Le monde en alerte
10 h 43
Et les Russes ? Dans la Situation Room de la Maison-Blanche, Richard Clarke est en train d’en parler avec Rick Armitage, l’adjoint au secrétaire d’Etat. Ils sont bien capables de s’énerver en apprenant que l’armée américaine est en alerte…
— Vaut mieux que j’aille prévenir les Ruskoffs avant qu’ils nous fassent un caca nerveux, résume Armitage242.
Il s’empresse alors d’activer un organisme très spécial, le Centre de réduction des risques nucléaires, qui peut établir une liaison directe avec le ministère de la Défense russe, dans le but d’éviter les malentendus. Tout le monde a vu Docteur Folamour, le film de Stanley Kubrick… Mieux vaut se parler avant d’appuyer sur le bouton.
— Devinez quoi ? Les Russes allaient justement entamer un exercice de leur force stratégique nucléaire ! s’exclame Armitage quelques instants plus tard.
Mais les « Ruskoffs » sont compréhensifs : ils reportent leurs manœuvres.
Justement, le téléphone sonne quelques niveaux au-dessous, dans le bunker. C’est Vladimir Poutine. Le président russe veut parler à George Bush. Condi Rice prend l’appel.
— Nous allons réduire l’exercice militaire en solidarité avec les Etats-Unis, confirme le président russe243.
Et les Russes ? se demande aussi Donald Rumsfeld au même moment au Pentagone.
Décidément en retard d’un chapitre, le secrétaire à la Défense vient de recommander de faire passer le niveau des conditions de défense (DefCon) à 3 – mais cela est déjà fait244 – et il demande maintenant qu’on en informe le Kremlin… ce qui est déjà fait.
Sa première préoccupation est de définir des règles, et d’abord pour les pilotes de chasse. On ne peut pas laisser les petits gars là-haut seuls avec la décision de tirer. Il s’en souvient : en 1975, quand il était Chief of staff du président Ford, un navire, le Mayaguyez, avait été pris par des pirates. A la Maison-Blanche, il écoutait, avec le successeur de Nixon, les conversations des pilotes américains au moment où ils interceptaient le bateau, et il se rappelle la voix tremblante de l’un d’eux, un jeune homme qui hésitait, la main sur la manette de tir. Aujourd’hui, il se voit à la place des pilotes face à un avion civil suspect. La situation est inédite. C’est bien la première fois dans l’histoire des Etats-Unis que des forces armées en temps de paix reçoivent l’autorisation d’abattre leurs compatriotes. Quand ? Comment ? Il y a bien un protocole pour abattre des aéronefs ennemis, mais pas des civils. Il l’a évoqué avec George Bush : les pilotes doivent tenter d’établir un contact radio avec l’avion suspect et lui demander d’atterrir. Si cela échoue, ils doivent utiliser des signaux visuels : se mettre devant l’appareil et lui faire comprendre qu’il a intérêt à obéir. Si l’avion ne réagit toujours pas, alors les pilotes ont l’autorisation de l’abattre245. Mais cela reste insuffisant, trop long, trop vague, trop incertain. Avec le général Myers, Rumsfeld s’attelle à dégager des règles d’engagement plus précises.
Il faudra aussi songer à la riposte. Le secrétaire à la Défense fait le calcul : dans le golfe Persique, il y a deux porte-avions et plus de 200 TLAM, missiles de croisière répartis sur les autres vaisseaux dans la zone. Et dans le reste du Moyen-Orient ? En Asie centrale ? Le général Tommy Franks, à la tête du US Central Command, et donc en charge de cette immense région, l’a déjà fait remarquer : les plans existants ne sont pas sérieux. Depuis son arrivée au Pentagone, Rumsfeld n’a pas exigé qu’ils soient réactualisés. Un des rôles essentiels du secrétaire à la Défense est pourtant de faire élaborer de multiples scénarios, plans d’attaque et de riposte – dont la plupart ne seront jamais appliqués – pour faire face à toute éventualité. Il ne l’a pas fait. Les Etats-Unis ne sont pas prêts.
Au Département d’Etat, les messages de soutien et de condoléances affluent du monde entier. Les uns après les autres, les chefs d’Etat et de gouvernement interrompent leurs activités, interviennent devant les médias de leur pays, et réunissent autour d’eux des cellules de crise. Nul ne sait ce qui peut encore arriver, aux Etats-Unis ou ailleurs… Jacques Chirac, en déplacement à Rennes, a fait part de son « immense émotion » :
« Des attentats monstrueux, il n’y a pas d’autre mot, viennent de frapper les Etats-Unis d’Amérique, a-t-il déclaré. Le peuple français, je tiens à le dire, est tout entier aux côtés du peuple américain. Il lui exprime son amitié et sa solidarité dans cette tragédie… J’assure le président Bush de mon soutien total. »
A peine cette brève allocution prononcée, le président français, visiblement ébranlé, est reparti pour Paris. Le Premier ministre, Lionel Jospin, a déjà appelé les ministres des Affaires étrangères, de la Défense, de l’Intérieur, des Transports à le rejoindre au plus vite à Matignon.
En Grande-Bretagne, le chef du gouvernement Tony Blair, en visite à Brighton pour un grand congrès syndical, a lui aussi immédiatement bouleversé son programme et est reparti pour Londres :
« Nous ne pouvons qu’imaginer la terreur et le carnage qui règnent là-bas, et les nombreux, nombreux innocents qui ont perdu la vie, a-t-il affirmé. Le terrorisme de masse incarne le nouveau mal dans notre monde d’aujourd’hui. Il est perpétré par des fanatiques radicalement indifférents au caractère sacré de la vie humaine, et nous, les démocraties du monde, allons nous unir pour le combattre ensemble et l’éradiquer. »
Le chancelier Gerhard Schröder est moins guerrier : il a demandé que soient transmises au président Bush ses condoléances au nom du peuple allemand, ainsi que « la solidarité sans limites des Allemands envers les victimes et leurs familles ».
En Israël, le président Moshe Katsav évoque le choc terrible ressenti face aux attaques « perpétrées par des individus assoiffés de sang » et affirme solennellement : « Tout Israël est avec vous. »
A Washington, entre deux alertes, Rick Armitage prend bonne note de tous ces messages. Il sait que l’Amérique va avoir besoin de ses alliés. Pour l’heure, c’est lui qui est aux commandes au Département d’Etat. Son patron, Colin Powell, est bien trop loin de Washington pour faire quoi que ce soit.
10 h 46
« Une tragédie terrible touche ma nation… mais elle touche aussi toutes les nations de cette région, toutes les nations du monde, tous ceux qui croient en la démocratie. »
A Lima, au Pérou, Colin Powell s’adresse à l’assemblée générale de l’Organisation des Etats américains. Le visage du chef de la diplomatie est grave, sa voix posée, mais il bout intérieurement. L’Amérique est attaquée, le chaos règne à Washington et à New York, et il est, lui, à sept heures de vol de son pays, dans l’impossibilité totale d’agir et, qui plus est, mal informé.
Ce matin, alors qu’il prenait le petit déjeuner avec le président péruvien Alejandro Toledo, son assistant lui a fait passer un petit papier : « Deux avions se sont écrasés sur le World Trade Center. » Immédiatement, il a su ce qu’il devait faire : « Appelez notre avion, dites-leur qu’on s’en va », a-t-il ordonné.
Mais il fallait bien une heure pour préparer l’appareil. Et Powell ne pouvait pas quitter Lima sans un geste pour ses hôtes. Il se devait de prendre part au début de l’assemblée générale de l’Organisation des Etats américains, en compagnie des leaders d’une trentaine de pays : on doit y adopter la Charte démocratique interaméricaine, un document essentiel pour l’avenir politique et économique du continent sud-américain. A la tribune, Colin Powell explique qu’il doit annuler la suite de son voyage – il devait se rendre en Colombie – et rentrer d’urgence à Washington. Il trouve les mots pour se hisser à la hauteur du drame :
« Une fois encore, nous voyons le terrorisme, nous voyons les terroristes. Des gens qui ne croient pas en la démocratie, qui pensent qu’en détruisant des buildings, en assassinant des gens, ils atteindront un but politique. Eh bien, ils peuvent détruire des buildings, ils peuvent tuer des gens, et nous en serons tous affligés, mais on ne les laissera pas tuer l’esprit de la démocratie, détruire nos sociétés et notre foi en l’esprit démocratique. Vous pouvez être sûrs que l’Amérique fera face à cette tragédie et traînera les responsables devant la justice. Vous pouvez être sûrs que, si terrible que puisse être ce jour pour nous, nous le surmonterons parce que nous sommes une nation forte, une nation qui croit en elle-même. Vous pouvez être sûrs que l’esprit américain prévaudra sur cette tragédie246. »
L’assemblée observe une minute de silence pour les victimes.
Powell file vers son avion pour un voyage qu’il sait interminable. A cause des incompatibilités entre les réseaux de communication, il ne peut joindre personne à Washington. Au mieux, il peut espérer capter quelques vagues échos par des transmissions radio. Peut-être la Maison-Blanche a-t-elle, elle aussi, été touchée maintenant ? se demande-t-il247.
Colin Powell est un homme aguerri, forgé par les épreuves, doté d’une volonté de fer. Fils d’immigrés jamaïcains, élevé dans le Bronx, trente-cinq ans d’expérience militaire, vétéran du Vietnam, blessé deux fois, couvert de médailles, ancien conseiller à la sécurité nationale, ancien chef de l’état-major interarmées, et maintenant premier secrétaire d’Etat noir de l’histoire américaine. Il ne pouvait rien imaginer de pire que de se trouver aussi éloigné, en ce jour dramatique et historique pour l’Amérique, sans pouvoir même parler avec le président et le gouvernement. Jamais il ne s’est senti aussi impuissant de sa vie248.
Aux Etats-Unis, l’ancien général est une véritable star, si populaire que certains ont rêvé pour lui d’un destin présidentiel. D’ailleurs, George W. Bush le surnomme parfois, avec une pointe d’ironie, voire d’agacement : The Great American Hero, « le grand héros américain ». Célèbre pour sa science militaire, Powell est aussi apprécié pour son intégrité et sa modération. Il a connu les champs de bataille, et, en véritable militaire, il se méfie de la guerre. En 1991, alors qu’il était chef de l’état-major interarmées, il avait exigé, avant de diriger la guerre du Golfe, à la fois le soutien d’une vaste coalition internationale et des moyens militaires colossaux. Ces exigences sont au cœur de la « doctrine Powell » : intervenir uniquement si les intérêts directs des Etats-Unis sont menacés, rassembler une force écrasante, au service d’une mission claire et d’un scénario de victoire assuré.
Après plusieurs mois passés au gouvernement, Powell n’a pas le sentiment d’y avoir vraiment trouvé sa place. Il n’a pas tissé avec le président le lien de proximité et de confiance que celui-ci entretient, par exemple, avec Condoleezza Rice. Il ne se sent pas non plus en phase avec le redoutable duo formé par Dick Cheney et Donald Rumsfeld, qui voient le monde à travers le prisme de la guerre froide, ne redoutent pas la confrontation avec l’ennemi éventuel, et même semblent la souhaiter. Colin Powell, lui, a toujours à l’esprit le bourbier vietnamien. Depuis qu’il est secrétaire d’Etat, il a su mener avec brio l’énorme machine bureaucratique de la diplomatie américaine, mais il n’a pas imprimé sa marque sur la politique étrangère. Au point qu’il fait l’objet de nombreuses interrogations. L’hebdomadaire Newsweek vient juste de faire sa couverture avec ce titre : « Où êtes-vous passé, Colin Powell ? »
Plus que jamais aujourd’hui, la question va se poser.
11 heures
Les treize journalistes à l’arrière d’Air Force One sont muselés. Le porte-parole Ari Fleischer leur a demandé de ne surtout pas révéler la destination de l’avion présidentiel, et même de ne pas utiliser leurs téléphones portables pour ne pas risquer que leurs signaux soient repérés par les terroristes. Pas facile pour des reporters : ils se trouvent au cœur d’un événement mondial, ils ont le « scoop » du siècle, mais ils doivent se taire. La sécurité du pays passe avant tout.
George Bush veut être le premier à parler aux Américains, il l’a dit à ses collaborateurs : il lui revient d’assurer à ses concitoyens que le gouvernement est sain et sauf, qu’il est aux commandes. Mais depuis Air Force One, il ne peut pas faire de déclaration publique. Il faudra qu’il intervienne dès son arrivée à la base. Et le voyage est encore long…
Karen Hughes, la directrice de la communication de la Maison-Blanche, qui se trouve chez elle dans le nord-ouest de la capitale, a été alertée par un texto : « Angler veut vous parler. » C’est le nom de code du vice-président. Dick Cheney souhaite qu’elle élabore rapidement un projet de discours pour le président. Ari Fleischer, à bord d’Air Force One, a déjà griffonné une ébauche qu’il lit à Hughes au téléphone :
— « Ce matin, nous avons été victimes de… »
— Nous ne sommes victimes de rien du tout ! coupe Hughes. Nous avons peut-être été des cibles, nous avons peut-être été attaqués, mais nous ne sommes pas des victimes249 !
Le ton est donné. Il faut se montrer déterminé, martial, actif. Et certainement pas larmoyant.
Karen Hughes, grande blonde de 44 ans aux épaules carrées et à la crinière de lionne, est une vraie Texane : brutale et joviale à la fois. Elle travaille avec George Bush depuis sa campagne de gouverneur en 1994. C’est une fidèle, une amie, et même une confidente. Ils se parlent vingt fois par jour, se comprennent d’un regard. Il faut donc compter avec son opinion. Hughes voudrait aller plus vite, peut-être faire un communiqué à l’Associated Press, mais la conversation avec Air Force One est une fois encore interrompue.
11 h 15
Le téléphone sonne à nouveau sur le bureau de George Bush. C’est Vladimir Poutine qui a réussi à entrer en liaison avec l’avion présidentiel. Il est le premier chef d’Etat à parler directement au président américain depuis le début de l’attaque. Il veut le tranquilliser : oui, les Russes ont bien vu que les troupes américaines sont en alerte générale, ils ne vont pas réagir comme ils l’auraient fait en d’autres circonstances. Poutine a déjà en tête les mots qu’il prononcera plus tard dans un discours public : « La Russie sait exactement ce qu’est le terrorisme, et à cause de cela, plus que les autres, elle comprend ce que ressent le peuple américain. Au nom de la Russie, je veux dire au peuple américain : nous sommes avec vous250. »
En raccrochant, George Bush aura cette pensée : la guerre froide est bien finie.
11 h 30
Par le hublot, le président fait de grands signes de la main. Deux F-16 ont rejoint Air Force One et volent à ses côtés. Les pilotes étaient en mission d’entraînement quand ils ont reçu l’ordre de changer de route, ils n’ont connu le but de leur mission qu’au dernier moment. George Bush est flatté : c’est une escadrille de l’Air Force d’Ellington, au Texas, la base où il a autrefois servi comme pilote. Les chasseurs battent des ailes pour lui répondre. Ils seront bientôt six pour escorter l’avion qui sera tout de même resté seul pendant près de cent minutes.
Dans Air Force One, on pousse un soupir de soulagement. La présence de l’armée rassure. Comme dans les westerns, la cavalerie vient d’arriver.
Il est toujours impossible de joindre Laura Bush. Le président essaie à de nombreuses reprises de la contacter.
— Mais qu’est-ce qui se passe, nom d’un chien ? demande-t-il à Andy Card.
Il ne réussira à lui parler que lors de la descente sur la base de Barksdale. Tout va bien, elle est en effet en sécurité, les filles aussi.
— Je rentre bientôt, affirme Bush, sans être vraiment sûr de cette promesse251.
Deux membres du Congrès sont à bord252, ils avaient été invités pour le voyage. Un petit tour dans l’avion le plus célèbre du monde, cela ne se refuse pas. Aujourd’hui, ils sont servis. George Bush, prévenant, les convoque dans sa suite pour les tenir informés.
— Il y a une menace contre Air Force One, leur confie-t-il, voilà pourquoi nous sommes escortés et nous volons si haut.
La télévision montre des images d’apocalypse. Une partie de New York a disparu dans la fumée, des colonnes de réfugiés couverts de cendres émergent du sud de Manhattan ; les commentateurs décrivent une situation de chaos à Washington : la Maison-Blanche et le Capitole sont désertés, les édifices publics sont vides, les hélicoptères bourdonnent comme des guêpes affolées… Et ils commencent à répéter cette question lancinante : où est passé le gouvernement ?