Chapitre 8
— Notre équipe sera à pied d’œuvre dans dix jours et les travaux pourront commencer dès la semaine suivante. Si tout va bien, les premiers condos seront prêts dans trois mois.
Assis devant lui, Marie et Charron approuvent en silence. Durant toute la rencontre, Charron, malgré l’air renfermé qu’il adopte toujours en société, a jeté plusieurs regards malicieux au PDG et celui-ci sait très bien pourquoi. Il a d’ailleurs hâte de se retrouver seul avec lui.
— C’est gentil de me tenir au courant, commente l’investisseur.
— Tu as tout de même des parts dans ce projet. Je suis impatient de te parler de L’Aquila, notre projet italien.
— Est-ce que monsieur Charron est désormais un de nos consultants ?
Marie prend le ton de la boutade, mais Daniel n’est pas dupe. Charron lui décoche un regard amusé mais duquel suinte un certain mépris. Décidément, se dit le PDG, ces deux-là se portent mieux quand ils s’évitent. Il répond donc diplomatiquement :
— Disons un investisseur occasionnel.
— Oui, et j’aime bien mener plusieurs projets de front.
Marie n’ajoute rien. Daniel la trouve morose. Pourtant, au déjeuner ce matin, elle allait bien : il s’était levé très tôt pour aller la réveiller chez elle. Ça n’a pas été la baise la plus explosive, mais ça commençait tout de même bien la journée, non ? Alors, pourquoi, en ce moment, affiche-t-elle cette hostilité ?
C’est Charron. Elle le supporte de moins en moins.
Comme pour confirmer ses pensées, elle se lève en annonçant qu’elle a un autre rendez-vous. Elle salue Daniel et tend une main peu avenante à l’investisseur. Ce dernier la serre mollement, en regardant à peine sa propriétaire. Une fois Marie sortie du bureau, Daniel se lève, s’étire et va se planter devant la fenêtre qui donne sur Montréal.
— Alors ? demande Charron dans son dos.
Daniel se tourne vers lui, décidant délibérément de ne pas attaquer le vrai sujet tout de suite.
— L’Aquila, une ville dans le centre de l’Italie. Tout un quartier à construire, avec habitations et centres commerciaux. Notre partenaire sur place serait le groupe Lycaune.
Charron hoche la tête, bon joueur.
— Ça peut m’intéresser, mais je pars en Allemagne demain. Laisse-moi le dossier et j’y jetterai un œil.
— Tu vas faire quoi en Allemagne ?
— M’amuser.
Daniel l’imagine alors, à Berlin, en train d’appeler différents numéros de téléphone, de fréquenter certaines soirées particulières, le tout fourni par son site Internet préféré…
— En parlant de s’amuser… C’était comment, le night life d’Oslo ?
Daniel croise les bras et ricane.
— T’es complètement fou, Martin. Dis-moi combien ça t’a coûté, je vais te rembourser.
— Raconte pas de niaiseries. Alors, c’était comment ?
— C’était… C’était génial, évidemment ! J’imagine que tu en sais quelque chose.
— Et comment. Je l’ai vécu en Hongrie, en Espagne, à Montréal… Le meilleur circuit, c’était au Japon.
Cette énumération donne un léger vertige à Daniel. Charron continue :
— Et le combat de boxe, tu as parié ?
— Oui. J’ai gagné un demi-million.
— Si on pouvait partout encaisser du dix contre un !
— Ce tuyau, tu l’as eu comment ?
— D’après toi ?
Hell.com aussi ? Ce site n’est donc pas qu’un site de sexe. C’est vrai que l’illégalité, ça peut couvrir beaucoup de sphères…
— Et pour la violence ? demande Charron.
— Hein ?
— Pour ta virée, tu as choisi quel niveau de violence ?
Cette information semble vraiment l’intéresser. Daniel hésite, s’assoit sur le bord de son bureau.
— Aucun.
Charron arbore un air dubitatif. Daniel se trouve ridicule : n’assume-t-il pas son choix ? Il a donné quelques coups de fouet à peine à deux ou trois filles consentantes, il ne les a pas défigurées à coups de poing !
— D’accord, j’ai demandé soft.
— Soft ? Tu as eu peur ou quoi ?
— Pas du tout. Plus que soft, ça ne m’intéresse pas.
L’investisseur n’a pas l’air convaincu. Daniel se souvient alors de Charron à la soirée-donjon, de cette fille qu’il avait manifestement tabassée un peu trop fort…
— Je ne suis pas comme toi, Martin. Enfin, pas sur tout, disons.
— Vraiment ?
Daniel n’est pas sûr d’aimer la tangente de cette discussion et décide d’aller droit au but.
— Écoute, si les deux surprises que tu m’as réservées à Oslo avaient pour but de me convaincre que le site est vraiment génial, tu as réussi : je voudrais m’abonner à Hell.com.
Le sourire de Charron devient carrément complice, comme s’il retrouvait un vieux copain. Sans se lever, il s’assure que personne n’est sur le point d’entrer dans le bureau, puis fouille dans sa poche.
— Je me doutais que tu profiterais de ma présence ici pour effectuer le grand saut. J’ai donc apporté l’adresse d’abonnement avec moi.
Daniel prend le papier que lui tend son collègue, qui poursuit :
— Ne l’écris pas dans Google, aucun moteur de recherche ne trouvera ce site pour toi. Tu dois la taper au complet dans la barre d’adresse.
Daniel, toujours assis sur le coin de son bureau, découvre sur la feuille une suite de chiffres et de lettres sans aucun sens, impossibles à retenir tant ils semblent aléatoires et d’une longueur inimaginable.
— Avec ça, tu obtiendras la page d’abonnement. Là, ils vont te demander beaucoup d’informations qui vont te sembler très personnelles. Mais tu dois y répondre. Ils veulent savoir si tu es vraiment la personne que tu prétends être.
— Et pour le paiement du membership, ce sera par carte de crédit ?
— Non. C’est trop cher pour payer par carte de crédit, ils te proposeront un autre mode de paiement.
— Ça coûte combien ?
— Cinq cent mille dollars pour un an. Américains.
Daniel bondit de son bureau comme si un piranha venait de lui mordre une fesse.
— Criss, Martin ! C’est de la démence !
— Allons, tu peux facilement te le permettre. C’est ce que tu as gagné à Oslo en un seul pari !
— C’est pas la question ! Cinq cent mille piastres ! Ils se prennent pour qui ?
— Daniel, ce que je t’ai montré des possibilités de ce site n’est que la pointe de l’iceberg.
Le PDG déambule dans son bureau en se passant une main dans les cheveux.
— C’est tellement… Merde ! est-ce que je peux vraiment avoir confiance ?
— Je suis membre, Daniel. Perry, que tu as vu l’autre soir, est membre aussi. Est-ce qu’on a l’air, tous les deux, de le regretter ? Et, si j’en avais le droit, je pourrais te nommer d’autres noms prestigieux que tu connais sans doute, et qui ne regrettent vraiment pas leur abonnement.
— Tu es membre depuis quand ?
— Trois ans. Mon abonnement annuel se termine dans quatre mois. Tu peux être certain que je vais le renouveler.
— Et toi, comment as-tu découvert ce site ?
— Mais de la même manière que toi, mon cher : quelqu’un m’en a parlé. Quelqu’un qui a vu que j’avais ce qu’il fallait pour faire partie de ce club très sélect.
Daniel se remet à marcher, secoue la tête.
— Cinq cent mille piastres, va falloir que j’y pense…
— C’est ça. Penses-y. Moi, je pars demain en Europe, donc… D’ailleurs, tu me files le dossier de ton projet de partenariat avec Lycaune ?
Daniel, préoccupé, le lui donne sans un mot. Charron promet de le lire en Allemagne. Les deux hommes se serrent la main, puis, juste avant de sortir, l’investisseur lance :
— Si tu t’abonnes, tu ne le regretteras pas. Le vrai Daniel Saul va enfin pouvoir s’amuser.
Le PDG a un rictus incertain, partagé entre l’excitation et le malaise que lui procure cette remarque.
*
Quand Daniel rentre chez lui, vers dix-neuf heures, Simon finit de manger, songeur. Daniel le salue, s’attendant à un silence morose ; non seulement son fils lui répond, mais il lui demande :
— As-tu mangé ? Denise a préparé du pâté pour douze.
Surpris, Daniel le remercie en expliquant qu’il a déjà soupé. Est-ce enfin une ouverture au dialogue ? L’adolescent se lève lentement et range son assiette sale dans le lave-vaisselle, l’expression tourmentée. Daniel l’aide un peu :
— Tes reprises d’examens sont dans deux semaines, c’est ça ?
— Oui…
— Tu vas les réussir, mon grand, tu le sais bien.
— Appelle-moi pas mon grand.
— OK, mon petit.
Daniel sourit. Simon a un timide mouvement des lèvres qu’on pourrait interpréter, avec de la bonne volonté, comme un sourire. Daniel ose s’approcher de son fils et lui met même la main sur l’épaule. Simon se laisse faire.
— C’est juste une mauvaise passe, Simon. Tu en as déjà eu une, plus jeune. Tu te souviens ?
Simon, le regard bas, hoche la tête.
— Tu t’en étais sorti. Tu vas encore t’en sortir. Tu es fort.
Daniel ajoute avec fierté :
— Tu es un Saul.
Le visage de Simon devient encore plus tendu, Daniel sent même les muscles du jeune homme se durcir. L’adolescent semble sur le point de dire quelque chose, les traits modelés par la vulnérabilité, mais rien ne sort. Daniel, ne sachant lui-même comment l’encourager, risque enfin :
— Le monde est à tes pieds si tu le veux.
Simon, cette fois, grimace carrément.
— Je vais aller étudier…
— Bonne idée.
L’adolescent monte en silence. Daniel se prend une bière dans le frigo, encouragé. Ce n’était pas la joie ni les éclats de rire, mais au moins ils se sont parlé un peu. Simon va réussir ses examens, cela va le revaloriser, et au cégep, il se sentira traité en adulte. Dans un an, on repensera à cette mauvaise passe en riant et cette histoire servira de preuve irréfutable qu’un gagnant sort toujours plus fort des épreuves.
Bière en main, il monte dans son bureau, referme la porte et écoute ses messages sur sa boîte vocale. Seulement trois, dont un de sa mère.
« Je crois que tu reviens d’Europe aujourd’hui. Rappelle-moi donc. C’est important. »
Daniel soupire. Avec sa mère, c’est toujours important. Il est vrai qu’il y a cette fois une certaine inquiétude dans sa voix. Il l’appellera tout à l’heure.
Parce que pour l’instant…
Il s’installe à son bureau, sort le papier de sa poche et fixe un moment son ordinateur, comme s’il s’attendait à ce que la machine lui affiche un message dissuasif. Enfin, il lance Firefox, inscrit la longue adresse dans la barre du haut, en s’assurant de n’oublier aucun des nombreux chiffres et lettres de cette suite incongrue. Puis il appuie sur « enter ».
Pendant de longues secondes, il ne se passe rien et tout à coup, l’écran devient noir… puis complètement blanc. Un simple message, en plein centre.
Choose a language.
Apparaît une boîte à défilement dans laquelle Daniel a le choix entre une dizaine de langues. L’homme d’affaires est évidemment parfaitement bilingue, mais puisqu’on lui offre le français… Il clique. Nouveau message, toujours sur fond blanc.
Identité de la source qui vous a parlé de notre site.
Une petite boîte pour le nom, une autre pour le prénom, une troisième pour la ville et une dernière pour le pays. Daniel les remplit : Charron, Martin, Montréal, Canada. Il réalise que ses doigts moites glissent sur les touches et il les essuie vivement sur ses cuisses.
Veuillez patienter. Nous vérifions la source.
Daniel en profite pour s’envoyer une gorgée de bière. Après ce qui lui semble des heures, un autre message apparaît enfin.
Source validée. Vous êtes sur le point de vous abonner à un site
très sélectif. Par sécurité, nous devons savoir exactement qui vous
êtes. Veuillez répondre aux questions suivantes. Vous avez dix
minutes. Après quoi, vous ne pourrez plus vous abonner.
On lui demande alors son nom, son âge, sa profession, son adresse, ses adresses de courriel, ses numéros de cartes de crédit, son numéro d’assurance sociale, de permis de conduire, les principales banques avec qui il fait affaire, les clubs privés dont il est membre, etc. Des renseignements que Daniel n’aurait jamais donnés à personne. Et voilà qu’il est sur le point de les livrer à un site Internet inconnu et illégal. Il veut prendre une autre gorgée de sa bière, constate que la bouteille est vide. Ses doigts demeurent au-dessus du clavier, n’osant pas inscrire les réponses. En haut de l’écran, un compteur égrène : 9:25… 9:24… 9:23…
On frappe à la porte. Daniel sursaute avec une telle violence qu’il se fait mal aux tendons du cou.
— P’pa ? Je peux entrer ?
— Non, je… je travaille, là. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Ben… Je voudrais te parler…
— Je suis en plein rush, tu… Un peu plus tard, OK ?
Il tend l’oreille dans l’attente d’une réponse, tout en fixant l’écran, convaincu de voir le site se déconnecter d’une seconde à l’autre. Mais Simon ne répond pas. Daniel l’entend seulement s’éloigner, le pas traînant. Peut-être devrait-il aller voir son fils, non ? Mais il ne lui reste que huit minutes pour s’inscrire, ce serait bête de… Rapidement, l’homme d’affaires commence enfin à écrire les informations demandées, n’en revenant pas de sa propre imprudence. Quand il a terminé au bout de six minutes, son index voltige au-dessus de la touche enter pendant un moment, puis finit par appuyer. Charron est membre depuis trois ans et il ne lui est rien arrivé ! C’est bon signe, non ?
Quelques secondes d’attente, puis un nouveau message :
Le coût pour devenir membre pendant un an est de
500 000 dollars américains. Vous
devrez payer cette somme en liquide en la transférant dans un
compte que vous ouvrirez dans la banque suivante.
Le nom d’une succursale de cette banque à Montréal apparaît, ainsi que les instructions à suivre pour ouvrir ledit compte. Il est précisé que le tout passera comme un don pour une œuvre de charité et que des reçus en conséquence lui seront fournis.
Si demain, à treize heures trente (heure de Montréal), nous
constatons que la transaction n’a pas été effectuée, il ne vous
sera plus jamais possible de devenir membre du site. Notez toutes
les informations de ce message, car il s’effacera d’ici une
minute.
Déboussolé, Daniel note les instructions, tandis qu’une petite voix raisonnable lui répète que tout cela est un gag, que demain matin, à la banque, Charron et ses complices l’attendront en se foutant de sa gueule. Quand il a fini de tout écrire, il revient à l’écran, appuie sur l’icône « continuer » et un dernier message, bref, apparaît :
Si tout se déroule comme convenu, nous entrerons en contact avec
vous.
Bonne soirée.
Voilà.
Irait-il vraiment, demain matin, ouvrir un compte dans une banque qui n’est pas la sienne pour y transférer cinq cent mille dollars ? La nuit lui ferait sûrement retrouver ses esprits.
Il se rappelle alors que Simon, son fils avec qui il est en guerre depuis un mois, a voulu lui parler tout à l’heure. Daniel s’empresse de sortir de son bureau et marche vers la chambre de l’adolescent. Mais il trouve celui-ci couché, le torse nu, les yeux déjà fermés. Il s’approche, s’assoit sur le bord du matelas.
— Tu dors ?
Simon entrouvre un œil. Impossible de savoir s’il dormait ou non.
— Tu voulais me parler ?
Simon réfléchit un moment, puis il a une petite moue.
— Laisse faire… Y est trop tard, là…
Il n’est pourtant que vingt-deux heures… Étonnant que son fils soit couché si tôt.
— OK… Tu me raconteras ça demain.
Simon se retourne sans un mot et Daniel sort.
Toute la nuit, il rêve de Charron lui répétant qu’il est temps qu’il s’adonne à des activités dignes de lui.
*
Assis à l’arrière de sa Rolls qui l’emmène au travail, Daniel est préoccupé. Il revient de la banque où il a ouvert un compte pour transférer l’argent, en suivant les instructions reçues la veille (il a effectué le transfert lui-même, n’osant pas en parler à son comptable). Il n’arrive pas à croire qu’il a fait une chose pareille, mais il sait qu’il s’en serait voulu encore plus s’il ne l’avait pas fait. Merde ! s’il existe une élite secrète, il n’y a aucune raison pour qu’il n’en soit pas ! Et s’il l’a trompé, Charron saura ce qu’il en coûte de se foutre de la gueule de Daniel Saul. Il peut se permettre de perdre cinq cent mille dollars, mais pas de perdre la face.
À onze heures quinze, dans son bureau, il écoute Wilson lui expliquer que le contrat pancanadien avec Toronto n’est plus aussi assuré qu’avant.
— Tu ne devineras jamais qui leur a fait une contre-proposition.
— Hmmm…
— Bégin inc. Et j’ai entendu dire que c’est Philippe lui-même qui s’occupe du dossier. On parle pas de Laval, là, mais d’une cinquantaine d’immeubles à travers le pays. Philippe Bégin s’attaque délibérément à nos contrats, c’est clair qu’il s’en prend personnellement à toi. Il n’est pas trop tard pour Toronto, mais…
— C’est un minable ! Il ne peut pas…
Le téléphone sonne. Sa secrétaire.
— Voyons, Diane, je suis en meeting !
— C’est votre mère sur la deux. Elle dit que c’est vraiment urgent.
Merde ! il a complètement oublié de la rappeler hier ! Il s’excuse auprès de Wilson et, juste avant que ce dernier ne sorte, Daniel lui demande de s’occuper du dossier de Toronto au plus vite.
— Écrase Bégin d’aplomb, qu’on lui montre une fois pour toutes qu’il ne devrait pas jouer dans la cour des grands !
Wilson jure qu’il va s’en occuper, puis sort. Daniel attrape une pomme dans son tiroir puis accède à la seconde ligne de son téléphone. Accusatrice, sa mère lui demande quand il est revenu.
— J’allais t’appeler, m’man. Qu’est-ce qui se passe ?
— Ton père est à l’hôpital.
Daniel croque dans sa pomme. Avant de savoir s’il doit s’inquiéter ou non, il demande rapidement, la bouche pleine :
— C’est grave ?
— Il a eu un infarctus.
Malgré lui, comme il le fait lorsqu’un client l’appelle pour lui apprendre une nouvelle délicate, il se met sur le mode « analyse ». Son père doit être hors de danger, sinon sa mère serait en larmes et, surtout, n’aurait pas laissé un message la veille. Elle serait venue chez son fils directement. Comme pour confirmer le tout, elle lui résume la situation : Roland, depuis trois jours, passe son temps à parler business avec son vieil ami qui s’ouvre un petit commerce, et hier, en pleine discussion, l’ex-PDG a piqué du nez, le cœur en chamade. Les médecins ont expliqué qu’il s’en tirerait avec un affaiblissement du cœur encore plus prononcé. Donc, plus que jamais, le vieil homme devra se reposer. Le message que Lucie Saul envoie à Daniel est limpide : va voir ton père et essaie de le raisonner. Daniel lance son trognon de pomme dans la corbeille d’un geste exaspéré :
— Maudite tête de cochon ! Est-ce qu’il va falloir qu’on l’attache pour qu’il se repose pour vrai ?
— Je t’appelle de l’hôpital, Daniel, je ne peux pas te parler longtemps.
Daniel se frotte les yeux. Il promet de passer dans la soirée.
— Et Simon ? insiste sa mère.
— Il viendra aussi.
Lucie, rassurée, l’embrasse à distance et raccroche. Daniel réalise qu’il est plus en colère qu’inquiet. Pour la première fois de sa vie, il se demande ce qu’il ressentira à la mort de son père. Il sera triste, bien sûr. Beaucoup ? Regrettera-t-il ses visites au bureau, ses redondants conseils d’affaires d’un autre âge ? Pas particulièrement, il doit bien l’admettre. Mais il s’ennuiera d’autre chose, sans doute.
Comme quoi ?
Et puis, merde ! Il n’est pas mort, il est à l’hôpital !
Il se remet au boulot, en se demandant vaguement si, en ce moment même, on n’est pas en train de retirer les cinq cent mille dollars de son nouveau compte.
*
Il rentre chez lui vers dix-neuf heures. Il se prépare un scotch, va à son bureau et consulte ses courriels. Aucun expéditeur n’a un nom qui ressemble à Hell.com. Mais il y a un message d’un certain Réjean Lafleur. Qui peut bien être ce type ? Il ouvre le courriel.
Bonjour, monsieur Saul.
Merci pour votre paiement. Pour les dossiers de votre comptabilité,
le retrait a été fait au nom d’une fondation de charité à laquelle
vous avez donné généreusement. Votre bureau recevra les papiers
attestant ce don sous peu.
Daniel termine son scotch d’un trait. Et voilà, son demi-million de dollars est entre leurs mains. Daniel est maintenant officiellement membre de Hell.com. Il poursuit sa lecture, s’attendant à trouver un lien vers le site.
Merci et au revoir.
C’est tout ? Daniel, incrédule, relit le message deux, trois fois, puis éprouve un doute intolérable, qu’il n’a ressenti que très peu de fois dans sa vie : se serait-il fait avoir ? Spontanément, il appuie sur la touche « Répondre » et inscrit en vitesse :
Qu’est-ce que c’est que ces histoires ? J’ai payé, j’exige le service auquel j’ai droit.
Il envoie le message. Moins de deux minutes après, une réponse apparaît :
Monsieur ou madame,
Veuillez préciser la nature de votre message. À
quoi faites-vous référence ?
Qu’avez-vous payé au juste ?
Peut-être vous êtes-vous trompé d’adresse ?
Bien à vous,
Réjean Lafleur, Gérant
Le Coin du sportif
Daniel lit ce message la bouche grande ouverte. Le Coin du sportif ? Mais qu’est-ce que ça veut dire, ce bordel ? Il revient alors au message envoyé par Hell.com. Le nom de l’expéditeur est effectivement Réjean Lafleur. Le Coin du sportif serait la couverture de la filière québécoise de Hell.com ? Non, c’est impossible.
Il croit comprendre enfin : n’a-t-il pas déjà entendu parler de pirates de l’informatique qui, pour envoyer leurs messages, volent momentanément des adresses de courriel existantes ? Ou quelque chose du genre… Ce pauvre Réjean Lafleur n’est probablement même pas au courant qu’on a utilisé son adresse de courriel. Donc impossible de retrouver la source des envois de Hell.com.
Il pourrait appeler la banque, mais à quoi bon ? On lui donnerait le nom d’une fondation de bienfaisance, comme c’est prévu. Pour creuser plus loin, il faudrait l’aide de la police… Mais comment mêler la police à cela alors que la transaction elle-même concerne un site criminel ?
Tu t’es fait fourrer, mon vieux !
Il marche de long en large. Du calme : peut-être que ce délai est normal. Sans doute recevra-t-il d’ici demain de nouvelles instructions à suivre.
Du moins, il l’espère.
Charron doit connaître les procédures. Daniel saisit donc le téléphone et compose le numéro de l’investisseur. La belle voix radiophonique explique que le propriétaire sera absent pour les dix prochains jours. Beau hasard, tout de même, qu’il parte en vacances à un tel moment…
Charron aurait-il pu le baiser ? Charron le moucheron qui réapparaît vingt-six ans plus tard, qui lui apprend subtilement l’existence de ce supposé site, qui l’embobine… Et au moment où Daniel mord à l’hameçon, l’investisseur s’en va en Europe… Pour rejoindre ses complices ?
Pas de chance à prendre. Le PDG appelle son comptable et lui explique la situation : il doit annuler toutes ses cartes de crédit, appeler les différentes banques avec lesquelles il fait affaire pour les prévenir qu’il y a un risque de fraude. Le comptable ne comprend pas trop mais promet d’être vigilant. En raccrochant, Daniel se dit que les plus grandes fuites sont colmatées, les dommages devraient donc être limités.
Mais pourquoi Charron t’aurait-il arnaqué de cinq cent mille dollars après t’avoir fait gagner le même montant à la boxe ? Ça ne tient pas debout.
Daniel ne sait plus que penser. Malgré la confusion qui l’habite, il se souvient qu’il doit aller voir son père à l’hôpital. Il va donc à la chambre de son fils. Comme la porte est entrouverte, il pousse dessus. Simon est devant son ordinateur et pianote sur son clavier. Il se retourne vivement, offusqué.
— Hey ! On frappe avant d’entrer !
Le Simon de la veille qui voulait se confier semble bien lointain, tout à coup. Mais Daniel y prête à peine attention :
— Viens, on s’en va à l’hôpital. Je vais t’expliquer en route.
*
Sa mère est en train de prier. Elle n’est pas à genoux et ne bouge pas les lèvres, mais le simple fait qu’elle soit assise, les yeux fermés, en tenant la main de son mari endormi, démontre qu’elle est en pleine discussion avec Dieu. Daniel entre doucement dans la chambre.
— Pas besoin de prier, m’man, il est hors de danger.
Elle ouvre les paupières, rayonne en voyant son fils et lévite presque de joie en reconnaissant Simon. Elle les embrasse tous les deux et même si l’adolescent s’efforce à peine de sourire, la grand-mère est trop heureuse pour s’en rendre compte.
— Comment va-t-il ? demande Daniel.
Elle explique qu’il dort beaucoup, épuisé par son infarctus, mais que tout se déroule normalement. Il pourrait même sortir de l’hôpital dans quatre ou cinq jours si son état demeure stable.
— Le docteur insiste quand même sur le fait que son cœur est plus fragile que jamais.
Ses yeux s’emplissent de larmes même si elle sourit. Daniel la serre contre elle, maladroit, incapable de s’enlever de la tête l’hypothétique arnaque dont il a peut-être été victime. Elle remarque son air lointain et lui demande ce qui ne va pas.
— Tout va bien. Grosse journée, c’est tout.
— Et toi, Simon ? Fini, le secondaire ? Ça s’est bien passé ?
Simon hausse un sourcil et a un air presque narquois, cet air que Daniel déteste tant.
— Il a eu de bonnes notes, comme d’habitude, s’empresse-t-il de répondre.
Lucie Saul félicite son petit-fils, qui la dévisage comme si elle était une demeurée, puis elle annonce qu’elle va chercher du café pour tout le monde. Daniel s’assoit près de son père, Simon demeure debout à l’écart, s’ennuyant déjà à périr. L’homme d’affaires a beau tenter de se mettre dans l’ambiance de la situation, il n’y arrive pas vraiment.
Roland Saul ouvre les yeux et, en voyant les deux membres de sa descendance, a un sourire lumineux que Daniel lui a rarement vu.
— Daniel… Simon…
Simon daigne lui marmonner un « bonjour, pappy » sans éclat, puis s’intéresse à une série de fioles sur la petite table. Daniel le fusille du regard, mais ce n’est pas le moment d’engueuler son fils. Il revient donc à son père et lance mi-sérieux, mi-blagueur :
— Maudite tête dure ! Va falloir combien d’avertissements pour t’arrêter ?
Il s’attend à voir son père s’opposer, mais Roland prend un air grave.
— J’ai eu peur, tu sais. Quand mon bras s’est engourdi et que j’ai senti mon cœur qui se… se ratatinait, j’ai vraiment eu peur. Je me suis dit : « Mon Dieu, cette fois, c’est la bonne ! » Et j’y ai vraiment cru.
Il tourne la tête vers son fils et Daniel remarque enfin que le paternel semble avoir vieilli de dix ans.
— J’ai enfin compris qu’on allait mourir un jour, Daniel. Tout le monde, toi aussi.
— Ça t’a pris soixante-quinze ans pour comprendre ça ?
— Ris pas, mon gars. On le sait tous qu’on va mourir, mais on ne le comprend pas. J’ai passé ma vie à ne pas penser à ça… comme si ma fortune me mettait à l’abri. Et quand tu vis en occultant l’idée de la mort, tu…
Il se tait, le visage funèbre. Daniel, troublé, ne sait comment réagir à cet état d’âme et se tourne vers son fils. À sa grande surprise, Simon a oublié les fioles et écoute attentivement le vieil homme. Celui-ci soupire.
— Je vais mourir bientôt. Ah, peut-être dans un an ou deux, mais le compte à rebours est commencé, je le sais.
— Mais non. T’as juste à te tenir tranquille.
— Le docteur m’assure que mon cœur est drôlement magané. Y est temps que j’envisage l’inéluctable. Surtout quand on n’est pas sûrs qu’il y a quelque chose de l’autre bord…
— Je pensais que tu croyais en Dieu.
— Je ne sais pas.
Il se tait un moment, puis :
— Toi, tu crois en Dieu ?
Daniel hausse les épaules. Malgré lui, il se demande plutôt si Charron est vraiment en Allemagne.
— Je ne sais pas trop moi non plus. Je ne me suis jamais vraiment interrogé là-dessus.
— Quand on se croit immortel, on ne se pose pas trop de questions…
Daniel se gratte la tête, dans un effort pour cacher son agacement. Le vieux tourne la tête vers l’adolescent.
— Et toi, Simon, tu crois en Dieu ?
Ça y est, Simon va éclater de rire, c’est sûr ! Mais l’adolescent, qui a écouté gravement son grand-père, répond avec fatalisme :
— Non, y a rien après. Pis y a rien avant non plus.
Oh ! Pour l’amour… Daniel s’empresse de changer de sujet :
— P’pa, le commerce de ton chum, celui qui te consulte… Va falloir que t’arrêtes ça.
Roland ne répond rien, songeur.
— Et je ne veux plus que tu viennes au bureau pour qu’on discute des états financiers.
— Ça, ça doit t’arranger, hein ?
Un peu, bien sûr, mais Daniel ne va quand même pas le lui dire, surtout maintenant. Il opte donc pour la diplomatie :
— Ça nous permettait quand même de nous voir.
— Va falloir que tu viennes à la maison.
— Ça va me faire plaisir.
— Menteur.
Le paternel articule le mot avec un léger sourire, sans animosité mais teinté d’une vague amertume. Daniel, mal à l’aise d’être mis ainsi au jour, proteste mollement :
— Voyons, p’pa…
— Je le sais ce qui se passe dans ta tête, comment tu penses. Je le sais tellement. On est pareils, tous les deux.
Sa mère lui a dit la même chose, la semaine dernière. Avec le même mélange de fierté et d’inquiétude. Troublé, Daniel ramène la discussion où il l’avait laissée :
— Finies, les business. Reste à la maison, occupe-toi de maman…
— Là, demande-moi-z-en pas trop, quand même.
Il ricane et Daniel l’imite, rassuré de retrouver un Roland Saul plus familier. Le PDG reluque discrètement sa montre.
— Je suis content que tu sois venu. Vraiment content.
Daniel sourit, un peu gêné par cet élan d’affection peu commun chez son paternel. Il se tourne vers Simon : ce dernier, à nouveau ennuyé, a recommencé à examiner les fioles, il en a même une dans ses mains.
— T’as l’air préoccupé, Daniel…
— C’est juste que… J’ai peut-être été arnaqué aujourd’hui, mais ce n’est pas sûr. Je sais pas trop…
Merde ! Lui qui vient d’ordonner à son père de ne plus se préoccuper de la business ! Qu’est-ce qui lui prend de parler de ça ? C’est sorti tout seul, par réflexe. Contre toute attente, son père fait un geste las de la main.
— Bah… C’est juste de l’argent.
Voilà une remarque inattendue de la part de l’ex-PDG ! Mais après tout, tant mieux s’il réagit ainsi. Daniel se lève, met la main sur l’épaule du convalescent en disant qu’il doit y aller mais qu’il reviendra bientôt. Roland saisit la main de son fils, le regard à nouveau intense.
— Merci, Daniel… Je t’aime, mon gars.
Seigneur ! Son infarctus l’a vraiment ébranlé ! Daniel grimace un sourire.
— Moi aussi, p’pa.
— Je te l’ai pas dit souvent, hein ?
— Non, mais c’est pas grave. Je l’ai toujours senti.
Il prononce ces paroles mécaniquement pour rassurer son père, mais le vieil homme a un petit haussement de sourcils qui montre qu’il n’est pas dupe.
Un bruit de verre attire l’attention des deux hommes : la fiole entre les mains de l’adolescent a glissé et s’est cassée sur le sol. Simon regarde les fragments de verre, puis, inexpressif, les écrase lentement sous sa semelle.
*
— Bravo pour l’effort ! Je serais venu avec un croque-mort que ç’aurait été plus gai !
Daniel se moque complètement que Benoît entende une altercation familiale. De toute façon, ce ne sera pas la première. Assis aux côtés de son père, Simon regarde dehors.
— Pappy a raison. On va tous mourir.
— C’est quoi, ce nouveau nihilisme complaisant ? C’est la mode chez les ados blasés, c’est ça ? Et puis, qu’est-ce que tu foutais quand je suis entré dans ta chambre ? T’avais pas l’air d’étudier fort !
— Hey, déjà que tu m’empêches de sortir, vas-tu contrôler chacun de mes mouvements en plus ? Tu t’attends pas à ce que j’étudie vingt-quatre heures sur vingt-quatre, quand même ? Respire, là !
— Simon, sois poli !
Silence. Simon n’est même plus dans la colère, il se contente de se recroqueviller dans sa coquille. Daniel croit deviner un vague sourire sur le visage de son chauffeur et cela l’oblige à se calmer un peu.
Tandis qu’ils sortent de la voiture devant la maison, le PDG se rappelle que son fils voulait discuter, hier. Peut-être se confier ?
— Tu voulais me parler, hier.
Simon marche vers la maison en marmonnant :
— Oublie ça…
Daniel renverse la tête par-derrière.
Journée merdique.