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Le gouvernement fantôme

9 h 42

Pour l’aviation civile, le cauchemar n’est pas fini : on est aux prises avec un autre avion. Encore un ! Cette fois, c’est le centre de contrôle de Cleveland qui a donné l’alerte. Et c’est encore un avion de United Airlines qui est en cause, le vol 93. Celui-ci a décollé à 8 h 42 de Newark, l’un des aéroports de New York, à destination de San Francisco, avec vingt-cinq minutes de retard dues à l’encombrement du trafic. Après quarante-cinq minutes de vol, tout semblait OK. La trajectoire et l’altitude étaient bonnes, et le commandant de bord, Jason Dahl, avait répondu normalement au message-texte que l’aiguilleur de United Airlines, Ed Ballinger, avait lancé : « Attention à une intrusion dans vos postes de pilotage. Deux avions ont heurté le World Trade Center. »

« Ed, confirmez votre dernier message, please », a répondu Jason Dahl, incrédule.

Mais peu après, le contrôleur de Cleveland ainsi que les pilotes des avions circulant dans le secteur ont perçu une communication radio alarmante en provenance du vol 93, des bruits de lutte dans le poste de pilotage et des appels au secours.

— Mayday ! a crié une voix, sans doute celle du commandant.

Puis :

— Sortez de là, sortez de là !

Le contrôleur a constaté que l’avion était en descente rapide, il a répété ses appels : « United 93, checking in 3.5.0. »

Sans réponse. Jusqu’à cette nouvelle annonce :

— Ici le commandant de bord. Restez assis, nous avons une bombe à bord.

L’avion est maintenant monté à 12 000 mètres. Nouvelle transmission radio :

— Euh… C’est le capitaine, dit une voix à l’accent prononcé. On aimerait que vous restiez tous assis. Il y a une bombe à bord, et nous retournons à l’aéroport, et… restez assis.

Pas plus que ses complices, le pirate Ziad Jarrah, qui a pris le contrôle de l’appareil, ne sait se servir de la radio de bord. Il croit s’adresser uniquement aux passagers.

— United 93, compris que vous avez une bombe à bord. A vous153, tente le contrôleur.

Pas de réponse. Le signal du transpondeur a disparu. On arrive quand même à localiser l’avion au radar : il a viré vers l’est puis le sud154.

Le contrôleur se déleste de la gestion des autres avions du secteur sur ses collègues pour se concentrer entièrement sur United 93. Mais dans la confusion, les pilotes d’un avion de Delta Airlines, parti de Boston pour Los Angeles, négligent de changer de fréquence. Le nouveau contrôleur s’inquiète, il leur intime l’ordre d’atterrir à Cleveland. L’avion fait un vaste virage inattendu… Confusion. Inquiétude… Delta 1989 est lui aussi ajouté à la liste des avions suspects155.

9 h 42

A la Maison-Blanche, dans la Situation Room, Brian Stafford, le patron du Secret Service, passe discrètement un petit mot à Richard Clarke : « Les radars montrent qu’un avion se dirige vers nous. »

C’est Barbara Riggs, une ancienne du Secret Service elle aussi156, qui vient de l’alerter depuis le siège de l’agence. Là, les services ont un dispositif spécial qui leur permet de se brancher sur les radars de l’aviation civile en temps réel.

— Je vais évacuer la Maison-Blanche, dit Stafford.

La nouvelle du crash d’un troisième avion sur le Pentagone leur parvient au même moment.

— Et le COG ? demande Paul Kurtz, un membre de l’équipe du contre-terrorisme de la Maison-Blanche.

Le COG ! C’est le plan secret Continuity of Government (« Continuité du gouvernement »). Imaginé dans les années 1950, rafraîchi sous Ronald Reagan157, véritablement institué en 1988158, il a été conçu pour « maintenir la survie nationale en cas d’attaque nucléaire contre Washington » et préserver les fonctions essentielles de l’Etat. Un vrai scénario hollywoodien : en cas de menace nucléaire imminente, on envoie les principaux personnages de l’Etat dans des lieux « alternatifs » et secrets, des bunkers sous les montagnes, spécialement aménagés et protégés des radiations. Le président, le vice-président, le speaker de la Chambre, tous ceux qui font partie de l’ordre de succession et sont susceptibles de remplacer le président au cas où celui-ci serait en état « d’incapacité » y sont emmenés de toute urgence159. Par précaution, pour ne pas risquer d’être touchés en même temps, ils doivent être dispersés sur des sites différents.

L’un des lieux les plus importants se trouve à Mount Weather, à Bluemont, en Virginie, à 77 kilomètres de Washington : un gigantesque complexe y est édifié, véritable petite ville souterraine où on peut survivre pendant plusieurs semaines en autonomie totale. Connu sous le nom de High Point, le centre a été construit en 1959 et serait susceptible d’accueillir quelques milliers de personnes. Il est doté d’un hôpital, d’une petite centrale électrique, d’un studio de radio et de télévision, d’énormes réserves d’eau potable, d’un crématorium160… C’est aussi le centre des opérations pour l’Agence fédérale de gestion de crise (FEMA) qui, de là, peut communiquer par un réseau spécial avec toutes les agences et tous les Etats.

Il y a également le fameux site R, dans la Raven Rock Mountain, à la frontière de la Pennsylvanie et du Maryland, qui était jusqu’en 1953 une espèce de Pentagone de secours et qui sert maintenant d’équipement pour le COG161. Au total, quelque 75 sites de « relocalisation » d’urgence permettent de reconstituer une sorte de Washington secret pouvant abriter une administration alternative avec les principales personnalités de l’Etat.

Tout cela ressemble à un film, mais c’est une affaire très sérieuse. Des exercices de simulation sont d’ailleurs parfois organisés162. Richard Clarke a ainsi séjourné un moment dans un désert en se comportant comme si le reste du pays avait été vitrifié163, Dick Cheney et le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld ont eux aussi joué à la guerre nucléaire, planqués dans des bunkers.

Le dispositif a fait l’objet de vives critiques, certains l’accusant d’être trop confus, trop dangereux (les sites, connus des Russes, seraient les premières cibles des missiles), de trop éparpiller les responsables de l’Etat, ou encore de menacer la démocratie. Car les fonds alloués pour l’entretien et le fonctionnement des centres souterrains, qui se comptent en milliards de dollars, ne sont pas explicitement votés par le Congrès. Et surtout, le plan prévoit, lors d’une crise majeure, des délégations d’autorité peu constitutionnelles : au cas où l’exécutif et une partie du Congrès seraient anéantis, une loi martiale s’appliquerait et un shadow government – un gouvernement de rechange – doté de pouvoirs exceptionnels serait institué164.

A ce jour, le plan « Continuité du gouvernement » n’a encore jamais été mis en application. Normalement, c’est le président des Etats-Unis lui-même qui doit le déclencher. Mais le président n’est pas là.

— Comment je fais pour le déclencher ? demande Clarke.

— Vous n’avez qu’à me le dire, c’est tout, répond le coordinateur spécial chargé du plan.

— Allez-y ! ordonne Clarke.

Certes, le plan est prévu en cas d’attaque nucléaire, dans l’hypothèse où Washington et les grandes villes américaines seraient anéanties par des missiles. Il est donc mal adapté à la situation du jour : les responsables de l’Etat vont être éloignés de Washington, dispersés, ce qui va rendre plus difficiles les communications et l’organisation de la riposte au terrorisme. Mais on n’a rien de mieux. Ordre est donc donné aux agences fédérales de mettre en œuvre leur « centre alternatif » à l’extérieur de la capitale165. Le gouvernement des Etats-Unis entre dans la clandestinité.

9 h 42

A Sarasota, en Floride, le convoi présidentiel débouche en trombe sur le tarmac de l’aéroport par une entrée latérale, et freine sous les ailes d’Air Force One. L’avion est en alerte, prêt à décoller. Des agents armés de fusils d’assaut sont postés tout autour. Deux hôtesses, le visage grave, attendent le président en haut de la passerelle avant. Elles ont l’air si accablé que, dans un geste dont il est coutumier, il les serre un moment dans ses bras.

— Ça va aller, leur dit-il.

Puis il se tourne vers les agents du Secret Service :

— Assurez-vous que la Première Dame et mes filles sont sous protection, lance-t-il166.

Les agents sont de plus en plus nerveux et directifs :

— Monsieur le Président, répond l’un d’eux, il faut vous asseoir le plus vite possible.

Il n’est plus temps de serrer des mains ou de poser pour des photos. George Bush gagne rapidement sa cabine privée située dans le nez de l’appareil et demande qu’on le laisse seul.

Au fond, les agents s’impatientent :

— Allez, allez, allez ! hurlent-ils aux membres de la suite présidentielle167.

Les journalistes sont poussés vers la porte arrière et soumis à une fouille supplémentaire. Ils accompagnent le président depuis le début du voyage et sont accrédités. Mais on ne sait jamais… Tous les bagages, même ceux des membres du staff qui sont dûment badgés, sont reniflés par des chiens détecteurs d’explosifs. C’est ici que l’on inaugure ce qui va vite devenir le quotidien des aéroports du monde entier et le cauchemar des passagers : les contrôles de sécurité renforcés.

— Si vous n’êtes pas indispensable, vous n’entrez pas dans cet avion ! crie un attaché militaire sans pour autant que cela tire à conséquence. Nous devons nous dépêcher et partir d’ici168.

9 h 45

Dans l’avion qui roule déjà vers la piste, George Bush s’est installé à son bureau. Devant lui, la ligne téléphonique sécurisée. Sur le dossier du fauteuil l’attend son gilet de bord frappé des mots « Air Force One ». La suite présidentielle est située dans le nez de l’avion, en dessous du poste de pilotage et de la salle des communications. Elle dispose de l’essentiel : un bureau personnel où le président peut recevoir, travailler et téléphoner sur des lignes cryptées, une chambre avec salle de bains, une cellule médicale où on peut intervenir en urgence (un médecin est toujours à bord). Un long couloir jouxtant les cuisines sépare l’espace présidentiel de la confortable salle de conférences au milieu de l’appareil. A l’arrière de l’avion viennent ensuite un cabinet de travail, puis deux compartiments passagers avec quelques rangées de sièges. Les journalistes sont installés tout au fond.

Air Force One est plus qu’un avion. C’est une légende. Aux Etats-Unis, on l’appelle la Flying White House, la « Maison-Blanche volante », et certains vouent à l’appareil un culte maniaque. En théorie, ce Boeing 747 (par commodité, il y a en réalité deux Air Force One, en tout point identiques) peut en effet faire office de Bureau ovale bis, tel un centre de commandement mobile. Il se ravitaille en vol, et n’a donc pas de limitation de distance. Les systèmes de communication, que gèrent les officiers du premier étage, sont destinés à être utilisés en liaison avec les lignes sécurisées au sol, et peuvent se substituer à ceux des centres de commande en cas d’attaque. A bord, le président peut donc assurer presque normalement ses fonctions. Telle est en tout cas la théorie.

De son bureau volant, George Bush appelle tout de suite « Vice ». Le vice-président Dick Cheney est toujours dans son tunnel, sous la Maison-Blanche. Cela fait un bon moment qu’il attend d’entrer en communication avec le président.

— On dirait qu’on a une petite guerre, dit George Bush. Je suis au courant pour le Pentagone. Quelqu’un va devoir payer169.

Le président demande que l’on tienne au courant les leaders du Congrès, et il fait part de son désir de rentrer à Washington. Cheney s’y oppose fermement : non, ce n’est pas prudent.

— Retardez votre retour. On ne sait pas bien ce qui se passe ici, mais il semble qu’on soit visés170. Vous ne pouvez pas rentrer avant qu’on comprenne ce que c’est que ce bordel !

En 1975, Cheney, alors directeur de cabinet du président Ford, avait déjà réfléchi à ce type de situation. Il avait demandé aux avocats de la Maison-Blanche de lui indiquer les procédures à appliquer au cas où il faudrait assurer la continuité du gouvernement171. Il le sait : la première mesure en cas d’attaque, c’est de faire en sorte que le président et le vice-président ne se trouvent pas au même endroit. Il faut donc qu’Air Force One prenne le ciel sans tarder.

Condi Rice plaide aussi au téléphone, et en vient à élever la voix :

— Vous ne pouvez pas revenir maintenant ! s’écrie-t-elle.

Au moment où tous les avions américains reçoivent l’ordre d’atterrir immédiatement, un seul a l’autorisation de décoller : celui du président. Pour aller où ? Personne ne le sait. Pas même le pilote.

9 h 46

L’avion 93 est à vingt-neuf minutes de Washington, annonce-t-on au commandement de l’aviation civile de Herndon. A-t-on demandé aux militaires l’envoi de chasseurs ? On ne sait pas où ils en sont. Devant ses écrans, Ben Sliney est sur les nerfs : tous les avions en l’air peuvent se transformer en missiles. Lequel est devenu un ennemi ? Sur l’écran géant de la salle de contrôle, il voit toujours la séquence obsédante du crash des avions sur les tours que CNN diffuse en boucle.

— Enlevez-moi cette image ! ordonne-t-il, écœuré.

 

A la Maison-Blanche, dans le bunker souterrain, on s’impatiente. Norman Mineta, le secrétaire aux Transports, s’est adressé à Monte Belger, administrateur adjoint de la FAA :

— Monte, mettez-moi tous ces avions au sol172 !

On ne sait pas que Ben Sliney a déjà pris cette décision de sa propre initiative, quatre minutes plus tôt. Deux fois valent mieux qu’une.

 

Au-dessus, dans la Situation Room, l’équipe de Richard Clarke se demande toujours quel est l’avion qui vient de se crasher sur le Pentagone. Intervenant dans la vidéoconférence depuis son QG de Washington, Jane Garvey, la patronne de l’aviation civile, ne peut répondre avec précision. On ne sait pas non plus ce que fait l’armée de l’air. Et pour cause : elle ne participe pas à la réunion.

 

A Rome, le commandement militaire nord-est, sous la direction de Bob Marr, prépare en urgence un plan de bataille pour déployer les chasseurs. Le commandant général Arnold a déclaré l’alerte générale pour tous les avions de la défense. Priorité : protéger les villes américaines. On donne à chaque secteur un nom de code – Yankees pour New York, Redskins pour Washington –, on décide de leur altitude (les chasseurs devront voler bas) et des fréquences de communication173.

 

Dans la War Room du Pentagone, on vient d’apprendre qu’un nouveau détournement est peut-être en cours. Il s’agirait, dit-on, du vol… Delta 1989. Qui peut confirmer ? L’aviation civile n’est toujours pas dans la boucle. Ici, on est chargé de faire la liaison entre le sommet de l’Etat et l’armée de l’air. Mais le secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, n’est toujours pas là. Et on n’a toujours aucune information en provenance du président.