TROP CHEUM LA DARONE !
15 septembre. Rien de pire pour se sentir trop vieille que d’écouter aux portes. Ai surpris une conversation entre Ethan et Clément : n’ai presque rien compris, si ce n’est que, comme daronne, je sers à rien.
Liste des choses à faire :
Ai le choix entre plusieurs attitudes :
  • -  Accepter qu’Ethan soit polyglotte, même si sa première langue ne fait pas exactement partie de celles enseignées au collège.
  • -  Ne plus dire à Ethan que le latin est une langue morte. Lui expliquer que c’est de l’argot parlé par les Romains en moins 50 avant Jésus-Christ.
  • -  Suivre des cours particuliers pour communiquer avec lui.
Je bois tranquillement un thé dans ma chambre lorsque je surprends dans mon bureau, devenu la salle de jeux d’Ethan, une conversation entre mon petit garçon modèle et ce dévergondé de Clément. Colle mon oreille au mur :
Ethan : Alors, c’était starlough* samedi soir ?
Clément : C’était flingué* mon pote !
Ethan : T’as même pas pu tarot*, je parie !
Clément : Nan ! Y avait que des bolosses* ou des thons* !
Ethan : Mais mec, au tel tu m’avais dit que c’était dar*.
Clément : Trop pas en fait c’était pété*.
Ethan : Y avait à damer* au moins ?
Clément : Que dalle, y avait que de la tise*, et tout le monde était déchiré !
Ethan : Y a quelqu’un qu’a béger* ?
Clément : Tout le monde, en plus j’ai trop l’seum*, y a un enfant de la Dass* qui m’a gerbé dessus !
Ethan : Tu t’es couché à quelle heure ?
Clément : J’avoue j’ai pas dormi, chui faya* !
Ethan : Ah ouais mec, en fait la soirée elle puait la défaite*.
Clément : Ouais, y avait que des SEGPA*…
Ethan : Mais les darons*, y z’étaient où ?
Clément : Ils sont allés se faire un plan boules* à l’hôtel et ils ont débarqué à 10 heures. C’était le dawa*… Sa mère elle est cheum*, elle nous a pété les couilles.
Ethan : J’avoue elle sert à rien*…
« Elle sert à rien… » Enfin, une phrase qui me parle et qui soudain fait un drôle d’écho en moi.
La solidarité avec cette pauvre mère de famille l’emporte sur ma curiosité malsaine. Entre dans le bureau, remontée furibonde.
– Mais c’est quoi cette façon de parler, vous êtes des malades !
– Ben quoi, on discute avec Clément.
– Je n’ai jamais entendu des horreurs pareilles… C’est quoi cette langue ?
– Clément me raconte sa soirée de samedi. Tu pourrais lui dire bonjour.
– Tu vas me donner des leçons de politesse, en plus ? Et vos profs ne vous disent rien ?
Clément : Bonjour, madame, on ne leur parle pas comme ça aux profs, on n’a pas envie de se prendre des heures de colle.
– SEGPA, dawa, faya, c’est quoi ces mots ?
– Tu parlais bien le verlan à ton époque.
– Certainement pas.
– Clément, peux-tu nous laisser, je dois parler à Ethan en tête à tête ?
– No blem, je m’arrache.
– Clément, considère-moi comme une prof. Ne me parle pas comme ça, d’accord ? Puis à Ethan : Et toi, ne bouge pas de là.
– Maman, tu m’fous la rage, là !
– Oui, eh bien toi, tu vas te calmer et me parler sur un autre ton.
– Mais, maman, je ne t’ai jamais manqué de respect. J’ai jamais dit que t’étais perchée* ou que tu puais le cimetière*. Jamais je parlerais de toi comme ça…
– Tu ne peux pas savoir à quel point je suis flattée, Ethan. Tu connais la différence entre le langage soutenu et le langage familier ?
– Évidemment ! « Ouais » c’est familier, « volontiers » c’est soutenu… « daronne » c’est familier, « génitrice » c’est soutenu…
– Génitrice ? Quelle horreur !
– J’en ai un autre. Naze et bolosse…
– Ethan ! Va dans ta chambre, prends une feuille et fais-moi une liste de cinquante mots familiers avec leur équivalent en langage soutenu. Dépêche-toi !
– Cinquante ? Mais c’est impossible…
– Grouille !
– C’est vachement soutenu ça…
– Tu me fatigues, déguerpis, j’te dis !
Son sac sur le dos, et ses perfusions (multiples fils qui le relient à son portable, à son iPod et aux chargeurs divers et variés) rebranchées, Ethan quitte le bureau en marmonnant :
– T’es vraiment pas sympa en ce moment…
– C’est ça un daron, que veux-tu…
– Non, au féminin, c’est daronne.
RÉCAPITULONS
Trop vieille pour entendre de pareilles horreurs ? Sentiment d’être exclue ? Fossé entre les générations ? Vous aussi avez semé vos parents avec le verlan, le javanais…
Plusieurs solutions s’offrent à vous :
– Apprenez leur dialecte, cela vous permettra, lorsqu’il aura les félicitations, de nouer une certaine complicité avec votre enfant. Dites-lui très naturellement : « Ton bulletin, Charles-Henri, trop dar ! » Vous serez immédiatement récompensée par un : « Merci, daronne » flatteur qui vous mettra du baume au cœur.
Reprenez-le systématiquement lorsqu’il utilise ces termes barbares, sans avoir l’air de tomber des nues.
Formez-le à la culture qui a bercé votre adolescence en lançant une série de citations de Michel Audiard, qu’ils ne manqueront pas de noter dans leurs cerveaux pleins de mémoire à 10 bits, telles que :
« Les cons ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît… »
« Alors ? Y dors le gros con ?.. Bah, y dormira encore mieux quand il aura pris ça dans la gueule ! Il entendra chanter les anges le gugusse de Montauban… Je vais le renvoyer tout droit à la maison mère… Au terminus des prétentieux. »
« Moi quand on m’en fait trop j’correctionne plus, j’dynamite… j’disperse… et j’ventile… » (Les Tontons flingueurs (1963) de Georges Lautner.)


Lexique à usage des trop vieilles mères réalisé avec l’aide de Camille, Ethan et Clément, que je remercie pour leur collaboration trop d’la balle :
C’est starlough : c’est mortel/c’est très bien.
C’est flingué : c’est nul.
Tarot : verbe indéterminé, faire l’amour.
Bolosses : nazes/cons/imbéciles.
Thons : mochetés/laiderons.
C’est pété : c’est nul.
Damer : manger.
La tise : l’alcool.
Être déchiré : être bourré/être saoul.
Béger : vomir.
Avoir le seum : avoir la rage/être énervé.
Être un enfant de la Dass : être un chieur.
Être faya : être fatigué.
Puer la défaite : être nul.
Être un SEGPA : être un trou-du-cul/un abruti.
Les darons : les parents. Ma daronne (ma mère), mon daron (mon père).
Un plan boules : un plan cul.
Le dawa : le bordel/le désordre.
Être cheum : être moche/laid.