XX
Juillet-août 1932
Paris !… Peut-on aimer une ville comme une personne ? C’est pourtant comme cela que je l’ai aimée.
Ma grand-mère venait de quitter la salle de jeux. Dès qu’elle me voyait, elle s’avançait vers moi, le visage radieux, le sourire aux lèvres. Jamais on ne devinait à son expression si elle avait perdu ou gagné. Dans le jardin du Grand Hôtel, elle m’entraîna vers sa table préférée, celle qui longe la haie des lauriers-roses.
— Je m’ennuie de Paris ! Tu te rappelles, Kalya, il y a quatre ans nous y étions ensemble. Tu n’avais que huit ans, tu dois à peine t’en souvenir.
Pourtant, je m’en souvenais. À ce seul mot : « Paris », je me sentais libérée, entraînée dans une effervescence du corps et de l’âme.
— Toujours les mêmes têtes, toujours les mêmes mots, toujours les mêmes jeux !… Je m’ennuie, j’étouffe ici.
Ma grand-mère ajouta que, depuis la mort de Nicolas, elle ne pouvait plus se permettre un voyage aussi long, aussi coûteux.
— Cinq jours de paquebot, des trains, des hôtels. Mais j’y retournerai avant de mourir.
— Tu ne vas pas mourir, grand-maman. Tu es encore jeune.
Elle me pinça le menton :
— C’est toi qui dis ça !
Nouza tira de son sac un poudrier en écaille, l’ouvrit, sonda le miroir. Ses cinquante-six années avaient laissé des traces sur la carnation et le modelé du visage. Elle plaqua sa main sur son cou, étira la peau qui s’était affaissée, jeta un second coup d’œil dans la glace.
— Non, non, ça ne servira à rien !
Elle secoua la tête, claqua sa langue plusieurs fois contre son palais pour se moquer de ce geste inutile. M’offrant son sourire, son regard bleu vif, elle se redressa, bougea ses épaules, remua ses jambes, évaluant les muscles de son dos, la vigueur de ses mollets.
— Ça ira encore. Mais je veux revoir Paris avant de trop vieillir.
Nouza ne devait pas « trop vieillir ».
Cinq ans plus tard, à la porte de son domicile cairote – au milieu d’une malle-armoire, d’un charivari de valises et d’une boîte à chapeaux qu’Omar le chauffeur avait commencé à ranger dans le coffre de la voiture –, ma grand-mère s’effondra. Foudroyée comme un bel arbre.
On me raconta qu’elle tenait à la main son passeport, son billet marqué « Marseille » et qu’on eut du mal à les lui faire lâcher.
J’étais loin. À Paris, en pension. L’été du Grand Hôtel fut le dernier que nous ayons passé ensemble.
* *
*
Nouza étendit les bras derrière elle, rompit une branche du laurier, piqua trois fleurs roses dans son corsage, m’offrit le reste :
— C’est vrai, Kalya, tu te rappelles Paris ?
C’était en août. Elle avait loué un appartement du côté d’Auteuil, au fond d’une impasse qui s’appelait « Jouvence ». Pour pouvoir aller et venir à son gré, elle avait engagé une gouvernante qui me promènerait. Celle-ci était une Suissesse, au buste large, aux petits yeux gris, que la grande ville horripilait.
Dès le premier regard, je tombai amoureuse de cette cité.
« Paris, reine du monde ! » chantonnait mon grand-oncle Farid à chacun de ses retours.
Au Caire, la rue m’était presque étrangère ; les transports en commun, du domaine interdit. Entre demeures et jardins je me déplaçais dans un milieu clos. Autour, plus loin, d’autres mondes remuaient, dont je n’avais aucune idée, que je ne connaîtrais sans doute jamais. Pourtant, leurs appels me lancinaient.
Après avoir quitté l’impasse Jouvence, j’entraînais ma gouvernante, malgré ses réticences, dans le métro. Je m’y engouffrais avec ravissement, humant cette odeur particulière qui tient de la pierre moite, souterraine et de la densité des humains.
Devançant mon accompagnatrice, je dévalais les marches, me faufilais dans la foule. À l’intérieur du wagon, je fixais ces visages, innombrables, éphémères, anonymes. À chacun j’inventais une histoire. J’aimais voir défiler les stations ; j’apprenais tous leurs noms par cœur, je reconnaissais les affiches : Dubo Dubon Dubonnet, Bébé Cadum, Pile Wonder, Chocolat Menier, Cirage Éclipse…
Sur la plate-forme extérieure de l’autobus, appuyée au parapet, je laissais soleils ou pluies me balayer la face. Je dévorais des yeux chaque morceau de ville.
Durant nos promenades le long de la Seine ou dans les avenues bordées de vitrines étincelantes, la Suissesse soupirait après ses lacs, ses sentiers de montagne, ses arbres à elle « sortis de terre et non du macadam ». Elle se plaignait du tintamarre, de l’air souillé. Ses dénigrements plaquaient une dalle sur mes élans, mais je m’en débarrassais aussitôt, laissant toutes mes ailes, tous mes souffles m’envahir.
La gouvernante me menait à travers les Tuileries, m’octroyait quelques tours de balançoire, m’aidait à grimper sur un cheval de bois du manège. Elle ne me félicitait jamais d’avoir décroché ces anneaux que je faisais tinter autour de ma baguette. Elle m’arrachait des mains la sucette bariolée de rouge, de jaune, que je venais de gagner, et la jetait au fond d’un panier public.
— C’est plein de microbes ! Jamais je ne vous laisserai manger ça !
Pour me consoler, elle m’achetait un cerceau ou une corde à sauter, que j’avais vite fait d’égarer.
Au bord du grand bassin, je n’y tins plus. Je profitai d’un de ses moments d’inattention pour m’échapper, seule, vers la rue de Rivoli. La gouvernante me courut après, mais je parvins sans mal à la semer.
Libre. J’étais libre ! Je me laissai emporter par mes pas.
Je traverse la cour du Louvre, me mêle aux passants, me retrouve face aux quais, remonte la rue de l’Arbre-Sec, la rue Vauvilliers, la rue du Jour ! Leurs noms chantent encore dans ma tête. Je me retrouve quai de la Mégisserie. En me faufilant entre les voitures et un car de touristes, je traverse et poursuis mon chemin jusqu’au pont des Arts.
Reprenant souffle, je m’accoude à la rambarde et contemple, à n’en plus finir. Images d’eau, de ciel, mobilité du fleuve, des nuages, des péniches, glissant sous les arcades : je voyage. Immobilité des édifices, leurs dômes, leurs colonnes, leur durée : je m’enracine. J’exultais. J’exulte. C’est beau à en pleurer !
Plus tard, des gouttelettes de pluie m’accompagnant tout au long du parcours, j’ai retrouvé, sans me perdre, le chemin de l’appartement.
J’entre, les joues en feu, débordante d’appétits et de fougue, à l’instant où la gouvernante en larmes est en train d’offrir sa démission.
La pâleur de ma grand-mère me surprend, m’effraie. Je réalise la peur que je lui ai faite.
— C’était si beau, grand-maman. Si beau !
C’est tout ce que je trouve à dire. Cela a suffi, car Nouza me prend dans ses bras et renonce à me gronder.
Je débordais de tendresse pour elle, pour Paris, pour la terre entière. Je courus vers la Suissesse, sautai à son cou, lui demandant pardon, jurant de ne plus recommencer.
Elle retira sa démission.
Mais, quelques jours plus tard, rappelée d’urgence auprès de son frère qui venait de subir une opération, elle nous quitta sans regret. Nouza soupçonnait un faux prétexte. Haussant les épaules, elle me prit par la main :
— Les gouvernantes c’est pas pour nous, Kalya. Ni nous pour elles ! On se débrouillera seules, toutes les deux.
* *
*
Durant une semaine, nous ne fûmes plus que Nouza et moi. Le soir, lorsque ma grand-mère sortait – elle avait des amis, des relations, on recherchait sa compagnie –, la voisine venait, de temps à autre, s’assurer que j’étais bien tranquille.
Les programmes des spectacles s’empilaient sur un pouf de velours. À travers les photos, je fis la connaissance de Joséphine Baker, Mistinguett, Maurice Chevalier, Georges Milton, Damia, Yvonne Printemps, Lucienne Boyer, Pils et Tabet…
Aucun journal ne traînait dans l’appartement. Nouza ne se préoccupait guère des événements du monde. Nicolas avait vainement essayé de l’y intéresser.
Nous étions en 1928. Le pacte de Paris, qui rendait l’Amérique solidaire de l’Europe, venait d’être signé. Mussolini martelait ses déclarations hostiles, le menton de plus en plus proéminent. Hitler se profilait derrière Hindenburg, s’organisait dans les ténèbres. Briand cherchait à mettre la guerre hors la loi. La crise économique allait s’abattre sur le monde.
Deux ou trois fois j’ai surpris Nouza au téléphone. Imprudemment elle laissait les portes ouvertes entre nous. Sa voix prenait d’étranges et pathétiques intonations.
Un soir, ce fut déchirant. Ses paroles se hachuraient, reprenaient, entrecoupées de soupirs. Je me retenais pour ne pas voler à son secours. J’entendis :
— Alors c’est fini ?… C’est fini.
Je n’osais pas comprendre.
Elle sortit enfin de sa chambre, le visage bien plus livide que le jour de ma fugue.
* *
*
Pour rejoindre le navire qui nous ramènerait à Alexandrie, nous avions pris une calèche. Nous étions précédées d’un taxi qui transportait les nombreux bagages de Nouza.
La veille, Farid avait téléphoné de Montecatini, annonçant qu’il embarquerait sur le Champollion avec nous.
Dès qu’elle se trouva cachée sous la capote de cuir, Nouza fondit en larmes. Je revois la scène comme si elle se déroulait au fond d’une lagune. Ma grand-mère portait une robe vert jade, des chaussures assorties, un chapeau à voilette turquoise qu’elle soulevait de temps à autre pour se tamponner les yeux avec un mouchoir de même couleur. L’intérieur de la calèche faisait penser à une grotte brunâtre.
— Pourquoi pleures-tu, grand-maman ?
— Paris !… Je ne verrai plus Paris.
Je fondis en larmes à mon tour.
— Moi aussi, j’aime Paris !
Elle entoura mes épaules de ses bras, me serra contre elle. J’avais le sentiment qu’on nous arrachait notre respiration, notre liberté ; et que jamais plus nous ne retrouverions ensemble la cité perdue.
Le Champollion était à quai. Main dans la main, les yeux rougis, nous avons escaladé la passerelle qui conduit au grand navire blanc. Mon grand-oncle n’était nulle part. Bientôt on lèverait l’ancre.
Soudain, penchées au-dessus du bastingage, nous le vîmes. Il courait d’un bout à l’autre du débarcadère, cherchant à nous apercevoir. Nous lui fîmes signe. Il hurla dans notre direction, s’empêtrant dans ses mots, expliquant qu’il venait d’être retenu par une affaire urgente, qu’il nous rejoindrait dans une quinzaine de jours. Nouza en conclut que, depuis son coup de fil de la veille, il avait fait une rencontre et qu’il était retombé amoureux.
Pour se faire pardonner, Farid exhiba une moisson de cadeaux qui lui emplissaient les bras.
— Pour toi, ma sœur chérie. Et pour la petite !
Il avait écumé les boutiques, dépensé sans compter ! « Dépenser » était pour lui le plus grisant des plaisirs ; « économiser » représentait la chose au monde la plus haïssable.
La passerelle venait d’être enlevée, Farid chercha désespérément le moyen de nous faire parvenir ses présents.
Découvrant un jeune matelot qui rejoignait le paquebot par la soute, il les lui confia avec un gros billet.
Celui-ci nous remit les paquets, en pleine mer, tandis que Marseille s’effaçait à l’horizon.