XXI

Juillet-août 1975

 

Ammal et Myriam venaient de déposer Kalya et la fillette devant le perron du Grand Hôtel de Solar. Puis elles étaient reparties dans la Peugeot blanche.

Sans le bavardage de Sybil et sans l’entrain de Kalya, le retour vers la ville leur parut morne. Une patine sombre couvrait les branches d’arbres. Un ciel, pourtant sans nuages, pesait sur le flanc des montagnes. À chaque tournant, le bleu de la mer prenait des teintes verdâtres. Des insectes s’écrasaient et se démantelaient contre le pare-brise.

— J’ai soif.

Ammal freina. Elles se dirigèrent à pied vers la source tapie entre les roches brûlantes. L’eau leur parut amère ; des deux mains, elles inondèrent leurs cheveux, leurs fronts, leurs cous, leurs aisselles. Puis elles cherchèrent à se réconforter, à se trouver des raisons d’espérer, à se dire que les récentes atrocités seraient les dernières.

Les mots affleuraient mal, se réduisaient en poudre dès la traversée des lèvres. Il ne leur restait que la certitude de leur amitié.

 

* *
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En cette fin de juillet 1975, le Grand Hôtel avait changé. Il était presque vide, les estivants qui le fréquentaient jadis partaient en majorité pour l’Europe. Il avait perdu de son prestige ; sa façade se délabrait lentement.

Gabriel, l’ancien directeur de joyeuse corpulence, mort depuis de nombreuses années, avait été remplacé par un Italien, titulaire d’un diplôme d’hôtellerie, aux traits nerveux, au sourire courtois. Il arborait des lunettes noires et une quarantaine avantageuse.

Les tables, les parasols, les chaises du jardin avaient déteint. La haie de lauriers-roses avait doublé de volume. Le saule pleureur aussi. Des parterres de capucines bordaient le gazon. De grandes dalles beiges remplaçaient le gravier.

Sybil rejoignit un groupe d’enfants autour de la balançoire. Ils chahutaient, se lançaient un ballon multicolore, se poursuivaient avec des cris. Un garçon saisit la robe de Sybil et ne lâcha plus sa prise. Elle se débattit, lui échappa, contourna les tables en courant, effleura au passage sa grand-mère.

— Il ne m’aura pas !

Près de la grille, le garçonnet la rattrapa. Elle lutta avec de moins en moins de conviction. Kalya les vit repartir, réconciliés, vers les autres, en se tenant la main.

Sur le siège de la balançoire, debout l’un face à l’autre, ils s’élevèrent ensemble d’une même flexion de genoux. Haut, de plus en plus haut. Leurs visages, couverts de sueur, se touchaient, s’éclairaient. Les cordes étaient tendues à se rompre.

— Tu n’as pas peur ?

— Je n’ai jamais peur.

— C’est comment ton nom ?

— Sybil.

— Un drôle de nom !

— Et toi ?

— Samyr. Avec un y.

— Moi aussi, avec un y !

 

* *
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La chambre que Kalya et Sybil partageaient n’était plus celle de Nouza. Elle avait cependant les mêmes rideaux de cretonne et donnait sur le même bois de pins. Mais la véranda était beaucoup plus étroite.

La fillette tomba à la renverse sur le lit.

— Kalya, j’aime ce pays. Je reviendrai chaque année.

Elle s’endormit tout habillée, le sourire aux lèvres. La lumière qui venait des lampadaires du jardin rendait ses cheveux plus phosphorescents. Kalya recouvrit l’enfant de son manteau, embrassa ses mains.

 

La nuit entrait peu à peu, amenant ses ombres. Les paroles alarmantes, échangées à voix basse par Ammal et Myriam dans la voiture, s’infiltraient dans la pièce, tournoyaient en cercle au-dessus du lit de l’enfant.

Du fond du jardin, un ululement strident se fit entendre.