Chapitre 22
Daniel a d’abord cru que c’était une erreur. Il y a dix minutes à peine, à vingt-trois heures moins dix, le taxi l’a laissé dans ce coin désert du nord-est de Montréal, une rue ne comportant que des commerces fermés, dont cette sorte de grand supermarché abandonné, aux fenêtres condamnées, sans aucune lumière ni signe de vie. Daniel a eu beau consulter son papier : c’était bien l’adresse de Push your limits.
Puis, frissonnant sous le petit vent frisquet qui traversait aisément sa chemise (il aurait dû s’acheter un manteau) et contrastait avec la chaleur de l’après-midi, le PDG a cherché une porte pour entrer dans cet entrepôt fantôme. Il a fini par trouver, à l’arrière, une ouverture qui donnait sur un escalier descendant sous l’immeuble. L’impression de suivre une fausse route a persisté une fois en bas : une cave, tout en ciment, avec quelques colonnes défraîchies pour soutenir la structure. Des ampoules suspendues éclairaient inégalement l’ensemble. Ne pouvant voir convenablement avec ses lunettes noires, Daniel s’est résigné à les enlever avant de se mettre en marche, jetant un œil perplexe vers une ouverture, dans un mur, qui menait manifestement à une salle de bains (on entrevoyait des lavabos à l’intérieur).
Heureusement, il a fini par entendre un brouhaha, comme si des gens discutaient, et, en tournant le coin, au bout, il a vu une autre salle, plus modeste, qui renfermait une cinquantaine de personnes. C’est à ce moment qu’il a enfin su qu’il était au bon endroit.
Et maintenant, parmi cette petite foule, la casquette enfoncée au maximum, il attend comme les autres qui, pour la plupart, discutent en groupes de deux ou trois, comme des gens normaux qui attendraient en file au cinéma. Au fond de la salle, une porte close, vraisemblablement l’entrée officielle. Sans doute sera-t-il fouillé, mais il y a pensé : il a laissé le revolver à l’appartement. Par contre, il a apporté tout l’argent qui lui reste, presque quatre mille dollars. Fébrile à l’idée de reconnaître son fils, il tente de discerner les visages autour de lui, tâche qui serait plus aisée s’il pouvait louvoyer parmi cette meute. Mais il n’ose pas bouger, de peur d’attirer l’attention. La variété des gens sur place est étonnante : de vingt à cinquante-cinq ans, des élégants et des relâchés, quasiment autant de femmes que d’hommes. Daniel se dit que les membres du site doivent être très minoritaires ici. Mais il peut tout de même y en avoir, donc prudence. D’ailleurs, il croit reconnaître un homme d’affaires qu’il a croisé une ou deux fois dans des cocktails.
En tout cas, aucune trace de Simon. Daniel sent le découragement poindre ; mais il y a encore des visages qu’il n’arrive pas à voir. Comme ce gars, de dos, dont la coupe de cheveux et la stature lui rappelle quelqu’un…
Charron ?
Se fait-il des idées ? Il avance de quelques pas entre les gens, dans l’intention de mieux distinguer la silhouette familière. Mais en se déplaçant ainsi, il remarque un homme dans la quarantaine, barbu et grassouillet, qui le fixe avec attention. Un homme portant des vêtements griffés, aux cheveux bien peignés, à l’allure très class…
Un gars qui pourrait très bien être membre du site.
Daniel se détourne rapidement et enfonce encore davantage sa casquette, les bras couverts de chair de poule. Bon Dieu ! Est-ce qu’il va paniquer comme ça chaque fois que quelqu’un le regardera plus de deux secondes ?
— La dernière fois, man, y a sept mois, j’avais eu envie de fourrer l’obèse, mais criss, j’avais pas osé.
Discussion que Daniel entend malgré lui, entre deux jeunes hommes aux tignasses hirsutes. Daniel, sans les regarder, ne peut s’empêcher d’écouter.
— Mais s’ils ont encore une grosse à soir, je me la fais, man, j’te le jure ! Imagines-tu ? Fourrer une grosse salope de quatre cents livres ! Devant tout le monde, en plus !
— Moi, je me tape un transsexuel à soir…
— Ah ! Mon ostie de fif !
— J’suis pas fif ! C’est comme une fille avec une queue ! Ça t’excite pas, toi ? La dernière fois, y en avait une ostie de belle ! Trois gars ont couché avec, tu te souviens pas ? Pis ils avaient pas l’air fifs, c’est certain !
Daniel a un mauvais pressentiment. Après une hésitation, il relève la tête et ose enfin s’adresser aux deux gars qui, de toute façon, n’ont pas le profil de membres de Hell.com.
— Excusez-moi, mais… Est-ce que cette soirée est uniquement sexuelle ?
Les deux gars le dévisagent, outrés.
— Qu’est-ce tu veux, toé ?
— Je ne cherche pas le trouble, les gars. Je veux juste savoir si les activités de la soirée sont uniquement sexuelles.
Les deux jeunes ont une grimace de suspicion, puis tournent carrément le dos au PDG qui insiste :
— Les gars, s’il vous plaît…
— Oui, c’est uniquement sexuel.
La réponse provient d’une voix féminine, à sa droite. Une femme dans la quarantaine, qui veut être sexy mais qui ne réussit qu’à être vulgaire, avec son visage trop maquillé et son parfum trop fort, sourit à Daniel avec exagération. Ce dernier demande :
— C’est quoi, comme soirée ?
— On offre une série de perversions sexuelles. C’est devant public. On va le plus loin possible. C’est drôle.
Le découragement, qui ne s’était que profilé tout à l’heure, s’abat maintenant comme une masse sur Daniel. Une soirée d’exhibitionnisme extrême. Simon ne sera pas ici, lui qui, selon Mike, veut carrément mettre sa vie en danger. Cet après-midi, le PDG a vécu quelques heures d’espoir, et maintenant, tout cela s’envole en quelques secondes. Il lui faudra attendre encore cinq jours le prochain événement.
La porte s’ouvre au même moment et un mastodonte chauve commence à faire payer les gens, qui se mettent en branle. Daniel s’apprête à s’éloigner lorsque la femme l’attrape par la main.
— Moi, je veux qu’on me vomisse dessus…
Daniel la dévisage, pas convaincu d’avoir bien entendu. La femme, la voix basse mais vibrante d’une excitation presque suppliante, poursuit :
— Pendant que je me fais fourrer, je veux qu’on me vomisse dessus. Pis si les spectateurs veulent participer, pas de problème. Ça te tenterait-tu, toi ?
Elle serre le bras de Daniel à le broyer.
— Hein ? Ça te tente-tu ?
Daniel n’arrive pas à articuler un seul mot. Il réussit à se libérer de la poigne de la femme et s’esquive rapidement. Derrière lui, la rumeur du groupe diminue de plus en plus et, après avoir tourné le coin et accédé à l’autre salle, il n’entend plus rien. Ce seul silence lui procure le plus grand bien et il ralentit le pas. Sa bouche est sèche, il boirait trois litres d’eau. Tandis qu’il marche vers l’escalier de la sortie, il aperçoit à nouveau cette salle de bains qui s’ouvre sur le côté et s’y dirige sans hésiter.
La pièce renferme trois cabines et un lavabo, pas d’urinoirs. Le seul éclairage provient de la salle qu’il vient de quitter et laisse donc l’endroit dans la pénombre. Daniel devine tout de même, aux murs de ciment lézardés, à l’odeur rance, aux bouteilles de bière vides et aux mégots de cigarettes sur le sol, que l’endroit n’est plus entretenu depuis longtemps. Le plancher est même cassé à deux ou trois endroits et quelques gros morceaux de marbre et de ciment gisent dans un coin. Y a-t-il encore de l’eau courante et potable ? Daniel va au lavabo, dont l’émail sale, fendu et noirci le fait grimacer, puis ouvre le robinet poisseux. De l’eau coule, mais malgré la pénombre, il devine qu’elle n’est pas tout à fait claire. Pas question de boire ça. Il ferme le robinet, ce qui lui permet d’entendre des pas tout près.
Deux silhouettes entrent dans la salle de bains obscure. Daniel, dont les yeux commencent à s’habituer, reconnaît le barbu de tout à l’heure, celui qui le fixait avec curiosité. L’autre est un gars aux cheveux rasés, dans la trentaine, et qui, avec son veston sur mesure, semble occuper le même rang social que son compagnon. Daniel ne bouge pas, et tandis qu’il sent la crainte le gagner, la voix de la raison tente de le convaincre qu’encore une fois il s’imagine des choses, que ce n’est qu’un hasard si ces gars-là sont venus pisser.
— J’avais raison, hein ? demande le barbu à son ami, sa voix répercutée par les murs sales de la pièce. Tu vois bien que c’est lui !
Cette fois, la peur explose dans le cœur du PDG.
— C’est dur à dire, on voit rien ! réplique le rasé.
Daniel ne bouge toujours pas, cherchant désespérément quelle attitude prendre. Celle de ne pas bouger et de les fixer bêtement n’est sûrement pas la meilleure. Pendant une seconde, on n’entend que les gouttes du robinet mal fermé, puis Barbu demande :
— Vous êtes Daniel Saul ?
— Pas du tout, répond le PDG avec une rapidité qui le trahit.
— Votre nom, c’est quoi ?
Cette fois, Daniel se met en marche. Il n’a qu’à sortir, voilà tout ! S’il semble sûr de lui, ça devrait fonctionner. En fonçant presque tête baissée, il bredouille :
— Je dois partir, messieurs, alors si vous…
Mais le barbu, grand et costaud, le retient par un bras.
— Mais oui, Marc, c’est lui ! Regarde-le !
— On dirait bien, souffle Rasé, stupéfait.
— Mais lâchez-moi, voyons ! Qu’est-ce que…
Sa phrase est interrompue par le poing de Barbu qui l’atteint directement sur la pommette gauche. La casquette s’envole tandis que Daniel titube par-derrière, avec l’impression que son visage entier entre en éruption volcanique, la lave de sa douleur se répandant partout, jusque dans son cou et son crâne. Il a à peine repris son équilibre qu’un second coup, gracieuseté du même commanditaire, l’atteint à nouveau, en plein sur son œil droit. Cette fois, la douleur ne se propage pas, mais se concentre en un seul point précis, et en s’écroulant sur le sol, Daniel est traversé par une pensée aussi absurde qu’incongrue.
… je tombe pour la troisième fois…
L’arrière de son crâne percute le sol et tout devient flou. Sur les rives de l’inconscience, il entend tout de même les deux hommes discuter avec agitation.
— Dix millions, Marc ! Cinq chacun !
— Voyons, on va pas… Tu veux vraiment qu’on le…
— Si je le tue tout seul, je garde l’argent pour moi ! Tu prendras la photo avec ton cellulaire !
Daniel, avec l’impression de se mouvoir dans de l’huile épaisse, redresse péniblement la tête. Son œil droit, amas de douleur électrique, ne lui procure plus aucune vision…
Il est crevé, mon Dieu, je suis sûr qu’il est crevé !
… mais son gauche lui permet d’entrevoir Barbu qui marche vers l’amas de gravats, se penche et ramasse un morceau de ciment de la grosseur d’un cantaloup. Et tandis qu’il s’approche de sa victime, Rasé va ramasser à son tour un débris plus petit en gémissant presque :
— OK, OK, je vais… je le fais aussi !
Daniel veut se relever mais, trop sonné, il retombe sur le dos. Il se redresse à moitié, ouvre sa bouche asséchée pour appeler à l’aide, mais le cri qui en sort est cassé, pathétique. Il voit les deux silhouettes obscures se dresser au-dessus de lui, hautes comme des falaises, avec chacune leur morceau de ciment en main. La voix presque inaudible, Daniel se met à supplier :
— Faites pas ça… Par pitié, faites pas ça… Faut que… que je retrouve…
— T’es prêt ?
Barbu lève son débris de ciment.
— …que je retrouve mon fils…
La masse s’abat au moment même où Daniel lève sa main gauche. Le morceau de ciment fracasse son poignet et la douleur fulgurante redonne à Daniel sa voix : il pousse un hurlement terrible qui recouvre totalement le craquement sinistre provoqué par la cassure de l’os. Le PDG se tortille de douleur en tenant son poignet cassé. Il entend toujours Barbu qui s’impatiente :
— Mais vas-y, toi aussi ! Envoèye, vas-y !
Malgré son extrême souffrance, il voit Rasé lever son morceau de ciment, hésiter, puis, en grimaçant de dégoût, le lancer gauchement, presque comme un enfant, vers sa victime qui ferme les yeux.
C’est fini, ça y est… Oh ! Simon, Simon !
Le morceau de ciment, lancé sans conviction, tombe tout près de sa tête et éclate en morceaux qui lacèrent son visage. Le fracas est assourdissant et explose dans l’oreille du PDG assourdi, qui n’entend même plus ses propres cris. Assourdies comme si elles provenaient du fond de la mer, les voix de ses bourreaux reprennent :
— Criss, qu’est-ce que tu fous ?
— Je… Je sais pas ! On est… on est pas des tueurs, voyons !
— Laisse-moi faire, ostie de lâche !
— Ça suffit. Laissez-le tranquille.
Une troisième voix, grave, chaude et calme. Une aide inespérée ? Daniel, le visage couvert de sang et de larmes, réussit à lever la tête. Un autre individu vient d’entrer, les traits noyés dans la pénombre. Paniqué par l’apparition de ce témoin imprévu, Rasé pousse un couinement étouffé et se sauve à toutes jambes, frôlant l’inconnu qui ne lui prête aucune attention. Barbu, lui, hésite toujours, son morceau de ciment entre les mains.
— De quoi tu te mêles, toi ?
— Je te donne trois secondes pour sortir.
Cette voix… Daniel la reconnaît maintenant, sans l’ombre d’un doute. Il gémit, encore plus désespéré qu’il ne l’était une minute plus tôt.
Barbu opte finalement pour le quitte ou double et lève son débris, prêt à frapper l’inconnu. Mais ce dernier fonce déjà sur lui. De son côté, Daniel se désintéresse de la scène. Non seulement il sait comment elle se conclura (Barbu va regretter sa témérité), mais s’il veut encore s’en sortir, c’est le moment pour lui de fuir. Accompagné en fond sonore par les bruits de lutte entre les deux hommes, Daniel tente de se relever. Un terrible étourdissement le secoue et il doit se mettre à quatre pattes, mais la pression ainsi exercée sur son poignet cassé déclenche un nouveau hurlement et il retombe, cette fois à plat ventre. Il tourne son œil valide vers les combattants et constate que Barbu est déjà au sol, vaincu.
— Allez, dehors, lui crache son agresseur.
Cette fois, Barbu ne joue pas les braves et, vacillant, sort de la salle de bains. Dans le silence, on n’entend plus, encore une fois, que le robinet qui goutte. Daniel se met sur le côté en grimaçant, tandis que la silhouette l’observe sans bouger.
— Tu sais que ç’a pris deux jours avant que les employés de l’hôtel se décident à entrer dans ma suite ?
L’ouïe du PDG est toujours assourdie, mais il entend tout de même les paroles qu’on lui adresse. Il entreprend de s’appuyer sur ses deux avant-bras pour pouvoir se relever. Toujours calme, l’autre continue :
— Évidemment, j’ai raconté qu’un inconnu m’avait attaqué, je n’ai pas parlé de toi. Nos querelles de couple ne concernent nullement la police, pas vrai ?
Lentement, Daniel commence à se redresser, en évitant de s’appuyer sur son poignet gauche. Il garde le silence, trop concentré sur ses efforts, le cœur battant à tout rompre, tandis que l’homme commence à avancer.
— Qu’est-ce que tu fais ici, Daniel ? J’ai été très surpris de te voir, tout à l’heure, au moment où tu quittais le groupe. Tu cherches toujours ton fils, c’est ça ?
Daniel est maintenant à genoux. Il baisse la tête un instant pour calmer le terrible étourdissement qui tourbillonne dans sa tête endolorie. Il a l’impression que son poignet est aussi gros qu’une citrouille et son œil droit n’a toujours pas recouvré la vue.
— Tu as donc eu accès au site, on dirait. Bravo. Et tes cheveux blonds, ta barbe mal rasée et cette ridicule casquette… Comme tu vois, ça n’a pas empêché le monde de te reconnaître. Comme les deux clowns de tout à l’heure… ou moi.
Daniel, presque debout, reçoit un troisième coup de poing dans le visage, beaucoup plus puissant que les deux précédents, et se retrouve à nouveau sur le dos, au centre d’une tornade nauséeuse. Il se met à tousser, hagard. Dans son champ de vision embrouillé, le visage de Charron apparaît, avec son rictus aux dents mal alignées.
— Ne t’inquiète pas. Je ne veux pas te tuer. Je t’ai bien trop admiré pour ça. Je t’ai bien trop…
Il s’interrompt et son rictus se transforme en grimace amère. Tout à coup, il retourne brutalement Daniel sur le ventre et ce dernier pousse un gémissement étouffé.
— J’avais tellement de beaux et grands projets pour nous deux, si tu savais ! Notre combat contre Dieu aurait été épique ! Ensemble, nous aurions été totalement, parfaitement unis !
Le PDG sent qu’on lui baisse le pantalon. Affolé, il trouve un sursaut d’énergie pour essayer de se redresser, mais Charron le maintient au sol avec une poigne incroyablement lourde.
— Tu as fait ton choix. Mais moi, j’ai toujours ce que je veux, Dan.
Deux mains froides remontent son bassin vers le haut. Daniel pousse un appel à l’aide aussi faible qu’inutile, en même temps qu’il entend la voix de l’investisseur cracher dans un mélange de triomphe et de tristesse :
— De gré ou de force !
La douleur est pire que ce qu’il aurait pu imaginer, comme si on lui enfonçait une paire de ciseaux dans l’anus puis qu’on les écartait au maximum. Le hurlement qu’il pousse est totalement animal, et tandis qu’il essaie de se dégager, une main saisit ses cheveux et lui frappe le front contre le sol. Toute force quitte instantanément Daniel. Son esprit devient confus, il ne combat plus la douleur, ni l’humiliation, ni l’horreur. Même la souffrance qui le pistonne violemment se désincarne graduellement, les grognements de plaisir de son agresseur ne sont que des échos lointains. Son œil valide, dont la vue est brouillée par le sang qui coule de son front, s’ouvre légèrement. La chambre de bains, sale et vétuste, se transforme, devient lumineuse, propre, blanche… Une salle de bains familière, dans laquelle il s’est trouvé il y a vingt-six ans… Un râle franchit ses lèvres :
— Mylène…
Le corps secoué par les assauts de Charron, il tourne légèrement la tête. Il voit des silhouettes entrer dans la salle de bains immaculée. Mylène, d’abord, avec son beau visage souillé, du sang sur les cuisses ; puis le mendiant qu’il a battu, la face tuméfiée ; enfin Philippe Bégin, le corps criblé de balles. Tous trois observent le viol, silencieux, parfaitement impassibles. Puis une dernière personne se glisse dans la pièce, un petit garçon de cinq ans qui vient se placer entre les trois autres. C’est Simon, tout jeune, si beau, si pur. Il sourit à son père et ce dernier, toujours empalé par le membre dévastateur de Charron, tend une main tremblante vers lui… mais ce dernier n’a plus cinq ans, maintenant, mais dix, et même s’il sourit toujours, une ombre recouvre son visage. L’insoutenable brûlure atteint maintenant le ventre de Daniel, qui ne peut s’empêcher de crier une nouvelle fois et de fermer les yeux une brève seconde, la main toujours tendue vers son fils. Lorsqu’il rouvre les paupières, les trois premiers personnages ont disparu. Il ne reste que Simon, qui a maintenant dix-sept ans et dont le visage n’est désormais que ténèbres, et ses yeux fixent son père avec une froideur désespérée. La main de Daniel devient suppliante.
— Simon…
L’adolescent tourne les talons, marche lentement vers la sortie de la pièce, et plus il s’éloigne, plus la lumière blanche diminue, plus les murs se fissurent, plus le plancher se souille… Tandis que Daniel laisse retomber sa main et ferme ses yeux débordant de larmes, Charron pousse un grognement sourd, le corps traversé d’un intense tremblement.
Daniel ne bouge plus, ne profère plus aucun son, même lorsque son agresseur se retire. Son corps et son âme ne sont plus qu’une seule et même globale douleur, si intense qu’il ne saurait préciser d’où elle émane, comme si la souffrance était désormais la seule référence. La voix de Charron, un rien haletante, lui parvient :
— Tu ne me reverras plus, Daniel. Je pars pour les États-Unis dans deux jours, pour travailler à ce projet dont je t’ai parlé…
Bruit de pantalon qu’on remonte, un ricanement, puis :
— Ils sont sur le point d’élire un messie comme président, là-bas… Y combattre Dieu n’en sera que plus stimulant, tu ne penses pas ?
L’homme au sol ne bouge toujours pas. S’il ouvre la bouche, il va hurler jusqu’à sombrer dans le néant. Charron s’adresse à lui une dernière fois, sans ironie cette fois, la voix grave, presque solennelle.
— Adieu, Daniel.
Puis ses pas s’éloignent, jusqu’à disparaître.
Silence. Bruit du robinet qui fuit.
Daniel a peur de bouger, peur de tomber en morceaux. Au bout de peut-être une demi-heure, pourtant, il se redresse avec la lenteur d’une larve, évitant de bouger son poignet cassé. Il a toujours l’impression qu’un chalumeau lui grille l’anus et il pousse deux ou trois couinements perçants, mais il finit par se tenir debout sur ses deux jambes. Il sent des fluides immondes s’écouler le long de ses cuisses tandis qu’il remonte son pantalon, et il a tout juste le temps de se pencher sur le lavabo avant de vomir longuement.
Une fois dehors, l’air frais de la nuit lui apporte un semblant de soulagement, mais marcher jusqu’à un boulevard plus fréquenté lui arrache une grimace à chaque pas. Là, le sang sur son visage et sa chemise ainsi que sa démarche pénible attirent les regards méfiants des quelques piétons qu’il croise. Son œil droit ne voit toujours pas, mais Daniel finit tout de même par apercevoir un taxi. Il lève une main et, lorsqu’il s’assoit sur la banquette arrière, ne peut s’empêcher de gémir de douleur.
— Hé, mon ami, ça va pas très bien pour vous, là ! s’exclame le chauffeur, un Arabe d’une quarantaine d’années.
Daniel marmonne son adresse et la voiture démarre. Incapable de demeurer assis, il finit par se coucher sur le côté.
— Sûr que ça va, mon ami ?
— Ça va, ça va…
Daniel examine son poignet. Il a triplé de volume. Puis il touche son œil gauche : enflé, bouché, mais manifestement pas crevé.
Les minutes passent. Tout à coup, l’homme d’affaires vomit à nouveau. Furieux, le conducteur s’arrête et lui ordonne de sortir. Daniel se confond en excuses, le supplie de continuer, mais le conducteur est intraitable. Penaud, le milliardaire sort et tend mollement un billet de cent dollars vers le conducteur qui, à la vue de cet argent, se radoucit un peu :
— De toute façon, vous êtes presque chez vous, juste deux coins de rue encore…
Et le taxi repart. Daniel reconnaît effectivement le quartier et, péniblement, se remet en marche. Mais alors qu’il est à une cinquantaine de mètres de son immeuble, il remarque une voiture stationnée juste en face, sous le lampadaire. Une voiture de luxe qui jure dans ce quartier. Une voiture qui ressemble à celle croisée cet après-midi… Celle de ce riche trentenaire qui le regardait fixement… qui l’a suivi jusqu’à son appartement…
Daniel s’arrête, oubliant instantanément toute sa souffrance physique. Le gars est revenu. Il est revenu pour l’éliminer. D’ailleurs, il voit deux silhouettes dans la voiture. Il ne peut distinguer leurs traits, mais il est convaincu que c’est le trentenaire avec du renfort. La voix de la raison tente de le convaincre qu’il est encore une fois en pleine paranoïa, qu’il fait trop noir pour affirmer qu’il s’agit de la même voiture…
Et les deux gars qui ont voulu te tuer, tout à l’heure, c’était de la paranoïa ?
S’il pouvait atteindre son appartement et y prendre le revolver…
La portière de la voiture s’ouvre et le conducteur en sort. Cette simple action déclenche la panique de Daniel, qui tourne les talons et s’enfuit. Même si chaque enjambée déclenche une douleur atroce, il ne ralentit pas la cadence et se retrouve sur le chemin de la Côte-des-Neiges. Il n’ose même pas se retourner, convaincu d’avoir les deux individus à sa poursuite. Il court toujours, sous les regards étonnés des piétons, puis hèle un nouveau taxi. Il s’y engouffre en gémissant de douleur.
— Es-tu correct, mon gars ?
Est-ce que tous les chauffeurs de taxi vont lui poser cette stupide question ?
— Roulez ! N’importe où, roulez !
La voiture démarre. Daniel essaie de se calmer, mais n’y arrive pas. Il sent son pantalon qui s’imbibe de plus en plus de sang et, d’un geste nerveux, essuie son visage couvert d’hémoglobine et de vomi séchés.
— On va où, là ?
— Je… Suivez Côte-des-Neiges, jusqu’au bout !
Il n’a aucune idée de l’endroit où il va. C’est absurde, il ne va pas rouler en taxi toute la nuit ! Peut-être que les deux gars le suivent… Peut-être qu’il s’agit, en fait, des deux agresseurs de tout à l’heure qui l’ont retrouvé… Comment savoir ? Il y en a tellement, partout, cachés, qui l’attendent, le cherchent… Et pourquoi son chauffeur le regarde-t-il comme ça, dans le rétroviseur ? D’ailleurs, ce Blanc dans la quarantaine n’a pas tellement l’air d’un chauffeur de taxi, avec son allure de playboy bien éduqué…
— Pourquoi vous me regardez comme ça ?
— Ben… Mettons que vous êtes pas mal magané…
Mon œil ! C’est un membre du site qui se prétend chauffeur de taxi ! C’est évident ! Ce soir, la chasse est ouverte et ils ont décidé d’en finir une fois pour toutes !
— Arrêtez-vous ici ! Tout de suite !
— Comme vous voulez…
Le taxi s’arrête, Daniel lance littéralement un billet de cent vers le chauffeur, puis bondit hors du véhicule, comme un homme fuyant une maison en feu. Sur le trottoir, il effectue plusieurs pas, puis s’arrête, hébété, se demandant où il peut bien être. Il réalise enfin qu’il est en plein centre-ville, dans l’ouest, près de Crescent.
Le quartier où fraient les riches, les hommes d’affaires…
… les membres de Hell.com…
La panique prend des proportions alarmantes. Il marche en titubant, remarque que tout le monde le regarde, tout le monde le dévisage, et il s’attend à ce que quelqu’un lui saute dessus d’une minute à l’autre, pour le tuer, pour le… Une main se pose sur son épaule. Il hurle et tombe sur le sol, directement sur son poignet gauche, ce qui lui fait pousser un nouveau cri. L’homme qui l’a touché, assez âgé, s’inquiète :
— Vous n’allez pas bien, monsieur ? Vous êtes blessé ?
Quatre, cinq badauds sont maintenant arrêtés et l’examinent avec des yeux inquiets… Non, pas inquiets… Menaçants, oui ! Dangereux !
— Touchez-moi pas !
Il se lève rapidement, l’effroi le rendant parfaitement insensible à la souffrance qui lui traverse tout le corps. Les gens reculent, effrayés par son délire.
— Touchez-moi pas personne !
Et il s’enfuit, éperdu. Mais où aller ? Malgré sa confusion, il s’efforce de réfléchir, se frappe le front pour se concentrer. Centre-ville… Près de Crescent… Qui pourrait-il…
Un flash. Oui, bien sûr ! Mais s’il y va, il devra tout lui expliquer et…
Tous ces yeux braqués sur lui… Ces voitures qui ralentissent à sa hauteur… Titubant, ressemblant à un dément échappé d’un hôpital, il se met à gémir en tournant la tête de tous les côtés.
Tant pis ! Il n’a plus le choix !
Il change de direction, bouscule les gens sur son passage, se cache le visage de ses deux mains, pousse un cri chaque fois que quelqu’un l’effleure… Il a l’impression d’être dans un manège de foire qui tourne de plus en plus vite… Et enfin il trouve la rue. Il s’y engage, trébuche mais se rétablit, reconnaît l’immeuble qu’il cherche puis entre. Les noms des locataires s’embrouillent, se chevauchent… Il cligne des yeux plusieurs fois, finit par voir clair de son œil valide. Il sonne au bon numéro et, après de longues secondes, une voix endormie mais familière déchire l’aura de terreur qui l’enveloppe :
— Oui ?
— C’est moi ! Ouvre vite !
Mais la panique a transformé sa voix, l’a rendue méconnaissable.
— Mais… qui ça ?
— Daniel, c’est Daniel Saul ! Je t’en supplie, ouvre !
— Daniel ? C’est toi ?
— Ouvre !
Un timbre électrique indique le déclenchement du mécanisme de la porte et Daniel s’élance littéralement dessus, tombe presque sur le sol de l’autre côté. Il zigzague dans le luxueux hall d’entrée et se rend à l’ascenseur. Quand celui-ci s’ouvre, il s’attend presque à voir une foule de tueurs en sortir, arme au poing, et recule même d’un pas en levant sa main valide. Mais l’ascenseur est vide et il s’y engouffre. La montée jusqu’au dixième étage dure un siècle. Appuyé contre la paroi, il sent à nouveau la douleur, les déchirures, le sang qui coule sur son visage, ses jambes… La porte glisse et il titube dans le couloir. Il la voit, là-bas, devant une porte ouverte, incrédule, puis inquiète.
— Daniel ? Mais… Mon Dieu ! Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Il faut me cacher !
Chacun de ses pas est maintenant une torture.
— Il faut… faut pas appeler la police, ni personne… Il faut…
Il trébuche à nouveau et Marie le rattrape juste à temps, désorientée. Il lève son visage vers elle, lui agrippe l’épaule avec force et, dans un sanglot qui ressemble à celui d’un enfant, s’écrie d’une voix brisée par la détresse :
— Sauve-moi !