Pagaille dans le ciel
9 h 55
De nombreux passagers du vol 93 ont appelé leur famille avec leur portable ou en utilisant les téléphones GTE de bord186. Les pirates l’ignorent ou ne s’en soucient pas. « Ils ont noué des bandanas rouges autour de leur front, racontent les otages, ils n’ont pas d’armes à feu mais des couteaux… Nous avons été regroupés à l’arrière, un passager a été poignardé, deux autres gisent sur le sol… » Le récit ressemble à celui des autres avions détournés. Mais ces conversations apportent quelque chose de plus : les passagers apprennent, par la bouche de leurs proches, ce qui vient de se passer à New York. Ils comprennent que leur avion fait lui aussi partie d’une attaque contre l’Amérique et qu’il leur faut désormais admettre cette réalité insensée : les pirates sont des kamikazes qui vont les précipiter sur Washington. Il faut à tout prix tenter de les arrêter.
— Nous sommes en train de voter pour savoir s’il faut donner l’assaut contre les pirates, a annoncé Linda Gronlund au téléphone à sa sœur Elsa.
De son côté, Thomas Burnett, un Californien de 38 ans, père de trois petites filles, a contacté par quatre fois sa femme Deena, une ancienne hôtesse de l’air.
— Tom ? Tu vas bien ?
— Non.
La première fois, Deena l’a informé que d’autres avions avaient été détournés. Tom a raccroché pour le dire à ses voisins. Puis elle a vu à la télévision l’image du Pentagone qui venait juste d’être frappé. Elle a éclaté en sanglots, pensant qu’il s’agissait de l’avion de Tom. Mais le téléphone a sonné à nouveau. Tom était encore en vie.
— Un autre avion vient de s’écraser sur le Pentagone, lui a-t-elle annoncé187.
— OK. On va faire quelque chose. Je te rappelle.
Son voisin de siège, Mark Bingham, 31 ans, parle pendant ce temps avec sa mère, Alice Hoglan, qui lui confirme les informations. Mark est un entrepreneur dynamique, rugbyman amateur de l’équipe des Fogs à San Francisco, connu pour son tempérament de fonceur. Tom et Mark font circuler l’information dans la cabine : oui, ils sont bien victimes de kamikazes. Il faut y aller !
Une hôtesse de l’air, Sandra Bradshaw, 38 ans, confie alors à son mari au téléphone qu’ils vont intervenir : elle est en train de faire bouillir de l’eau pour en faire une arme.
9 h 55
L’espace aérien américain est fermé. Mais il y a encore quelque 400 avions de ligne internationaux au-dessus des océans qui se dirigent vers le territoire188. La plupart n’ont plus beaucoup de réserves de fuel, pas assez en tout cas pour rebrousser chemin. Que faire ? L’administration de l’aviation civile demande au Canada de rouvrir son espace pour accueillir les vols en difficulté. C’est d’accord, à condition d’éloigner ces avions des grandes villes. On ne sait jamais… Il faut donc les faire atterrir dans des aéroports plus petits. Pour cela, on doit réorganiser en urgence tous les plans de vol, reprendre les protocoles de communication avec les appareils, ce qui nécessite d’engager dans l’opération un grand nombre de contrôleurs et de techniciens. L’opération Yellow Ribbon est déclenchée189.
Certains pilotes, peu informés de ce qui se passe aux Etats-Unis, ne comprennent pas ces changements. C’est le cas du commandant d’un avion asiatique à destination de San Francisco.
— Vous ne pouvez pas vous poser aux Etats-Unis, sauf si vous avez une urgence en fuel, s’évertue à lui répéter Robin Lee, une opératrice radio d’une compagnie privée qui relaie les messages entre les contrôleurs et les avions au-dessus du Pacifique.
— OK. Nous allons à Oakland, alors.
— Négatif, monsieur. Vous ne pouvez pas vous poser aux Etats-Unis.
— OK. Et à Los Angeles, alors ?
Robin Lee aura beaucoup de mal à le convaincre de se rendre à Vancouver. Les agents aériens doivent faire l’impossible. Les avions au-dessus de l’Atlantique et du Pacifique communiquent entre eux sur une fréquence commune (123.45), certains cafouillent. L’un des pilotes compose le code de transpondeur indiquant un détournement, et il est immédiatement répertorié comme suspect. Le commandant du Northwest Airlines 22, parti de Tokyo pour Honolulu, a, lui, l’idée de se brancher sur la station Voice of America pour avoir les dernières informations, et prend aussitôt des mesures : il place l’un des membres de son équipage, armé d’un extincteur, en bas de l’escalier qui mène au cockpit avec mission d’arrêter quiconque tenterait de monter. Deux officiers de police qui sont parmi les passagers sont mobilisés. Finalement, des F-15 armés viendront l’escorter jusqu’à ce qu’il atterrisse à Honolulu. L’opération Yellow Ribbon se déroule dans un climat de tension extrême.
9 h 58
A bord d’Air Force One, George Bush fulmine. Il veut rentrer au plus vite à Washington. Mais Andy Card et Eddie Marinzel, l’agent du Secret Service qui commande l’escorte ce jour-là, s’y opposent : le Pentagone est en feu, l’alerte est maximale, on ne sait pas combien d’avions sont menaçants, on parle de six appareils suspects, donc encore trois en l’air… Non, il n’est pas prudent de ramener le président dans la capitale.
— On va à Washington, insiste Bush. Je suis le président.
Les communications à bord ne sont pas si performantes qu’on le croyait. Il n’y a pas de télévision par satellite. Les images que capte Air Force One sont celles des chaînes terrestres locales, elles sont mauvaises et s’interrompent fréquemment à mesure que l’avion change de secteur. Alors que des millions de personnes dans le monde sont tenues au courant du drame seconde après seconde, lui, le président des Etats-Unis, en est réduit à regarder des séquences fragmentées et brouillées !
Dans la salle de conférences de l’avion, ce que le staff présidentiel capte tant bien que mal sur le poste de télévision semble apocalyptique. Une bribe de reportage, saisi entre deux interruptions, parle d’horreur. Des gens auraient sauté des gratte-ciel, d’autres s’agrippent encore au bord du vide… Soudain apparaît sur l’écran une scène inimaginable : l’une des tours du World Trade Center en train de… s’effondrer. George Bush regarde, pétrifié.
9 h 58
A Washington, dans le bunker de la Maison-Blanche, Dick Cheney, qui vient d’arriver après sa longue pause dans le tunnel, reste un moment les yeux fermés, sans dire un mot190. Les murs de la vaste pièce boisée sont couverts d’écrans vidéo en liaison avec la Situation Room au-dessus, ainsi qu’avec le Pentagone et le Département d’Etat, mais tous les regards sont fixés sur CNN et Fox News. Ici non plus, ça ne fonctionne pas très bien. Pendant un moment, on n’arrive même pas à avoir le son… Mais l’image est terrible.
— Il doit y avoir des milliers de morts, murmure quelqu’un.
Le vice-président hoche la tête, l’air sinistre191.
A ses côtés, autour de la longue table, il y a son directeur de cabinet Scooter Libby, la conseillère à la sécurité Condoleezza Rice, le directeur adjoint de cabinet de la Maison-Blanche Joshua Bolten, le secrétaire aux Transports Norman Mineta… Chacun dispose de téléphones blancs reliés à des lignes hautement sécurisées. Les conseillers, eux, sont assis derrière, contre le mur192.
Sur la table, une assistante a disposé des petits gâteaux comme pour une réunion habituelle. Personne ne songe à y toucher.
Puis, sans perdre un instant, sans prononcer une parole, le vice-président se remet à l’action193. Ce n’est pas le moment de se laisser aller… Mon boulot, se dit-il, c’est d’être prêt à agir si quelque chose arrive au président194.
10 heures
A New York, les étages de la tour sud sont tombés les uns sur les autres, l’édifice s’est volatilisé dans un déluge de feu. Alentour, les gens se mettent à courir, terrifiés. Une masse monstrueuse de débris et de cendres s’engouffre dans les rues, les plongeant dans l’obscurité.
Dans la tour nord, on a ressenti comme un tremblement de terre. Le nuage de poussière pénètre partout et envahit le hall. Les chefs des pompiers ont quitté précipitamment leur PC et fuient. Tout est noir autour d’eux… Le chapelain, le père Mychal Judge, qui, il y a quelques minutes, récitait des prières, gît sur le sol, tué par la chute d’un débris.
Perdu dans le brouillard de cendres, le chef Pfeifer a la présence d’esprit de lancer un appel général :
— Evacuez l’immeuble ! répète-t-il dans son talkie-walkie. A toutes les équipes, évacuez la tour 1 ! Evacuez la tour 1 !
Ni lui ni personne autour de lui ne comprend ce qui vient de se passer. Le monde entier vient de voir en direct l’effacement du gratte-ciel. Mais eux, ils l’ignorent. Ils ne peuvent pas imaginer l’inimaginable. Ces immeubles-là ne peuvent pas s’écrouler, c’est impossible. Pourtant, Pfeifer pressent qu’il faut absolument faire redescendre ses hommes. Il sait qu’ils courent maintenant un immense danger. Dans les étages, les pompiers ignorent eux aussi la situation. Certains d’entre eux n’entendent pas l’ordre de leur chef et poursuivent leur ascension. D’autres ne le prennent pas au sérieux. D’autres, avertis, redescendent aussi vite qu’ils le peuvent.
De retour dans le hall, l’équipe de Pfeifer découvre un paysage de désolation. Dehors, c’est la nuit, un océan de poussière qui les empêche de discerner quoi que ce soit. Le PC de crise est hors d’usage… Ils décident de quitter les lieux195.
10 heures
Dans l’avion United Airlines 93, il y a quelques minutes, Todd Beamer, 32 ans, père de deux petits garçons et bientôt d’un troisième, a composé le zéro sur un téléphone de bord pour obtenir une opératrice196. C’est Lisa Jefferson, superviseur de la compagnie GTE-Airfone197, qui lui a répondu. Todd lui a dressé un état précis de la situation à bord : il y a apparemment trois pirates, armés de couteaux… Il est, lui, avec neuf autres passagers et cinq membres d’équipage, forcé de rester assis sur le sol à l’arrière. Le pilote, un copilote et un passager ont apparemment été blessés. Deux des pirates se sont enfermés dans le poste de pilotage… Todd est resté en ligne.
Lisa lui demande s’il veut entrer en communication avec sa femme, mais il refuse : elle est enceinte, il ne veut pas lui donner un tel choc, explique-t-il.
Lisa entend des cris. Todd annonce qu’ils vont intervenir et tenter de neutraliser les pirates. Mais avant, il lui demande une faveur : peut-elle prier avec lui ? Au téléphone, les deux interlocuteurs, qui ne se connaissent pas, récitent ensemble le Notre Père, puis le psaume 23 :
« Quand je marche dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne crains aucun mal car tu es avec moi… »
La voix de Todd se fait plus tendue :
— Nous descendons ! Oh, God, Lisa…
Lisa est aussi le prénom de sa femme.
— Promettez-moi d’appeler ma femme et mes deux enfants, David et Andrew, et de leur dire que je les aime198, demande-t-il encore avant de lâcher le combiné sans couper la communication199.
C’est alors que Lisa Jefferson l’entend dire aux autres passagers :
— Are you ready, guys ? Let’s roll200 ! (Etes-vous prêts ? On y va !)
Un passager crie :
— Dans le cockpit ! Si nous n’entrons pas, nous mourrons.
Les passagers passent à la riposte.
— Tout le monde se rue en première classe. Je dois y aller, bye, a dit au même moment Sandy Bradshaw à son mari Philip.
Le pirate aux commandes, c’est Ziad Jarrah. Il a programmé les appareils de navigation pour mettre le cap sur Washington201, et il fait tanguer l’avion pour déstabiliser les assaillants. Maintenant, il le fait vaciller de bas en haut.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demande Jarrah. Est-ce qu’on en finit ?
— Non, pas encore, répond un autre terroriste.
Qui peut dire ce qui se passe alors dans la tête de ces jeunes fanatiques ? A quoi songent-ils ? Sont-ils en train de prier, eux aussi ? D’invoquer l’aide d’une quelconque force divine ? Quelles sont leurs pensées ? Quels sentiments les animent ? La haine ? La peur ? L’indifférence ? Ou alors un terrible sentiment d’accomplissement, peut-être de jouissance ? La conviction absolue de toucher enfin au but, de pouvoir assouvir leurs pulsions si longtemps refrénées, de connaître enfin la félicité et l’extase dans la destruction finale ? L’orgasme de la mort… Est-ce cette pulsion indicible, ce mélange obscur de fanatisme et de frustration qui les a conduits à vider leurs pensées de toute empathie envers leurs semblables, de tout sentiment d’appartenance à l’humanité, qui les a poussés à trancher la gorge de jeunes hôtesses de l’air d’un coup de cutter et qui les décide maintenant à précipiter des hommes, des femmes et des enfants dans l’horreur ?
L’assaut se poursuit. Les pirates semblent avoir des difficultés à garder le contrôle.
— Allah est grand ! Allah est grand ! hurle Jarrah.
Il crie à l’un de ses complices :
— Et maintenant ? Est-ce qu’on se crashe ?
— Oui, répond l’autre. Fais-le ! Détruis-le !
— Plonge ! Plonge !
L’avion est en piqué et se retourne.
— Allah est grand ! Allah est grand ! hurlent encore les terroristes202.
10 h 03203
Le pilote de l’avion-cargo de la Garde nationale, celui qui avait déjà observé le crash sur le Pentagone et continué ensuite sa route vers le Minnesota, aperçoit soudain une épaisse colonne de fumée noire, à 24 kilomètres au sud de Johnstown. Le vol United Airlines 93 vient de s’écraser dans un champ, près de Shankville en Pennsylvanie, à plus de 900 km/h204.