergea de l’épaisse carpette devant la cheminée et se dressa sur des pattes robustes. Umber, le grand danois de Crane, huma l’air et dressa l’oreille. Puis il se mit à gronder.
« Tu as bien dit que je t’avais appelée ? » hurla Crane dans l’appareil.
Un brusque aboiement sonore jaillit de la gorge du molosse. En une seule enjambée il se retrouva à côté de son maître, aboyant et grondant tout à la fois.
« Tais-toi, Umber ! dit Crane en le repoussant du pied.
— Donne-lui un coup de pied de ma part, fit Evelyn en riant. Oui, chéri. Quelqu’un m’a appelée pour me dire que tu voulais me parler.
— Quelqu’un, hein ? Écoute, mon chou, je te rappellerai plus tard… »
Crane raccrocha. Il se leva d’un air pensif en observant l’étrange comportement de son chien. Dehors, la lumière du soleil couchant emplissait l’atmosphère de sombres reflets orangés. Umber se tourna vers la fenêtre, huma l’air et gronda à nouveau. Obéissant à une impulsion subite, Crane bondit à la fenêtre.
Au-delà des champs une masse compacte de flammes jaillissait haut dans le ciel, entourant les fragiles parois de l’atelier. Une demi-douzaine de silhouettes courant dans tous les sens se détachaient du brasier.
« Bonté divine ! » s’exclama Crane.
Il sortit en courant du cottage et s’élança vers le hangar, le chien sur les talons. Il voyait le nez du vaisseau se profiler, froid et intact, au milieu des flammes. Si seulement il pouvait l’atteindre avant que la chaleur commence à ramollir le métal…
Les ouvriers coururent à sa rencontre, haletants et noirs de suie. Crane leur lança un regard à la fois furieux et hébété.
« Hallmyer ! cria-t-il. Où est Hallmyer ? »
Hallmyer se détacha d’un groupe. Dans ses yeux égarés brillait une lueur de triomphe.
« Je regrette, Stephen, dit-il. C’est trop tard…
— Immonde pleutre ! lui lança Crane. Vieillard attardé ! » Il saisit Hallmyer par le revers de sa veste et le secoua, une seule fois. Puis il le lâcha et se rua vers l’entrée du hangar.
Hallmyer cria quelque chose et un instant plus tard quelqu’un lui plongea dans les jambes et le renversa. Il se remit debout en jouant des poings. Umber était à ses côtés, couvrant de ses aboiements le ronflement de l’incendie. Crane écrasa son poing dans la figure d’un homme qui le poursuivait et l’envoya heurter un autre homme. Puis il décocha un mauvais coup de genou au dernier de ses poursuivants, qui se plia en deux. Il fonça alors tête baissée dans le hangar en flammes.
Au début, la chaleur lui parut presque supportable ; mais quand il atteignit l’échelle et commença à grimper, les brûlures le firent hurler de douleur. Umber gémissait au pied de l’échelle et Crane se dit qu’il ne survivrait jamais au déchaînement des réacteurs. Il se baissa et le hissa à l’intérieur de la fusée.
C’est à peine s’il pouvait encore se traîner lorsqu’il verrouilla le panneau derrière lui. Avant de perdre totalement connaissance, il eut encore le temps de s’allonger sur la couche à inertie et de manipuler les leviers du tableau de commande. Son instinct, seul, lui dictait les gestes nécessaires. Un instinct qui s’identifiait au refus véhément de voir le vaisseau auquel il avait consacré sa vie périr futilement dans les flammes. Sa tentative était vouée à l’échec. Mais, au moins, il aurait essayé.
Combien de temps était-il resté inconscient ? Il n’aurait su le dire. Ce furent une sensation de froid contre son visage et les jappements apeurés d’Umber qui le tirèrent de son évanouissement. En levant les yeux il vit le chien grotesquement empêtré dans les sangles de la couche à inertie. Sa première réaction fut de rire. Puis il réalisa soudain. Il avait levé les yeux vers la couche !
Il gisait, recroquevillé, à l’extrémité du nez de quartz. Le vaisseau avait dû accomplir son ascension – peut-être avait-il frôlé la ceinture de Roche, la limite de l’attraction gravitationnelle terrestre – mais il s’était ensuite retourné, faute d’être dirigé par une main humaine et retombait en ce moment vers la Terre.
Crane regarda à travers le cristal et manqua défaillir. Comme une grosse boule, la Terre était sous lui. Elle devait avoir environ trois fois la taille de la Lune. Mais ce n’était plus sa Terre. C’était un globe de feu entouré d’épais nuages noirs. À l’un des pôles subsistait encore une faible tache blanche qui s’assombrit, au moment même où Crane regardait, de reflets pourpres et sanguins. Hallmyer avait eu raison.
Longtemps, il resta figé dans le nez de quartz du vaisseau qui plongeait vers la Terre. Il regarda les flammes se retirer peu à peu, laissant la planète enveloppée d’un épais manteau de cendres fumantes. Paralysé d’horreur, il était incapable de se faire à l’idée que tant de personnes avaient été annihilées, qu’une planète entière avait été réduite à un tas de scories. Sa famille, sa maison, ses amis, tout ce qui lui avait été cher avait disparu à jamais. Et Evelyn… il ne pouvait pas supporter d’y penser.
Le sifflement de l’air à l’extérieur réveilla en lui un instinct. Les quelques bribes de raison qu’il possédait encore lui disaient d’accompagner son vaisseau dans l’oubli et l’anéantissement. Mais l’instinct de vie fut plus fort et il se releva. Il grimpa jusqu’à l’armoire de bord et se prépara pour l’atterrissage. Le parachute, une bouteille d’oxygène, un havresac contenant l’équipement de survie. À peine conscient de ce qu’il faisait, il boucla son parachute et ouvrit le panneau. Umber poussait des gémissements pathétiques. Il prit le gros chien dans ses bras et sauta dans le vide.
Sans transition, la vision se disloqua et il se retrouva plongé dans la réalité présente. Une réalité dense et envahissante qui prenait la forme de mille particules à la fois gluantes et légères, qui paralysaient sa respiration. Soudain pris de panique, Crane se débattit hystériquement, puis retomba prostré.
Ce n’était pas la première fois qu’il se retrouvait ainsi enseveli, hors du temps. Il écarta patiemment les cendres de ses mains, se frayant un chemin vers la lumière, et émergea enfin. La tempête s’était apaisée. Il était temps de reprendre sa lente reptation vers la mer.
Devant la désolation qui s’offrait à sa vue, la mémoire de Crane éclata à nouveau en mille paillettes. Pas assez vite, cependant. Il se rappelait trop de choses, et beaucoup trop souvent. Il avait la vague idée que, s’il se concentrait assez sur ses souvenirs, il pourrait modifier le passé – rien qu’un infime détail – et que tout ceci n’aurait plus de réalité. Si seulement tout le monde pouvait se concentrer en même temps, se disait-il… mais il n’y a plus personne. Je suis tout seul. Le dernier à me souvenir. Le dernier être vivant sur la Terre.
Il continua de ramper. Genou, bras, genou, bras… Puis, brusquement, Hallmyer fut là, rampant à côté de lui en une parodie bouffonne, s’ébrouant et plongeant dans les cendres comme une otarie joyeuse.
« Mais pourquoi faut-il aller vers la mer ? » demanda Crane.
Hallmyer expira une gerbe de cendres.
« Demandez-le-lui », fit-il en pointant son index.
De l’autre côté de Crane rampait Evelyn, l’air sérieux, attentive à reproduire le moindre de ses mouvements.
« C’est à cause de notre maison, dit-elle. Souviens-toi, mon chéri. Notre maison tout en haut de la falaise. Nous devions y passer le restant de nos jours, entre l’ozone et l’océan. Elle doit être encore là, tu sais. Nous retournons à la maison au bord de la mer. Ton merveilleux vol dans l’espace s’est accompli, mon chéri, et tu me reviens. Nous allons vivre ensemble, rien que nous deux, comme Adam et Ève…
— C’est épatant », dit Crane.
Mais soudain Evelyn se tourna et cria : « Oh ! Stephen, attention ! » Et Crane sentit à nouveau la menace se refermer sur lui. Sans cesser de ramper, il regarda la vaste plaine de cendres grises qui s’étendait derrière lui, mais ne vit rien. Lorsqu’il se retourna vers Evelyn, il ne vit plus que son ombre, noire, et effilée, et bientôt elle disparut à son tour, emportée par le pinceau de lumière mouvante.
Mais la menace restait. Evelyn l’avait mis en garde deux fois et elle ne se trompait jamais. Crane décida de faire halte et d’attendre. Si quelque chose le suivait, il le verrait bien.
Il eut un douloureux moment de lucidité. Une lame d’acier fulgurante troua son délire embrumé. Il se dit : Je suis en train de devenir fou. La gangrène de ma jambe a gagné mon cerveau. Il n’y a ni Evelyn, ni Hallmyer, ni menace. Il n’existe plus aucune autre vie que la mienne. Même les esprits et les ombres des régions inférieures ont dû périr dans la fournaise. Je suis le seul survivant, et je vais mourir. Et quand je mourrai, seule une masse de cendres inertes restera derrière moi.
Et pourtant, quelque chose bougea.
L’instinct, à nouveau, prit la relève. Crane se tapit, faisant le mort. À travers ses paupières à peine entrouvertes, il scruta la plaine cendreuse, se demandant si déjà la mort jouait des tours à ses sens endoloris. Un autre orage s’avançait rapidement à l’horizon, et il aurait préféré savoir à quoi s’en tenir avant que toute vision fût oblitérée.
Là. Il y avait bien quelque chose.
À trois cents mètres devant lui, une forme gris brun progressait rapidement sur l’immense plaine grise. Malgré la pluie qui grondait au loin, il entendit le bruissement des cendres et distingua les petits nuages de poussière. D’une main tremblante, il sortit le pistolet de son havresac tandis que son esprit empli de terreur cherchait faiblement une explication.
La chose se rapprocha et soudain, plissant les yeux, Crane comprit. Il se souvint d’Umber qui s’était débattu dans ses bras, fou de terreur, et qui lui avait échappé d’un bond lorsque le parachute les avait déposés sur la face calcinée de la Terre.
« Ce n’est qu’Umber », murmura-t-il en se soulevant à demi. Le chien s’immobilisa. « Ici, Umber ! s’écria-t-il en un rauque sanglot de joie. Ici, mon gros toutou ! »
Il était bouleversé de joie. Il se rendit compte à quel point il avait été oppressé par la solitude, cet horrible sentiment d’être la dernière parcelle de vie au milieu du néant. À présent il n’était plus seul. Il avait trouvé une présence amie. L’espoir se ralluma en lui.
« Ici, Umber ! répéta-t-il. Viens, mon gros. »
Au bout d’un moment, il cessa de faire claquer ses doigts. Le danois avait reculé en grondant, découvrant ses canines et sa langue pendante. Il s’était émacié au point de devenir un squelette et ses yeux injectés de sang brillaient dans la pénombre d’un éclat malveillant. Lorsque Crane répéta machinalement son nom, le chien aboya hargneusement. Sous son museau, de petits nuages de cendre se soulevèrent.
Il a faim, se dit Crane, c’est normal. Il plongea la main dans son havresac, ce qui fit gronder à nouveau le chien. Crane sortit la tablette de chocolat et la décortiqua laborieusement. Puis il la lança sans force dans la direction d’Umber. Elle tomba à bonne distance de l’animal qui, au bout d’une minute de farouche incertitude, s’avança prudemment et goba la nourriture. Son museau était saupoudré de cendre grise. Retroussant les babines, il continua d’avancer sur Crane.
Celui-ci fut pris de panique. Une voix intérieure ne cessait de lui murmurer : Ce n’est plus ton ami. En même temps que la vie, l’amitié a quitté la planète. Il ne reste plus que la solitude et la faim.
« Non… protesta Crane, faiblement. Ce n’est pas juste. Nous sommes les derniers représentants de la vie sur la Terre. Nous ne devons pas nous entretuer et essayer de nous… »
Mais Umber continuait d’avancer sur lui, découvrant ses crocs blancs et pointus. Et tandis que Crane le fixait, horrifié, il bondit.
Crane replia son bras pour se protéger, mais le choc le fit basculer à la renverse. Il poussa un hurlement de douleur lorsque sa jambe enflée reçut le poids de l’animal. De sa main libre, il frappa faiblement, à plusieurs reprises, ressentant à peine la morsure des crocs qui lacéraient son bras gauche. Puis il sentit quelque chose de dur sous sa main et s’aperçut qu’il avait roulé sur le pistolet qu’il avait laissé tomber.
Il ramassa l’arme en priant pour que les cendres n’aient pas obstrué le mécanisme. Et tandis qu’Umber lâchait son bras pour lui déchirer la gorge, il enfonça au hasard le pistolet dans le flanc du chien et tira. Il tira jusqu’à épuisement du chargeur, jusqu’à ce que les affreux glapissements se fussent tus. Umber eut un dernier frisson d’agonie devant lui, le corps presque sectionné en deux. La poussière grise se teinta d’un rouge sombre.
Evelyn et Halmyer contemplaient tristement le cadavre disloqué. Evelyn pleurait amèrement et Hallmyer, comme à son habitude, se passait une main nerveuse dans les cheveux.
« À présent c’est fini, Stephen, dit-il. Tu viens de tuer une partie de toi-même. Oh ! tu survivras encore un peu, mais ce ne sera pas la même chose. Tu ferais mieux d’enterrer ce cadavre, Stephen. C’est le cadavre de ton âme.
— Je ne peux pas, dit Crane. Le vent chassera les cendres.
— Brûle-le, alors… »
Ils semblèrent l’aider à faire entrer le chien mort dans le havresac. Ils l’aidèrent à ôter ses vêtements et à les mettre dessous. Ils firent un écran de leurs mains autour de l’allumette jusqu’à ce que le tissu prenne et soufflèrent sur la flamme jusqu’à ce qu’elle s’élève, grésillante. Crane resta près du feu, veillant à ce qu’il ne reste plus rien qu’un tas de cendre s’ajoutant à la cendre. Puis il se mit en route, reprenant sa lente reptation vers la mer. Il était nu, à présent, et rien ne subsistait de ce qui avait été, rien d’autre que sa pauvre vie vacillante.
Il était si accablé de misère qu’il ne prêta pas attention à la pluie qui martelait son dos ni à la douleur atroce qui montait de sa jambe bleuie. Il rampa. Genou, bras, genou, bras… Mécaniquement, inexorablement, insensible à tout : au déchaînement des cieux, à la morne plaine de cendres et même au faible éclat lointain de l’océan.
Il savait qu’il approchait de la mer – ce qui restait de l’ancienne, ou une nouvelle en gestation. Mais ce serait une mer vide et sans vie, qui un jour viendrait lécher un rivage aride et sans vie. Ce serait une planète de roc et de minéraux ; de métal et de glace et de neige et d’eau. Mais ce serait tout. Pas de vie. Tout seul, il était inutile. Il était Adam, mais il n’y avait pas d’Ève.
Evelyn lui faisait signe, gaiement, du rivage. Elle était à côté de la villa blanche et le vent plaquait sa robe sur son corps, mettant en valeur sa fine silhouette. Et quand il se rapprocha, elle courut à sa rencontre et l’aida. Sans prononcer un mot. Elle se contenta de passer son bras autour de son épaule et de l’aider à soulever son corps épuisé par le long voyage à travers la plaine de cendres. Et c’est ainsi qu’il atteignit enfin la mer.
Elle était réelle. Il le savait. Car même après qu’Evelyn et la villa eurent disparu, il sentit l’eau fraîche lui baigner le visage. Doucement… gentiment…
Voilà la mer, se dit Crane. Je suis arrivé. Adam sans Ève. C’est sans espoir.
Il se laissa glisser un peu plus avant dans les eaux. Elles recouvrirent son corps meurtri. Doucement… gentiment…
Il leva son visage pour la dernière fois, scrutant la voûte opaque et menaçante du ciel, et quelque chose s’insurgea en lui, amèrement.
« Ce n’est pas juste ! cria-t-il. Ce n’est pas juste que tout cela disparaisse. La vie est trop précieuse pour être arrêtée par l’acte insensé d’une seule créature insensée… »
Doucement, les eaux le recouvrirent. Doucement… gentiment-La mer le berça tranquillement, apaisant sa douleur comme un baume. Soudain, les cieux s’entrouvrirent – pour la première fois depuis des mois – et Crane aperçut les étoiles.
Alors il comprit. Ce n’était pas la fin de la vie. Jamais la vie ne pourrait finir. À l’intérieur de son corps, dans ces mêmes tissus putrescents que la mer berçait tendrement, se trouvait la source de millions et de millions de vies nouvelles. Chaque cellule – tissu – bactérie – globule – chacune des innombrables particules vivantes que recelait son corps se fixerait dans ces eaux et lui survivrait bien après sa mort.
Elles se nourriraient de son corps. Elles s’entre-dévoreraient. Elles d’adapteraient à leur nouvel environnement et assimileraient les minéraux et sédiments de cette nouvelle mer. Elles grandiraient, se multiplieraient, évolueraient. Un jour, la vie émergerait à nouveau sur le continent, Le même cycle se reproduirait, qui peut-être avait déjà débuté grâce au corps putréfié de quelque voyageur stellaire en détresse.
Alors il comprit pourquoi il était revenu à la mer. Ni Adam ni Ève n’étaient nécessaires. Seule la mer, source de toute vie, était indispensable. La mer qui l’avait rappelé à elle afin que la vie puisse continuer.
Doucement, les eaux le bercèrent. Doucement… gentiment… la source de toute vie berça le dernier-né de l’ancien cycle, qui allait devenir le premier-né du nouveau, les yeux déjà vitreux, Stephen Crane sourit aux étoiles disséminées au hasard dans le ciel, des étoiles qui n’avaient pas encore formé les constellations familières – et ne les formeraient pas avant cent millions de siècles.
Traduit par GUY ABADIA.
Adam and no Ève.
© Street and Smith Publishing Company, 1941. Publié avec l’autorisation de l’auteur et de Hope Leresche and Sayle, Londres.
© Éditions Opta pour la traduction.