XXVI
Juillet-août 1932
La première mort à laquelle j’assistai fut celle de mon grand-père.
Le médecin de famille, un cousin éloigné, lui avait annoncé avec solennité et ménagement que ses jours étaient comptés. Nicolas lui en sut gré d’avoir tenu sa promesse de ne rien lui cacher. Puisque le sort avait été assez généreux pour lui permettre de mourir dans son lit, il tenait à regarder la mort en face, persuadé qu’il s’agissait là d’une affaire de la plus haute importance.
L’été tirait à sa fin. Voyageant de montagnes en villes d’eaux, la famille s’était éparpillée en France, en Italie. Par hasard je me trouvais là, mon grand-père en paraissait satisfait. Malgré mon jeune âge, il voulait me préparer à l’idée de la mort, de la disparition.
Quelque temps auparavant, j’en avais discuté avec lui, me rebellant à la pensée que l’existence puisse prendre fin ; refusant que la vie, si brève, nous soit arrachée sans que nous ayons demandé à venir au monde, ni à en sortir. Il n’avait oublié ni ma révolte ni ma véhémence.
Se disant que le problème continuait de me préoccuper, il cherchait le moyen de me présenter cette fin inéluctable comme un accomplissement, plutôt qu’une amputation. Il tentait de me persuader qu’accepter la mortalité donnait son véritable poids à chaque événement, le rendant tantôt plus dense, tantôt plus léger :
— Devant la mort, cela ne pèse pas grand-chose ! me disait-il quelquefois.
Et d’autres fois :
— Quel bonheur que chaque miette de bonheur, quand on sait que tout a une fin !
À son avis, ce regard-là sur la destinée m’aiderait à vivre. Il ne se trompait pas.
Je n’ai jamais su ce que mon grand-père pensait de l’après-vie. Il ne paraissait pas s’en inquiéter. On aurait dit qu’une telle situation, échappant au domaine de l’imaginable, n’était pas de son ressort. Il ne souhaitait pas se bercer d’illusions, mais laissait les portes ouvertes. Il envisageait, sans réticence, le bien-fondé de toutes les croyances, à condition que celles-ci ne se barricadent pas derrière des murs, ne s’entourent pas de barbelés hostiles aux autres.
Nicolas avait préparé sa mort. Il s’était arrangé pour éviter aux siens le spectacle de sa dégradation et de ses souffrances. Pour faire route et passer le cap de l’agonie, il demanda le seul soutien du cuisinier, Constantin, timonier à toute épreuve. Avec l’aide du marmiton, celui-ci devait tout remettre en ordre après le décès et avant l’entrée de Nouza et la mienne dans la petite chambre.
— Constantin, laisse entrer Kalya. Il est bon qu’elle sache ce qu’il est important de savoir, et que le départ est facile. Ces choses la soucient.
Je revois mon grand-père dans son lit de camp, étendu sur la couverture de coton dans son costume de tussor grège. Les volets entrouverts laissaient filtrer le soleil. Deux ventilateurs en marche gonflaient les rideaux comme des voiles.
Son visage lisse et calme nous souriait. Un sourire lointain ou proche selon les reflets du jour.
Nouza sanglotait, découvrait sur la table de nuit des lettres pour chacun de nous. Il écrivait qu’il s’estimait comblé d’avoir atteint le bel âge (à son époque, soixante ans était une performance) ; qu’il se jugeait privilégié d’avoir vécu, avec les siens, loin des horreurs de la guerre, des luttes civiles, des déportations. Il leur demandait de la gaieté plutôt que des pleurs.
Mitry se tenait prostré au pied du lit. Le soir, il déposa quelques feuillets de poèmes dédicacés à Nicolas – de ceux qu’il n’avait jamais osé lui lire – au coin de l’oreiller. On les plaça dans le cercueil.
J’y ajoutai un anneau surmonté d’un scarabée en turquoise auquel je tenais énormément.
Farid débarqua le lendemain, fulminant contre sa sœur qui ne l’avait pas prévenu à temps.
— Mon seul beau-frère ! Le meilleur des hommes ! Je l’aimais, je l’aimais. Je l’adorais !
Odette n’était pas encore apparue dans nos existences.