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« Branchez-vous sur CNN ! »

8 h 46

Encadrées par les véhicules de la police de Floride aux gyrophares bleus, les élégantes limousines teintées et frappées du sceau présidentiel, drapeau américain à l’avant du capot, filent sur la Gulf of Mexico Drive. Après avoir posé pour quelques photos avec la direction et le personnel du Colony, donné les dernières poignées de main, George Bush a pris place dans sa Cadillac blindée. Suivent les 4x4 du Secret Service, les mini-vans qui transportent les conseillers et les attachés de la Maison-Blanche, et, enfin, le bus des journalistes. La voiture du président est équipée d’un système de communication sophistiqué que révèlent les petites antennes sur le toit.

Sur le parcours, toutes les routes ont été interdites à la circulation. Le président ne fait que passer, mais on n’est jamais trop prudent… Après avoir emprunté les ponts qui relient le chapelet d’îles – Lido Key, St. Armands Key, Coon Key, Bird Key –, le cortège pénètre sur le continent et entre dans la ville de Sarasota. Sur la 3e Rue, une poignée de manifestants agitent leurs pancartes à son passage : « Pas de forages en mer ! » George Bush les a autorisés partiellement au large de la Floride, et cela ne plaît pas à tout le monde. Indifférent, le convoi se dirige vers le nord, vers la Martin Luther King Jr. Way où se trouve l’école. On a prudemment évité de le faire passer dans la partie la plus sensible de l’avenue, au cœur du quartier noir jugé peu fréquentable avec ses maisons délabrées, une zone à risque où il vaut mieux ne pas faire traîner un président. George Bush est bien à l’abri, derrière les vitres fumées de « la Bête ».

8 h 46

— Nous sommes au Windows. Il y a eu une bombe.

Abigail Carter frémit au téléphone. Son mari, Caleb Arron Dack, consultant en informatique, l’appelle de son téléphone portable depuis le Windows of the World, le restaurant qui se trouve au sommet de la tour nord du World Trade Center, où il doit assister à une conférence organisée par la compagnie financière Risk Waters42. Il n’arrive pas à joindre les secours, et il lui demande d’appeler le 911 pour lui.

Plusieurs étages plus bas, au 61e, Ezra Aviles, un employé de l’Autorité portuaire, a une idée plus précise de ce qui est en train de se passer. Il a vu, de ses yeux vu, l’inimaginable : un avion d’American Airlines a foncé vers la tour et s’est écrasé quelques étages au-dessus de lui. Il appelle aussitôt ses supérieurs :

— Je crois qu’un avion d’American Airlines est venu du nord, de l’Empire State Building, droit sur nous, indique-t-il43.

Mais il ne tombe que sur des répondeurs. Il appelle alors chez lui et obtient sa femme Mildred :

— Millie, un avion a percuté l’immeuble. Ça va être dans les news.

 

Officiellement, les tours du World Trade Center, édifiées entre 1966 et 1973, sont des constructions solides. « Même un Boeing 707 ne pourrait les détruire », a dit le constructeur à l’époque44. Cela a failli arriver en 1981 : un avion argentin est passé très près de la tour, on a frôlé la catastrophe, le débat a été relancé. Quelques mois plus tard, en réponse à une tribune du New York Times qui évoquait l’hypothèse du crash d’un avion sur la tour nord, l’Autorité portuaire (Port Authority), le puissant organisme chargé des grandes infrastructures de transport et de commerce à New York et dans la région (tunnels, ponts, ports, aéroports, ainsi que le World Trade Center), a répondu que cela ne produirait tout au plus que la destruction de sept étages sans provoquer l’effondrement de la tour. Une simulation de crash a été réalisée en novembre de la même année, intégrant les différents services de secours de la ville. C’est le seul exercice de ce genre à ce jour45.

Les deux plus hauts gratte-ciel de New York sont des monstres d’architecture : 110 étages, 415 mètres de hauteur, 99 ascenseurs chacun, près de 400 000 mètres carrés de superficie par tour, ils accueillent quelque 50 000 employés et voient passer des dizaines de milliers de visiteurs. Le seul vrai moyen de s’y déplacer est d’emprunter l’un des ascenseurs qui fonctionnent sur le principe du métro de New York : certains sont « locaux » et s’arrêtent à chaque étage ; d’autres, les express, desservent uniquement les sky lobbies, des étages de correspondance avec les locaux. Et il y a également trois escaliers centraux qui vont de l’entresol jusqu’au 110e étage (l’escalier B descend jusqu’au sixième sous-sol).

Trois escaliers, c’est bien peu en cas d’urgence. Les bons vieux gratte-ciel comme l’Empire State Building (terminé en 1931) disposent généralement de neuf cages d’escaliers. Telle était autrefois la règle. Mais en 1968, la ville de New York a édicté de nouvelles normes de sécurité plus souples, révisant toutes les exigences à la baisse pour gagner de l’espace de bureaux et diminuer les coûts des matériaux. On abandonnait alors la lourde maçonnerie traditionnelle avec ses gros poteaux verticaux pour un système plus « moderne » : un empilage de planchers légers composés d’un réseau de poutrelles d’acier horizontales. Cela a permis d’élever l’édifice sans perdre de place dans les étages.

Un débat a bien eu lieu sur la résistance au feu de ces planchers innovants : il fallait qu’ils ne cèdent pas en cas d’incendie, car aucune lance de pompiers ne pouvait atteindre de telles hauteurs. Les structures en acier sont protégées par une couche d’ignifugeant conçue pour tenir au moins trois heures, ont répondu les ingénieurs. Mais la résistance des planchers eux-mêmes n’a jamais été testée. En 1999, toutefois, on a décidé de réviser les normes de protection incendie et d’ignifuger davantage les parois, d’épaissir un peu la couche, mais seulement au coup par coup, à l’occasion des rénovations de bureaux46.

Dans les deux tours, on a aussi abandonné le bon vieux principe du puits de feu qui équipe les gratte-ciel traditionnels : une cage d’escalier très résistante, protégée des fumées et ventilée, destinée aux évacuations d’urgence. Les seules sorties possibles en cas de problème, ce sont donc les trois escaliers. De toute façon, ont plaidé les ingénieurs, il n’y a aucune raison pour que l’on doive évacuer la totalité de l’immeuble. Le toit ? Son accès est fermé à clé. Là-haut, il y a une multitude d’installations techniques qui rendent le lieu impraticable47. Si un incendie se déclare, il n’est donc pas prévu d’évacuer par le haut (seule la tour sud dispose d’une aire d’atterrissage pour hélicoptère qui ne correspond pas aux normes officielles). Le dogme est clair : une telle tour ne s’effondre pas, elle est conçue pour résister au feu, tout foyer sera circonscrit à quelques étages considérés comme des compartiments étanches… Lors de la construction, on a quand même évité de poser des canalisations de gaz, pour ne pas tenter le diable.

En février 1993, le World Trade Center a été la cible d’une première attaque terroriste : une camionnette piégée a explosé dans un parking, tué six personnes et fait un millier de blessés. Tout le monde a alors pointé du doigt les graves lacunes du système de secours : l’électricité des deux tours avait été coupée ainsi que les relais de communication, les ascenseurs ont dû être stoppés, les haut-parleurs ne fonctionnaient plus, l’éclairage de secours non plus… Quant aux équipements radio des sauveteurs, ils étaient inopérants dans un immeuble de cette taille ! Il a fallu plus de quatre heures pour évacuer : les gens se pressaient dans les escaliers plongés dans le noir et envahis par la fumée ! Quelques personnes, qui ne pouvaient pas descendre, ont été hélitreuillées à partir du toit, mais c’était une option exceptionnelle, et elle n’a pas été retenue lors de l’élaboration des plans d’évacuation ultérieurs. Cela, cependant, personne ne le sait, et aujourd’hui, nombre d’occupants des tours croient toujours qu’il y a une possibilité d’être secouru par le toit en dernier recours48.

Plusieurs améliorations ont quand même été apportées après l’attentat : marquages fluorescents dans les escaliers, redondance des systèmes d’alarme automatiques, installation d’un poste de commandement anti-incendie au pied de chaque tour, exercices réguliers d’évacuation avec des personnes désignées comme responsables à chaque étage pour guider leurs collègues… Le maire de New York, Rudy Giuliani, est lui-même à l’origine de plusieurs initiatives. La sécurité, dans tous les sens du terme, il en a fait son credo, et le point central de sa campagne électorale en 1993. Et c’est bien la sécurité qui l’a fait réélire en 1997.

8 h 47

Rudy Giuliani vient juste d’apprendre la nouvelle, une minute après le crash. Il était tranquillement en train de prendre son petit déjeuner à l’hôtel Peninsula, sur la 55e Rue, quand son adjoint est venu l’interrompre. Un avion encastré dans la tour nord du World Trade Center ! Sans en demander davantage, le maire de New York saute de son fauteuil et se rue dans sa voiture vers le lieu du drame. Car c’en est un, il l’a compris, et déjà, les ordres claquent, brefs, précis : il faut demander tout de suite des renforts au niveau fédéral, il faut réunir les représentants de chaque organisme, police, pompiers, Autorité portuaire…

Rudy Giuliani, le petit-fils d’immigrés italiens qui a grandi à la dure, ressemble à New York, la ville où il est né : brutal, carnassier, bourré d’énergie, excessif et imprudent (il a fait quelques apparitions remarquées en drag-queen lors de « parties » agitées qui ont choqué les milieux politiques compassés de Washington). On le croirait tout droit sorti d’un film de Martin Scorsese. En arrivant à la mairie, cet ancien procureur a entrepris de remettre de l’ordre dans une ville à la dérive. Tolérance zéro pour tout acte de délinquance, présence policière décuplée, méthodes de fouille et d’arrestation musclées… Le système Giuliani a été vivement contesté, mais les résultats sont là : criminels et dealers ont pris la fuite ou sont sous les verrous, et les touristes sont revenus dans une « Grosse Pomme » qui affiche sa prospérité. La sécurité, toujours la sécurité, c’est la clé du pouvoir à New York.

— Activez l’OEM ! ordonne encore le maire, qui fonce vers le World Trade Center en feu.

L’OEM (Office of Emergency Management), c’est aussi l’une de ses créations, un système qu’il a institué quelques mois après son arrivée à la mairie. L’idée est de disposer, en cas d’urgence, d’une cellule où se réunissent les responsables des différents organismes et d’où l’on puisse coordonner leur action. Seulement voilà, le lieu en question se trouve dans un building de 47 étages, le bâtiment n° 7 du… World Trade Center, à quelques dizaines de mètres des tours jumelles. Le choix de cet emplacement et sa proximité des tours ont été critiqués à l’époque. Certains ont rappelé l’attentat précédent, argué qu’il n’était peut-être pas opportun d’installer justement là un centre aussi stratégique, mais Giuliani a renvoyé ses détracteurs dans les cordes, les traitant de « vieux jeu ». Jusqu’à présent, le fameux PC de crise n’a pas encore servi. Mais aujourd’hui, pour son baptême, le moins que l’on puisse dire c’est qu’il est vraiment très, très près du sinistre.

Richard Sheirer, le patron de cette cellule très spéciale, s’y rend lui aussi à toute allure. Ironie du sort : il a prévu dans deux jours, le 13 septembre, à New York, un exercice de grande ampleur pour tester les capacités de la ville à faire face à une attaque terroriste biologique. Doivent y participer Rudy Giuliani, la police, les pompiers, le FBI, la FEMA (Federal Emergency Management Agency), l’Agence fédérale de gestion de crise, et un millier d’apprentis policiers et pompiers qui joueront le rôle des victimes. Aujourd’hui, c’est bien le « monde réel » qui se rappelle à lui : il y a une vraie catastrophe et de vraies victimes.

8 h 48

Au 106e étage de la tour, au restaurant Windows of the World, l’un des participants à la conférence, Garth Feeney, appelle sa mère Judy en Floride pour lui raconter ce qui vient de se passer : un avion a percuté sa tour.

— S’il te plaît, dis-moi que tu es en dessous, supplie sa mère.

— Non, je suis au-dessus. Je suis tout en haut. On est environ 70 dans une seule pièce. Ils ont fermé les portes pour essayer de maintenir la fumée à l’extérieur49.

Pas très loin de lui, au même étage, Christine Olender, la manager adjointe du restaurant, réussit à contacter le bureau central de la police du World Trade Center :

— Il y a beaucoup de monde ici, au 106e étage, dit-elle. Le 107e est très enfumé. On a besoin de directives le plus vite possible pour savoir où diriger nos invités et nos employés.

L’agent de service ne peut rien lui dire. Que faut-il lui conseiller ? Il ne connaît pas la situation dans la tour. Il tente de la rassurer :

— On va faire de notre mieux. On va vous sortir de là. Rappelez-moi dans deux minutes. Est-ce que les escaliers sont bloqués ?

— Ils sont pleins de fumée, A, B et C…, répond Christine. Et mes téléphones d’urgence ne fonctionnent plus.

— Oh oui, toutes les lignes ont sauté, répond l’agent. Mais les pompiers arrivent.

— Ça empire au 106e étage, reprend Christine.

Elle insiste :

— Pouvez-vous au moins nous diriger vers un endroit du building ?

— Euh…

— Un secteur de l’immeuble où il y aurait moins de fumée ?

— A moins que nous trouvions où… d’où provient le plus gros de la fumée et que nous puissions vous guider… Rappelez dans deux minutes50.

L’avion d’American Airlines s’est encastré entre les 93e et 99e étages de la tour nord, coupant les trois escaliers à ces niveaux et tuant des centaines de personnes sur le coup. Le flot de kérosène enflammé, transformé en une boule de feu, s’est engouffré vers le bas par les cages d’ascenseur, jusqu’au niveau B4, le quatrième sous-sol, explosant au rez-de-chaussée en soufflant les portes des cabines. Vers le haut, c’est une colonne de fumée noire qui envahit les étages.

Dans la tour, la plupart des survivants ne savent pas ce qui vient de se passer. Ils ne savent pas non plus où se situe exactement l’incendie, ni quelles voies de secours emprunter. Faut-il descendre ? Faut-il monter ? Certains tentent d’emprunter les ascenseurs, d’autres se rassemblent en dessous du point d’impact, au 92e étage. Les moins fortunés sont bloqués dans les étages supérieurs sans possibilité de descendre. La plupart d’entre eux appellent leur famille avec leurs portables. Et de partout, on tente de composer le 911, le numéro d’appel de secours, ce que font non seulement les personnes piégées dans la tour, mais aussi de nombreux New-Yorkais qui assistent au drame. Le centre d’appels, qui est géré par quelque 1 200 employés de la police de New York (en cas d’incendie, les appels sont transférés vers les pompiers), est rapidement saturé.

8 h 49

Breaking News. Edition spéciale. Trois minutes seulement après le crash, la commentatrice de la chaîne CNN interrompt la page de publicité pour diffuser l’image effrayante de la tour nord du World Trade Center : sur plusieurs étages de sa partie supérieure, la façade du gratte-ciel géant n’est plus qu’un immense trou noir d’où s’échappe une épaisse colonne de fumée. World Trade Center Disaster, indique déjà un bandeau sur l’écran, au-dessus des cours de la Bourse qui défilent rapidement.

« Vous êtes en train de regarder des images en direct très perturbantes, énonce la présentatrice. C’est le World Trade Center, et selon des informations non confirmées, un avion se serait écrasé dans l’une des tours. »

 

Pendant ce temps-là, à Herndon, au Centre national de l’aviation civile, on cherche toujours… le vol American Airlines 11. Pourquoi a-t-il disparu des écrans radar ? C’est un colonel qui, soudain, vient avertir le nouveau boss, Ben Sliney :

— Vous feriez bien de vous brancher sur CNN. Un petit avion vient de heurter le World Trade Center.

— Mettez-moi CNN sur les écrans ! crie Sliney51.

Et voilà les plus hautes autorités de l’aviation, devant l’écran géant du centre de contrôle où elles gèrent tout le trafic aérien de l’Amérique, en train de se tourner vers la télévision. Quel est l’imbécile qui a pu faire une erreur pareille un jour de si beau temps ? se disent-elles. Personne n’imagine qu’il peut s’agir de l’American Airlines 11, l’appareil dont ils viennent de perdre la trace aux environs de Manhattan. Jamais un pilote de 767 ne heurterait le plus haut gratte-ciel de New York dans un ciel aussi clair, c’est tout simplement impossible !

8 h 49

Dans la tour sud, celle qui n’a pas été touchée, les gens hésitent. Que doivent-ils faire ? Rester dans leur bureau ? Evacuer ? Certaines entreprises demandent à leurs employés de quitter les lieux, telle la banque Morgan Stanley, qui occupe plus de 20 étages dans cet immeuble. Mais une annonce, soudain, grésille dans les haut-parleurs et vient semer la perturbation :

— Ne quittez pas les étages, cette tour-ci n’est pas concernée, regagnez vos bureaux52 !

Beaucoup d’employés, dociles, obéissent à la consigne et remontent dans leur lieu de travail. Un groupe de personnes qui étaient descendues jusqu’au rez-de-chaussée reprend calmement l’ascenseur sur les conseils des agents de sécurité. La Bourse ouvre à 9 heures, chacun regagne son bureau. C’est le cas de Stephen Mulderry, un employé d’une petite société financière53 qui se trouve au 88e étage de la tour sud. Il appelle rapidement son frère Peter :

— J’étais juste à la fenêtre, lui raconte-t-il, mais, mon Dieu, je ne sais pas si les gens tombent ou sautent, mais j’ai vu des gens se précipiter vers la mort.

— Oh, my God !

— Ce sont des êtres humains…, poursuit Stephen, sous le choc, presque incrédule.

Il voit les téléphones clignoter, signe qu’on l’appelle. Il tente de reprendre pied :

— Il faut que j’y aille. Les lumières clignotent, le marché va ouvrir54.

Stephen se remet au travail. Comme des centaines de ses collègues.

8 h 50

Le responsable de la sécurité incendie de la tour nord, Lloyd Thompson, ordonne l’évacuation du building par haut-parleurs. Mais le système de communication est détérioré, et son ordre n’est pas entendu.

Ça y est, les premiers pompiers arrivent sur les lieux, quatre minutes seulement après le crash. Joseph Pfeifer, le chef de bataillon n° 1, a été le premier à réagir ; il a donné l’alerte douze secondes après l’impact :

— On a un avion qui vient de se crasher dans les étages supérieurs du World Trade Center, a-t-il annoncé dans sa radio sur un ton posé et professionnel. On a plusieurs étages en feu, on dirait que l’avion a visé le building, commencez à déployer les compagnies dans le secteur.

Pfeifer se trouvait dans la rue, avec Jules Naudet, un jeune Français qui réalise, avec son frère Gédéon, un reportage sur sa compagnie. La caméra était branchée, Jules a eu le réflexe de la lever vers la tour en entendant le rugissement de l’avion55. Ils sont restés avec l’équipe qui s’est rendue à toute allure au World Trade Center. Leur caméra continue de tourner.

Sur place, les pompiers découvrent l’étendue du désastre : le hall de la tour nord est noirci par la boule de feu descendue des étages, des gens appellent à l’aide de tous côtés, certains gravement brûlés. Près de l’entrée, deux personnes sont en flammes… Avec décence, Jules détourne sa caméra. « Non, ça, je ne peux pas le filmer56… »

8 h 52

Il y a maintenant quatre unités de pompiers sur les lieux. Ils le comprennent tous en arrivant, la situation est très grave. Aucun des 99 ascenseurs ne semble fonctionner. Des gens chutent du haut de la tour et… s’écrasent régulièrement à quelques mètres d’eux. Chaque coup sourd qui résonne dans le hall, c’est un être humain qui disparaît.

Deux hélicoptères de la police sont envoyés au-dessus de l’immeuble touché pour faire un état des lieux. Ce sont eux qui, sur leurs fréquences, informent les tours de contrôle des aéroports voisins de ce qui vient de se passer. Normalement, il devrait y avoir des pompiers à bord pour évaluer la situation et transmettre des informations précieuses pour les équipes de secours au sol et dans la tour. Mais les deux organismes n’ont pas l’habitude de communiquer. La police n’a tout simplement pas pensé à contacter les pompiers, les pompiers ne l’ont pas demandé… Ce que voient les hélicoptères n’est donc pas transmis au chef Pfeifer, qui, dans le hall, a beaucoup de mal à se faire une idée d’ensemble.

Policiers et pompiers établissent leurs PC au pied des tours, les premiers au coin de Church Street et de Vesey Street ; les seconds dans le hall de la tour nord. Chacun de leur côté. C’est bien connu, les deux corps ne s’aiment pas, ils sont en rivalité. Ils ne peuvent, dit-on, se mettre d’accord que sur une seule question : la date de leur match de boxe annuel57. Il y a quelques semaines, en juillet, le maire Rudy Giuliani a bien tenté d’atténuer cette rivalité, il a édicté une directive pour les situations d’urgence à New York susceptible d’éviter les conflits de compétence entre police, pompiers et Autorité portuaire58. Mais il n’y a pas encore eu d’exercice commun au World Trade Center.

Et puis, il y a la fameuse question des fréquences… En 1998, la municipalité a choisi de nouveaux modèles de radio numérique (des Motorola XTS 3500R), plus puissants que les précédents et capables de transmettre à travers les murs épais de béton ou d’acier des gratte-ciel. Ils devaient être communs à la police et aux pompiers. Mais les pompiers n’en ont pas voulu finalement, trop compliqués à utiliser, peu fiables selon eux, et ils ont repris leurs vieux appareils (des Motorola Saber)59. Les belles radios qui devaient unir police et pompiers ont été remisées dans les placards.

Ce jour-là, on ne communique donc pas sur les mêmes canaux. Les agents de l’Autorité portuaire utilisent une fréquence locale de faible portée, et les pompiers ont leur propre système. Après l’attentat de 1993, on a installé dans les tours jumelles des relais répétiteurs qui augmentent la puissance de leurs signaux. En cas d’urgence, on peut les activer à partir de postes de sécurité dans le hall. C’est ce que s’efforce de faire immédiatement le chef des pompiers… Hélas, dans la tour nord, le répétiteur fonctionne mal. Du rez-de-chaussée, le chef a donc des difficultés à joindre ses équipes qui sont en train de monter dans les étages. Il n’entend pas non plus le message de Timothy Hayes, l’officier qui pilote l’un des hélicoptères (Aviation 14), émis sur une autre fréquence :

— Je confirme que nous avons des gens qui tombent de l’immeuble en ce moment. On dirait que les quatre côtés sont ouverts… Beaucoup de flammes60

D’en bas, on voit en effet des gens accrochés aux fenêtres qui font des signes désespérés, d’autres qui se jettent dans le vide… C’est tout ce que l’on sait.

8 h 55

Dans la tour sud, Phil Hayes, l’adjoint du responsable de la surveillance incendie, fait une annonce sur le circuit général des étages :

— Votre attention, s’il vous plaît, Mesdames et Messieurs. L’immeuble 2 est en sécurité. Il n’est pas nécessaire d’évacuer l’immeuble 2. Si vous êtes en train d’évacuer, vous pouvez emprunter les portes et les ascenseurs pour retourner à vos bureaux. Je répète, l’immeuble 2 est en sécurité.

Phil Hayes croit bien faire. Il faut éviter d’encombrer le rez-de-chaussée et le parvis avec des milliers de personnes supplémentaires qui gêneraient le travail des secouristes et l’évacuation de la tour voisine. Malgré son annonce, certains occupants de la tour sud choisissent de descendre et une foule, près de 200 personnes, s’agglutine au sky lobby du 78e étage où on prend la correspondance pour les ascenseurs express qui descendent directement au rez-de-chaussée.

8 h 56

Encore un appel général dans la tour nord : on demande à tous de rejoindre les points de sécurité, et d’évacuer le bâtiment. Mais le système de communication est endommagé, les interphones d’alerte ne fonctionnent pas. De partout, les occupants de la tour tentent d’appeler le 911. Et tombent généralement sur le même message : « All circuits busy » (Toutes nos lignes sont occupées). Les quelques personnes affolées qui parviennent à joindre un opérateur ne sont pas mieux renseignées : les standardistes du 911, eux non plus, ne savent rien sur le crash. Ils ignorent quels sont les étages concernés, et ne peuvent donc pas répondre à tous ceux qui leur demandent s’ils doivent descendre ou monter.

— Restez sur place et attendez les secours, conseillent-ils dans le doute.

C’est ce que prévoit la procédure61. On ne bouge pas et on attend62.

Ils ne savent pas que, sur place, dans le hall de la tour en feu, les chefs des pompiers donnent une tout autre consigne :

— Evacuez au plus vite ! Pas seulement la tour nord, mais aussi la tour sud !

Presque au même moment, le chef des policiers du port autonome, Anthony Whitaker, lance le même ordre sur son propre circuit radio63. Il faut faire sortir tout le monde de là !

Plusieurs étages sont en feu, au moins cinq, de 1 000 mètres carrés chacun. Que faire ? Personne n’a prévu une telle situation. Même si les pompiers les atteignent, il leur sera impossible d’arroser une telle superficie avec leurs tuyaux, et puis comment les alimenter en eau ? Le chef Pfeifer et ses collègues prennent alors une décision stratégique : on ne cherche pas à éteindre l’incendie, mais à secourir le maximum de personnes.

Mais pour cela, il faut s’approcher au plus près du foyer, vers le 70e étage. Une première unité de pompiers s’engage dans l’escalier C. Chaque sauveteur est lourdement chargé : le casque, la bouteille d’oxygène, le blouson, la radio. Vingt-cinq kilos… Certains portent en plus un rouleau de tuyaux (plus de 13 kilos), parfois une hache, une corde… Les premiers s’épuisent à monter en file indienne dans des escaliers de plus en plus encombrés par les gens qui cherchent, eux, à descendre. Très vite, ils réalisent que leurs radios passent mal. Ils sont régulièrement coupés de leur commandement, sans consignes, sans informations…

Là-haut, luttant pour stabiliser son appareil près de la colonne de fumée, l’un des pilotes d’hélicoptère confirme qu’il ne peut pas atterrir sur le toit :

— C’est trop noyé dans les flammes et la fumée est très épaisse64.

Il faudrait le faire savoir aux personnes piégées dans la tour : toute évacuation par le toit est vaine. Il ne sert à rien de monter… Les agents du 911 ne recevront pas non plus cette information précieuse, et ne pourront donc pas la communiquer.

Dans toute la ville, maintenant, on se mobilise. La police de New York fait passer le niveau d’alerte à 4, le plus haut. Elle envoie près d’un millier de policiers en renfort, notamment pour canaliser le trafic dans le sud de la ville. Partout, des médecins, des ambulanciers, des policiers et des pompiers qui ne sont pas en service, certains retraités, abandonnent leurs activités, prennent leur équipement et se dirigent vers les tours. Ils ont compris que quelque chose de terrible est en train d’arriver. Ils veulent aider.

8 h 57

« Branchez les télés ! »

A Washington, la consigne s’est répandue dans les couloirs de la Maison-Blanche. On a suspendu les réunions qui venaient de démarrer et on s’est regroupé devant les écrans.

Dans son bureau, le vice-président Dick Cheney regarde lui aussi la petite télé posée sur un meuble en noyer vernis. Il s’apprêtait à travailler à ses prochains discours avec John McConnell, son speechwriter, quand sa secrétaire lui a annoncé la nouvelle.

— Le ciel est clair, comment diable un avion peut-il percuter cette tour ? commente à son tour le vice-président, de sa voix assourdie65.

Comme à l’accoutumée, il garde son calme. Un accident… Qu’est-ce que cela pourrait être d’autre ?

Le détournement de l’American Airlines 11 s’est produit il y a plus d’une demi-heure déjà, les contrôleurs ont capté les appels au secours des hôtesses immédiatement après l’intervention des preneurs d’otages, mais aucune agence fédérale n’a encore été prévenue. L’information s’est limitée à l’aviation civile, et encore : l’administratrice générale n’a pas reçu confirmation. Ni le président des Etats-Unis, ni le Pentagone, ni la Maison-Blanche, ni la conseillère à la sécurité nationale des Etats-Unis n’ont été alertés. Les plus hautes autorités de l’Etat regardent sur CNN cet étonnant… accident d’avion.

Des journalistes, pourtant, s’interrogent. Sur ABC, la présentatrice Diane Sawyer a déjà émis un doute. La chaîne nationale vient d’interrompre sa célèbre émission du matin, Good Morning America, un mélange d’infos et de talk-show dans une atmosphère cosy. Ce matin, on parlait gentiment de la longévité des chiens et des chats, et du mariage… Après la publicité, dès 8 h 51, Diane Sawyer a changé de ton et s’est adressée aux téléspectateurs avec gravité :

— Nous venons juste de recevoir une information selon laquelle il y aurait eu une sorte d’explosion dans le World Trade Center à New York… L’image montre la tour en feu… Un avion a peut-être heurté l’une des tours…

Et tout de suite, elle fait, avec prudence, l’hypothèse d’une attaque terroriste. Un commentateur de la chaîne ajoute :

— Si c’est un avion, on ne sait pas si cela est accidentel ou délibéré.

Au même moment, à la Maison-Blanche, l’agent du Secret Service en faction devant le bureau du vice-président reçoit un appel : il s’agirait d’un avion commercial.

8 h 58

A Sarasota, en Floride, les agents des services de sécurité se sont déployés devant l’entrée de l’Emma E. Booker Elementary School, un établissement moderne entouré d’arbres qui détonne dans ce quartier pauvre de la ville. La limousine du président et les voitures du convoi sont alignées dans l’allée, les membres du Secret Service sont sur les dents. Le président vient d’arriver. Il s’apprête à saluer la directrice de l’école, Gwendolyn Tosé-Rigell, lorsque Karl Rove, son conseiller politique, s’approche et lui chuchote à l’oreille66 :

— Un avion vient de percuter le World Trade Center. Un petit bimoteur…

Percuter le World Trade Center ! Comment peut-on faire une erreur aussi stupide ? George Bush réagit en ancien pilote, stupéfait. Comment un tel accident est-il possible ? Ce doit être un avion de tourisme, avec un type inexpérimenté aux commandes.

Condoleezza Rice, lui glisse-t-on, veut lui parler. La conseillère pour la sécurité nationale est au bout du fil, depuis son bureau de la Maison-Blanche.

— Je dois prendre un appel téléphonique urgent, lance le président en s’excusant auprès de la directrice de l’école qui allait lui présenter ses assistantes.

Il se laisse guider vers une salle à l’écart qui a été convertie par le Secret Service en centre de communication pour le staff de la Maison-Blanche. Des appareils téléphoniques noirs, larges et imposants, des « Stu-III » utilisés par la NSA, ont été installés par les agents. L’équipement suit le président à chacun de ses déplacements et lui permet d’avoir des communications cryptées67.

— C’est un petit avion, indique aussi Condi au président.

Elle n’en sait pas davantage. La conseillère à la sécurité nationale vient d’apprendre la nouvelle par la télévision. Comme tout le monde. Tout en parlant avec le président, elle garde un œil sur l’écran… Les journalistes de CNN, qui s’activent dans la grande salle de rédaction à Atlanta, viennent de réussir à joindre quelqu’un à New York, un vice-président de la chaîne qui se trouve sur place68. Et il donne une autre version :

— J’ai vu un avion survoler New York à une altitude anormale, témoigne-t-il d’une voix calme. Il a foncé directement dans la tour. Il s’agit d’un gros avion commercial à deux moteurs, sans doute un 737. L’avion doit être encastré dans la tour…

— C’est peut-être un avion commercial, rectifie Condi Rice au téléphone. C’est tout ce que nous savons pour le moment, monsieur le Président.

George Bush est éberlué. Un avion de ligne ! Ce doit être le pire pilote au monde pour percuter un gratte-ciel un jour où la visibilité est parfaite ! A moins, se dit-il, qu’il n’ait eu un infarctus69… Mais il n’y a pas de poste de télévision dans la salle70, impossible de se faire une idée…

— Tenez-moi au courant, dit-il à Condi Rice en raccrochant.

Le président se tourne vers Dan Bartlett, son directeur de la communication, et demande qu’il lui prépare tout de suite une courte déclaration à ce sujet, quelque chose pour assurer de son soutien total les équipes de gestion de crise. Il s’en servira après la leçon de lecture.

Les élèves et les professeurs sont tous rassemblés dans la salle de classe voisine, ainsi que les journalistes et les photographes. Il ne faut pas faire attendre les enfants.