Chapitre 10
Daniel, en caleçon devant sa garde-robe, jongle un moment : veston sport ou simple chemise ?
Ce soir, il s’agit de sa troisième sortie en une semaine. La première a eu lieu mardi. Malgré l’effroi procuré par le premier survol du site, il n’a pu s’empêcher le lendemain d’aller consulter le calendrier et s’est laissé tenter par l’événement intitulé Cum Shower Night, qui avait lieu en plein centre-ville. Il y a trouvé exactement ce que le titre annonçait : une femme (tout à fait consentante, qui était là elle aussi comme participante), une dizaine de gars autour, et la douche promise. Sale, dégradant, et foutrement excitant. Jeudi soir, il a participé à une soirée de sadomaso soft sur la Rive-Sud. Les lendemains au bureau étaient difficiles, mais il se sentait si comblé qu’il en oubliait vite sa fatigue et tandis qu’il croisait des gens dans la rue, il ne pouvait s’empêcher de les jauger en souriant intérieurement, imaginant leurs journées et leurs soirées banales.
De plus, il y a deux jours, il est allé dans la section « gambling », a trouvé un tuyau sur un combat de boxe à Montréal et a misé dessus. Il a empoché quatre cent trente mille dollars dans le temps de le dire. Sympathique, non ?
Hier midi, au resto où il lunche souvent avec Marie, elle lui a proposé qu’ils passent la soirée ensemble, soit à L’Éden, soit chez elle.
— Désolé, Marie, je suis vraiment crevé.
— Ça paraît.
— Demain soir, par contre, je pourrais t’amener quelque part.
— Demain, je passe la soirée avec deux copines.
— Un trip à trois entre filles ? Ça, ça pourrait m’intéresser !
— Ben non, voyons ! Penses-tu que j’ai absolument besoin de sexe pour passer une bonne soirée ?
— La soirée à laquelle je t’invite demain va être vraiment hot ! Rien à voir avec L’Éden.
— Peut-être, mais demain, j’ai envie de souper avec mes amies, désolée.
Il a avancé la tête au-dessus de la table et, emporté par son enthousiasme, a précisé sans trop réfléchir :
— Écoute ça : il va y avoir des squirters !
— Des quoi ?
— Tu sais, des filles qui éjaculent. On en a déjà croisé une ou deux, à L’Éden. Demain, il va y en avoir plusieurs ! Elles te giclent dessus à plusieurs pendant que tu baises, tu imagines ?
Marie, sa fourchette à la main, l’a dévisagé en silence, déconcertée, et Daniel a songé qu’il y était peut-être allé un peu fort, de lui raconter tout ça à froid, hors contexte. Sa collègue a fini par demander :
— Où t’as déniché ça, cette soirée-là ?
— Je sais pas mal de choses, très chère.
Elle a eu une moue équivoque, ne sachant trop s’il était sérieux ou s’il s’agissait d’autodérision. Elle a fini par hausser les épaules.
— Eh bien, bonne soirée et essaie de ne pas te noyer.
— T’aimes mieux ta petite sortie ordinaire plutôt que cette soirée-là ?
— C’est pas une soirée banale, c’est une sortie entre amies ! Et puis, tes gicleuses, là… Si elles sont annoncées d’avance, c’est qu’elles sont prévues au programme. Donc, elles ne sont pas des participantes comme toi, mais des… disons des « employées », c’est ça ?
— Heu… J’imagine, oui.
— Alors, ça ne m’allume pas vraiment.
— Comment ça ?
— Tes squirters, Daniel, ce sont des putes.
— Seigneur ! tu es vraiment straight !
— Straight ? Moi ?
Elle était plus amusée que choquée et a mastiqué sa salade en ricanant.
— On partouze régulièrement, toi et moi, je baise autant avec des gars qu’avec des filles, et tu me traites de straight ?
— Oui, bon, d’accord, mais l’idée de baiser avec une pute te choque, alors…
— Ça ne me choque pas, ça ne m’excite pas, c’est pas mal différent.
Elle a pris une gorgée de son verre d’eau.
— Quand je fourre avec quelqu’un, c’est pas juste son corps que je veux baiser, mais son âme aussi.
Merde ! Elle n’allait pas recommencer avec ses histoires d’âme ! Daniel était donc revenu rapidement aux « affaires » :
— Parlant d’âme, on a réussi à mettre la main sur deux autres églises, une en Gaspésie et l’autre en Outaouais…
Donc, ce soir, il ira honorer seul ces squirters. Il finit par choisir une chemise rouge et, tout en l’enfilant, songe qu’il n’a pas vu Simon de la journée. Où peut-il bien aller ? Il devrait peut-être consulter le GPS qu’il a caché dans la bagnole de son fils lorsqu’il lui a acheté l’Audi il y a six mois. Il s’était senti un peu honteux d’agir ainsi, mais c’était surtout par sécurité. Il n’en avait pas parlé à Simon, car celui-ci y aurait vu une intrusion dans sa vie privée et aurait été furieux. D’ailleurs, jusqu’à maintenant, Daniel n’a jamais eu à consulter le GPS, directement relié à son ordinateur. Mais peut-être serait-il temps qu’il le fasse. Avec la crise que traverse Simon ces temps-ci, l’homme d’affaires est en droit de se demander où son fils peut aller traîner…
Une fois habillé, il cherche l’adresse de la soirée mais ne la trouve pas. Il a dû l’égarer, il va devoir retourner sur le site. Il se rend donc dans son bureau, allume l’antenne, actionne le logiciel Tor, puis, quand on lui dit que tout est OK, il va dans ses favoris et clique sur l’adresse de Hell.com. C’est sa septième ou huitième visite. Les premières fois, il hésitait de longues minutes, se sentant coupable de fréquenter un site qui propose de la pédophilie et de la violence en tous genres. Il a fini par se raisonner : ce qui l’intéresse, c’est le sexe entre adultes consentants, parfois avec un peu de sadomasochisme, ainsi que les paris sportifs. S’il ne consulte pas les rubriques vraiment malsaines, pourquoi devrait-il se sentir coupable ? Même s’il cessait d’aller sur le site, les activités condamnables qui s’y déroulent continueraient d’exister de toute façon. Il a payé pour un an, il serait idiot de ne pas en profiter. D’ailleurs, pour se donner bonne conscience, il n’explore plus la liste des thèmes dans le rectangle « search ». Moins il en saura, mieux ce sera. Il se contente de consulter le calendrier pour la région de Montréal, et c’est amplement suffisant.
Lorsque la page d’accueil aux lettres de flammes apparaît, il clique sur Calendar, inscrit « Canada », choisit Montréal, consulte la date d’aujourd’hui et clique sur Night of the living squirts. Voilà : le prix d’entrée est de cinq cents dollars et ça se passe à Ville Saint-Laurent. Il note l’adresse, puis, par curiosité, jette un œil aux événements des prochains jours. Quelques-uns ont des titres très prometteurs mais d’autres lui apparaissent plus obscurs. Comme cette activité appelée « Beat that tramp »… Ça ne sonne pas très sexuel, en tout cas.
Il ferme le site et marche d’un pas guilleret vers l’escalier, sans même lancer un regard vers la porte close de la chambre de Simon.
*
Il rentre chez lui à presque deux heures du matin et monte l’escalier, l’air morose. Pourtant, la soirée a été vraiment, vraiment excitante et inusitée. Mais il y a environ une heure, alors qu’il se demandait s’il s’offrait une autre « douche », une nouvelle fille est apparue dans la place… et pendant une seconde, il a réellement cru qu’il s’agissait de Mylène. Il a rapidement constaté sa méprise, mais le mal était fait : il n’arriverait plus à baiser de la soirée. Il était donc parti.
C’est la quatrième fois que ce genre de choc lui arrive. La première fois, il avait vingt-trois ans et une fille l’avait ramené chez elle. Ils avaient flirté toute la soirée dans un bar et, malgré l’obscurité, Daniel avait cru bien discerner son visage, mais une fois dans la chambre, elle avait allumé la lampe… et le futur PDG avait reçu un coup de masse en plein estomac. Elle était belle, certes, encore plus qu’il ne l’avait deviné… mais ce visage avait fait surgir Mylène des recoins les plus sombres de sa mémoire, ainsi que toutes ces images qu’il nie littéralement depuis tant d’années. En bredouillant une excuse incohérente, il s’était sauvé de la maison de la jeune femme stupéfaite.
La seconde fois, c’était avec deux prostituées, neuf ans plus tôt. En entrant dans la chambre d’hôtel, il avait souri à la première fille et avait cessé de respirer devant la seconde. Encore une fois, il avait rapidement compris que ce n’était pas Mylène, que la vraie aurait alors évidemment été plus âgée, mais la ressemblance était suffisante pour qu’il quitte l’hôtel immédiatement.
La troisième fois, c’était il y a presque deux mois à L’Éden. Et enfin une quatrième fois ce soir. Jusqu’à maintenant, plusieurs années avaient séparé ces indésirables retours dans le passé, mais ce qui trouble l’homme d’affaires, c’est que quelques semaines seulement se sont écoulées entre les deux dernières fois.
Daniel passe devant la chambre de son fils, dont la porte est ouverte, et il s’arrête un moment. Simon est devant son ordinateur, en simple short. Il lui tourne le dos et il est manifestement en train de discuter avec des copains sur Facebook. Le milliardaire se demande vaguement s’il doit lui dire quelque chose quand Simon se retourne et, en le voyant, lâche avec ironie :
— Non, j’suis pas en train d’étudier. On est samedi pis c’est la nuit !
— Je n’ai rien dit.
Simon hausse une épaule, retourne à son écran. Daniel ne peut s’empêcher de marmonner :
— Tes examens sont quand même dans deux jours, couche-toi pas trop tard… Faut que tu sois en forme.
Aucune réponse de Simon. Daniel ajoute, doucement :
— C’est pas facile en ce moment, je le sais. Mais tu dois réussir tes examens, tu comprends ? Pour que tout redevienne comme avant.
Il voit le dos de son fils se raidir, ses doigts se figer un moment sur le clavier, mais c’est la seule réaction à laquelle il a droit. Sans un mot de plus, Daniel marche vers sa chambre.
Il se déshabille, s’assoit sur son lit puis, par automatisme, prend les messages sur sa boîte vocale. Sur l’un d’eux, il reconnaît la voix de Charron.
« Salut, vieux. Je suis de retour d’Allemagne. Beau voyage. Je t’invite à passer chez moi dimanche soir. Mettons vers huit heures ? Je vais te parler du groupe Lycaune et de ce projet en Italie… et j’imagine que toi, tu as des choses à me raconter. Enfin, j’espère. Rappelle-moi ce soir ou demain matin. »
Charron… Dire que Daniel a d’abord cru que son collègue l’avait arnaqué ! Étonnant, tout de même. Qui aurait cru que cet ancien reject réapparaîtrait pour l’éclairer autant dans sa vie professionnelle que dans sa vie sociale ? Comme un bon génie. Mais un bon génie avec un côté sombre, Daniel le sait. Il n’a qu’à se rappeler la soirée-donjon, la fille amochée qu’on avait sortie de la chambre…
Daniel va prendre sa douche. L’effet est magique : en se couchant, dix minutes après, il ne garde de la soirée que les bons souvenirs, qui sont nombreux.
*
En approchant de l’immeuble, Daniel remarque que le clochard est toujours là, assis sur son carton près de l’entrée. Impossible d’affirmer avec certitude si c’est le même que la dernière fois. Il tend une main vers Daniel.
— Un ’tit peu d’change ?
Sans ralentir, Daniel entre dans l’immeuble et, quelques minutes après, Charron lui ouvre la porte de son loft.
— Toujours aussi tranquille, cet édifice…
— Les derniers employés des entreprises du dessous sont partis depuis deux heures. La paix totale.
Charron leur prépare chacun un verre, puis ils vont s’asseoir dans la section salon. Daniel lance un regard amusé aux déroutants tableaux sur les murs, puis se tourne vers son hôte.
— Alors, tu as eu le temps d’étudier un peu le dossier Lycaune ?
— Bien sûr… Intéressant.
Ils en parlent pendant une dizaine de minutes, puis Charron propose :
— Écoute, je peux passer te voir cette semaine, à ton bureau, pour qu’on élabore. Mais pour l’instant, j’aimerais que tu me parles d’autre chose…
Derrière ses lunettes, ses yeux globuleux pétillent de malice. Daniel hoche la tête d’un air entendu, tout en faisant teinter la glace dans son verre.
— D’accord… Je suis maintenant membre du site.
Aucune surprise de la part de Charron. Il approuve en silence, comme si tout cela était normal. Daniel lui raconte comment, au début, il a presque cru qu’on l’avait escroqué, puis l’investisseur demande le plus naturellement du monde :
— Et les preuves criminelles qu’ils ont dénichées contre toi, de quoi il s’agit ? Des preuves de fraudes fiscales, j’imagine ?
Daniel en avale presque sa gorgée de scotch de travers, mais conserve un air innocent en demandant :
— De quoi tu parles ?
— Allons, Dan, pas entre nous ! Comment crois-tu qu’ils s’y prennent pour s’assurer du silence des membres ? Ils trouvent des choses compromettantes sur tout le monde.
— Tout le monde ?… Même toi ?
— Même moi.
Charron roule son verre entre ses paumes.
— Rien d’étonnant là-dedans. Pourquoi l’élite de ce monde suivrait-elle bêtement les lois du commun ? Avoue que quand tu réussis à fourrer l’impôt, tu te sens encore plus puissant.
Daniel ricane mais ne contredit pas son hôte. Celui-ci n’a pas tort. Pas tort du tout. Charron, rêveur, poursuit :
— C’est tellement grisant, de se révolter. Contre la norme, contre la loi… Contre Dieu.
Daniel hausse un sourcil sceptique.
— Tu crois en Dieu, toi ?
— Bien sûr. Je l’ai tellement haï durant toute mon adolescence…
Le visage de l’investisseur s’assombrit. Daniel pointe alors le doigt vers un tableau.
— Alors qu’est-ce que tu fais avec une telle peinture chez toi ?
Il s’agit de la toile représentant la Vierge Marie avec l’enfant Jésus entre ses mains, qui jure tant avec les autres tableaux. Charron semble content de la question.
— C’est La Vierge et l’Enfant, de Crivelli, fin XVe siècle. As-tu remarqué vers quoi converge le regard inquiet de la Vierge ?
Daniel constate que le personnage féminin regarde une tache noire sur une balustrade, devant elle.
— On dirait un insecte.
— De près, on voit très bien que c’est une mouche. Luther a souligné la nature démoniaque de cet insecte : il annonce la Passion du Christ. La mouche est là pour rappeler que le Christ mourra.
Là-dessus, comme s’il trinquait à cette idée, il prend une bonne gorgée de son verre. Daniel se demande jusqu’à quel point son hôte le charrie. Mais la mention du Christ lui rappelle alors quelque chose :
— En passant, le grand crucifix que tu as rapporté de l’église… tu ne m’as toujours pas dit ce que tu en as fait.
Charron désigne négligemment du menton le mur du fond.
— Je l’ai mis là-dedans.
Daniel examine la grande porte de métal, là-bas.
— Et… qu’est-ce qu’il y a « là-dedans » ?
— Je te montrerai ça à un moment donné. Bientôt, j’espère.
Daniel se sent à la fois fasciné et dérouté par cet homme au physique rebutant, vaguement ridicule en société mais qui, en privé, est tout aussi avenant que mystérieux. En fait, plus il fréquente Charron, moins il arrive à le cerner. Ce dernier l’inquiète et l’attire à la fois. Comme Hell.com.
— Et toi, Dan, tu crois en Dieu ?
Un autre ! Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à lui poser cette question ? Sauf que, de la part de Charron, cela ne l’agace pas, il ignore pourquoi.
— Je ne sais pas, honnêtement. Agnostique serait peut-être un bon terme pour me désigner.
— Tu ne crois donc pas au diable, j’imagine.
Daniel s’esclaffe.
— Ça, non ! Ne me dis pas que toi, tu y crois ?
— Mais bien sûr ! Nous sommes membres de son site, tu as oublié ?
Ils rient tous les deux. Daniel enchaîne :
— Je me demande cependant qui est aux commandes d’un site si puissant. C’est quand même incroyable que cette organisation contrôle tant d’activités illégales…
— Je ne crois pas que Hell.com contrôle tout. Je crois que ce site est surtout une sorte de dispatcher qui se tient au courant de tout ce qui existe. Aux soirées-donjons, par exemple, j’ai rencontré des gens qui, manifestement, ne connaissaient pas l’existence du site. Ils ont entendu parler de la soirée d’une autre manière, tout simplement.
— Finalement, on paie un demi-million de dollars juste pour un catalogue qui offre des articles disons… hors normes, partout dans le monde ?
— C’est quand même pas mal, non ? Qui peut se vanter d’être au courant de tout ça ?
Daniel reconnaît que c’est effectivement pas mal. Charron poursuit :
— Mais j’ai fini par comprendre que certains événements sont bel et bien organisés par Hell.com. Ils sont identifiés par « Hell-VIP » et il faut souvent réserver d’avance. Et ces événements, c’est vraiment la crème de la crème : seuls les membres peuvent y participer.
Daniel retient l’information : participer à des événements strictement exclusifs aux membres, c’est alléchant. Mais Charron précise :
— Ces événements VIP doivent aussi être payés à l’avance et le site prend l’argent directement dans ton compte d’inscription. Tu as ajouté de l’argent dans ce compte ?
— Non. Dans le message explicatif que j’ai reçu, on m’a conseillé de le faire, mais je me méfie un peu.
— Mais non ! Depuis trois ans que je suis membre, jamais le site ne m’a soutiré de l’argent sans que je me sois inscrit à quelque chose. Si j’étais toi, je laisserais toujours une bonne somme dans ce compte. Comme ça, le jour où tu voudras t’inscrire à un événement VIP, tu ne seras pas pris de court.
Daniel songe que Charron a sans doute raison. Il s’occupera de cela dès demain. Ce serait effectivement bête de manquer sa chance de participer à un événement vraiment sélectif juste parce que son compte est vide… Le milliardaire prend une gorgée et, comme s’il réalisait tout à coup la teneur de leur discussion, marmonne :
— Quand même, Martin, tu imagines la racaille criminelle derrière ce site ?
— Les différentes mafias du monde doivent y participer, effectivement.
Charron affirme cela d’un ton égal, comme s’il parlait de la météo. Daniel grimace.
— Quand j’y pense, ça me rend plutôt mal à l’aise…
— J’espère que tu n’as pas passé la semaine à te sentir mal à l’aise et que tu en as profité un peu !
Daniel le rassure. Il lui raconte qu’il a gagné quatre cent trente mille dollars sur un combat truqué.
— Dommage qu’on ait droit à seulement trois tuyaux par année de ce genre.
— Tu imagines, si c’était illimité ? Ça causerait sans doute la ruine des criminels qui organisent ces combats truqués ! D’ailleurs, je te conseille de ne révéler ces tuyaux à personne et de les garder pour toi.
Daniel le rassure, puis il raconte ses trois virées nocturnes, émoustillé par leur simple évocation. Charron l’écoute et, à la fin, a une petite moue polie.
— Intéressant, mais assez sage, tout ça.
— T’es vraiment le blasé des blasés, toi !
— Il y a tant de possibilités… As-tu fouillé à fond le site ?
— Pas beaucoup. J’ai vu des sections qui m’ont tellement horrifié que ça m’a enlevé le goût d’approfondir.
— Voyons, Daniel, tu n’as pas payé autant d’argent pour n’utiliser qu’un infime pourcentage de ce qu’on t’offre !
— J’ai payé cinq cent mille piastres pour avoir du criss de bon cul et gagner quelques paris, rien de plus.
— Ça, ce sont les fantasmes de presque tout le monde. Mais maintenant que tu les as réalisés, quelle est la prochaine étape ? Comment vas-tu dépasser ces désirs de base ?
Daniel arbore une expression indécise. Son hôte, soudain intense, s’avance dans son fauteuil et pointe un doigt vers son invité :
— Il ne s’agit pas de ce que tu veux faire, Daniel, mais de ce que tu peux faire.
Daniel prend nerveusement une gorgée de son verre. Jusqu’où Charron est-il allé, lui ? Cette fille qu’il a tabassée un peu fort, l’autre soir, est-ce habituel de sa part ? Est-il déjà allé plus loin ? Si Daniel savait tout ce que Charron a fait avec Hell.com, continuerait-il à le fréquenter ?
Ce n’est qu’une relation d’affaires.
Vraiment ? En ce moment, vous travaillez, peut-être ?
Charron, plus posé, recule dans son fauteuil en disant :
— Tu serais surpris de ce qu’on est prêt à essayer quand on nous en donne les moyens…
Et il ajoute en terminant son verre :
— Tu en sais quelque chose, non ?
— De quoi tu parles ?
Ignorant la question, Charron reprend :
— Suis mon conseil, explore le site. Sans préjugés, sans fausse pudeur. Garde ton esprit ouvert. Et n’oublie pas que tout ça, tu peux le faire car rien ne t’en empêche.
Daniel lève les bras en soupirant.
— Je ne sais pas quoi te dire, Martin, mais… Juste les premières fois que j’allais sur le site, par exemple, je me sentais coupable et…
— Arrête-moi ça ! Tu es au-dessus de la culpabilité, tu es trop fort pour éprouver un sentiment si faible ! Je suis sûr que c’est un sentiment que tu n’as pas eu souvent, surtout en affaires !
Daniel a un sourire entendu :
— Pas souvent, c’est vrai.
— Et même adolescent, cela n’a pas dû t’arriver souvent.
Daniel se raidit en fixant son verre.
— On a tous fait des conneries dans notre jeunesse…
Pourquoi dis-tu ça ?
Charron ajoute :
— Voyons, Dan, on fréquentait la même école tous les deux et même si toi tu m’ignorais, moi, je te regardais aller. Je t’admirais tellement…
Le PDG lève la tête, pris au dépourvu. Charron le regarde droit dans les yeux en ajoutant :
— Je ne t’ai vu faire aucune connerie dont tu devrais te sentir coupable.
— Eh bien… Tu ne m’as pas vu tout faire…
Bon Dieu ! Mais qu’est-ce qui lui prend ? Troublé, il regarde l’heure et dit qu’il doit rentrer : une grosse journée l’attend demain. Charron n’insiste pas. À la porte, ils se donnent rendez-vous aux bureaux de Saul inc., puis l’investisseur met sa main sur l’épaule de Daniel dans un geste de chaleur inattendu :
— Explore le site, Dan. Explore-le pour vrai. Tu as tous les droits.
Daniel approuve timidement, puis il quitte le loft.
*
Une heure dix du matin. Le silence est total dans la maison. Simon dort. Dans le bureau de Daniel, la seule source lumineuse provient de l’écran de l’ordinateur, qui crée un modeste halo de lumière et éclaire le visage blafard de l’utilisateur assis en face de l’appareil, habillé de boxers et d’un t-shirt blanc.
Daniel s’humecte les lèvres en fixant la page d’accueil de Hell.com. Lentement, il dirige le curseur vers la petite flèche de la boîte search et clique.
La longue liste déjà entrevue la semaine précédente réapparaît, dans l’ordre alphabétique. Daniel la fait défiler, prenant cette fois le temps de lire les mots avec plus d’attention.
Adultery…
Art extreme…
Blood sports…
Buy…
Contracts…
Intrigué par ce dernier mot, Daniel clique dessus. Une simple question apparaît :
What is the number of your contract ?
Daniel n’y comprend rien. Il renonce, puis revient à la liste dont il poursuit le défilement.
Fight…
Gambling…
Gastronomy…
Gastronomie ? Il y a aussi des catégories bien inoffensives, on dirait. Cela le rassure quelque peu. Il continue à lire les mots qui défilent.
Golden showers…
Masochism…
Necrophilia…
Dieu du ciel ! A-t-il bien lu ?
En secouant la tête, il reprend le défilement.
Scat…
Sadism…
Sadomasochism…
Sex slaves…
Qu’est-ce que c’est que ça ? Des prostituées, sans doute. Mais on n’achète pas des prostituées. Toujours en ressentant cette vague culpabilité qui ne le quitte pas depuis qu’il s’est assis devant l’ordinateur il y a dix minutes, il clique sur l’icône « sex slaves ».
Your country ?
Canada. Clique. Une série de noms de pays apparaît.
Ukraine…
Philippines…
Maroc…
Vietnam…
Il fronce les sourcils un moment, puis son visage devient si livide qu’il semble flotter dans la noirceur de la pièce. Il dirige son curseur vers Philippines et clique. Une série de photos apparaissent, toutes représentant des filles philippines. Les plus jeunes doivent avoir douze ou treize ans, les plus âgées vingt, vingt-deux. à côté de chacune, un âge et un prix.
16 years old, 357 000
dollars
21 years old, 239 000 dollars
12 years old, 480 000 dollars
Click to buy
To BUY !
Daniel recule légèrement sa chaise à roulettes en portant une main tremblante à sa bouche. Ce n’est pas possible, ça. Il ne peut pas être assis, en ce moment, devant un site qui se spécialise dans le trafic humain ! Et ce serait quoi, la suite des choses ? S’il cliquait sur l’une de ces filles, on la lui livrerait dans une boîte ?
Les paroles de Charron reviennent à sa mémoire.
« N’oublie pas que tout ça, tu peux le faire car rien ne t’en empêche. »
Les visages de ces jeunes filles, sur l’écran… Absents, éteints… Des visages de droguées…
Daniel s’empresse de sortir de cette page, puis songe à se déconnecter. Pourquoi consulter ces abominations ? Il n’y a rien pour lui là-dedans, il le sait ! Mais Charron, à nouveau, lui souffle à l’oreille.
« Explore le site, Dan. Explore-le pour vrai. Tu as tous les droits. »
Incapable de résister à la curiosité, il revient à la liste. Les mots défilent… transsexual… torture… revenge (Hell-VIP)…
Revenge, vengeance… Qu’est-ce que cela implique exactement ?
Mais le mot qu’il relit cinq fois, c’est « torture », comme pour se convaincre que sa vue ne lui joue pas des tours. En français comme en anglais, le mot envoie le même inconcevable message. Daniel clique dessus. Pour se persuader que c’est une blague, une fumisterie. Du moins, c’est la raison que lui envoie sa conscience. Quatre possibilités sont énumérées.
Pictures
Movies
Live
Recruiting
Live… De la torture en direct ? Il émet un grognement sceptique. De la frime, évidemment. Alors, pourquoi continuer, pourquoi appuyer sur live ? Pourquoi a-t-il besoin d’aller vérifier ?
Parce que je le peux. J’en ai le pouvoir.
Une liste de pays défile, pas loin d’une centaine. Il clique sur l’un d’eux au hasard, Pologna. Un message surgit :
Next show : August 6, at 21:00,
local hour.
Il revient à la liste des pays, clique sur un autre, Sweden.
Next show : September 16, 19:00,
local hour.
Il revient à la liste des pays en secouant la tête et la consulte à nouveau : même les États-Unis y sont ! Il clique. Une vingtaine d’États américains sont nommés, avec des dates inscrites à côté. Pour le Mississippi, par exemple, il y aurait un « show » demain soir ! Complètement ridicule. Il revient à la liste des pays et voit Canada. Il clique dessus.
Next show : August 18, 21:00 local
hour of Toronto.
Cette fois, il ricane à haute voix. Alors, même sur un site où supposément tout est permis, il y a de la frime ! Tout en revenant à la liste des pays, Daniel ressent une curieuse impression, un mélange de soulagement et de déception. Comme s’il avait voulu croire, aussi scandaleux et choquant cela soit-il, qu’effectivement tout était possible sur Hell.com.
C’est alors qu’il remarque une brève indication en rouge à côté du nom de certains pays :
Live now
Daniel se sent mal, comme si un serpent parcourait tout à coup l’intérieur de ses artères. Pourtant, il y a deux secondes à peine, il ne prenait rien de tout cela au sérieux. Mais il y a deux secondes, tout ça n’était que théorique, il ne pouvait vérifier concrètement pour confirmer ses doutes.
Maintenant, il le peut.
Par exemple, il y a un « live now » à côté de Greece.
Allez, prouve-toi une fois pour toutes que tout ça, c’est juste du toc !
Il clique donc sur Grèce. Trois sections apparaissent : room 1, room 2, room 3. Au-dessus est écrit : live from Thessalonique.
De la foutaise, rien que de la foutaise. Il allait s’en rendre compte dans trois secondes. Il clique sur room 1.
Un écran apparaît, prenant presque la totalité du moniteur de l’ordinateur. L’image, de qualité passable, représente une pièce dont les dimensions sont difficiles à évaluer mais manifestement modestes, toute en bois, filmée de manière très stable, sans doute par une caméra sur trépied. Malgré l’éclairage blafard, on distingue nettement une femme maigre complètement nue, suspendue au plafond par les poignets, les pieds à quelques centimètres du sol, couverte de sang et de plaies. Sa tête tombe mollement sur sa poitrine. Inconsciente ? Morte ? Près d’elle, une silhouette habillée d’un uniforme blanc et masquée d’une cagoule noire dépose un long couteau ensanglanté sur une table recouverte de plusieurs accessoires tranchants, tous souillés, puis s’éloigne jusqu’à sortir du champ de vision. Malgré le dégoût, Daniel s’empresse de se raisonner : ça peut très bien être un set up. Même cette plaie ouverte sur le sein gauche. Dans les films d’horreur, on effectue ce genre de maquillage depuis longtemps. La fille, maintenant seule, ne bouge toujours pas et Daniel ne la quitte pas des yeux, convaincu qu’elle va se trahir en bougeant ou en ouvrant un œil. Mais deux hommes masqués finissent par s’approcher et la décrocher. La fille est molle comme une poupée de chiffon.
Daniel s’humecte les lèvres. Sa salive est pâteuse. Il clique sur « page précédente », mais ça ne fonctionne pas ; il doit sortir de cette fenêtre. Il le fait donc à l’aide de sa souris et se retrouve devant le choix des trois chambres. Il appuie sur room 3.
Cette fois, la scène commence en pleine action : dans une pièce semblable à la précédente, un homme nu, dans la quarantaine, attaché sur une chaise, reçoit une série de coups de poing de la part d’un individu (sûrement un homme, vu la force déployée) affublé aussi d’un costume blanc et d’une cagoule noire. Les coups sont précis, violents : sur le nez, sur la gueule, dans le ventre… Entre chaque coup, la victime, le visage tuméfié, marmonne des supplications en grec, mais ces marmonnements faiblissent graduellement. Daniel observe la scène en se mordillant le pouce. Des coups de poing, c’est facile à imiter. Tout de même, ici, c’est rudement bien fait. Il y a même des gouttelettes de sang qui fusent à chaque impact. Le PDG étudie la scène avec attention, à l’affût de la moindre erreur, de la moindre défaillance chorégraphique. Cinq coups de poing, huit, dix… Ça semble très vrai, aucune erreur. La victime, maintenant, se contente de gargouiller, à moitié assommée. Douze coups, treize… Et le sang qui gicle toujours, à chaque contact… Daniel, qui mordille toujours son pouce, est de plus en plus mal à l’aise. Est-ce qu’une mise en scène fonctionnerait si longtemps ? Et puis, il y a quelque chose qui le chicote… et au bout du vingtième ou vingt-cinquième coup, il met le doigt dessus : le visage de la victime se dégrade de plus en plus. L’œil gauche, grand ouvert tout à l’heure, est maintenant enflé et purulent, comme s’il était crevé. Le son des coups lui-même change, devient plus flasque. Et le nez… Mon Dieu, le nez est vraiment démoli ! Ce genre de trucages peut-il avoir lieu en direct, sans coupe dans la séquence ? Car c’est le même plan depuis le début. Est-ce possible ? Avec sa souris, il ferme la fenêtre et examine son pouce : celui-ci saigne légèrement.
De la vraie torture, en direct ? Non, il ne peut pas concevoir ça.
Il reste une chambre à voir, la numéro 2.
Allez, pour être absolument sûr…
Il clique sur room 2.
Ce qui le frappe d’abord, ce sont les gémissements. C’est en grec, il ne comprend rien, mais les supplications, peu importe la langue, ont toutes cette tonalité universelle, sans équivoque. En vitesse, il baisse le son de l’ordinateur de moitié, puis revient à l’image.
Un homme dans la trentaine. Nu. Attaché debout contre un mur, les jambes allongées, les bras étendus en croix, fixé à des crochets par les poignets et les chevilles. Il est intact, mais la peur rend son visage difforme, et il n’arrête pas de supplier. Un bruit électrique, semblable à celui qu’on entendrait sur un chantier de construction, recouvre tout à coup ses plaintes. Lentement, le bourreau (même habit blanc, même cagoule noire) entre dans le champ de la caméra, une perceuse électrique en marche entre les mains. Avant que le PDG assimile le sens de ce qui se prépare, la mèche pénètre à toute vitesse le bras gauche de la victime, qui se met à hurler. Daniel se couvre la bouche, comme si c’était lui qui criait.
C’est un faux bras…
Non, c’est un vrai !
C’est un trucage, juste un trucage…
C’est vrai, calvaire, tu vois bien que c’est VRAI !
La mèche sanguinolente creuse maintenant la cuisse, s’enfonce avec un réalisme fou au milieu de flots de sang. Et ce bruit bizarre… est-ce celui d’un os qui éclate ? Daniel respire à toute vitesse, son regard fiévreux incapable de se détacher de l’écran. Il veut voir une erreur, une faiblesse, une faille, il faut que ce soit truqué, car si ça ne l’est pas, cela signifie que cet homme, cet inconnu, ce pauvre type, est torturé en ce moment même par un dingue et que lui, Daniel Saul, homme civilisé et sain d’esprit, est en train de regarder ça, à des milliers de kilomètres de la scène, dans le confort de son bureau, et qu’il observe cette atrocité parce qu’il l’a choisi, parce qu’il a payé pour ça !
Il voit alors la perceuse s’attaquer au ventre. L’instrument commence par effleurer l’épiderme, ce qui a pour effet d’enrouler la peau autour de la mèche et de la détacher sur une grande surface, jusqu’à la hauteur du thorax. Cette fois, l’horreur implose en Daniel et tandis que la mèche s’enfonce enfin en faisant gicler une infâme bouillie, l’homme d’affaires bondit littéralement de son siège vers l’arrière. Il s’empresse de diriger sa souris vers la fermeture de la fenêtre, mais le curseur ne répond pas. Que se passe-t-il ? Ahuri, il remarque que le fil s’est détaché du périphérique : comme il tenait fermement la souris tandis qu’il reculait, le fil, trop court, a cédé. À l’écran, la perceuse fouille dans le ventre ravagé et Daniel, incapable d’en supporter plus, s’empresse de trouver les touches pour sortir de l’écran. Mais il ne se souvient plus des raccourcis clavier, merde ! Il pioche sur les touches, les enfonce toutes à la fois, s’acharne même sur la touche « escape », rien n’y fait ; à l’écran, la boucherie se poursuit, et le PDG a beau vouloir l’éviter du regard, il ne peut s’empêcher d’entrevoir le sang et les tripes, il a même l’impression d’en recevoir sur les mains, ses mains qui martèlent hystériquement le clavier, encore et encore, mais ça ne marche pas, pourquoi cette criss de fenêtre ne se ferme-t-elle pas !?!
Sur l’écran, la mèche se dirige vers l’œil droit du supplicié. En poussant un mugissement rauque, Daniel enfonce alors le bouton même du moniteur qui s’éteint aussitôt. Mais le son continue, car si l’écran est hors circuit, l’ordinateur, lui, fonctionne toujours : sanglots en grec, puis bruit gluant mêlé à des hurlements plus atroces que jamais. Daniel se lève et, haletant d’épouvante, recule lentement sans cesser de fixer l’écran noir duquel proviennent des sons intolérables, une symphonie de violence et de souffrance que l’oreille humaine ne devrait jamais entendre. Alors, d’un geste sec, Daniel saisit le fil de l’ordinateur et tire dessus. La prise se débranche, tout s’arrête enfin.
Le silence. Cela devrait rassurer Daniel. Mais il sait qu’à des milliers de kilomètres, les cris continuent.
Et la vérité, impossible à nier : tout est vrai, ce n’est pas de la mise en scène, et cela se passe en ce moment dans plusieurs pays. Cela se passe même ici, au Canada, il a vu des dates tout à l’heure.
Tout est vrai… et cela l’étonne vraiment ? Il est sur Hell.com, un site criminel, et il a vraiment voulu croire que c’était de la frime ? Sincèrement ? Ou n’était-ce pas là un alibi pour se donner le droit d’aller vérifier, d’aller voir ? La nausée s’empare soudain de lui… puis il pense tout à coup à quelque chose.
Il sort en vitesse et va appuyer sa tête contre la porte de Simon : il entend les ronflements de son fils. Tout va bien. L’adolescent ne s’est pas réveillé.
Secoué comme jamais il ne l’a été, Daniel descend au rez-de-chaussée avec la démarche d’un homme ivre. Une minute plus tard, il est à son bar en train d’engloutir un scotch. L’alcool le calme quelque peu et il peut réfléchir plus posément. Qui sont ces gens qui se font torturer ainsi ? Des criminels ? De pauvres types enlevés au hasard ? Et, surtout, qui sont leurs bourreaux ? Il se souvient alors d’un mot qu’il a vu dans le menu de la section « torture ». En vitesse, il remonte dans son bureau. Après avoir rebranché ordinateur, moniteur et souris, il retourne sur Hell.com et va dans la section Torture. Le menu réapparaît.
Pictures
Movies
Live
Recruiting
C’est ce dernier mot qui le chicote. Il clique dessus, sur le qui-vive, s’attendant au pire. Mais ce n’est qu’un message qui apparaît. Daniel le lit en le traduisant mentalement.
Vous pouvez être bourreau pour une séance de torture. Si cela vous intéresse, répondez à la question suivante.
La question est simple : which country. Qu’arriverait-il si Daniel y répondait ? On lui proposerait différentes séances de torture en sol canadien ? On lui expliquerait comment procéder pour devenir bourreau à l’une d’entre elles ? Devrait-il passer une entrevue ? avoir de l’expérience ? des références ? Bouleversé, il quitte la page et se couvre le visage des mains. C’est aussi fou que dans un film médiocre qu’il a vu il y a deux ans, Hostel, dans lequel des gens paient pour torturer d’innocentes victimes. Dans une des entrevues offertes sur le DVD, le réalisateur explique que son histoire a été inspirée par des rumeurs selon lesquelles ce genre de pratiques barbares existerait bel et bien dans certains pays européens. Ces hypothèses farfelues avaient bien fait rigoler Daniel. Ce soir, pourtant, il a la preuve non seulement qu’elles sont vraies mais que, pire encore que dans le film, tout cela est diffusé sur le Net !
Il revient à l’écran, fixe un long moment les lettres de feu à l’écran. Et dire qu’il croyait au départ que ce site était essentiellement un site de cul. Mais il semble qu’il y ait beaucoup d’autres moyens d’user de sa puissance. Hell.com est là pour les offrir.
Daniel ferme l’ordinateur. Il a mal à la tête. Il n’aurait pas dû s’abonner à ce site. C’est la faute de Charron. Du moins, en partie.
Est-ce que Charron regarde ces séances de torture mondiales tous les soirs sur son ordinateur ? Est-ce qu’il se masturbe en regardant une fille se faire couper les seins ?
Non… Non, il n’est pas cinglé, tout de même. Un peu bizarre, un peu hard sur les séances sadomaso, mais pas cinglé.
Daniel se dirige vers sa chambre, convaincu qu’il n’arrivera pas à dormir. Il programme son réveil pour sept heures : il veut déjeuner avec Simon avant que celui-ci parte pour ses examens. Couché dans son lit, il prend la décision de ne plus explorer Hell.com dans les détails. Il continuera à profiter des avantages sexuels et monétaires du site, sans plus. Et l’année prochaine, il ne renouvellera pas son abonnement.
Ça lui laisse un an pour vivre des plaisirs hors du commun. Ce qui est tout de même non négligeable.
*
Il rêve.
Dans un décor noir et imprécis, une dizaine d’Asiatiques nues, côte à côte, se tiennent devant lui. Charron apparaît et va d’une fille à l’autre en s’adressant à Daniel.
— Elle, elle a vingt-deux ans. Deux cent vingt mille dollars. Pas mal, hein ?
Le visage des filles est hagard, absent.
— Tu préfères peut-être celle-ci, seize ans ? De la chair fraîche. Trois cent soixante mille.
Sur le mur derrière les esclaves se profile la peinture de Crivelli, représentant la Vierge et l’Enfant. Sur le tableau, la mouche incongrue est plus visible que jamais.
— Ah, je sais qui est ta préférée, poursuit Charron. C’est elle.
Et il place ses mains sur les épaules d’une fille qui n’est pas asiatique, une Occidentale qui ressemble beaucoup à… Non, elle ne lui ressemble pas : c’est Mylène. Mais une Mylène qui n’a pas vieilli, qui a toujours dix-sept ans. Avec une infinie tristesse, elle regarde Daniel qui ne parle pas, partagé entre l’excitation et la résignation.
Sur le tableau de Crivelli, il y a maintenant plusieurs mouches, comme si l’on était venu les peindre sans que personne ne s’en rende compte. Il y en a quelques-unes sur le corps de l’enfant Jésus.
— Dans quelle pièce veux-tu l’amener ? poursuit Charron, dissimulé derrière Mylène. Dans celle-ci ?
Il indique à gauche une porte qui s’ouvre, qui dévoile un décor sombre, tout en bois, avec table ensanglantée et instruments de torture.
— Ou celle-ci ?
À droite, une autre porte s’ouvre et laisse voir une vaste salle de bains, avec plusieurs lavabos et plusieurs cabinets. Des rires fusent de la pièce, ainsi qu’une vieille chanson des années 80, de John Cougar, Hurts so good. Daniel est tétanisé et, avec honte, réalise qu’il a une érection. Le sourire de Charron s’agrandit.
— Oui, je crois que cette pièce est un bon choix…
Sur le tableau, il y a maintenant tellement de mouches qu’on devine à peine la Vierge et son enfant. Le visage de Mylène devient désespéré. Daniel secoue la tête.
— Non. J’ai changé ! Je ne veux plus !
— À l’époque non plus tu ne le voulais pas vraiment, poursuit Charron. Mais tu le pouvais. Et ça, ça ne change pas…
Les mouches s’envolent du tableau, des centaines d’insectes qui se mettent à tournoyer autour de Charron, comme s’il en était le pôle d’attraction. L’investisseur guide Mylène vers la salle de bains, d’où les rires et la musique sortent avec plus d’intensité. Et Daniel, même s’il ne bouge pas les jambes, approche lui aussi de la pièce. Charron articule :
— … Ça ne change jamais…
Et il pousse d’un coup brusque Mylène, dont le visage est tapissé de mouches et de larmes.