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« Oh, my God ! »

9 heures

D’ailleurs, l’aviation civile le cherche toujours activement, cet avion fantôme d’American Airlines. Au centre régional du trafic aérien de New York, à Long Island, les contrôleurs ont cru voir un moment son écho sur leurs écrans. Et puis, plus rien… Peut-être est-il descendu en dessous de la couverture radar, sous 450 mètres ?

Préoccupé, le contrôleur Dave Bottiglia n’a pas tout de suite prêté attention à un autre avion qui a décollé de Boston : l’United Airlines 175. Il y a quelques minutes, il a conversé avec Victor Saracini, le commandant de bord de l’appareil, qui s’inquiétait de ce qu’il venait d’entendre sur la fréquence du secteur (tous les avions naviguant dans la même zone utilisent la même fréquence et peuvent donc capter les conversations des autres appareils).

— On a entendu une transmission bizarre à notre départ de Boston, indiquait le commandant Saracini. Comme si quelqu’un avait pris le micro et dit : « Euh, tout le monde, restez à vos sièges. »

Visiblement, il avait intercepté lui aussi le message diffusé par les pirates à bord de l’American Airlines 11.

Mais maintenant, c’est l’avion de Victor Saracini qui envoie des signaux étranges. Il n’est plus calé sur le bon code, il n’est plus à la bonne altitude.

Le contrôleur Bottiglia tente de le recontacter :

— United 175, ici New York, me recevez-vous ?

Pas de réponse. Sur l’écran radar, un appareil non identifié vole vers le sud-ouest. Le contrôleur s’empresse de faire dégager le ciel sur la trajectoire.

— Nous avons peut-être un détournement, dit-il à l’un de ses collègues.

Le vol UA 175 a-t-il lui aussi été pris en otage ? Il y avait donc deux avions piratés, et, vient-il d’apprendre, un autre qui, pendant ce temps-là, a percuté le World Trade Center !

— United 175, nous recevez-vous ? persiste-t-il.

Silence. Bottiglia donne l’alerte. Mais impossible de joindre les responsables de l’aviation civile : ils ne peuvent pas être dérangés, car ils sont, lui répond-on, en pleine conférence pour discuter d’un… détournement (celui de l’AA 11).

Les pilotes des avions en descente vers les aéroports de New York s’impatientent : ils ont des difficultés à joindre les contrôleurs qui doivent leur donner les dernières indications d’atterrissage, et ils voient cet étrange panache de fumée qui se dégage de Manhattan. Qu’est-ce que c’est que cette pagaille ?

 

Toujours pas trace du premier avion… A Rome, dans l’Etat de New York, au commandement militaire nord-est, on scrute les radars pour tenter d’identifier sa position et la communiquer aux pilotes des F-15. Sans succès. On ne sait rien de ce qui se passe chez les civils. Il paraît qu’un accident vient d’arriver à New York, dit-on… Un technicien bricole un branchement, et voilà l’image de CNN qui apparaît sur l’écran géant de la salle de commandement. Les responsables de la défense, eux aussi, regardent la télé.

On commence à douter. Est-ce l’avion détourné ? Est-il possible que les deux événements soient liés ? Non, un pilote, même sous la menace d’un pirate, ferait tout pour éviter de s’écraser sur un gratte-ciel.

— Envoyez toujours les chasseurs sur New York, ordonne le commandant Kevin Nasypany, le chef de la mission.

 

Les responsables de l’aviation civile ont eux aussi beaucoup de mal à croire qu’un pilote d’avion commercial ait pu percuter le gratte-ciel. N’importe qui aurait dirigé l’avion vers la rivière Hudson pour éviter Manhattan. C’est le b.a.-ba des pilotes, on se sacrifie plutôt que de tuer des gens au sol. Chez American Airlines, où la voix de Betty Ong s’est brutalement tue, la simultanéité des deux événements s’impose petit à petit. Et s’il s’agissait du même avion ?

Pendant ce temps, l’appareil United Airlines 175 a filé vers le sud-ouest, puis il a fait demi-tour à destination de… New York lui aussi. Une chance, les pirates n’ont pas réussi à couper son transpondeur, qui reste bloqué sur un mauvais code, ce qui permet aux contrôleurs de le repérer, même s’il reste muet.

 

Il y a quelques minutes, Lee Hanson, un habitant d’Easton, dans le Connecticut, a reçu un appel bouleversant, celui de son fils, Peter, qui est à bord de l’avion United Airlines 175 avec sa femme Sue et leur petite fille Christine, deux ans et demi :

— Je crois qu’ils ont pris le contrôle du poste de pilotage. Un membre de l’équipage a été poignardé, et quelqu’un d’autre à l’avant a été tué. L’avion fait des mouvements étranges. Appelle United Airlines, dis-leur que c’est le vol 175, Boston-Los Angeles.

A San Francisco, le centre de maintenance de la compagnie United Arlines a lui aussi été contacté par un steward du même vol. Celui-ci a composé le *349 sur un téléphone de bord, un numéro réservé aux membres d’équipage pour signaler d’éventuels dysfonctionnements de matériel93.

— Les pilotes ont été tués, a annoncé le steward. Il y a un membre de l’équipage poignardé, et les preneurs d’otages se sont emparés des commandes de l’appareil.

L’agent de United, Marc Policastro, a appelé immédiatement ses supérieurs au centre d’opérations qui se situe à Chicago. Mais le manager lui a répondu :

— C’est un malentendu. On est au courant. C’est un avion d’American, le vol 11. Pas de chez nous.

Policastro a insisté :

— Si, si, le steward a bien dit « United 175 » !

On fait les vérifications en envoyant un message à l’appareil. Celui-ci ne répond pas.

Un autre passager du vol, Brian David Sweeney, 38 ans, vient de son côté de tenter de contacter sa femme Julie, mais il n’a obtenu que le répondeur.

« Notre avion a été pris en otage, dit-il dans un message d’adieu que sa femme découvrira quelques heures plus tard. Si les choses tournent mal, et ça n’a pas l’air d’aller très bien, je veux que tu saches que je t’aime absolument94. »

9 h 01

Au centre de contrôle de New York, où on ignore ces appels, on commence à s’affoler. Un responsable demande de l’aide à ses supérieurs, au commandement national de l’aviation civile d’Herndon :

— On a plusieurs problèmes ici. Ça s’accélère à toute allure. On a besoin des militaires… On a un autre appareil qui pourrait être dans la même situation95.

Les radars le montrent en effet, United Airlines 175 s’approche de New York. Les contrôleurs du secteur contactent leurs collègues du terminal d’approche :

— J’ai quelqu’un qui est en descente, mais on dirait qu’il se dirige vers l’un des petits aéroports du coin, répond le centre d’approche.

— Une seconde. J’essaie de le faire apparaître et je vous reprends… Je l’ai juste là. Ne quittez pas.

— Savez-vous qui il est ? demande le terminal.

— On ne le sait justement pas. Nous venons tout juste de le capter.

— Très bien. Tenez bon, on dirait qu’un autre est en train d’arriver96

L’avion intrus file à toute allure dans le ciel de New York encombré par des dizaines d’appareils en phase d’ascension ou de descente. L’alerte est donnée. Le risque de collision est élevé.

— Virez à gauche, le plus vite que vous pouvez ! hurle un contrôleur au pilote d’un avion de la Midwest Express Airlines qui s’apprête à atterrir. Tout de suite97 !

L’avion se trouve pile dans la trajectoire du vol 175. Le pilote lance son appareil dans un virage risqué… La collision en plein ciel est évitée d’un cheveu.

9 h 02

Dans la tour nord du World Trade Center, il y a déjà un bon millier de secouristes. Ils sont arrivés en moins d’un quart d’heure : 235 pompiers sont mobilisés avec plus de 30 unités98. Et les bénévoles continuent d’affluer de tous côtés, ambulanciers, pompiers, policiers… On n’a jamais vu une telle opération de sauvetage à New York.

Le commandant de la police de l’Autorité portuaire vient tout juste de donner l’ordre d’évacuation générale du World Trade Center. Mais le directeur de la sécurité de la tour sud ne l’a pas reçu, il ne capte pas la fréquence de la police. Pour les occupants de la tour sud, c’est la confusion. Ils ont entendu deux annonces leur demandant de ne pas bouger. Voici maintenant qu’un nouveau message les déconcerte davantage :

« Si les conditions à votre étage le permettent, vous pouvez commencer à évacuer en ordre. »

Que faire ? Que croire ? Cette tour-là n’est pas concernée. Faut-il quand même évacuer ?

Pendant ce temps, des personnes coincées dans les étages supérieurs de la tour nord appellent leurs proches pour leur dire adieu.

 

Sur les écrans du centre de l’aviation civile de New York, les contrôleurs peuvent maintenant voir l’écho de l’avion filer vers Manhattan. Ils ont besoin d’un contrôle visuel.

— Pouvez-vous le voir ? demandent-ils à la tour de contrôle de l’aéroport de Newark. Il va vers le sud-ouest.

Oui, ça y est, à Newark, on voit un appareil passer au-dessus du pont Verrazzano.

— Je le vois ! dit le contrôleur. Il va vraiment vite, et il descend, très vite… Il passe au-dessus de l’Hudson et… oh, my God !

 

A Easton, dans le Connecticut, Lee Hanson vient de recevoir un second appel de son fils Peter.

— Papa, ça se gâte…, lui dit celui-ci. Une hôtesse a été poignardée. On dirait qu’ils ont des couteaux et du gaz lacrymogène. Ils disent qu’ils ont une bombe. Ça va très mal dans l’avion, des passagers sont malades, l’avion fait des mouvements saccadés, je ne crois pas que le pilote soit aux commandes…

Puis, quelques secondes plus tard :

— Je crois que nous descendons… Je pense qu’ils ont l’intention d’aller à Chicago et de foncer sur un immeuble…

Foncer sur un immeuble… Oui, Peter Hanson a compris.

— Ne t’inquiète pas, Pap, ajoute Peter. Si ça se produit, ça va se passer très vite. Mon Dieu, mon Dieu…

Dans l’écouteur, M. Hanson entend encore une voix de femme qui crie, puis la communication se coupe.

C’est alors que sur son poste de télévision, il voit un avion s’écraser sur la seconde tour du World Trade Center dans un déluge de flammes.

Il est 9 h 03. L’avion de son fils, le vol United Airlines 175, a disparu de tous les écrans radar.

9 h 03

Stanley Praimnath, un occupant du 81e étage de la tour sud, plonge sous son bureau. Il a juste eu le temps de voir l’immense masse de l’avion d’United Airlines venir vers lui et s’encastrer à 870 km/h juste en dessous. L’appareil a percuté la tour en biais entre les 77 et 85e étages.

Le gratte-ciel oscille pendant quatre minutes. Dans les escaliers remplis de gens qui ont choisi d’évacuer par prudence, on se tient à la rampe, terrifiés. Le 78e étage, celui du sky lobby où une petite foule attendait les ascenseurs express, est dévasté, il n’y a plus que des corps calcinés, des personnes en feu qui se tordent… Des dizaines d’hommes et de femmes qui s’apprêtaient à descendre sont tués sur le coup, déchiquetés ou brûlés.

 

— Oh, my God !

C’est la même exclamation de stupeur qui jaillit spontanément et unit les milliers de personnes qui se trouvent dans les rues au sud de New York, les présentateurs en direct sur les chaînes de télévision et les millions de téléspectateurs dans le monde entier.

Sur les écrans, on vient de voir un second avion foncer sur la deuxième tour et s’y encastrer dans une boule de feu. Cela a duré une fraction de seconde. « Est-ce bien un avion ? Oui, je crois que c’était un avion… » Les commentateurs ne parviennent pas à le croire.

— Oh, my God ! murmure encore Diane Sawyer, bouleversée, sur ABC. On va repasser les images pour être sûrs que ce que nous avons vu est bien ce que nous pensons avoir vu…

A ce moment-là, les mots de la présentatrice expriment exactement les sentiments de tous ceux qui regardent la scène : l’incompréhension. Ils n’en croient véritablement pas leurs yeux.

Même effroi à la Maison-Blanche où Dick Cheney, Condi Rice et leur staff sont figés devant CNN.

C’est une attaque, se dit Cheney99. C’est délibéré.

Les journalistes repassent la séquence plusieurs fois au ralenti. Sur l’image, on voit distinctement un avion de ligne surgir du ciel de Manhattan en effectuant un virage et s’enfoncer dans les étages supérieurs de la deuxième tour du World Trade Center.

— Nous venons juste de voir un autre avion, répètent les journalistes abasourdis. On dirait bien qu’une attaque concertée est en cours contre le World Trade Center.

L’Amérique est en train de le réaliser : il s’agit bien d’un attentat.