LE NAVIRE DES OMBRES
Par Fritz Leiber
Puisqu’elle figure dans le présent volume, l’histoire qui suit concerne des survivants. Mais ce motif n’est que l’un de ceux que l’auteur a combinés en un tourbillon dont la vivacité et les modifications d’angle font songer au travail d’un maître de la mise en scène cinématographique. Le secret de Fritz Leiber, tel que ce récit permet de le comprendre, tient à ce que son imagination d’écrivain conserve une vitalité juvénile alors que son écriture atteste le métier d’un auteur révélé pendant l’âge d’or de la science-fiction américaine – trente ans avant la publication originale du récit qu’on va lire.
«SSALE issiot ! Sstupide ssoûlard ! » siffla le chat en mordant Spar.
Les quatre piqûres d’aiguilles firent oublier à Spar les douleurs d’entrailles que lui causait sa menaçante gueule de bois, si bien que son esprit se mit à flotter aussi libre que son corps dans les ténèbres de Malvent, où ne brillaient que deux feux de position, faibles comme en un rêve incohérent et aussi lointains que la Passerelle ou la Poupe.
Il lui vint la vision d’un navire toutes voiles dehors, soulevant l’écume d’une mer bleue hérissée par le vent, sous un ciel bleu. Il entendait le vent salé souffler dans les haubans et les filins, tambouriner contre les voiles tendues ; il percevait les craquements des trois mâts et de toute la membrure de bois.
Qu’était-ce donc que le bois ? De quelque part lui parvint la réponse : une matière plastique d’origine vivante.
Et quelle était la force qui aplatissait la surface des eaux, les empêchant de se fractionner et de s’éparpiller en gros globules, et qui s’opposait à ce que le navire tourbillonne, la quille en l’air, les mâts en bas ?
Au lieu d’être floue et vague comme la réalité ambiante, cette vision était nettement définie et claire… de l’espèce dont Spar ne parlait jamais de crainte qu’on ne l’accuse de voyance et par conséquent de sorcellerie.
Malvent aussi était un navire, on l’appelait même souvent le Navire. Mais c’était un bâtiment d’un genre étrange, dont les passagers vivaient à jamais parmi les haubans, dans des cabines de toutes formes faites de voiles translucides soudées les unes aux autres.
Les deux seuls autres points communs entre les deux vaisseaux étaient le vent et les craquements continus. Tandis que la vision se dissipait, Spar recommençait à entendre les vents de Malvent gémir doucement dans les longues coursives et il sentait craquer le hauban vibrant auquel il s’accrochait du poignet et de la cheville, pour éviter de flotter en rond dans le Dortoir aux Chauves-Souris.
Les rêves de Sommedi avaient bien commencé, avec Spar qui s’offrait en une fois les trois bonnes amies de Couronne. Mais au soir de Sommedi, il avait été à moitié réveillé par le lointain grincement du grand masticateur de la Cale Trois. Puis des loups-garous et des vampires l’avaient attaqué, ombres massives plongeant des six coins simultanément, tandis que des sorcières et leurs familiers gloussaient dans le fond noir tout empli d’ombres. Il avait été plus ou moins protégé par le chat, familier d’une mince sorcière dont les dents dessinaient une tache ivoire floue dans le flou plus large et argenté de sa chevelure sauvage. Spar serra l’une contre l’autre ses gencives pareilles à du caoutchouc. Le chat avait été la dernière de toutes ces créatures surnaturelles à disparaître. Alors lui était venue la splendide vision du navire.
Sa gueule de bois prit le dessus, brutale, impitoyable. La sueur lui sortait du corps au point qu’il devait y en avoir un nuage autour de lui. Sans avertissement, ses entrailles se révoltèrent. De sa main libre, il trouva un tube à déchets qui flottait à proximité, juste à temps pour en presser la petite embouchure contre son visage. Il entendit son aigre vomissement qui gargouillait, aspiré par une légère succion.
Ses entrailles inversèrent leur flux aussi vite que se rabat un volet de secours quand la tempête souffle dans les coursives. Il introduisit le tube à déchets dans la jambe de son pantalon et y recueillit un sombre sous-produit, presque aussi aqueux et tout à fait aussi subit dans sa sortie que le vomissement. Puis il eut une envie brûlante de soulager sa vessie.
Ensuite, envahi d’une faiblesse extatique, Spar se lova dans le noir non moins extatique et se prépara à faire un somme jusqu’à ce que Gardien l’éveille.
« Ssoûlard de Sspar ! cracha le chat. Esspèsse d’issiot ! Ssesse de dormir ! Ouvre les ssyeux pour y voir clair ! »
À l’épaule gauche, à travers le tissu usé de son caban, Spar sentit quatre piqûres, comme au contact des petits bouquets d’épineux dans les Jardins d’Apollon ou de Diane. Il se figea.
« Sspar, souffla plus doucement le chat, cessant de le piquer, ze te ssouhaite du bien. Ssincèrement. »
Spar passa avec prudence la main droite en travers de sa poitrine, toucha un court pelage plus doux que celui de Suzy et le caressa timidement.
Le chat laissa échapper très bas, presque en un ronronnement : « Zentil Sspar ! Ouvre les ssyeux pour voir loin ! Vois à zamais ! Vois en avant, vois en arrière ! »
Spar éprouvait une certaine irritation de ce bavardage où il n’était question que de voir – mal élevé, ce chat ! – puis il fut pris d’un espoir sans fondement au sujet de ses yeux. Il conclut qu’il ne s’agissait pas là d’un chat magique, résidu de son cauchemar, mais bien d’un animal égaré qui s’était faufilé par une manche à air jusque dans le Dortoir aux Chauves-Souris et avait ainsi interrompu son rêve. Il y avait pas mal d’animaux errants, à cette époque de la panique des sorcières et du dépeuplement du Navire ou du moins de la Cale Trois.
L’aube frappa alors la Proue, car le coin avant violet du Dortoir se mit à luire. Les feux de position se noyèrent dans un éclat blanc grandissant. En l’espace de vingt battements de cœur, Malvent fut aussi brillant qu’il le serait jamais un Travaildi, ou tout autre matin.
Le chat se mouvait le long du bras de Spar, vague tache noire pour ses yeux clignotants. Dans ses dents que Spar ne pouvait distinguer, il tenait une tache grise plus petite. Spar la toucha. Elle avait le poil encore plus court, mais froid.
Comme s’il s’en fût irrité, le chat sauta de l’avant-bras nu de Spar, d’un vigoureux élan de ses pattes de derrière. Il atterrit en expert sur le hauban voisin, qui dessinait une ligne grise mouvante se perdant de chaque côté dans le vague.
Spar se détacha, enroula les orteils sur son propre hauban mince comme un crayon et examina le chat.
Le chat lui rendit son regard, de ses yeux en taches vertes qui se fondaient presque l’une dans l’autre au milieu de la grosse tête noire et imprécise.
Spar demanda : « C’est ton petit ? Il est mort ? »
Le chat lâcha son fardeau gris qui se mit à flotter près de lui. « Mon petit ! » La voix sifflante avait repris toute sa morgue. « Ss’est un rat que z’ai tué, esspèsse d’issiot ! »
Les lèvres de Spar se plissèrent en un sourire. « Je t’aime bien, chat. Je t’appellerai Kim.
— Kim-la-frime ! cracha le chat. Moi, ze t’appellerai le Ssoûlard ! Ou le Ssoiffard ! »
Les craquements augmentèrent, comme toujours après le lever du jour. Les haubans vibrèrent. Les parois grincèrent.
Spar tourna vivement la tête. Bien que la réalité fût floue de nature, il avait le don de déceler tout mouvement.
Gardien flottait mollement dans sa direction. La rondeur de son corps roussâtre était surmontée du grand rond pâle de sa figure, cible d’un rosé éclatant qui éclipsait les yeux bruns et indistincts. À l’extrémité de l’un de ses gros bras luisait l’éclat du pliofilm ; à l’autre se distinguait le reflet sombre de l’acier. Loin derrière lui, s’étalait le rouge foncé du coin arrière du Dortoir aux Chauves-Souris, avec le grand cercle lumineux du bar à mi-chemin.
« Flemmard ! Pute mâle et molle ! le salua Gardien. Tu as ronflé tout Sommedi pendant que je montais la garde et maintenant il faut que je t’apporte ton brouillard de lune jusqu’à ton hauban de repos !
« Mauvaise nuit, Spar, poursuivit-il d’un ton plus solennel. Des loups-garous, des vampires, des sorcières en liberté dans les coursives. Mais je les ai tenus à distance, sans parler des rats et des souris. J’ai appris par les bavardages que les vampires ont eu Fifille et Chérie, les idiotes ! De la vigilance, Spar ! À présent, bois ton brouillard de lune et mets-toi au nettoyage. C’est dégoûtant, par ici ! »
Il tendit la main où brillait le pliofilm.
L’esprit encore hanté des paroles méprisantes de Kim, Spar répondit : « Je ne pense pas boire ce matin, Gardien. Du gruau et de la bière de lune seulement. Ou plutôt de l’eau !
— Comment ça, Spar ? fit Gardien. Je ne crois pas pouvoir le permettre. Nous n’avons pas envie que tu sois pris de convulsions devant les clients. Que la Terre m’étrangle ! Qu’est-ce que c’est que ça encore ? »
Spar se précipita aussitôt sur la main de Gardien où scintillait l’acier. Derrière lui, son hauban vibra. D’une main, il saisit un canon épais et froid. De l’autre, il dégagea du pontet un doigt boudiné.
« Ce n’est pas un chat de sorcière, seulement un animal errant, dit-il tandis qu’ils basculaient et pivotaient lentement.
— Lâche-moi, vile créature ! bafouilla Gardien. Je te ferai mettre aux fers. Je vais prévenir Couronne.
— Les armes de tir sont aussi illégales que les couteaux ou les aiguilles, rétorqua avec témérité Spar, bien que se sentant déjà étourdi et nauséeux. C’est plutôt toi qui devrais avoir peur d’aller au trou ! » Il avait décelé sous la voix bougonne la crainte superstitieuse de Gardien devant la capacité qu’il avait, malgré sa semi-cécité, de se mouvoir vite et juste.
Ils rebondirent et furent plaqués contre un écheveau de haubans. « Lâche-moi, je te dis, répéta Gardien en se débattant mollement. C’est Couronne qui m’a donné ce pistolet. Et j’ai un permis délivré par la Passerelle. » Il mentait au moins sur ce dernier point, devina Spar. Gardien reprit : « De plus ce n’est qu’une arme punitive, prévue pour expédier une lourde balle élastique. Pas assez puissante pour briser une cloison, mais suffisante pour assommer les ivrognes… ou défoncer le crâne des chats magiques !
— Ce n’est pas un chat magique, Gardien, insista Spar, qui devait avaler sa salive pour se retenir de vomir. Ce n’est qu’un égaré bien élevé, il a déjà démontré son utilité en tuant un des rats qui volaient notre nourriture. Il s’appelle Kim. Il fera un bon travailleur. »
La tache distante offerte par Kim s’étira, montrant le flou de ses pattes et de sa queue, comme s’il se fût dressé sur son hauban. « Une grande aide que ze ssuis, se vanta-t-il. Hyziénique. Z’utilise les tubes à déchets. Z’assassine les rats et les ssouris. Z’esspionne pour vous les ssorcières et les vampires !
— Il parle ! souffla Gardien. Sorcellerie !
— Couronne a bien un chien qui parle, répliqua Spar d’un ton péremptoire. Un animal parlant ne prouve rien. »
Durant tout ce temps il avait fermement maintenu le canon et le doigt. Mais voilà qu’il sentait par l’intermédiaire de leurs corps entrelacés une modification chez Gardien, comme si dans sa mauvaise graisse le maître du Dortoir aux Chauves-Souris se fût transformé, d’une masse de muscles et d’os solides, en un sirop épais capable de se conformer à n’importe quoi et d’enrober tout objet.
« Désolé, Spar, murmura-t-il avec onction. J’ai passé une mauvaise nuit et Kim m’a pris au dépourvu. Il est noir comme un chat de sorcière. Facile de me tromper. Nous le mettrons à l’essai comme chasseur. Il faut bien qu’il gagne sa vie ! Et maintenant, bois. »
La poche de pliofilm que Spar avait reçue dans sa paume était pour lui comme la pierre philosophale. Il la porta vers ses lèvres mais, au même instant, ses orteils heurtèrent accidentellement un hauban et il piqua vers le cercle lumineux, au ; centre duquel se dessinait un trou assez grand pour accueillir quatre barmen à la fois si nécessaire.
Spar s’affala contre le bord intérieur du bar circulaire. Dans une tension de haubans, l’impact de son arrivée fut amorti. Spar avait porté la poche à sa bouche, il en avait dévissé le bouchon, mais il n’avait pas encore appuyé sur ses flancs. Il ferma les yeux et, poussant un petit sanglot, remit la poche dans la cage à brouillard de lune.
Se fiant essentiellement à son toucher, il prit une pochette de gruau dans le placard brûlant, subtilisant du même coup un sachet de café qu’il fourra dans une poche intérieure. Il saisit ensuite une poche d’eau, l’ouvrit, y glissa cinq comprimés de sel, le referma, l’agita et le serra vigoureusement.
Gardien, arrivé à la dérive derrière lui, murmura à son oreille : « Ainsi tu ne bois pas ! Le brouillard de lune n’est pas assez bon pour toi, alors tu te fabriques un cocktail. Je devrais le déduire de ta paie. Mais tous les ivrognes sont menteurs ou le deviennent. »
Incapable de dédaigner l’allusion, Spar expliqua : « Non, c’est de l’eau salée pour me durcir les gencives.
— Pauvre Spar, et pourquoi donc aurais-tu besoin d’avoir les gencives plus dures ? Tu as envie de partager les rats de ton nouvel ami ? Que je ne te prenne pas à les rôtir sur mon gril ! Je devrais te punir pour le sel. Allons, à ton balayage, Spar ! » Il tourna alors la tête vers le coin avant violet et cria : « Et toi, attrape les souris ! »
Kim avait déjà trouvé le petit tube masticateur et poussé le rat à l’intérieur, en maintenant le conduit de ses pattes de devant et en poussant le rat de celles de derrière. Au contact du cadavre de rat sur l’étranglement dur du tube, une mouture s’amorça à l’intérieur, qui se poursuivrait jusqu’à ce que le rat soit macéré, puis lentement ingurgité pour être envoyé vers le grand cloaque qui alimentait les Jardins de Diane.
Par trois fois, Spar fit gargouiller avec énergie l’eau salée autour de ses gencives, puis il cracha dans un tube à déchets, avec un petit vomissement après le premier gargarisme. Ensuite, tournant le dos à Gardien, il pressa doucement sur les poches pour forcer dans sa gorge le café – plus cher que le brouillard de lune distillé à partir de la bière de lune – ainsi qu’un peu de gruau de blé.
Comme pour s’excuser, il offrit le reste à Kim, qui secoua la tête en disant : « Ze viens zuste de déguster une ssouris. »
Spar se rendit en hâte dans le coin tribord vert. De l’autre côté de l’écoutille, il entendit quelques ivrognes qui criaient avec une colère sourde et dolente : « Débouclez ! »
Après avoir empoigné les cols de deux longs tubes à déchets, Spar entreprit de balayer l’atmosphère, en partant du coin vert pour décrire une spirale, comme une araignée tissant sa toile.
Au bar dont il astiquait sans conviction le mince titanium, Gardien augmenta la capacité d’aspiration des deux tubes, si bien que la réaction accéléra la spirale de Spar. Il ne se servait de son corps que pour se diriger et éviter les haubans de façon à ne pas y emmêler ses tubes.
Bientôt Gardien consulta son poignet et s’écria : « Spar, tu ne peux pas faire attention à l’heure ? Ouvre ! » Il lança un trousseau de clefs que Spar attrapa au vol, bien qu’il n’eût distingué que la seconde moitié de sa trajectoire. Dès qu’il fut en route vers l’écoutille verte, Gardien le rappela en lui désignant l’avant puis le haut. Spar obéit et déboucla les fermetures automatiques de l’écoutille noire ainsi que de la bleue, bien qu’il n’y eût personne derrière l’une ou l’autre, avant d’ouvrir la verte. Dans chacun des cas, il évita de toucher la bordure collante des écoutilles, et les volets de secours adhésifs se rabattirent.
Trois poivrots, de vieux clients, culbutèrent par l’écoutille verte en se raccrochant maladroitement aux haubans et se bousculèrent dans leur hâte à parvenir au bar, tout en abreuvant Spar de malédictions.
« Le Ciel t’étrangle !
— La Terre t’ensevelisse !
— La Mer te brûle !
— Un peu de tenue, les gars, les exhorta Gardien. Bien que j’admette que la stupidité et la paresse de mon assistant incitent aux grossièretés. »
Spar lui renvoya les clefs. Les poivrots s’alignèrent coude à coude au bar circulaire, trois boules grises aux têtes pointées en direction du coin bleu.
Gardien se tourna vers eux. « Vers le bas ! leur commanda-t-il, indigné. Vous vous prenez pour des gens de qualité ?
— Mais puisque tu ne sers encore personne du haut !
— Et on n’est que nous trois.
— Peu importe, trancha Gardien. À votre place, imbéciles ! À moins que vous n’ayez l’intention de vous offrir chacun toute une poche, renversez-vous ! »
En grommelant tout bas, les poivrots basculèrent leur corps de façon que leur tête pointe vers le coin noir.
Sans se donner la peine de se mettre à l’envers lui aussi, Gardien dirigea vers eux une vague tache rouge, mince et tordue, à trois branches. Chacun d’eux en saisit une et se l’appliqua à la bouche.
Sa grosse main plaquée sur le robinet étincelant, Gardien leur dit : « Faites d’abord voir la couleur de votre argent. »
Avec des grognements coléreux, ils déballèrent chacun quelque chose de trop petit pour que Spar pût le distinguer et le tendirent à Gardien. Celui-ci examina chacun des objets avant de les introduire dans la caisse. Puis il décréta : « Six secondes de bière de lune. Sucez vite ! » Il regarda sa montre, et sa main bougea.
Un des poivrots parut s’étouffer, mais il souffla par le nez et continua bravement d’aspirer.
Gardien referma le robinet.
Immédiatement un des poivrots l’accusa en bégayant : « Tu as coupé trop vite ! Ça n’en faisait pas six ! »
La voix de Gardien retrouva tout son miel pour leur expliquer : « Je vous gicle ça en quatre et deux. Je ne tiens pas à vous suffoquer ! Vous êtes prêts ? »
Les trois poivrots avalèrent goulûment leur lampée puis, tout en suçant désespérément leurs tubes jusqu’à l’ultime goutte, ils se mirent à bavarder. Tout en décrivant ses courbes lointaines, Spar percevait presque tout de ses fines oreilles.
« Un sale Sommedi, Gardien.
— Non, un bon, poivrot… pour les imbéciles d’ivrognes qui veulent se faire pomper le sang par un vampire lubrique.
— Je roupillais en sûreté chez Pete, espèce de grosse goule !
— En sûreté chez Pete ? Ça, c’est nouveau !
— Que les Atomes Souillés te bouffent ! En tout cas les vampires ont chopé Fifille et Chérie. En plein milieu de la grande allée de tribord, si c’est croyable ! Par le Cobalt 90, Malvent devient plutôt désert ! En tout cas la Cale Trois. On peut parcourir toute la longueur d’une coursive dans la journée sans rencontrer une âme.
— Comment tu sais ce qui est arrivé aux filles ? demanda le second poivrot. Elles sont peut-être parties dans une autre cale, en quête de chance !
— Finie, la veine, pour elles. Suzy les a vues quand elles ont été emportées.
— Pas Suzy, rectifia Gardien, jouant maintenant les arbitres. C’est Mabel. Et elles ont eu le sort qui convient à des putains soûles.
— T’as pas de cœur, Gardien.
— Exact. C’est pourquoi les vampires me laissent en paix. Mais pour parler sérieusement, les gars, les créatures-garous et les sorcières se baladent un peu trop librement dans la Trois. Je suis resté éveillé tout Sommedi à monter la garde. J’envoie une plainte à la Passerelle.
— Tu rigoles ?
— Tu ne ferais pas ça ! »
Gardien fit un signe de tête affirmatif et solennel en se dessinant une croix sur le côté gauche de la poitrine. Les poivrots furent impressionnés.
Spar revenait en spirale vers le coin vert, aspirant l’air plus à distance de la cloison. En chemin, il dépassa la tache noire de Kim, lequel faisait à son compte le tour des lieux, sautant avec application d’un hauban à l’autre.
Une silhouette potelée, deux fois cerclée de bleu – soutien-gorge et slip – entra en flottant par l’écoutille verte.
« Bonjour, Spar, fit une voix douce. Comment va ?
— Bien et mal », répondit Spar. Un nuage doré de cheveux blonds lui effleura le visage. « J’abandonne le brouillard de lune, Suzy.
— Ne sois pas trop dur envers toi-même, Spar. Un jour de travail, un jour de flemme, un jour de jeux, un jour de sommeil, c’est comme ça que c’est le mieux.
— Je sais. Travaildi, Flemmedi, Jeuxdi, Sommedi. Dix jours font un terrant, douze terrants font un soleillant, douze soleillants un étoilant, et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps. Avec quelques rectifications, disent certains. Je voudrais bien savoir ce que signifient tous ces noms.
— Tu es trop sérieux. Tu devrais… Oh ! un chaton ! Qu’il est mignon !
— SSaton, et ta sœur ? cracha la tache noire à grosse tête en bondissant devant eux. Ze ssuis un ssat. Ze ssuis Kim !
— Kim est notre nouveau chasseur, expliqua Spar. Il est sérieux, lui aussi.
— Cesse de perdre ton temps avec notre vieux Sansdents-Sansyeux, Suzy, cria Gardien. Viens donc jusqu’ici. »
Tandis que Suzy s’exécutait en soupirant, prenant le chemin plus facile des galhaubans, ses doigts fuselés et doux caressèrent la joue creusée de Spar. « Cher Spar… » murmura-t-elle. Quand les pieds de Suzy passèrent devant son visage, les breloques suspendues à la chaînette de sa cheville tintèrent… rien que des cœurs plaqués or, Spar le savait.
« Tu sais la nouvelle ? Fifille et Chérie ? lui lança un des poivrots avec sadisme, en guise d’accueil. Ça te plairait qu’on te fende la carotide ou l’iliaque externe, ou le…?
— Ta gueule, idiot ! coupa Suzy, dégoûtée. Gardien, sers-moi à boire.
— Tu as une grosse ardoise, Suzy. Comment comptes-tu payer ?
— Pas de devinettes, je t’en prie, Gardien. En tout cas, jamais le matin. Tu connais les réponses à tout, et en particulier à ta question. Pour le moment, une poche de bière de lune, de la sombre. Et un peu de tranquillité.
— Les poches sont pour les dames, Suzy. Je veux bien te servir en haut, faut bien que tu rencontres tes clilles, mais… »
Un grondement s’enfla rapidement en un cri de fureur. Juste au milieu de l’écoutille arrière, une silhouette pâle en culotte et bustier vermillon – non, c’était plus qu’un bustier, une sorte de veste ou de manteau court – se débattait follement, avec des soubresauts et des coups de pied.
Entrée sans précaution et sans doute trop vite, la mince fille avait eu des parties de son corps et de ses vêtements plaquées à la bordure de l’écoutille ainsi qu’au volet de secours.
Elle s’en arracha en une démonstration de force frénétique tandis que Spar faisait un piqué vers elle et que les poivrots lui criaient des conseils. Elle fila vers le bar circulaire, avec des mouvements brusques sur les galhaubans, ses cheveux noirs flottant derrière elle.
Elle arriva en heurtant de la hanche le titanium et, retenant d’une main son vêtement vermillon, tendit l’autre par-dessus le bar qui chavirait.
Spar qui dérivait tout près, derrière elle, l’entendit commander : « Une double poche de brouillard, Gardien, et en vitesse.
— Bien le bonjour, Rixende, l’accueillit Gardien. Je te servirais volontiers de l’eau d’or, sauf que… eh bien… » (il ouvrit ses gros bras) Couronne n’aime pas que ses amies viennent toutes seules au Dortoir des Chauves-Souris. La dernière fois, il m’a donné des ordres rigoureux de ne…
— Pourquoi tant de pétard ? C’est pour Couronne que je suis ici. Pour récupérer quelque chose qu’il a perdu. En attendant, du brouillard de lune… et un double ! » Elle frappa si fort sur le bar que la réaction lui fit prendre son essor en arrière. Elle revint en place avec l’aide de Spar, qu’elle ne remercia pas.
« Doucement, doucement, ma fille, l’apaisa Gardien, son sourire effaçant presque ses petits yeux flous. Et si Couronne arrivait ici pendant que tu picoles ?
— Aucun risque ! nia Rixende avec véhémence, jetant néanmoins un coup d’œil par-delà Spar… tache noire, tache pâle du visage, tache noire de nouveau. Il a une nouvelle pépée. Je ne parle ni de Fanette ni de Doucette, mais d’une fille que tu n’as jamais vue. Elle s’appelle Almodie. Cette maigre garce va bien l’occuper toute la matinée. Et maintenant, sale démon, déballe-moi ce double brouillard !
— Du calme, Rixie. Chaque chose en son temps. Qu’est-ce qu’il a perdu, Couronne ?
— Un petit sac noir, à peu près de cette grandeur. » Elle tendit sa main étroite, les doigts joints. « Il l’a perdu ici le dernier Jeuxdi soir, ou on le lui a piqué.
— T’entends, Spar ? fit Gardien.
— Pas de petits sacs noirs, répondit vivement Spar. Mais tu as laissé ton sac orange ici la nuit dernière, Rixende. Je vais te le chercher. » Il sauta dans le cercle.
« Au diable les sacs ! Sers-moi ce double ! réclama d’une voix frénétique la fille aux cheveux noirs. Par notre mère la Terre ! »
Les poivrots eux-mêmes en eurent le souffle coupé. Gardien porta les deux mains à sa tête et la supplia : « Pas de grossièretés obscènes, je t’en prie. Cela paraît encore pire quand cela vient d’une jolie fille, ma petite Rixende.
— Par notre mère la Terre, j’ai dit ! Et maintenant, assez de simagrées, Gardien, donne, avant que je te griffe la figure et que je mette tes cages en l’air !
— Très bien, très bien ! Tout de suite, tout de suite ! mais comment vas-tu me payer ? Couronne m’a menacé de me faire supprimer la licence si jamais je te remets sur son ardoise. As-tu des billets ? Ou… des pièces ?
— T’as des yeux, non ? Ou tu te figures que ma veste a des poches intérieures ? » Elle l’ouvrit en grand, découvrant son torse, puis la referma étroitement. « Par la mère Terre ! Par la mère Terre ! Par la mère Terre ! » Les poivrots bredouillaient, scandalisés. Suzy émit un reniflement un rien agacé.
D’une de ses grosses pattes, Gardien toucha le poignet de Rixende qu’encerclait un vague nimbe jaune. « Tu as de l’or », dit-il d’une voix étouffée, ses yeux disparaissant de nouveau, mais cette fois d’avidité.
« Tu sais foutre bien qu’ils sont soudés. Les chaînes de mes chevilles aussi.
— Mais ça ? » Sa main se porta vers une tache dorée au bord de la tête de la jeune femme.
« Soudées aussi. Couronne m’a fait percer les oreilles.
— Mais…
— Oh ! sale démon souillé d’atomes ! Je te comprends bien, va ! Eh bien, dans ce cas, d’accord ! » Le dernier mot jaillit en un cri de colère plus que de douleur quand elle saisit une des taches dorées et tira violemment. Le sang jaillit en grosses gouttes. Elle projeta en avant son poing fermé. « Et maintenant, donne ! Voici de l’or pour un double brouillard ! »
Gardien respirait fort sans rien dire tout en fouillant dans la cage à alcool, comme s’il eût su qu’il était allé trop loin. Les poivrots étaient tout aussi silencieux. Suzy parut tout à fait indifférente quand elle dit : « Et aussi ma bière sombre. » Spar trouva une éponge propre et sèche et cueillit avec adresse les bulles de sang écarlates qui flottaient, avant de la presser contre le lobe déchiré de Rixende.
Gardien étudiait le lourd pendant d’or en le tenant tout près de son visage. Rixende tétait la double poche pressée contre ses lèvres et ses yeux se fermaient d’extase. Spar guida la main libre de la fille jusqu’à l’éponge et elle accomplit automatiquement la tâche de la maintenir contre son oreille. Suzy poussa un soupir de découragement, puis allongea son buste dodu sur le bar, plongea la main dans une cage fraîche et se servit elle-même un double de sombre.
Une longue silhouette maigre, brun foncé, vêtue d’une combinaison collante d’un violet moucheté d’argent, arriva en flèche par l’écoutille rouge sombre, à une vitesse de moitié supérieure au maximum qu’osait jamais Spar, et cela sans frôler par accident ou par intention un seul hauban. À mi-chemin, le nouveau venu exécuta un demi-saut périlleux en passant devant Spar, et ses pieds nus, longs et étroits, se posèrent sur le titanium près de Rixende. Il amortit l’impact avec tant d’habileté que le cercle du bar bougea à peine.
Un bras brun foncé enlaça la fille comme un serpent. L’autre lui arracha la poche de la bouche et le bouchon claqua quand il le revissa.
Une voix mélodieuse et lente s’enquit : « Que t’avons-nous dit qu’il arriverait, ma jolie, si jamais tu recommençais à boire seule ? »
Le Dortoir aux Chauves-Souris était fort silencieux. Gardien était acculé de l’autre côté du bar, une main derrière le dos. Spar avait le bras plongé dans son coin aux objets trouvés derrière les cages à bière et à brouillard de lune, et l’y laissait. Il sentait la sueur de la peur perler sur sa peau. Suzy serrait sa poche à boire tout contre son visage.
Un des poivrots eut une violente quinte de toux, qu’il étouffa en une sorte de râle, puis il souffla avec obséquiosité : « Excusez-moi, patron. Mes salutations. »
Gardien fit écho d’un ton morne. « Bonjour… Couronne. »
Couronne écarta en douceur la veste de l’épaule de Rixende, qu’il se mit à caresser. « Mais, ma chérie, tu as la chair de poule et tu es raide comme un cadavre ! Qu’est-ce qui t’a fait peur ? Allons, peau, redeviens lisse, et vous, muscles, décontractez-vous. Détends-toi, Rix, et tu auras droit à une giclée. »
Sa main rencontra l’éponge, s’immobilisa, tâta, découvrit l’endroit humide, puis se porta vers le milieu de son visage. Il renifla. « En tout cas, les gars, observa-t-il sans élever le ton, aucun de vous n’est un vampire, autrement on l’aurait trouvé en train de lui sucer l’oreille ! »
Rixende débita très vite, d’un ton monocorde : « Je ne suis pas venue pour boire, je te le jure. Je suis venue chercher le petit sac que tu as perdu. Puis j’ai été tentée. J’ignorais que ça me prendrait. J’ai voulu résister, mais Gardien m’a donné envie. Je…
— Ta gueule ! dit froidement Couronne. On se demandait seulement comment tu le payais. Maintenant, on sait. Comment comptais-tu t’offrir un troisième double ? En te coupant la main ou le pied ? Gardien… montre-moi ton autre main. Je t’ai dit « montre » ! C’est ça. Et ouvre-la ! »
Couronne arracha le pendant de la tache vague que faisait la main ouverte de Gardien. Sans quitter le débitant de ses yeux flous, couleur noisette, il balança d’avant en arrière le précieux bijou, puis il l’envoya lentement vers le haut.
Tandis que la traînée dorée s’élevait vers le panneau bleu béant, à vitesse constante, Gardien ouvrit et referma la bouche à deux reprises, puis balbutia : « Je ne l’ai pas tentée, Couronne, vrai de vrai. Je ne savais pas qu’elle allait s’abîmer l’oreille. J’ai voulu l’empêcher, mais…
— Ça ne nous intéresse pas, dit Couronne. Tu mettras ce double sur notre ardoise. » Sans quitter des yeux Gardien, il leva le bras et attrapa le pendant juste au moment où il allait être hors d’atteinte. « Pourquoi cet antre de la jovialité est-il si mort ? » Il allongea une jambe mince par-dessus le bar, aussi facilement que si c’eût été le bras, et pinça l’oreille de Spar entre son gros orteil et les autres ; il l’attira à lui et le fit pivoter. « Et alors, ça agit, ta solution saline, petit ? Est-ce que tes gencives durcissent ? Une seule façon de s’en assurer. » Saisissant la mâchoire et les lèvres de Spar entre ses autres orteils, il lui introduisit le gros dans la bouche. « Allez, petit, mords-moi. »
Spar mordit. C’était le seul moyen d’éviter de vomir. Couronne rit. Spar mordit plus fort. La fureur envahissait sa carcasse tremblante. Son visage devint brûlant et ses tempes battaient tandis que perlait la sueur de la peur. Il avait la certitude de faire mal à Couronne, mais le patron de la Cale Trois se contentait d’en rire, de son gloussement ravi, et quand Spar eut un haut-le-cœur, il retira le pied. « Ma parole, mais tu deviens fort, petit. Nous avons presque senti la morsure. Bois un coup à notre santé. »
Spar détourna sa bouche stupidement béante du mince jet de brouillard de lune. Le liquide lui frappa l’œil et le piqua si péniblement qu’il dut serrer les poings et crisper ses gencives douloureuses pour retenir un cri.
« Pourquoi est-ce si mort ici ? Je vous le demande une fois de plus ? On n’a pas applaudi le petit, alors le petit nous fait le coup de la sobriété. On ne pourrait pas rire un tout petit peu ? » Couronne les regardait tour à tour. « Qu’y a-t-il ? C’est le chat qui vous a mangé la langue ?
— Le chat ? On en a un, un nouveau, il est arrivé la nuit dernière. Il travaille comme chasseur, bafouilla soudain Gardien. Et il parle un peu. Pas aussi bien que Chiendenfer, mais il parle. C’est très drôle. Il a pris un rat.
— Qu’as-tu fait du cadavre du rat, Gardien ?
— Je l’ai mis dans le masticateur. Ou plutôt c’est Spar. Ou le chat.
— Tu nous dis bien que tu as disposé d’un cadavre sans nous en avertir ? Oh ! pas la peine de pâlir, Gardien. Ce n’est rien. Parce qu’on pourrait aussi t’accuser de donner asile à un chat de sorcière. Tu dis qu’il est venu la nuit dernière ; or, ç’a été une mauvaise nuit remplie de sorcières. Alors, ne deviens pas vert, à présent. Nous te faisions marcher. Nous ne voulions que rire un peu.
« Spar ! Appelle ton chat ! Fais-lui dire quelque chose d’amusant ! »
Avant que Spar ait pu s’exécuter ou même décider s’il appellerait Kim ou non, la tache noire apparut sur un hauban près de Couronne, les taches vertes de ses yeux fixant les taches noisette de ceux de l’autre.
« Alors, c’est toi le rigolo, hein ? Eh bien… fais-nous rigoler ! »
Kim grossit. Spar se rendit compte que c’était son poil qui se hérissait.
« Vas-y, blague !… Puisqu’on nous dit que tu en es capable. Gardien, tu ne nous aurais pas fait marcher avec ton histoire de chat qui parle ?
— Spar ! Force ton chat à blaguer !
— Ne te tourmente pas. Nous croyons qu’il a aussi bouffé sa propre langue. C’est ça, Noiraud ? » Il tendit la main. Kim lui décocha un coup de patte et bondit au loin. Couronne se contenta d’un autre gloussement.
Rixende se mit à trembler sans pouvoir s’arrêter. Couronne la regarda avec sollicitude en lui faisant tourner la tête vers lui de sa main tendue, de façon que le sang qui aurait pu couler de l’égratignure causée par le chat soit absorbée par l’éponge.
« Spar jure que le chat parle, bredouilla Gardien. Je vais… »
— La paix », dit Couronne. Il porta la poche aux lèvres de Rixende et la pressa jusqu’à ce que celle-ci eût cessé de trembler. Comme elle était vide, il expédia le pliofilm froissé en direction de Spar. « Et maintenant, venons-en à ce petit sac noir, Gardien, dit froidement Couronne.
— Spar ! »
Ce dernier plongea dans son coin aux objets trouvés en disant vivement : « Pas de petit sac noir, patron, mais nous avons trouvé celui-ci que madame Rixende a oublié le soir du dernier Jeuxdi », puis il se retourna en tendant quelque chose de gros, arrondi, d’un orange étincelant, fermé par une cordelette.
Couronne le prit et le fit balancer lentement en cercle. Pour Spar qui ne distinguait pas la cordelette, c’était comme de la magie. « Un peu trop grand, et pas tout à fait la teinte. Nous avons certainement perdu ce sac noir ici, ou on nous l’a pris. Tu transformes le Dortoir aux Chauves-Souris en repaire de brigands, Gardien ?
— Spar…?
— C’est à toi que nous nous adressons, Gardien. »
Gardien poussa Spar de côté pour fouiller frénétiquement dans le coin, écartant les cages de brouillards et les poches de bière. Il en retira nombre de petits objets. Spar reconnut les plus grands… un ventilateur électrique, un gant de pied rouge vif. Tout cela flottait en désordre autour de Gardien.
Celui-ci haletait et tripotait dans le coin à deux mains depuis une bonne minute sans rien trouver d’autre quand Couronne reprit, de sa voix redevenue paresseuse : « Ça suffit. De toute façon, ce sac noir n’avait pas d’importance pour nous. »
Gardien émergea, le visage doublement flou. Il devait s’auréoler de sueur. Il désigna du doigt le sac orange. « C’est peut-être dans celui-là ! »
Couronne ouvrit le sac et commença à le fouiller, puis il changea d’idée et lui donna une tape pour le vider de son contenu. Des objets étonnamment nombreux en sortirent pour s’élever lentement mais à vitesse égale, comme une armée en marche en ordre dispersé. Couronne les examinait au passage. « Non, il n’est pas là. » Il repoussa le sac vers Gardien. « Remets les affaires de Rix dedans et tiens-le prêt pour la prochaine fois que nous plongerons ici… »
Il passa le bras autour de Rixende, en maintenant de la main l’éponge contre son oreille, puis il vira et prit un élan vigoureux en direction de l’écoutille arrière. Quand il eut disparu, il y eut un soupir général et les trois poivrots présentèrent des billets pour payer une nouvelle rasade. Suzy demanda une seconde double sombre, que Spar lui servit aussitôt, tandis que Gardien se secouait et lui ordonnait : « Ramasse toute la camelote qui flotte, surtout celle de Rixie, et remets-la dans son sac. En vitesse, fainéant ! » Puis il utilisa le ventilateur à main pour se sécher et se rafraîchir.
C’était un sale boulot que Gardien avait confié à Spar, mais Kim vint l’aider, fonçant après les objets trop petits que Spar ne distinguait pas. Une fois qu’il les tenait en main, Spar les reconnaissait sans mal, à l’odorat ou au toucher.
Une fois dissipée sa fureur impuissante envers Couronne, les pensées de Spar se reportèrent à la soirée de Sommedi. Sa vision de vampires et de loups-garous n’avait-elle été qu’un rêve… maintenant qu’il savait que les créatures-garous s’étaient répandus en force ? Si seulement il avait eu de meilleurs yeux pour distinguer entre l’illusion et la réalité ! Sa mémoire évoquait les paroles de Kim : « Ouvre les yeux pour y voir clair ! » Quel effet cela ferait-il de voir nettement ? Tout serait-il plus brillant ? Ou plus proche ?
Après un moment épuisant, les objets dispersés se trouvèrent rassemblés ; il retourna à son nettoyage, et Kim à la chasse aux souris. Tandis que s’avançait la matinée de Travaildi, le Dortoir aux Chauves-Souris devenait peu à peu moins éclairé, mais si progressivement que c’était difficile à observer.
Quelques autres consommateurs entrèrent, tous pour boire un coup en hâte ; Gardien les servit, la mine sombre, et Suzy estima qu’aucun d’eux ne valait la peine qu’elle lui fasse des avances.
Avec le lent écoulement du temps, Gardien devenait de plus en plus agité et coléreux, comme Spar l’avait prévu après l’avoir vu ramper devant Couronne. Il s’efforça de jeter à la porte les trois poivrots, mais ceux-ci exhibèrent d’autres billets froissés que l’examen le plus minutieux ne pouvait permettre de considérer comme faux. En revanche, il écourta leur temps de giclée, ce qui donna lieu à des discussions. Il appela Spar qui balayait toujours pour lui demander d’une voix anxieuse : « Ton sacré chat a griffé Couronne, hein ? Il va falloir qu’on s’en débarrasse ; Couronne a dit que c’était peut-être un chat sorcier, tu te souviens ? » Spar ne répondit pas. Gardien l’envoya renouveler le revêtement adhésif des volets de secours, prétendant que si Rixende avait pu se détacher toute seule de l’écoutille par où elle était entrée, cela prouvait que l’ancien revêtement était en train de se dessécher. Il avalait des amuse-gueule en buvant du brouillard de lune au jus de tomate. Il répandit dans le Dortoir un parfum synthétique abominable. Il entreprit de compter les billets et la monnaie qu’il avait en caisse, mais il abandonna avant même de commencer. Sa grimace se fixa sur Suzy. « Spar ! » appela-t-il. « À toi le soin ! Et si tu allonges les giclées des poivrots, c’est à tes risques et périls ! »
Il ferma ensuite la caisse et, adressant à Suzy un geste du menton, facile à comprendre en direction de l’écoutille écarlate de bâbord, il se propulsa vers celle-ci. Avec un haussement d’épaules peu enthousiaste à l’intention de Spar, elle suivit, mollement.
Dès que le couple eut disparu, Spar donna aux poivrots une giclée de huit secondes, repoussant leur argent, et plaça devant eux deux petites cages de service, contenant des chips et des boulettes fermentées. Ils grognèrent un merci et se mirent à manger. La lumière changea, passant d’une clarté saine à une lividité cadavérique. Ceci fut accompagné d’un grondement faible, lointain, suivi au bout de quelques secondes d’un court crescendo de craquements. La lumière nouvelle causait un malaise à Spar. Il servit encore deux giclées rapides et vendit une poche de brouillard de lune au double du prix. Il allait manger un morceau quand Kim arriva, tout fier, pour lui montrer une souris. Spar domina sa nausée mais commença à redouter la montée des symptômes de sa cure de désintoxication.
Une silhouette ventripotente vêtue de noir uni entra par l’écoutille verte et se déplaça laborieusement de hauban en filin. Du côté supérieur du bar apparut un visage dont la chair d’un brun de cuir était à peu près cachée par le halo des cheveux blancs et de la barbe, et où seules ressortaient les taches grises des yeux.
« Doc ! » s’écria Spar, oubliant d’un coup sa misère et son malaise. Il lui tendit aussitôt une poche glacée de bière trois étoiles. Et, malgré son enthousiasme, tout ce qu’il trouva à dire fut : « Mauvaise nuit de Sommedi, pas vrai, Doc ? Les vampires et…
— …et toutes autres superstitions imbéciles qui renaissent tous les soleillants mais ne disparaissent jamais, coupa une voix vieillie, aimable mais cynique. Pourtant, je ne devrais pas t’ôter tes illusions, Spar, même celles qui te terrorisent. Tu n’as déjà que trop peu de raisons de vivre. Mais il est exact que la méchanceté se répand dans Malvent. Ah ! c’est délicieux, ça, sur les amygdales ! »
Spar se rappela alors le plus important. Il fouilla dans les profondeurs de son caban et en retira un objet en le dissimulant à la vue des ivrognes en bas ; c’était un petit sac noir, plat et étroit. « Tenez, Doc, murmura-t-il, vous l’avez perdu, Jeuxdi dernier. Je vous l’ai bien gardé.
— Bon sang ! J’en perdrais jusqu’à mon caleçon si jamais je le quittais ! observa Doc, baissant la voix quand Spar mit un doigt en travers de ses lèvres. J’ai dû mélanger le brouillard et la bière de lune… une fois de plus ?
— Tout juste, Doc. Mais vous n’aviez pas vraiment perdu votre sac. C’est Couronne ou une de ses pépées qui vous l’a barboté, ou qui l’a escamoté pendant qu’il flottait près de vous. Et alors… moi, Doc, je l’ai piqué dans la poche de derrière de Couronne. Oui, je n’ai rien dit quand Rixende et Couronne sont venus le réclamer ce matin.
— Spar, mon garçon, j’ai une lourde dette envers toi, répondit Doc. Plus grande que tu n’imaginerais. Encore une trois étoiles, s’il te plaît. Ah ! un nectar ! Spar, demande-moi n’importe quoi comme récompense et, si cela se trouve dans les limites du premier infini transfini, je te l’accorde. »
À sa propre surprise, Spar se mit à trembler… d’impatience. Il se traîna à moitié en travers du bar pour murmurer d’une voix rauque : « Donnez-moi de bons yeux, Doc ! » Puis il ajouta : « Et des dents ! »
Au bout de ce qui parut un long moment, Doc répondit d’une voix rêveuse et triste : « Dans les Jours Anciens, ç’aurait été facile. Ils avaient mis au point la greffe des yeux. Ils étaient en mesure de régénérer les nerfs crâniens et parfois même de rendre le pouvoir de penser à un cerveau endommagé. Alors que l’implantation des germes de dents prélevés sur un enfant mort-né était un simple jeu pour des médecins débutants ! Mais à présent… Oh ! je suis peut-être capable de faire ce que tu veux d’une façon désagréable, démodée, non organique, mais… » Il s’arrêta sur un ton qui trahissait la misère de vivre et l’inutilité de tout effort.
« Les Jours Anciens, dit l’un des poivrots, du coin de la bouche, à son voisin. Des histoires de sorciers !
— Sorciers, la peau ! répliqua le second, de la même manière. Le mécanicien de la chair est tout simplement sénile. Il rêve quatre jours sur quatre, et pas seulement Sommedi ! »
Le troisième poivrot, pour conjurer le mauvais œil, sifflota un air qui ressemblait à la plainte du vent.
Spar tira sur la manche de la vareuse noire de Doc. « Doc, vous m’avez promis ! Je désire voir clair, mordre fort ! »
Doc posa une main desséchée sur l’avant-bras de Spar, l’air apitoyé. « Spar, dit-il d’une voix douce, voir clair n’aurait d’autre résultat que de te rendre très malheureux. Crois-moi, je le sais ! La vie est plus facile à supporter quand les choses sont floues, tout comme il vaut mieux avoir la pensée embrumée par la bière ou le brouillard. Et s’il y a sur Malvent des gens qui désirent mordre fort, tu n’es pas de leur espèce. Encore une trois étoiles, je te prie.
— J’ai abandonné le brouillard de lune ce matin, Doc », annonça Spar avec une certaine fierté, tout en passant le sac plein.
Avec un sourire morose Doc répondit : « Il y en a beaucoup qui abandonnent le brouillard tous les matins de Travaildi, pour changer d’avis quand revient Jeuxdi.
— Pas moi, Doc ! De plus, protesta Spar, Gardien, et Couronne, et ses bonnes amies et même Suzy voient tous clair, et ils ne sont pas malheureux.
— Je vais te confier un secret, Spar, répliqua Doc. Gardien, Couronne et les filles sont tous des zombies. Oui, Couronne lui-même malgré toute sa ruse et tout son pouvoir. Pour eux, Malvent constitue l’univers.
— N’est-ce pas l’univers, Doc ? »
Sans tenir compte de la question, Doc poursuivit : « Mais tu ne serais pas comme eux, Spar. Tu voudrais en savoir davantage. Et cela te rendrait bien plus malheureux encore que tu ne l’es.
— Ça m’est égal, Doc », dit Spar. Puis il répéta d’un ton réprobateur. « Vous avez promis. »
Les taches grises des yeux de Doc disparurent presque tandis qu’il fronçait les sourcils pour réfléchir. Puis il offrit : « Que dirais-tu de ceci, Spar ? Je sais que le brouillard de lune apporte la douleur et la souffrance aussi bien que le soulagement et la joie. Mais suppose que tous les matins de Travaildi et tous les midis de Flemmedi je t’apporte une petite pilule qui aurait tous les bons effets du brouillard et aucun des mauvais ? J’en ai une justement dans ce sac. Essaie tout de suite, pour voir. Et tous les soirs de Jeuxdi, je t’en apporterais sans faute une autre qui te ferait dormir profondément sans jamais de cauchemar. Bien mieux que des yeux et des dents. Réfléchis. »
Tandis que Spar soupesait la proposition, Kim dériva vers eux. Il examina Doc de ses yeux verts, rapprochés. « Ssalutations resspectueuses, monssieur, souffla-t-il. Ze m’appelle Kim. »
Doc répondit : « Salut de même, monsieur. Et que les souris te soient toujours en abondance ! » Il caressa doucement le chat, en commençant par le menton et la poitrine. Sa voix redevint songeuse. « Durant les Jours Anciens, tous les chats parlaient, et non pas quelques exceptions. Toute la tribu des félins. Et beaucoup de chiens aussi… je te demande pardon, Kim. Quant aux dauphins, aux baleines et aux grands singes… »
Spar s’enquit sur le ton sérieux : « Dites-moi une chose, Doc. Si vos pilules donnent l’extase sans gueule de bois, pourquoi boire vous-même toujours de la bière de lune qu’il vous arrive souvent d’arroser de brouillard ?
— Parce que pour moi… » Doc s’interrompit en souriant. « Tu m’as pris au piège, Spar. Je n’ai jamais imaginé que tu te servais de tes méninges. Très bien ! Mais que la responsabilité t’en incombe ! Viens à mon cabinet Flemmedi prochain… tu connais le chemin ? Bon ! On verra ce qu’on peut faire pour tes yeux et tes dents. Pour le moment, sers-moi un double pour le parcours dans la coursive. » Il paya en pièces étincelantes, enfonça la grosse poche de trois étoiles à l’intérieur de sa vareuse et dit : « Au revoir, Spar. À bientôt, Kim », puis il se propulsa en direction de l’écoutille verte, en décrivant des zigzags.
« Bonne ssansse, monssieur », siffla Kim.
Spar tendit le petit sac noir. « Vous l’avez encore oublié, Doc. »
Comme Doc revenait en arrière en poussant un juron sans conviction et empochait l’objet, l’écoutille écarlate s’ouvrit et Gardien refit son apparition. Il paraissait de bonne humeur maintenant et sifflait un air tout en commençant à examiner la caisse à billets et les robinets à débiter la bière ; mais, quand Doc fut parti, il demanda à Spar d’un ton soupçonneux : « Qu’est-ce que tu lui as donné, au vieux ?
— Son porte-monnaie, répondit Spar sans se troubler. Il allait l’oublier. » Il secoua sa main et cela fit un tintement. « Doc a payé en pièces, Gardien. »
Ce dernier se jeta dessus. « Retourne à ton balayage, Spar. »
Quand Spar plongea vers l’écoutille écarlate pour s’armer des tubes de bâbord, Suzy en émergea et passa devant lui en détournant les yeux. Elle s’approcha du bar en oblique, et saisit sans sourire la poche de brouillard que lui offrait Gardien avec une courtoisie moqueuse.
Spar éprouva une courte colère à cause de la conduite de Suzy, mais il avait du mal à penser à autre chose que son prochain rendez-vous avec Doc. Quand le soir de Travaildi tomba à la vitesse d’un couteau bien lancé, il s’en rendit à peine compte et n’éprouva rien de ses malaises habituels. Gardien actionna toutes les lumières du Dortoir aux Chauves-Souris. Elles brillaient, éclatantes, tandis qu’au-delà des murs translucides bouillonnait une blancheur laiteuse.
Les affaires reprirent un peu. Suzy s’en alla avec le premier client acceptable. Gardien appela Spar pour lui confier le bar tandis que lui-même, une planchette sur les genoux, écrivait laborieusement sur un feuillet souvent gommé, comme s’il eût pesé chaque mot, chaque lettre peut-être, en portant souvent la pointe de son crayon à ses lèvres. Il était si absorbé dans son travail qu’il dériva sans s’en rendre compte vers le panneau noir du bas, tout en pivotant sur lui-même. Le papier se salissait de plus en plus de ratures, de frottis, de nouveaux coups de gomme, de salive et de sueur.
La brève nuit passa plus vite que n’osait l’espérer Spar, si bien qu’il fut surpris par l’éclat soudain de l’aube de Flemmedi. La plupart des clients s’en allèrent pour faire la sieste.
Spar se demandait quelle excuse fournir à Gardien pour quitter les lieux, mais le problème se trouva résolu de lui-même. Gardien plia la feuille malpropre et la scella d’un ruban adhésif. « Porte ça à la Passerelle, flemmard, tu le remettras à l’Exécutif. Attends. » Il prit dans le coin aux objets le sac orange dûment regarni et tira sur la cordelette pour s’assurer que celle-ci était bien serrée. « Au passage, dépose ça à l’Antre de Couronne. En toute courtoisie et obéissance, Spar ! Allez, au trot ! »
Spar glissa le message dans sa seule poche encore munie d’une fermeture à glissière et serra cette dernière à fond. Puis il piqua lentement vers l’écoutille arrière où il faillit heurter Kim. Se rappelant que Gardien avait parlé de se débarrasser du chat, il le prit sous la poitrine, derrière les pattes de devant, et le fourra doucement dans son caban en murmurant : « Tu viens en balade avec moi, Kim. » Le chat s’accrocha des griffes au tissu pour se stabiliser.
Pour Spar, la coursive n’était qu’un cylindre étroit terminé à chaque extrémité par de la brume et décoré sur sa longueur de lueurs vertes et rouges. Il se guidait surtout par le toucher et la mémoire, se rappelant cette fois qu’il devait se tirer d’une main après l’autre le long du filin central, pour compenser la brise légère. Après s’être incurvée autour des cylindres plus larges des passages de l’avant à l’arrière, la coursive redevint rectiligne. Par deux fois, il contourna des ventilateurs centraux qu’il reconnut surtout – tant leur mouvement était silencieux – au renforcement de la brise avant de les dépasser et à la faible succion qu’ils exerçaient, une fois derrière lui.
Bientôt, il commença à percevoir des odeurs d’humus et de plantes vertes. Avec un frisson, il passa devant un rond noir qui était la bouche, fermée d’un rideau élastique, du grand masticateur de la Cale Trois. Il ne rencontra personne… ce qui était bizarre même pour un Flemmedi. Il aperçut enfin la zone verte des Jardins d’Apollon et, plus loin, un énorme écran noir, sur lequel planait, décalé vers l’arrière, un petit disque d’un orange fumeux qui inspirait toujours à Spar une tristesse et une peur inexplicables. Il se demandait sur combien d’écrans noirs était représenté ce cercle morne, surtout dans la partie tribord de Malvent. Il l’avait observé sur plusieurs.
La coursive décrivait un angle droit vers le bas. Il était si près des jardins qu’il distinguait des pousses vertes imprécises et la silhouette d’un jardinier qui flottait. Deux douzaines de tractions sur le filin, et il se trouva devant une écoutille ouverte ; sa mémoire des distances et les fortes émanations mêlées de parfums musqués lui indiquèrent que c’était là l’entrée de l’Antre de Couronne. En clignant les paupières, il parvenait à distinguer les spirales noir et argent qui s’entrelaçaient pour former le décor de la grande pièce sphérique. Juste en face de l’écoutille, il y avait encore un grand écran noir avec toujours ce disque terne moucheté d’orange, là aussi décentré de la même façon.
Sous le menton de Spar, Kim siffla très doucement mais d’un ton insistant : « Sstop ! Ssilence, ze t’en conzure ! » Le chat avait sorti la tête de l’encolure du caban. Ses oreilles chatouillaient la gorge de Spar. Celui-ci s’accoutumait aux interventions mélodramatiques de Kim, et de toute manière l’avertissement était à peu près superflu. Il venait d’apercevoir la demi-douzaine de corps dévêtus qui flottaient et il serait resté immobile, ne fût-ce que de confusion. Non qu’il pût voir les parties génitales, pas plus que les oreilles à cette distance. Mais il percevait pourtant qu’à part les cheveux tous ces corps avaient une teinte uniforme ; l’un était brun très sombre et les cinq autres – ou quatre ? non, cinq – clairs. Il ne reconnut pas les deux aux cheveux respectivement platine et or, qui se trouvaient aussi être les plus pâles. Il se demanda lequel appartenait à la nouvelle amie de Couronne, nommée Almodie. Il était soulagé qu’aucun des corps ne fût en contact avec un autre.
Il distingua une luminosité métallique tout près de la fille aux cheveux d’or et discerna la tache rouge d’un mince tube à cinq ramifications qui partait du métal pour aboutir à chacun des cinq autres visages. Étrange que, même avec une fille pour tenir le bar, Couronne fît servir la bière de lune d’une manière aussi vulgaire dans son Antre de grand luxe. Bien sûr, le tube transportait peut-être du vin de lune ou même du brouillard ?
Ou Couronne envisageait-il d’ouvrir un débit de boissons pour concurrencer le Dortoir aux Chauves-Souris ? Le moment était plutôt mal choisi et le lieu encore plus mal, songeait-il en se demandant ce qu’il allait faire du sac orange.
« On sse ssauve d’issi ! » insista Kim, encore plus bas.
Les doigts de Spar découvrirent un anneau à pince près de l’écoutille. Avec un très faible déclic, il l’assujettit autour de la cordelette du sac puis repartit dans la direction d’où il était venu.
Mais, si faible qu’eût été le bruit, il y eut une réaction dans l’Antre de Couronne… un grondement prolongé, très profond.
Spar se hala plus vite sur le filin central. En arrivant à l’angle qui le ramenait vers l’intérieur, il jeta un regard en arrière.
Une grande tête aux oreilles pointues, plus étroite que celle d’un homme et plus foncée que celle de Couronne lui-même, sortait de l’écoutille.
Le grondement se répéta.
— Ridicule d’avoir une telle peur de Chiendenfer, se dit Spar en se tirant avec son passager, à coups brusques sur le filin. Voyons, puisque Couronne amenait même parfois le grand chien au Dortoir !
Peut-être était-ce parce que Chiendenfer ne grognait jamais dans le Dortoir aux Chauves-Souris et se contentait de parler en employant une centaine de mots simples, monosyllabiques pour la plupart ?
En outre le chien était incapable de se propulser le long du câble à bonne vitesse. Il manquait de griffes accrocheuses, même s’il était capable de progresser en rebondissant d’un côté de la coursive à l’autre.
Cette fois, à la vue des rideaux noirs du grand masticateur, avec leur fente centrale, Spar fit un violent écart. Beau spécimen qu’il faisait ! Dire qu’il allait recevoir de nouveaux yeux le jour même et qu’il s’effrayait comme un enfant ! « Pourquoi as-tu cherché à me coller la frousse, là-bas, Kim ? demanda-t-il d’un ton irrité.
— Z’ai vu le vizaze du mal, issiot !
— Tu as vu cinq personnes qui tétaient de la bière de lune. Et un chien inoffensif. Cette fois, c’est toi l’imbécile, Kim, c’est toi l’idiot ! »
Kim rentra la tête, se refusant à prononcer un mot de plus. Spar se rappelait la vanité et la susceptibilité des chats en général. Mais il avait pour le moment d’autres soucis en tête. Et si quelqu’un volait le sac orange avant que Couronne le prenne ? Et si Couronne le trouvait, ne saurait-il pas que Spar – garçon de courses de Gardien en toutes occasions – s’était payé un jeton de voyeur ? Dire que tout cela se produisait le jour le plus important de sa vie ! Sa victoire verbale sur Kim n’était qu’une faible consolation.
De plus, bien que la fille aux cheveux platine eût été pour lui la plus intéressante des deux inconnues, quelque chose venait maintenant le tracasser au sujet de celle qui faisait office de barmaid, celle qui avait des cheveux d’or comme Suzy mais était beaucoup plus mince et pâle… il avait l’impression de l’avoir déjà rencontrée. Et il y avait eu dans sa posture quelque chose d’effrayant.
Quand il parvint aux passages centraux, il eut la tentation d’aller au cabinet de Doc avant de se rendre à la Passerelle. Mais il tenait à pouvoir se décontracter chez Doc en prenant tout son temps, avec la conscience de s’être acquitté de toutes ses commissions.
À regret il pénétra dans le passage violet tout venteux et plongea la tête la première pour s’emparer du premier espace libre sur le filin collectif central, si bien qu’il n’eut les paumes que légèrement brûlées avant d’affermir sa prise et de se trouver propulsé vers l’avant, à peu près à la même vélocité que le vent. (Gardien était un radin de ne pas lui acheter des gants pour les mains – sans parler des pieds !) Mais il lui fallait faire très attention aux poulies de roulement suspendues à des filins qui maintenaient au centre du grand couloir l’épaisse corde mouvante. C’était assez facile de happer le câble à l’avant des poulies puis de dégager l’autre main derrière, mais cela exigeait une vigilance de tous les instants.
Il n’y avait que de rares silhouettes à voyager par la ligne et encore moins à se risquer en progression libre dans la coursive éventée. Il rattrapa une forme pliée en deux qui culbutait sens dessus dessous en criant d’une vieille voix fêlée : « L’Échelle de Jacob, l’Arbre de Vie, les Généalogies… »
Il dépassa l’étranglement qui marquait la séparation entre les Cales Deux et Trois sans être interpellé par le garde, puis il faillit manquer le grand couloir bleu qui venait vers le haut. Une fois encore il se brûla un peu les mains en se transférant d’une chaîne collective à l’autre. Son inquiétude croissait.
« Sspar, esspèce d’issiot ! commença Kim.
— Chut ! Nous sommes dans le quartier des officiers », coupa Spar, heureux de ce prétexte pour river une nouvelle fois son clou à ce chat insolent. Et il était assez exact que les quartiers bleus de Malvent l’emplissaient toujours d’une crainte respectueuse.
Presque trop vite à son gré, il quitta en se balançant le filin collectif pour s’accrocher à un enchevêtrement immobile de métal tubulaire juste au-dessous du niveau de la Passerelle. Il grimpa jusqu’aux barres les plus élevées et flotta à cette hauteur, attendant qu’on veuille bien lui parler.
Il y avait beaucoup de métal luisant aux formes étranges sur la Passerelle, ainsi que des surfaces irisées comme l’arc-en-ciel et animées de pulsations irrégulières ; la plus proche ressemblait parfois à une armée de lumières minuscules qui s’allumaient et s’éteignaient… rouges, vertes, de toutes les couleurs. Au-dessus de tout cela s’étendait une immensité d’un noir de velours, faiblement mouchetée de lueurs laiteuses et brasillantes.
Parmi les objets métalliques et les arcs-en-ciel flottaient des silhouettes, toutes vêtues du bleu marine des officiers. Ils s’adressaient parfois des signes sans jamais dire un mot. Pour Spar, chacun de leurs mouvements se chargeait d’une profonde signification. Ils étaient les dieux de Malvent, qui dirigeaient toutes choses, si toutefois il existait des dieux. Il se sentait ramené à l’importance d’une souris qu’on chasserait tout éperdue si elle se permettait une seule fois de rompre le silence.
Après un échange de signaux complexes entre les officiers, il entendit un grondement bref et lointain, puis des grincements et des craquements familiers. Spar était stupéfait, mais il aurait dû se douter, songeait-il, que le Capitaine, le Navigateur et les autres étaient responsables de ces phénomènes quotidiens et bien connus.
Cela marquait en outre le midi de Flemmedi. Spar commença à s’agiter. Ses courses lui prenaient trop de temps. Il ébaucha le geste de lever la main vers toutes les silhouettes en bleu marine qui passaient. Personne ne lui prêta la moindre attention.
Finalement, il murmura : « Kim…? » Le chat ne répondit pas. Spar percevait un ronronnement, peut-être un simple ronflement de sommeil ? Il secoua doucement le chat. « Kim, il faut qu’on parle. »
« Ssilensse ! Ze ssuis endormi. » Kim se repelotonna et affermit ses griffes, puis il se remit à ronfler… ou à faire semblant, Spar n’aurait su le dire. Il se sentait très déprimé.
Les lunants s’écoulaient. Il était maintenant découragé, désespéré. Il ne fallait pas manquer le rendez-vous avec Doc ! Rassemblant son énergie, il s’apprêtait à grimper plus haut et à parler quand une voix jeune et aimable l’interpella : « Alors, grand-père, qu’est-ce qui ne va pas ? »
Spar s’aperçut qu’il avait levé la main d’un geste automatique et qu’un homme à la peau aussi foncée que Couronne, mais vêtu de bleu marine, l’avait enfin remarqué. Il ouvrit sa poche et tendit la lettre. « Pour l’Exécutif.
— C’est justement mon service. » Un petit bruit de déchirement – un ongle qui ouvrait le billet ? Un froissement plus fort – le feuillet qu’on dépliait ? Une brève attente, puis : « Qui est le nommé Gardien ?
— Le propriétaire du Dortoir aux Chauves-Souris, monsieur. C’est là que je travaille.
— Le Dortoir aux Chauves-Souris ?
— Un débit de bière de lune. Il s’appelait autre fois le Cercle Heureux, m’a-t-on dit. Et dans les Jours Anciens, le Mess Trois, m’a dit Doc.
— Hum. Eh bien, que signifie tout cela, grand-père ? Et comment t’appelles-tu ? »
Spar contemplait tristement le carré de papier grisâtre maculé de sombre. « Je ne sais pas lire, monsieur. Et je m’appelle Spar.
— Hum. As-tu vu des… euh… des êtres surnaturels dans le Dortoir aux Chauves-Souris ?
— Seulement en rêve, monsieur.
— Hum. Eh bien, on y jettera un coup d’œil. Si tu me reconnais, ne le laisse pas voir. Je suis l’Enseigne Drake, au fait. Et qui est ton passager, grand-père ?
— Ce n’est que mon chat, Enseigne, souffla Spar, alarmé.
Eh bien, prends le conduit noir pour redescendre. » Spar commença à se mouvoir dans la jungle de métal dans la direction que lui indiquait le bras bleu marine. « Et la prochaine fois, n’oublie pas que les animaux ne sont pas admis sur la Passerelle. »
Tandis que Spar regagnait les fonds, sa reconnaissance chaleureuse envers l’Enseigne Drake, qui s’était montré si humain et compréhensif, se mitigeait d’angoisse à l’idée qu’il n’avait peut-être plus le temps de rendre visite à Doc. Il faillit manquer son transbordement en arrivant au filin menant vers l’arrière, dans le couloir principal rouge sombre. La lumière livide qui s’intensifiait dans le faux crépuscule de fin d’après-midi le troublait. Une fois de plus, il passa devant la forme courbée qui culbutait en criaillant à présent : « La Trinité, le treillis, l’ÉPI de Blé… »
Il luttait contre l’envie d’abandonner sa visite à Doc pour réintégrer le Dortoir quand il s’aperçut qu’il avait franchi le second étranglement et se trouvait dans la Cale Quatre, à l’approche de la coursive menant chez Doc. Il fonça, freina en agrippant un hauban et entreprit de se propulser à la main jusqu’au cabinet de Doc, aussi loin à bâbord que l’était à tribord l’Antre de Couronne.
Il dépassa sur le filin deux silhouettes maladroites dont l’haleine sentait déjà la bière en prévision de Jeuxdi. Spar craignait que Doc n’eût fermé son cabinet. Il respirait de nouveau l’odeur du sol et de la verdure en provenance des Jardins de Diane.
L’écoutille était fermée, lorsque Spar pressa le bouton, elle s’ouvrit au troisième appel et le visage aux yeux gris, auréolé de blanc, regarda au-dehors. « Je ne t’attendais plus, Spar.
— Je suis désolé, Doc. Il fallait que…
— Peu importe. Entre, entre. Salut, Kim… promène-toi si ça te chante. »
Kim s’extirpa de la combinaison de Spar, prit son élan et ne tarda pas à accomplir le tour d’inspection coutumier pour les chats.
Et il y avait beaucoup à voir, comme Spar lui-même s’en rendait compte. Tous les haubans du bureau de Doc paraissaient couverts d’un bout à l’autre d’objets accrochés. Il y avait des taches petites et grosses, brillantes et ternes, claires et foncées, translucides et opaques. Cela se découpait sur un mur de la teinte livide détestée de Spar, mais il n’avait pas le temps d’y penser en ce moment. À un bout, il y avait un bandeau de lumière encore plus pâle.
« Attention, Kim ! cria Spar quand le chat atterrit sur un hauban et se mit en marche de tache en tache.
— Ça ne risque rien, dit Doc. On va un peu t’examiner, Spar. Garde les yeux ouverts. » Les mains de Doc maintenaient la tête de Spar. Les yeux gris et le visage parcheminé étaient si proches qu’ils ne formaient qu’une surface floue. « Garde-les ouverts, je te dis. Oui, je sais qu’il faut bien que tu les clignes, c’est normal. Juste ce que je pensais. Tu as subi l’effet de séquelle qui atteint une sur dix des victimes de la rickettsiose du Léthé.
— Vous voulez parler du Styx, Doc ?
— Exact, bien que les gens se trompent de rivière dans le Monde Souterrain ! Mais nous avons tous attrapé cette maladie. Nous avons tous bu l’eau du Léthé. Pourtant, quand nous devenons très vieux, il nous arrive parfois de commencer à nous rappeler les débuts. Ne bouge pas.
— Hé, Doc, c’est parce que j’ai eu ce truc du Styx que je ne me rappelle rien avant le Dortoir aux Chauves-Souris ?
— Possible. Depuis combien de temps es-tu au Dortoir ?
— Je ne sais pas, Doc. Depuis toujours.
— En tout cas, tu y étais avant que je découvre l’endroit. Quand le Tafiabar a fermé, ici, dans la Cale Quatre. Mais ça ne remonte qu’à un étoilant.
— Cependant je suis terriblement vieux, Doc. Pourquoi n’ai-je pas moi aussi un commencement de mémoire ?
— Tu n’es pas vieux, Spar. Tu n’es que chauve et édenté, rongé par le brouillard de lune, et tes muscles se sont atrophiés. Oui, et ton cerveau aussi. Maintenant, ouvre la bouche. » Une des mains de Doc passa derrière la nuque de Spar. L’autre tâtait. « En tout cas, tes gencives sont résistantes. Ça va me faciliter le travail. »
Spar voulait lui parler de l’eau salée, mais quand Doc retira enfin sa main, ce fut pour ordonner : « Maintenant, ouvre-la le plus que tu peux. » Il lui poussa dans la bouche quelque chose de brûlant et de volumineux. « À présent, mords fort ! »
Spar eut l’impression de mordre du feu. Il voulut rouvrir la bouche, mais les mains de Doc, sur son crâne et sous la mâchoire, le maintenaient ferme. Involontairement, il décochait des coups de pied et griffait l’air. Ses yeux s’emplissaient de larmes.
« Cesse de te tortiller ! Respire par le nez. Ce n’est pas tellement chaud. En tout cas, pas assez pour te faire des cloques ! »
Spar en doutait mais, au bout d’un moment, il conclut que ce n’était pas tout à fait assez chaud pour lui cuire la cervelle à travers la voûte du palais. De plus, il ne tenait pas à montrer à Doc combien il était douillet. Il se tint tranquille. Il cligna plusieurs fois les paupières et le flou général redevint plus distinct – le visage de Doc, la pièce encombrée dans la lumière cadavérique. Il s’efforça de sourire, mais ses lèvres étaient plus tendues qu’il n’eût pu les étirer en contractant ses muscles au maximum. Et cela lui fit mal ; il se rendait cependant compte que la chaleur diminuait.
Doc souriait à son adresse. « Eh bien, tu l’as voulu ! Tu as demandé à un vieil ivrogne d’utiliser des méthodes qu’il ne connaît que par ses lectures. Mais, pour te récompenser, je vais te donner des dents assez solides pour trancher les haubans. Kim, veux-tu s’il te plaît laisser ce sac tranquille ! »
La tache noire du chat s’écarta d’une autre tache noire deux fois longue comme lui. Spar exprima ses reproches à Kim en marmonnant par le nez et en gesticulant. La tache plus grande avait la forme du petit sac de Doc, mais elle était cent fois plus grande. Et elle devait être massive, car en réaction à la poussée de Kim, elle avait courbé le hauban auquel elle était attachée et – c’était une preuve – le hauban ne se redressait que très lentement.
« Ce sac contient mon trésor, Spar », expliqua Doc. Lorsque Spar eut haussé les sourcils par deux fois, l’air intrigué, Doc poursuivit : « Non, ce ne sont ni des pièces, ni de l’or, ni des pierreries. Mais un second infini transfini. Du sommeil, des rêves et des cauchemars pour toutes les âmes à bord d’un millier de Malvents ! » Il regarda sa montre. « Ça suffit, à présent. Ouvre la bouche. » Spar obéit, malgré la douleur nouvelle que cela lui causa.
Doc retira ce sur quoi Spar avait mordu, l’enveloppa dans une poche de pliofilm luisant et accrocha celle-ci au hauban le plus proche. Puis il examina de nouveau l’intérieur de la bouche de Spar. « J’imagine que j’ai quand même un peu trop chauffé », dit-il. Il saisit un petit sac, l’adapta aux lèvres de Spar et le pressa. Une brume envahit la bouche de Spar et toute peine se dissipa.
Doc fourra le sac dans la poche de Spar. « Si la douleur revenait, sers-t’en. »
Mais avant que Spar ait pu le remercier, Doc lui appliquait un tube à l’œil. « Regarde, Spar. Et dis-moi ce que tu vois. »
Spar poussa un cri, sans pouvoir s’en empêcher, et il écarta la tête.
« Qu’est-ce qui ne va pas, Spar ?
— Doc, vous m’avez fait faire un rêve, dit Spar, la voix rauque. Vous ne le direz à personne, hein ? Et ça m’a chatouillé.
— Quel rêve ? demanda Doc d’un ton sérieux.
— Je n’ai vu qu’une image, Doc. L’image d’une chèvre avec une queue de poisson. Doc, je voyais les… (son esprit tâtonnait) les écailles du poisson ! Tout avait un… un contour ! Doc, c’est ça qu’ils veulent dire quand ils parlent de voir clair ?
— Bien sûr, Spar. C’est encourageant. Cela signifie qu’il n’y a pas de dommages au cerveau ni à la rétine. Je n’aurai aucun mal à te fabriquer des jumelles… du moins s’il n’y a rien de vraiment détraqué dans ma vieille paire. Ainsi tu vois encore les choses avec un contour précis dans les rêves… C’est assez naturel. Mais pourquoi as-tu peur que j’en parle ?
— J’ai peur qu’on m’accuse de sorcellerie, Doc. Je pensais que distinguer ainsi les choses, c’était de la « voyance ». Le tube m’a un peu chatouillé l’œil.
— Isotopes et démence ! Il est en effet censé te chatouiller. Voyons un peu l’autre œil. »
Cette fois encore Spar eut envie de crier, mais il se domina et il n’eut pas l’idée de retirer la tête malgré le léger chatouillement. L’image était celle d’une fille mince. Il était en mesure de dire que c’était une femme en raison de sa forme générale, mais en plus il voyait ses contours. Il distinguait… des détails. Par exemple, ses yeux n’étaient pas des ovales teintés et cernés de brume. Ils se terminaient en pointe aux deux extrémités, qui étaient des triangles d’un blanc de porcelaine. Et le rond violet entre les triangles avait un petit point noir au centre.
Elle avait les cheveux argentés, et pourtant elle paraissait jeune, pensait-il, bien qu’il fût difficile d’en juger d’après les seuls contours. Elle lui évoquait la fille aux cheveux platine qu’il avait aperçue dans l’Antre de Couronne.
Elle portait une robe longue, blanche, luisante, qui laissait les épaules à nu, mais un artifice ou une force inconnue lui tirait les cheveux et la robe en direction des pieds. Et dans la robe il y avait… des plis.
« Comment s’appelle-t-elle, Doc ? Almodie ?
— Non, Virgo. La Vierge. Tu en vois les contours ?
— Oui, Doc, nettement. Je vois tout… tranché comme au couteau ! Et la chèvre-poisson ?
— Le Capricorne, répondit Doc, éloignant le tube de l’œil de Spar.
— Doc, je sais que le Capricorne et la Vierge sont des noms de lunants, de terrants, de soleillants et d’étoilants, mais j’ignorais qu’ils avaient des images. Je n’ai jamais su qu’ils étaient quelque chose.
— Tu… Bien sûr, tu n’as jamais vu de montres, ni d’étoiles et encore moins les constellations du zodiaque. »
Spar allait demander ce que c’était que tout cela, mais il constata que la lumière cadavérique avait disparu, tandis que le bandeau de lumière plus éclatante s’était beaucoup élargi.
« Du moins dans ce secteur de ta mémoire, compléta Doc. Tes nouveaux yeux et tes dents devraient être prêts Flemmedi prochain. Viens plus tôt, si tu le peux. Je te verrai peut-être d’ici là au Dortoir aux Chauves-Souris, disons Jeuxdi ou avant.
— Parfait, Doc, mais pour le moment, il faut que je me grouille. Arrive, Kim ! Le boulot est parfois plus lourd, les soirs de Flemmedi, Doc, comme si c’était Jeuxdi soir venu au mauvais moment. Saute là-dedans, Kim.
Tu es sûr de rentrer sans difficulté au Dortoir, Spar ? Il fera nuit avant que tu y sois.
Bien sûr, Doc, je m’v retrouverai ! »
Mais quand la nuit tomba comme un épais capuchon rabattu sur sa tête, au milieu du premier passage, il serait revenu en arrière demander à Doc de le guider s’il n’eût pas craint le mépris de Kim, lequel s’obstinait d’ailleurs à ne pas lui parler. Il se déplaça rapidement en avant, bien que les quelques feux de position ne lui permissent qu’à peine de distinguer le filin central.
La coursive d’avant était encore pire… entièrement déserte, avec des lumières faibles et vacillantes. Ne percevoir que des taches le tourmentait à présent, après avoir acquis la notion d’une vue nette. Il commençait à transpirer, à trembler et à éprouver des crampes en raison du manque d’alcool, et ses pensées devenaient tumultueuses. Il se demandait si aucune des choses étranges survenues depuis sa rencontre avec Kim n’était réelle ? Si tout n’était que rêve ? Le refus de Kim – ou son incapacité ? – de parler davantage était inquiétant, il se mettait à distinguer les bords flous de taches qui disparaissaient quand il les fixait en face. Il se rappelait Gardien et les ivrognes parlant entre eux de vampires et de sorcières.
Alors, au lieu d’aller jusqu’à l’écoutille verte du Dortoir aux Chauves-souris, il plongea dans le passage menant à l’écoutille arrière. Dans cette coursive, il n’y avait pas du tout de lumières. Il croyait y entendre les grondements de Chiendenfer, mais il n’en était pas certain car le grand masticateur broyait. Il luttait contre sa panique quand il pénétra dans le Dortoir par l’écoutille rouge sombre de l’arrière, en se rappelant juste à temps de ne pas toucher au revêtement adhésif fraîchement appliqué.
Le local vibrait de lumière et d’animation, il était bondé de silhouettes dansantes. Gardien commença incontinent à l’abreuver d’injures. Spar plongea dans le bar circulaire et se mit à prendre les commandes et à servir machinalement, travaillant au toucher et à la voix exclusivement, car le manque d’alcool à présent lui embrouillait la vision encore plus… tout n’était plus qu’un flou tournoyant de taches méconnaissables.
Au bout d’un temps, cela s’arrangea, mais ses nerfs le torturèrent davantage. Seul son travail incessant le maintenait en état d’agir – tout en neutralisant les insultes de Gardien – mais il se sentait trop épuisé. Il n’en pouvait plus. Quand apparut l’aube de Jeuxdi, alors que la foule s’épaississait autour du bar, il s’empara d’une poche de brouillard de lune et la porta à ses lèvres.
Des griffes lui labourèrent la poitrine. « Issiot ! Ssoiffard ! Essclave de la peur ! »
Spar faillit en avoir des convulsions, mais il reposa le brouillard. Kim sortit de son caban et s’éloigna avec dédain, circulant autour du bar pour engager la conversation avec divers buveurs, ce qui le rendit populaire. Gardien se vanta du chat et cessa de servir. Spar, lui, continua à travailler dans un état de sobriété plus cauchemardesque que toute soûlographie dont il pût se souvenir. Et avec des effets beaucoup, beaucoup plus durables.
Suzy arriva avec un client et toucha la main de Spar quand il lui servit de la sombre. Cela lui fit du bien.
Il crut reconnaître une voix qui venait d’en bas. Elle émanait d’un poivrot aux cheveux crépus, vêtu d’un caban, qu’il ne connaissait pas. Mais il l’entendit de nouveau parler et songea que ce devait être l’Enseigne Drake. Il y avait plusieurs poivrots qu’il ne reconnaissait pas.
L’animation arrivait à son comble. Gardien augmenta le volume de la musique. Isolément ou par couples, les danseurs exécutaient des sauts périlleux en rebondissant contre les haubans. D’autres, un pied sur un filin, dansaient le shimmy une fille en noir faisait le grand écart sur un câble. Une autre, en blanc, plongea à travers le cercle du bar. Gardien porta les frais sur la note de son compagnon. Les poivrots tentaient de chanter.
Spar entendit Kim qui déclamait :
« Ze suis un ssat.
Z’ai tué un rat.
Z’aime bien les zens,
Petits ou grands.
Et les fillettes,
Z’en perds la tête ! »
La nuit de Jeuxdi vint. L’agitation s’accrut. Doc ne venait pas. Mais Couronne se montra. Les danseurs s’écartèrent et tout un lot de buveurs lui firent place en haut, ainsi qu’à ses filles et à Chiendenfer, si bien qu’ils occupaient un tiers du cercle sans personne au-dessous dans cette même partie. À la surprise de Spar, ils commandèrent tous du café à l’exception du chien qui, à la question de Couronne, répondit : « Un Bloody Mary », étirant les syllabes en des sons si profonds qu’ils se réduisaient à un caverneux « Bleuh-Meuh ».
« Ss’est ssa qui ss’appelle parler, ze vous le demande ? » observa Kim, de l’autre côté du bar. Les ivrognes qui l’entouraient étouffèrent leurs rires.
Spar servit le café brûlant dans des poches munies de poignées de feutre pour les tenir, puis il mélangea le cocktail de Chiendenfer dans une seringue automatique avec un tube à aspiration. Il était assez hébété mais, pour le moment, ses craintes allaient à Kim plutôt qu’à lui-même. Les taches des visages palpitaient un peu, mais il distinguait encore Rixende à ses cheveux noirs, Fanette et Doucette à leurs cheveux blond-roux assortis et à leurs peaux claires étrangement tachetées de rouge, alors qu’Almodie était bien la pâle fille aux cheveux platinés – et pourtant elle paraissait horriblement mal à sa place entre la silhouette brune à la veste violette, d’un côté, et la silhouette noire, plus étroite, aux oreilles pointues, de l’autre.
Spar entendit Couronne murmurer à la fille : « Demande à Gardien de te montrer le chat qui parle. » Le ton était très bas et Spar ne l’aurait pas entendu si la voix de Couronne n’avait eu une vibration excitée, étrange, que Spar n’y avait encore jamais décelée.
« Mais ils ne vont pas se battre ?… Je veux dire avec Chiendenfer », répondit-elle d’une voix qui emprisonna de tentacules argentés le cœur de Spar. Il eût aimé regarder le visage de cette fille dans le tube de Doc. Elle devait ressembler à Virgo, en plus belle, bien sûr. Pourtant, c’était une des filles de Couronne, donc elle ne pouvait être vierge. C’était un monde étrange et horrible. Elle avait les yeux violets. Mais il en était malade, de voir toujours des taches. Almodie paraissait très effrayée, pourtant elle insista : « Ne fais pas ça, Couronne, je t’en prie. » Le cœur de Spar était conquis.
« Mais c’est justement toute notre idée, ma cocotte. Et personne ne nous dit « ne fais pas ça. » Nous pensions t’avoir inculqué des principes à ce sujet. Nous te donnerions une autre leçon ici même sauf que ce soir nous avons plutôt envie de nous amuser. Gardien ! Notre nouvelle cliente souhaite entendre ton chat parler. Apporte-le.
— Je ne tiens vraiment pas… » commença Almodie, puis elle se tut.
Kim arriva en flottant en travers du cercle tandis que Gardien l’appelait de l’autre côté. Le chat s’immobilisa contre un mince hauban et regarda Couronne droit dans les yeux. « Oui, qu’esse que ss’est ? »
« Gardien, arrête ta sale boîte à musique. » Le son cessa brusquement. Des voix montèrent, puis se turent à leur tour. « Alors, chat, parle.
— Ze vais ssanter à la plasse », annonça Kim, qui se mit à pousser des miaulements étranges, selon un certain rythme qui ne correspondait nullement à l’idée qu’avait Spar de la musique.
« C’est une abstraction émit Almodie, enchantée. Écoute, Couronne, c’était une septième diminuée.
— Une tierce démente, à mon avis », commenta Fanette, de l’autre côté.
Couronne leur fit signe de se taire.
Kim termina sur un trille aigu. Il examina lentement ses auditeurs ébahis, puis entama la toilette de son épaule.
Couronne empoigna un bord du bar de la main gauche et, d’une voix sans timbre, demanda : « Puisque tu ne veux pas nous parler causeras-tu avec notre chien ? »
Kim regarda fixement Chiendenfer qui tétait son Bloody Mary. Ses yeux s’élargirent, les pupilles en fente, et ses lèvres découvrirent des crocs pointus comme des aiguilles. Il siffla : « Schweinhund ! »
Chiendenfer s’élança, prenant appui des pattes de derrière dans la paume de la main gauche de Couronne, qui le projeta vers la gauche où s’esquivait Kim. Mais le chat changea de direction, rebondissant en arrière sur le hauban le plus proche. Les mâchoires hérissées du chien se refermèrent en claquant à vingt centimètres de leur but, tandis que son corps noir à la poitrine puissante filait comme un bolide.
Chiendenfer atterrit des quatre pattes sur le ventre d’un gros buveur qui laissa fuser son souffle juste avant son liquide, mais le chien était immédiatement reparti en sens inverse. Kim bondissait de droite et de gauche parmi les haubans. Cette fois des poils volèrent quand les mâchoires claquèrent, mais une patte raidie de griffes déployées porta un coup.
Couronne attrapa Chiendenfer par son collier clouté, l’empêchant de sauter une nouvelle fois. Il toucha le chien sous l’œil et renifla ses doigts. « Ça suffit, mon gars, dit-il. On ne doit pas tuer les génies de la musique. » Sa main retomba sous le bar et remonta, le poing à demi fermé. « Eh bien, chat, tu as bavardé avec notre chien. N’as-tu pas un mot à nous dire aussi ?
— Si ! » Kim dériva vers le hauban le plus proche de la figure de Couronne. Spar se rapprocha pour l’attraper et le faire reculer. Almodie jeta un coup d’œil au poing fermé de Couronne et glissa la main dans cette direction.
Kim cracha très fort : « Ssuppôt de Ssatan ! Ssauvage ! »
Spar et Almodie ne furent pas assez prompts. D’entre deux des doigts repliés de Couronne jaillit un filet mince comme une aiguille qui frappa la gueule ouverte de Kim.
Au bout de ce qui parut à Spar un très long moment, la main coupa le jet. Kim sembla se tasser sur lui-même, puis il s’élança loin de Couronne, vers l’ombre, la gueule grande ouverte.
Couronne déclara : « C’est du macis, une arme aussi vieille que le feu grégeois, et bien connue de mon peuple. La parfaite parade contre les chats sorciers. »
Spar sauta sur Couronne et le prit par la poitrine, s’efforçant de lui porter un coup de tête au menton. Ils s’écartèrent du bar à la moitié de la vitesse qu’avait eue Spar en bondissant.
Couronne esquiva de la tête, mais les gencives de Spar se refermèrent sur sa gorge. Il y eut un déclic. Spar sentit le vent sur son dos mis à nu. Puis un triangle froid s’appliqua sur sa chair, à la hauteur des reins. Spar ouvrit les mâchoires et flotta, inerte. Couronne émit un petit rire.
L’éclat d’un feu bleu tenu par un poivrot conférait à la foule du Dortoir aux Chauves-Souris un aspect encore plus cadavérique que la lumière de bâbord. Une voix commanda : « C’est bon, vous tous, allez-vous-en. Rentrez chez vous. On ferme ! »
L’aube de Sommedi vint, noyant la lueur du feu bleu. Le triangle froid quitta le dos de Spar. Il y eut de nouveau le déclic. Tout en disant : « Adieu, petit », Couronne se propulsa dans la blancheur éclatante vers quatre visages de femmes et une tête de chien. Ceux de Fanette et de Doucette, avec leurs petites taches rouges, étaient proches de la tête de Chiendenfer, comme si elles l’eussent tenu par son collier.
Spar poussa un sanglot et se mit à la recherche de Kim. Un moment après, Suzy vint l’aider. Le Dortoir se vidait. Spar et Suzy réussirent à acculer Kim dans un coin. Spar le prit sous la poitrine. Les pattes de Kim se nouèrent sur son poignet, ses griffes le piquèrent. Spar tira de sa poche le sac que lui avait remis Doc et le poussa entre les mâchoires de Kim. Les griffes s’enfoncèrent profondément. Sans y faire attention, Spar continua de répandre le produit en pressant doucement le sac. Peu à peu, les griffes rentrèrent. Kim se décontractait. Spar le serrait contre lui avec tendresse. Suzy banda le poignet blessé de Spar.
Gardien approcha, suivi de deux poivrots dont l’un, qui était l’Enseigne Drake, déclara : « Mon camarade et moi, nous veillerons aujourd’hui aux panneaux d’avant et de tribord. » En dehors d’eux, le Dortoir aux Chauves-Souris était désert.
Spar avertit : « Couronne a un couteau. » Drake fit un signe d’acquiescement.
Suzy toucha la main de Spar et dit : « Gardien, je désire passer la nuit ici. J’ai peur.
— Je peux t’offrir un hauban », répondit Gardien.
Drake et son compagnon piquèrent lentement vers leurs postes.
Suzy pressa la main de Spar. Il dit d’une voix assez rauque : « Je peux aussi t’offrir mon hauban, Suzy. »
Gardien rit, puis, après un coup d’œil en direction des hommes de la Passerelle, il murmura : « Je t’offre le mien qui, contrairement à celui de Spar, m’appartient. Et aussi du brouillard de lune. Sinon, les coursives ! »
Suzy soupira, resta un instant immobile, puis elle partit avec lui.
Spar se rendit tristement dans le coin avant. Suzy avait-elle compté sur lui pour lutter contre Gardien ? Ce qui le rendait triste, c’était de ne plus la désirer, de ne plus voir en elle qu’une amie. Il aimait la nouvelle fille de Couronne, ce qui était également triste.
Il se sentait très fatigué. Même l’idée de posséder le lendemain des yeux neufs ne l’intéressait plus. Il s’accrocha par la cheville à un hauban et se noua un chiffon sur les yeux. Il tenait tendrement Kim, qui n’avait rien dit. Il s’endormit instantanément.
Il rêva d’Almodie. Elle ressemblait à Virgo, y compris la robe blanche. Elle tenait Kim, qui avait le poil si lisse qu’on eût dit du cuir noir verni. Elle venait vers lui en souriant. Elle venait mais ne se rapprochait pas.
Beaucoup plus tard – lui sembla-t-il – il s’éveilla en proie aux affres du manque. Il suait et tremblait, mais ce n’était rien. Ses nerfs tressautaient. D’un instant à l’autre, il en avait la certitude, ils allaient lui contracter tous les muscles en une crampe douloureuse à lui claquer les tendons. Ses pensées allaient si vite qu’il en captait à peine une sur dix. C’était comme de foncer dans une coursive incurvée et mal éclairée dix fois plus vite que le filin central S’il en touchait une des parois, il oublierait même le peu qu’il savait, il oublierait qu’il était Spar. Tout autour de lui des haubans fouettaient en des sinusoïdes continues.
Kim n’était plus près de lui. Il arracha le bandeau de ses yeux. Il faisait aussi sombre qu’avant.
La nuit de Sommedi. Mais son corps s’arrêta de dériver, ses pensées se ralentirent. Il avait encore les nerfs à vif et voyait toujours les serpents noirs qui sinuaient, mais il savait que c’était une illusion. Il parvenait même à distinguer les lueurs vagues de trois feux de position.
Puis il vit deux silhouettes flotter vers lui. C’était à peine s’il percevait les taches de leurs yeux, verts pour la plus petite, qui avait la forme d’une boule noire, violets pour l’autre, dont le visage s’auréolait d’éclairs argentés. Elle était pâle et une blancheur l’entourait. Au lieu d’un sourire, il voyait l’éclair blanc horizontal des dents découvertes. À côté, les crocs de Kim aussi étaient à nu.
Il se rappela soudain qui était la fille aux cheveux d’or qu’il avait cru voir jouer le rôle de barmaid dans l’Antre de Couronne. C’était l’amie d’antan de Suzy, Chérie, enlevée le Sommedi d’avant par les vampires !
Il crut hurler mais ne laissa fuser qu’un souffle rauque, nauséeux, et il tâtonna la cheville par laquelle il était attaché.
Les silhouettes disparurent. Vers le bas, songea-t-il.
Des lumières se firent. Quelqu’un plongea vers Spar et lui toucha l’épaule. « Que se passe-t-il, grand-père ? »
Spar balbutia tout en réfléchissant à ce qu’il dirait à Drake. Il aimait Almodie et Kim. Il parla. – « J’ai fait un cauchemar. Des vampires qui m’attaquaient.
— Leur signalement ?
— Une vieille dame et un… un… petit chien. » Le second officier plongea vers eux. « L’écoutille noire est ouverte. »
Drake répondit : « Gardien nous a affirmé qu’elle était toujours fermée. Poursuivez plus loin, Fenner. » Quand l’autre eut piqué vers les profondeurs, il demanda à Spar : « Tu es sûr que c’était un cauchemar, grand-père ? Un petit chien ? Et une vieille femme ?
— Oui », dit Spar, et Drake se précipita derrière son camarade par l’écoutille noire.
Et ce fut l’aube de Travaildi. Spar se sentait mal en point, il avait les idées embrouillées, cependant il se mit à son travail habituel. Il tenta de parler à Kim, mais le chat resta silencieux comme la veille. Gardien le bousculait, lui trouvant des tas de besognes… l’endroit était dans un désordre fantastique après Jeuxdi. Suzy s’esquiva. Elle ne tenait pas à parler de Chérie ni d’autre chose. Drake et Fenner ne revinrent pas.
Spar balayait et Kim furetait hors d’atteinte. Dans l’après-midi, Couronne vint bavarder avec Gardien pendant que Spar et Kim étaient trop loin pour les entendre. Ils auraient tout aussi bien pu ne pas exister, pour l’attention que leur prêtait Couronne.
Spar se posait des questions sur sa vision de la nuit. Il se pouvait bien que ce n’eût été qu’un rêve, conclut-il. Il n’était plus du tout impressionné d’avoir reconnu Chérie dans sa mémoire. Stupide de sa part de s’être imaginé qu’Almodie et Kim – en rêve ou en réalité – étaient des vampires. Doc affirmait que les vampires n’étaient que superstition. Mais Spar avait du mal à réfléchir. Il éprouvait encore les symptômes du manque, sauf qu’ils étaient moins violents.
Quand vint le matin de Flemmedi, Gardien autorisa Spar à quitter le Dortoir aux Chauves-Souris sans lui poser ses habituelles et insidieuses questions. Spar chercha Kim des yeux mais n’en aperçut pas la tache noire. De plus il ne tenait pas vraiment à emmener le chat.
Il se rendit directement au cabinet de Doc. Les coursives n’étaient pas aussi désertes que le Flemmedi précédent. Pour la troisième fois il rencontra la silhouette courbée qui débitait de sa voix rauque : « La Mouette, le Faucon, la Cathédrale… »
L’écoutille de Doc était ouverte, mais Doc pour sa part était absent. Spar attendit un long moment, mal à l’aise dans la lumière livide. Cela ne ressemblait pas à Doc de laisser son cabinet ouvert sans s’y trouver. Et il n’avait pas paru au Dortoir la veille au soir, malgré sa demi-promesse.
Spar se décida enfin à jeter un coup d’œil. Une des premières choses qu’il remarqua, c’est que le grand sac noir, qui contenait – Doc l’avait dit – un trésor, avait disparu.
Puis il s’aperçut que la poche de pliofilm brillant où Doc avait mis le moulage de ses gencives contenait à présent quelque chose de différent. Il la décrocha de son hauban. Il y avait deux objets à l’intérieur.
Il se coupa le doigt sur le premier qui était un demi-cercle, moitié matière rosé, moitié métal étincelant. Il en tâta alors la forme avec plus de prudence, sans tenir compte des minuscules gouttes rouges qui s’enflaient sur son doigt. Il y avait des creux irréguliers dans la matière rosé. Il s’introduisit l’objet dans la bouche. Ses gencives s’adaptèrent aux creux. Il ouvrit la bouche puis la referma, en ayant soin de reculer la langue. Il y eut un bruit sec, suivi d’un cliquetis amorti. Il avait des dents !
Ses mains tremblaient, et ce n’était plus seulement par manque d’alcool, quand il toucha le second objet.
C’étaient deux ronds unis par une courte barre ; de chaque rond partaient des barres plus épaisses, à angle droit, qui se terminaient en demi-cercle.
Il passa un doigt dans un des ronds. Cela le chatouilla, tout comme le tube lui avait chatouillé les yeux, sauf que c’était plus intense, presque douloureux.
Les mains plus incertaines que jamais, il adapta l’appareil à son visage. Les demi-cercles passèrent sur ses oreilles, les ronds lui encerclèrent les yeux, mais pas assez près pour le chatouiller.
Il voyait clairement ! Tout avait un contour, même ses mains aux doigts écartés et la… goutte de sang sur un doigt. Il poussa un cri – une plainte basse, étonnée – et examina le cabinet. Tout d’abord les objets, par vingtaines et par douzaines, tous aussi distincts que l’avaient été les images du Capricorne et de la Vierge, l’écrasèrent par leur nombre. Il ferma les yeux.
Quand son souffle fut plus régulier, quand il trembla moins, il les rouvrit avec précaution et se mit à inspecter tout ce qui était accroché aux haubans. Chaque objet était une merveille. Il ignorait l’usage de la moitié d’entre eux. Quelques-uns, qu’il connaissait pour s’en être servi ou les avoir vaguement vus, le surprirent beaucoup par leur apparence réelle – un peigne, une brosse, un livre avec des pages (cette infinité de marques noires alignées), une montre-bracelet (avec à la périphérie les minuscules images du Capricorne et de la Vierge, du Taureau et des Poissons, et ainsi de suite, et les barres étroites qui partaient du centre pour tourner vite, lentement ou pas du tout, en désignant les signes du zodiaque).
Avant de s’en être rendu compte, il se trouva devant la paroi d’où émanait la lumière cadavérique. Il lui fit face avec un courage tout neuf, bien que cette vision lui arrachât des lèvres une seconde plainte admirative.
La lueur livide ne venait pas de partout ; elle n’occupait que le milieu de son champ visuel. Ses doigts touchèrent un pan de pliofilm transparent, tendu. Ce qu’il voyait au-delà – très au-delà, commença-t-il à songer – c’était le noir absolu, moucheté de nombreux petits… points de lumière éclatante. Des points, c’était encore plus difficile à admettre que des contours. Il lui fallait pourtant en croire ses yeux tout neufs.
Mais vers le centre, beaucoup plus important que toute cette noirceur, il y avait un vaste rond d’un blanc cadavérique creusé de faibles cercles, strié de lignes brillantes et parsemé de régions un peu plus sombres.
La chose ne paraissait pas branchée sur un courant électrique et elle ne semblait certainement pas incandescente. Au bout d’un temps, Spar conçut l’idée que la lumière émanant du cercle blanc était le reflet d’une autre chose bien plus éclatante, située derrière Malvent.
C’était infiniment étrange de penser à autant d’espace autour de Malvent. Comme de penser à une réalité plus vaste enfermant la réalité.
Mais, si Malvent se trouvait entre cette hypothétique lumière plus brillante et ce rond blanc creusé de trous, son ombre aurait dû se porter sur ce dernier. À moins que Malvent ne fût presque infiniment petit. À la vérité, de telles spéculations étaient vraiment trop fantastiques pour s’y attarder.
Mais tout n’était-il pas aussi fantastique ? Les loups-garous, les sorcières, les points, les cernes, des dimensions et des espaces incroyables sinon pour un dément !
Lors de son premier coup d’œil à l’objet livide, ce dernier avait été rond. Et il avait entendu et senti les craquements marquant midi de Flemmedi, sans en être conscient sur le moment. Mais à présent le rond avait une nette entaille dans son bord le plus proche, si bien qu’il paraissait cabossé. Spar se demanda si l’incandescence supposée derrière Malvent se déplaçait, ou si le rond blanc tournait sur lui-même, ou si Malvent lui-même tournait autour du rond blanc. De telles idées, surtout la dernière, l’étourdissaient au point d’être presque intolérables.
Il se dirigea vers l’écoutille ouverte, en se demandant s’il la fermerait ou non. Il décida de la laisser ouverte. La coursive fut pour lui un nouvel étonnement ; elle filait loin, loin, loin, en se rétrécissant de plus en plus. Ses parois portaient… des flèches, les rouges pointant à bâbord, le chemin par lequel il était venu, les vertes à tribord, où il allait. Ces flèches étaient ce qu’il avait pris jusqu’alors pour des taches allongées. Tandis qu’il se halait au long du filin étonnamment distinct, le passage conservait le même diamètre d’un bout à l’autre, jusqu’à la coursive principale, de couleur violette.
Il avait envie de se projeter aussi vite que les flèches vertes jusqu’à l’extrémité tribord de Malvent, pour vérifier son hypothèse à propos de la chose incandescente et examiner en détail le disque d’un orange terne qui l’avait toujours tant déprimé.
Mais il décida d’avertir d’abord la Passerelle de la disparition de Doc. Il y trouverait peut-être Drake. Il fallait signaler aussi la perte du trésor de Doc, se dit-il.
Les visages qui passaient le fascinaient. Une telle diversité de nez et d’oreilles ! Il dépassa là forme courbée, marmonnante. C’était celle d’une vieille femme dont le nez rejoignait presque le menton. Elle confectionnait quelque chose de souple avec deux baguettes fines et une pelote de fil mince, poilu. Sous une impulsion, il quitta le filin et la saisit par les épaules, la faisant pivoter. « Qu’est-ce que vous fabriquez, grand-mère ? » lui demanda-t-il.
Elle gonfla les joues de colère. « Je tricote, répliqua-t-elle, indignée.
— Et quelles sont ces paroles que vous n’arrêtez pas de répéter ?
— Les noms de certaines mailles, répondit-elle, en s’arrachant à lui et en s’éloignant. Les Dunes de sable, l’Éclair, les Soldats en Marche… »
Il allait rejoindre le filin mais il remarqua qu’il était déjà arrivé au conduit bleu menant vers le haut. Il empoigna le rapide câble central, sans se préoccuper des brûlures possibles, et fila vers la Passerelle.
Quand il y parvint, il vit qu’il y avait au-dessus de lui une multitude d’étoiles. Les arcs-en-ciel rectangulaires étaient des rangées d’ampoules multicolores qui s’allumaient et s’éteignaient tour à tour. Mais les officiers silencieux… ils paraissaient très vieux, leurs visages étaient fixes comme s’ils étaient en proie au sommeil, leurs ordres communiqués par gestes étaient mécaniques ; il se demanda s’ils savaient où se rendait Malvent – ou s’ils connaissaient quoi que ce fût d’autre que la Passerelle de Malvent.
Un jeune officier à la peau foncée, aux cheveux frisés, flotta jusqu’à lui. Ce ne fut qu’en l’entendant parler que Spar reconnut l’Enseigne Drake. « Salut, grand-père. Dis-moi, tu parais plus jeune. Qu’est-ce que ces choses autour de tes yeux ?
— Des jumelles. Ça m’aide à voir clair.
— Mais les jumelles comportent des tubes. Ce sont en quelque sorte des télescopes binoculaires. »
Spar haussa les épaules et l’informa de la disparition de Doc ainsi que du grand sac noir au trésor.
« Mais tu dis qu’il buvait beaucoup et qu’il a prétendu que ses trésors étaient des rêves ? Il semble bien qu’il ait perdu la tête et qu’il se soit égaré ailleurs pour boire en paix.
— Mais Doc était un habitué. Il venait toujours boire au Dortoir aux Chauves-Souris.
— Eh bien, je ferai ce que je pourrai. À propos, on m’a retiré l’enquête sur le Dortoir. Je pense que ce phénomène de Couronne s’est adressé à un supérieur. Il est facile de circonvenir les vieux… non pas qu’ils soient avides, mais parce que par habitude ils suivent la voie la plus facile. Fenner et moi, nous n’avons pas trouvé la vieille femme et le petit chien, ni d’ailleurs aucune femme ou animal-rien. »
Spar mentionna la première tentative de Couronne pour voler la petite sacoche noire de Doc.
« Tu crois donc que les deux affaires ont un rapport ? Eh bien, je te le répète, je ferai de mon mieux. »
Spar regagna le Dortoir aux Chauves-Souris. C’était très étrange de distinguer les détails du visage de Gardien. Il paraissait vieux, et la cible rosé de son visage avait pour centre un gros nez rouge avec un lacis de veines apparentes. Ses yeux bruns reflétaient plus d’avidité que de curiosité. Il s’informa des objets qui encerclaient les yeux de Spar. Ce dernier décida qu’il ne serait pas avisé de faire savoir à Gardien qu’il voyait clair. « C’est un bijou d’un nouveau genre, Gardien. Maudite Terre ! Si je n’ai pas un cheveu sur la tête, j’ai bien droit à autre chose !
— Surveille ta langue, Spar ! C’est bien d’un ivrogne de dépenser ses précieux billets en babioles grotesques. »
Spar ne rappela pas à Gardien que tous les billets qu’il avait pu gagner au Dortoir ne faisaient guère qu’une liasse épaisse au plus comme la première phalange de son pouce, ni qu’il avait cessé de boire. Il ne lui parla pas non plus de ses dents, qu’il tint dissimulées derrière ses lèvres.
Kim n’était pas en vue. Gardien haussa les épaules. « Il a dû filer ailleurs. Tu sais bien comme sont les bêtes sans maître, Spar. »
— Oui, songea Spar, celui-là est même resté trop longtemps au même endroit.
Il restait stupéfait de tout voir aussi nettement dans le Dortoir aux Chauves-Souris. C’était un hexagone où se croisaient les haubans, composé de deux pyramides rassemblées par leurs bases. Les sommets des pyramides étaient les angles violet de l’avant et rouge sombre de l’arrière. Les quatre autres coins étaient le vert de tribord, le noir du bas, l’écarlate de bâbord et le bleu d’en haut, si on les énumérait à partir de l’arrière et dans le sens des aiguilles d’une montre.
Suzy arriva en dérivant de bonne heure pour un Jeuxdi. Spar resta frappé de son aspect peu ragoûtant, de ses yeux injectés de sang. Mais il fut touché par ses manifestations d’affection et il ressentit la profonde amitié qui les unissait. Par deux fois, tandis que Gardien avait le dos tourné, il lui remplaça sa poche de sombre presque vide par une pleine. Oui, elle avait bien connu Chérie, lui confiât-elle, et elle avait effectivement entendu des gens prétendre que Mabel avait vu les vampires emporter Chérie.
Les affaires étaient molles pour un Jeuxdi. Il n’y avait pas de poivrots inconnus. Gardant espoir malgré la certitude terrible qu’il ressentait au ventre, Spar guettait l’arrivée en zigzag de Doc le long des haubans et attendait ses observations sur les nouveaux jouets qu’il lui avait donnés, ses discours sur les Jours. Anciens et ses propos pleins d’une étrange philosophie.
Le soir, Couronne vint avec toutes ses filles à l’exception d’Almodie. Doucette expliqua qu’elle était restée dans l’Antre avec un mal de tête. Cette fois encore ils commandèrent tous du café, bien que Spar eût l’impression qu’ils avaient déjà bu pas mal.
Spar étudiait leurs regards subrepticement. Bien qu’ils fussent vivants et même agités, il y avait dans leurs regards fixes quelque chose qui ressemblait à ce qu’il avait remarqué chez la plupart des officiers de la Passerelle. Doc avait dit que c’étaient tous des zombies. Il était intéressant de découvrir que l’aspect moucheté de rouge de Fanette et de Doucette était dû à des… taches de rousseur, de minuscules constellations rougeâtres sur leurs peaux blanches.
« Où est donc ce fameux chat parlant ? » demanda Couronne à Spar.
Celui-ci haussa les épaules. Ce fut Gardien qui répondit : « Il a filé. Ce qui me fait plaisir. Je ne veux pas d’un petit félin qui déclenche des bagarres comme la nuit dernière. »
Sans quitter Spar de ses yeux noisette, Couronne déclara : « Nous croyons que c’est ce combat de Jeuxdi dernier qui a causé la migraine d’Almodie, si bien qu’elle n’a pas voulu revenir ce soir. Nous lui dirons que tu t’es débarrassé de ce chat sorcier.
— Je m’en serais débarrassé si Spar ne s’en était pas chargé, intervint Gardien. Ainsi, vous pensez que c’était un chat sorcier, patron ?
— Nous en sommes certains. Qu’est-ce que c’est que ce truc sur la figure de Spar ?
— Une nouvelle espèce de bijou bon marché, patron. Pour se faire offrir à boire ! »
Spar avait l’impression que cette conversation avait été préparée, qu’il y avait un nouvel accord entre Couronne et Gardien. Mais il se contenta de hausser une fois de plus les épaules. Suzy paraissait en colère mais elle ne fit rien.
Pourtant elle resta encore après la fermeture du Dortoir. Gardien ne la réclama pas, malgré la grimace de connivence qu’il lui adressa avant de disparaître par l’écoutille écarlate, en bâillant et en s’étirant. Spar vérifia la fermeture des six écoutilles et éteignit les lumières, ce qui ne changeait rien, vu l’éclat du matin, avant de retourner près de Suzy qui s’était rendue à son hauban de repos.
Suzy lui demanda : « Tu ne t’es pas débarrassé de Kim ? »
Spar répondit : « Non, il a tout simplement filé, comme l’a dit Gardien. J’ignore où se trouve Kim. »
Suzy sourit et le prit dans ses bras. « Je pense que ces choses sur tes yeux sont belles », dit-elle.
Spar lui dit : « Suzy, savais-tu que Malvent n’est pas tout l’univers ? Que c’est un vaisseau qui navigue dans l’espace autour d’un rond blanc marqué de petits trous, un rond bien plus vaste que tout Malvent ? »
Suzy répliqua : « Je sais qu’on appelle parfois Malvent le navire. J’ai vu ce rond… sur des images. Oublie tes folles pensées, Spar, et détends-toi en moi. »
Spar s’en acquitta, surtout par amitié. Il oublia de fixer sa cheville au hauban. Le corps de Suzy ne l’attirait guère. Il pensait à Almodie.
Quand ce fut fini, Suzy s’endormit. Spar se mit le bandeau sur les yeux et s’efforça de dormir aussi. Les symptômes de manque étaient à peine moins pénibles que le Sommedi d’avant. Néanmoins, il n’alla pas au bar prendre une poche de brouillard. Mais il éprouva un choc brutal dans le dos, comme si un muscle s’y fût soudain noué, et les symptômes empirèrent. Il eut une, puis deux convulsions, et alors que la douleur devenait intolérable, il perdit connaissance.
Spar s’éveilla, les tempes battantes, pour s’apercevoir qu’il était non seulement accroché à son hauban mais qu’il y était bel et bien ficelé, les poignets étirés dans un sens, les chevilles dans l’autre, les mains et les pieds engourdis. Son nez frottait contre le hauban.
La lumière parvenait en rouge à travers ses paupières. Il les ouvrit progressivement et vit Chiendenfer prêt à bondir, les pattes de derrière contre le hauban voisin. Il aurait pu compter les grandes dents acérées du chien. S’il avait ouvert les yeux plus brusquement l’animal lui aurait sauté à la gorge.
Il frotta les unes contre les autres ses dents de métal. Du moins avait-il autre chose que des gencives pour se défendre contre une attaque au visage.
Derrière Chiendenfer, il voyait des spirales noires et transparentes. Il se rendit compte qu’il était dans l’Antre de Couronne. Évidemment, la douleur violente qu’il avait ressentie dans le dos était due à une piqûre ; on lui avait injecté un somnifère quelconque.
Mais Couronne ne lui avait pas ôté ses bijoux oculaires et n’avait pas remarqué ses dents. Pour lui, Spar était toujours le vieux Sans-dents-Sans-yeux.
Entre Chiendenfer et les spirales, il aperçut Doc ligoté à un hauban, son grand sac noir accroché près de lui. Doc avait un bâillon. Il avait dû tenter d’appeler. Spar décida de se taire. Les yeux gris de Doc étaient ouverts et Spar eut l’impression qu’il le regardait.
Très lentement, Spar bougea ses doigts engourdis juste au-dessus du nœud qui lui maintenait les poignets et contracta sans brusquerie ses muscles, en tirant. Le nœud glissa d’un millimètre. Tant qu’il bougeait avec une lenteur suffisante, Chiendenfer ne s’en apercevait pas. Il recommença son geste à divers intervalles.
Encore plus insensiblement il tourna la tête vers la gauche. Il vit l’écoutille donnant sur la coursive, qui était fermée, et, derrière le chien et Doc, entre les spirales noires, une cabine vide de mobilier dont tout le côté tribord n’était qu’étoiles. L’écoutille de cette cabine était ouverte, avec le volet de secours à rayures noires qui oscillait à côté.
Avec une égale lenteur, il reporta les yeux vers la droite, plus loin que Doc, plus loin que Chiendenfer qui le surveillait avec impatience, à l’affût d’un signe de vie ou d’éveil. Spar avait déplacé de deux centimètres le nœud de ses poignets.
La première chose qu’il perçut ensuite fut un rectangle transparent. Il y avait là encore des étoiles et, près du bord, le disque orange enfumé. Au moins distinguait-il ce dernier plus clairement. La fumée était en haut, l’orange au-dessous, par plaques irrégulières. Le tout aurait été caché par la paume de Spar s’il avait pu étendre complètement le bras. Tandis qu’il l’observait, il perçut un éclair brillant dans une des zones orangées. L’éclair fut bref, puis se transforma en un minuscule rond noir qui perçait à travers la fumée. Plus que jamais, Spar se sentit envahi de tristesse.
Sous le rectangle transparent, Spar vit un horrible spectacle. Suzy était fixée par des lanières à un râtelier de métal brillant étayé de haubans. Elle était très pâle et avait les yeux clos. Du côté de son cou partait un tube d’aspiration rouge qui se ramifiait en cinq branches. Quatre de ces branches aboutissaient aux bouches rouges de Couronne, Rixende, Fanette et Doucette. La cinquième, fermée par une petite pince de métal, était devant Almodie qui flottait, apeurée, les mains sur les yeux.
Couronne dit à voix basse : « Nous voulons tout. Dépouille-la, Rixie. »
Rixende ferma l’extrémité de son tube et dériva jusqu’à Suzy. Spar s’attendait à lui voir ôter à la fille sa culotte bleue et son bustier, mais Rixende se mit simplement à masser une des jambes de Suzy, en pressant toujours de la cheville vers la taille, poussant ce qui restait de sang plus près de son cou.
Couronne retira son tube d’aspiration de ses lèvres, le temps de constater : « Ah ! Délicieux jusqu’à la dernière goutte ! » Puis il happa le sang qui avait giclé dans l’intervalle et replaça le tuyau dans sa bouche.
Fanette et Doucette étaient convulsées d’un rire muet.
Almodie jeta un coup d’œil entre ses doigts écartés, entourés de la masse de ses cheveux platinés, puis elle les referma.
Au bout d’un temps, Couronne dit : « C’est tout ce qu’il y avait à en tirer. Fan et Doucie, collez-la dans le grand masticateur. Si vous rencontrez quelqu’un dans la coursive, faites comme si elle était soûle. Après ça, on se fera filer une dose par Doc pour se défoncer, et s’il est bien sage, on lui donnera un peu de bière. Ensuite, nous boirons Spar. »
Le nœud des poignets de ce dernier n’était plus qu’à mi-chemin de ses dents. Chiendenfer le guettait, impatient du moindre mouvement, mais incapable de déceler ce déplacement trop lent. Il y avait autour de ses crocs de petits globules de bave.
Fanette et Doucette ouvrirent le panneau et guidèrent le corps de Suzy vers l’extérieur.
Serrant Rixende dans ses bras, Couronne s’adressa avec effusion à Doc. « Eh bien, ça n’est pas ce qu’il faut faire, vieux ? La nature aux dents et aux griffes ensanglantées, a dit un sage. Ils ont tout empoisonné là-bas. » Il désignait du doigt le rond orange enfumé qui glissait hors de vue. « Ils continuent à se battre mais bientôt ils seront tous morts. Donc il est normal que la mort soit aussi de règle sur ce vaisseau en toc, ce prétendu navire de survie. Rappelez-vous qu’ils sont à bord. Quand nous aurons bu le sang de tous ceux qui sont sur Malvent, y compris le leur, nous boirons le nôtre, si le nôtre n’est pas le leur. »
Spar se disait que Couronne pensait trop en termes de « ils ». Le nœud était près de ses dents. Il entendit le grand masticateur se mettre à broyer.
Dans la cabine vide d’à côté, Spar vit Drake et Fenner, habillés une fois de plus en poivrots, qui flottaient vers l’écoutille ouverte.
Mais Couronne les avait aussi aperçus. « Chope-les, Chiendenfer ! ordonna-t-il, le bras tendu. Telle est notre volonté ! »
Le grand chien noir partit comme une balle de son hauban pour passer par l’écoutille. Drake braqua une arme vers lui. Le chien devint inerte.
Avec un rire sourd, Couronne prit par une extrémité une svastika aux branches incurvées et brillantes, tranchantes comme des rasoirs, et l’expédia en tournoyant. Elle décrivit sa trajectoire devant Spar et Doc, franchit l’écoutille, manqua Drake et Fenner – et aussi Chiendenfer – et alla frapper le mur garni d’étoiles.
Il y eut une rafale de vent, puis le volet de secours se rabattit en claquant. Spar vit à travers le pliofilm transparent Drake, Fenner et Chiendenfer vomir le sang, s’enfler puis éclater littéralement. La cabine vide où ils s’étaient trouvés disparut. Malvent avait une nouvelle cloison et l’Antre de Couronne avait changé de forme.
Loin au-delà, se rapetissant de plus en plus, la svastika se dirigeait en tourbillonnant vers les étoiles.
Fanette et Doucette revinrent. « Nous y avons mis Suzy, mais quelqu’un est arrivé, alors on s’est sauvées. » Le grand masticateur cessa de moudre.
Spar trancha d’un seul coup de dents les liens de ses poignets et se plia aussitôt en deux pour libérer ses chevilles.
Couronne se précipita sur lui. Les quatre filles prirent juste le temps de s’armer de leurs couteaux et en firent autant.
Puis Fanette, Doucette et Rixende se figèrent soudain. Spar eut l’impression que de petites balles noires rebondissaient de leurs crânes.
Il n’avait plus le temps de couper les attaches de ses pieds. Il se redressa. Couronne lui heurta la poitrine au moment où Almodie mordait ses liens à sa place.
Couronne et Spar décrivaient des cercles autour du hauban. Puis Almodie parvint à désentraver Spar. Tandis qu’ils pivotaient selon une tangente, Spar tenta de décocher un coup de genou au bas du ventre de Couronne, mais celui-ci se contorsionna et esquiva le coup tout en continuant d’avancer vers la paroi intérieure.
Le couteau de Couronne s’ouvrit avec un déclic. Spar aperçut le poignet à la peau brune et s’en empara. Il porta un coup de tête au menton de Couronne qui l’esquiva encore. Spar planta alors ses dents dans le cou de Couronne et serra les mâchoires.
Le sang couvrit la figure de Spar, arrivant sur lui par saccades. Il recracha un morceau de chair. Couronne se convulsait. Spar détourna la lame. Couronne devint mou. Dire que la pression interne du corps d’un homme se retournait contre lui !
Spar secoua le sang qu’il avait sur la figure. À travers les gouttes, il vit Gardien et Kim côte à côte. Almodie était cramponnée à ses chevilles. Fanette, Doucette et Rixende flottaient, privées de connaissance.
Gardien déclara avec fierté : « Je leur ai tiré dessus avec mon pistolet à ivrognes. Ça les a assommées. Maintenant, je suis prêt à leur couper la gorge, si tu le veux. »
Spar répondit : « Assez de gorges coupées. Assez de sang. » Il se dégagea sans douceur des mains d’Almodie et se dirigea vers Doc, recueillant au passage le couteau de Doucette qui planait près d’elle.
Il trancha les liens de Doc et lui ôta son bâillon.
Entre-temps, Kim soufflait : « Z’ai volé et caché l’arzent de la caisse de Gardien. Ze lui ai dit que ss’était toi qui l’avais pris, Sspar. Toi et Ssuzy. Alors il est venu. Gardien, ss’est un ssale avare. »
Gardien prit la parole : « J’ai vu disparaître le pied de Suzy dans le masticateur. Je l’ai reconnu à la chaînette de cœurs qu’elle portait à la cheville. Après ça, j’aurais eu le courage de tuer Couronne ou n’importe qui. Je l’aimais, Suzy. »
Doc s’éclaircit la gorge et cria : « Du brouillard ! » Spar en découvrit une triple poche que Doc vida entièrement. Puis Doc expliqua : « Couronne disait vrai. Malvent est un navire de survie de la Terre. Il est entièrement en matière plastique. La Terre… (il montrait du geste le disque orange terne qui disparaissait à l’extrémité de la fenêtre arrière) la Terre s’est elle-même empoisonnée par la pollution de l’atmosphère et des eaux et par la guerre nucléaire. Elle a dépensé de l’or pour la guerre et du plastique pour sa survie. Mieux vaut l’oublier. Malvent a été pris de folie. C’était compréhensible. Même sans la rickettsiose du Léthé, ou du Styx, comme vous voudrez. Tous à bord pensaient que Malvent était le cosmos. Couronne m’a enlevé pour se procurer mes drogues ; il m’a gardé en vie pour connaître les dosages. »
Spar regarda Gardien. « Nettoie un peu ici, commanda-t-il. Mets Couronne dans le grand masticateur. »
Almodie releva la tête et remonta des chevilles de Spar jusqu’à sa ceinture. « Il y avait un second navire de survie qui s’appelait Tour-de-Lune. Quand Malvent a été pris de démence, mon père et ma mère – et toi – on vous a envoyés ici pour enquêter et porter remède. Mais mon père est mort et toi tu as été atteint de la rickettsiose du Léthé. Ma mère est morte juste avant qu’on me donne à Couronne. C’est elle qui t’a envoyé Kim. »
Kim siffla : « Mon anssêtre est venu aussi de Tour-de-Lune à Malvent. Ss’était mon arrière-grand-mère. Elle m’a ensseigné les chiffres pour Malvent… rayon à partir du ssentre lunaire, 4 000 kilomètres. Période, ssix heures… ce qui explique la brièveté des jours. Un terrant, ss’est le temps que met la Terre pour traversser une consstellation, et ainssi de ssuite. »
Doc reprit : « Ainsi donc, Spar, tu es le seul à avoir des souvenirs dénués de cynisme. Il va falloir que tu prennes les choses en main. À toi l’honneur, Spar. »
Et Spar dut en convenir.
Traduit par BRUNO MARTIN.
Ship of shadows.
© Mercury Press Inc. 1969.
© Éditions Opta pour la traduction