XXIV

Juillet-août 1932

 

Nouza sommeille sur le divan. Je la contemple, comme si c’était elle ma petite-fille.

Les peignes d’écaille ont glissé de ses cheveux à peine gris, leur désordre auréole son visage détendu. Ses rides se dissipent. Ses épaules arrondies, son cou de gazelle s’offrent à la nuit. Je voudrais la photographier, la garder, ainsi, pour toujours. Mes yeux n’y suffiront pas. Ni ma mémoire.

Plus tard, je m’achèterai un appareil pour capter tous les instants que j’aime et les garder en vie. Je pense, malgré mes douze ans, à la vieillesse, à cette décrépitude qui guette, à ces corps voûtés, affaiblis, qu’un jour la terre absorbera. Tandis que je la regarde, même elle, Nouza, passablement meurtrie par les ans, je ne peux l’imaginer vraiment ravagée ; ni même disparue, anéantie.

Je n’imagine pas, non plus, la retrouver dans un autre monde. Quelle forme prendrait cet autre monde ? Sous quel aspect m’apparaîtrait Nouza ? Serait-elle ma grand-mère, ou bien Nouza jeune fille, ou bien Nouza enfant ?

Il faudra faire vite pour l’appareil de photo, avant qu’elle prenne encore de l’âge, avant que j’aie moi-même les moyens de me le payer.

Dès que je l’aurai, je photographierai ma grand-mère sous tous les angles : le soir, dans sa robe en strass ; le matin, appuyée contre la balustrade du balcon. Je surprendrai ses sourires, ses clignements d’œil ; cette mèche rebelle qui lui donne un air espiègle. Ses bras qui s’ouvrent pour m’accueillir :

— Viens, petite Kalya, j’aime quand tu es là.

 

* *
*

 

Les ombres de Mitry et d’Odette s’impriment sur le rideau de cretonne qui me sépare de la véranda. À l’intérieur, j’éteins pour laisser ma grand-mère dormir. J’avance sur la pointe des pieds, j’écarte un coin du rideau, je regarde à travers le voilage.

Dehors les becs de gaz du jardin papillotent. Une clarté diffuse se répand sur la boîte de tric-trac ouverte entre les deux joueurs. J’aperçois le cornet à dés gainé de rouge, les pions blancs et noirs.

Je reconnais la main gantée de Mitry, la main aux ongles cramoisis d’Odette qui repose sur le rebord de la boîte de jeu.

La voix de Mitry se détache, récite comme une mélodie les paroles d’un poème. Je ne distingue pas les mots, mais j’aime le bruit qu’ils font.

Le gant de fil bistre me fascine. Il ne jette plus les dés, il ne déplace plus les pions, il avance, lentement, vers la main nue d’Odette. Je ne devrais pas être là, mais je reste clouée sur place, hypnotisée, craignant le pire : le cri outragé d’Odette, le réveil en sursaut de Nouza.

C’est le contraire qui se produisit.

Lorsque les doigts gantés touchèrent enfin les doigts de la femme, celle-ci, d’un geste prompt, saisit la main hésitante et l’étreignit avec fougue.

J’avais honte d’être là et d’avoir tout vu. Je remis le rideau en place et reculai dans la pièce tandis que Nouza s’éveillait en m’appelant :

— Je retourne dans mon lit. Tu n’es pas encore couchée, Kalya ?

Avec ses index elle se frottait les yeux, tout en s’humectant les lèvres du bout de sa langue comme les chats.

— Grand-maman, tu sais ce que je voudrais pour mes treize ans ?

— Dis-le, tu l’auras.

— Un appareil de photo.

Elle n’attendit pas mon anniversaire. Quelques jours après, elle me glissa autour de l’épaule une housse en cuir rouge qui contenait un Kodak.