CHAPITRE V

JE PRENDS OFFICIELLEMENT LES CHOSES EN MAIN. ELLES NE S’ÉCLAIRCISSENT PAS POUR AUTANT.

Le chef écoute mon rapport sans broncher.
Au fond, ça n’est pas d’un rapport qu’il s’agit car j’ai agi de ma propre initiative et, dans cette affaire, je n’ai de comptes à rendre à personne.
Seulement ce truc qui, au départ, était une espèce de divertissement de flic en vacances, prend des proportions qui me dépassent.
Le chef, je vous ai souvent parlé de lui, est un grand mec entre deux âges, mais plus près du second que du premier. Il est grand, élégant, racé et chauve comme un flan à la vanille.
Il passe fréquemment sa main fine sur son massepain et ses yeux bleus se diluent dans l’infini.
Enfin il me regarde, semble prendre conscience de ma présence et sourit.
— San-Antonio, dit-il, je n’ai jamais vu un garçon comme vous. On dirait que les aventures les plus extraordinaires naissent sous vos pas.
Il se lève, arpente son bureau et va se jucher sur le chauffage central. On dirait qu’il veut se faire cuire à la coque avec son caillou déplumé.
— San-Antonio, reprend-il, je vous connais trop pour vous enlever un os de cette importance. Je vais confier à Bérurier l’affaire des faux timbres portugais. Occupez-vous de cette histoire. Vous pourrez dresser votre note de frais et y porter notre voyage à Genève. Tout ça n’est peut-être pas de notre ressort, à mon avis c’est du boulot pour la P.J., mais peu importe. Nous serons toujours à temps de les mettre dans le coup le moment venu.
Il ramasse le disque posé sur son tampon-buvard.
— Curieux objet, fait-il.
Il me le tend.
— Bon, eh bien, bonne chance… Tenez-moi au courant. Si vous étiez obligé de filer loin de Paris, dites-le-moi pour le cas où j’aurais un job urgent à vous confier.
Il me tend sa main blanche, blanche comme une tranche de veau.
— Votre mère devait penser très fort à un chien de chasse lorsqu’elle vous attendait, dit-il.
Je lui serre la pince en me promettant de poser la question à Félicie. Puis je m’évacue en direction du laboratoire.
Grignard, l’assistant principal est là, derrière une pyramide d’éprouvettes, comme un organiste derrière son usine à musique.
Il me regarde rapidement sans cesser de manipuler ses mystérieux flacons.
— Une seconde, s’excuse-t-il.
— Faites, j’ai le temps…
Je le regarde s’affairer… Grignard c’est un grand jeune homme sage, avec des lunettes sur le nez et un parapluie accroché au porte-manteau de son vestiaire.
Le genre de mec qui postule pour les palmes académiques et qui a des recettes contre les brûlures.
Mais un brave zigoto, au fond.
Chaque année il fait un chiard à sa femme et, depuis le temps qu’il est marida, il a eu le temps d’en pondre tellement que ce qu’il touche comme allocations familiales suffirait à l’Aga Khan pour passer un mois au Waldorf Astoria.
Je lui tends mon mystérieux disque de métal.
— Dites, vieux, ça vous dit quelque chose, ça ?
Il prend la rondelle et l’examine attentivement.
— Non, fait-il, qu’est-ce que c’est ?
— C’est ce que j’espérais que vous me diriez… Grignard, un type s’est buté à cause de ce machin-là… Et avant de se tirer une balle dans la calbombe, il a dit à une interlocutrice inconnue que ça représentait une fortune.
— Mystère et boule de gomme ! déclare sentencieusement Grignard.
J’ai sérieusement envie de lui dire que rien de ce qui concerne l’almanach Vermot ne m’est étranger, et que ça n’est pas pour l’entendre débiter des astuces de marchand de marrons que je me suis cogné les quatre étages de l’immeuble.
— Ce truc ne serait pas en platine ? je demande.
— Oh pas du tout !
Il pose le disque sous un microscope et l’examine.
— Ceci est un alliage fort commun de nickel et de chrome. Si cela vaut dix balles, c’est le bout du monde.
— Et ces petits trous aux formes bizarres, ça veut dire quoi ?
Il lève les bras au ciel.
— Comment pourrais-je vous le dire ?
» Mon cher San-Antonio, c’est la première fois de ma vie que je vois un machin comme ça…
J’empoche l’objet et je hausse les épaules.
— Et ça se croit savant ! je ronchonne en faisant claquer la porte.
Je vais siffler un grand blanc cassé au bistrot d’en bas, histoire de me ramoner l’œsophage.
Rien de tel que le vin blanc pour décupler vos facultés mentales.
Et en effet, ça vient tout seulard… Au troisième glass, mon plan d’attaque est inscrit en lettres d’or dans ma pensarde.
Je jette un billet sur le zinc, je dis à la bonniche de garder la monnaie pour s’acheter du vernis à ongles plus naturel comme couleur.
Je retraverse la rue pour aller au Standard de la grande maison. Le chef de ce service, Bertin, est un petit type studieux et triste.
— Ecoute, petit, je lui fais, la nuit dernière, à minuit, un abonné de Paris a demandé l’Hôtel Monseigneur, à Genève. Tu vas me dégauchir l’adresse de ce pékin. Et que ça saute, j’attends la réponse dans le bureau voisin.
— Bien, chef.
Et je suis certain qu’avec lui ça ne traînera pas. Il connaît son boulot, Bertin…
En attendant la réponse, je feuillette un magazine technique sur la police. J’ai le crâne plein d’idées biscornues. J’espère que ça donnera quelque chose, cette recherche. Sinon, il me restera toujours la ressource de… Au fait, pourquoi ne m’occuperais-je pas de ça en attendant ?
Je décroche le téléphone intérieur et je sonne les sommiers.
— Ici San-Antonio… Avez-vous dans votre nid à poussière une certaine Germaine Fouex… Fouex : F.O.U.E.X., oui ?
Le gars me demande de patienter.
Au bout de cinq minutes, il me dit qu’il y a eu un Fouex, un sale type qui a été buté avant la guerre dans une boîte de Pigalle. De toute façon, ça ne me convient pas.
Sur ce, Bertin me sonne.
— Du neuf ? je lui lance.
Il fait un signe affirmatif.
— L’appel dont vous parlez a été émis par un abonné du central Jasmin. Son adresse, c’est le 12, rue de la Pompe ; son nom est Fouex.
Je fais un écart en arrière comme le bourrin de ce hussard au sourire si doux, dont le père Hugo parle dans un de ses bouquins. Entre parenthèses, cette citation pour vous montrer qu’on peut être flic et avoir des lettres.
Rue de la Pompe, 12 ; c’est précisément l’adresse figurant sur la carte d’identité de la soi-disant Germaine Fouex.
M’est avis que si je ne catapulte pas à cette adresse, je suis la plus belle crème de gland qui se soit jamais promenée dans une paire de godasses pointure 43 !
— Merci, petit, je fais. Demande que le téléphone de cet abonné soit branché sur une table d’écoute. Je veux un rapport complet sur les communications demandées ou reçues par ce numéro, vu ?
— Parfaitement, monsieur le commissaire.
J’enfonce rageusement mon bitos autour de mon cercle polaire, et je les mets.
Bel immeuble, que celui du 12, rue de la Pompe. Je m’engage sous le porche et je frappe à la loge de la pipelette.
En général, les concierges sont toujours absentes pour cinq minutes. Celle-ci fait faillir la règle. Elle est là, et même elle est un peu là car si elle vous mettait ses deux tonnes sur le pied, vous marcheriez avec des béquilles. C’est toutes les Peter Sisters réunies en une seule personne.
Mon regard contourne le tas de viande qui palpite devant moi.
Je décide d’appeler ce gros truc, madame.
— Pardon, madame, chez Mme Fouex, s’il vous plaît…
Quelque chose se soulève, au milieu de son regard : ses paupières…
Elle me jette un regard amorphe de robot.
Puis autre chose s’ouvre encore : ses lèvres… Et une voix lointaine me demande : « Quoi ? »
— Mme Fouex…
Ses paupières se soulèvent d’un cran de plus. Elle paraît franchement ahurie…
— Mais, éructe-t-elle, elle…
— Elle, quoi ?
— Elle est morte !
Je prends la nouvelle dans le portrait à bout portant. Il est dit que toutes les surprises me seront ménagées dans cette affaire.
— Depuis quand ? je demande.
— Depuis la semaine dernière… On l’a enterrée il y a cinq jours…
— Ah… Et de quoi est-elle morte ?
— D’un machin au cœur.
Je n’ai jamais entendu parler de cette maladie-là. Un machin, ça doit être grave puisqu’on en clamse…
— Qui habite son appartement ?
— Personne…
— Hein ?
— Personne, redit-elle docilement.
— Elle vivait seule ?
— Oui…
— Et que faisait-elle, dans la vie ?
— Elle travaillait…
— Où ça ?
— A l’ambassade américaine…
Pour la première fois depuis que je me suis propulsé dans cette aventure, j’entrevois une petite lueur indiquant qu’elle est bel et bien du ressort de mes services. Et j’en suis tout aise, because cette histoire est quelque chose comme mon enfant, et ça embête toujours lorsqu’on se rend compte qu’on n’est pas le daron de son moujingue.
Dans mon turbin, y a des mots magiques. Des mots qui vous vont droit à la moelle épinière.
Et le mot ambassade en est un !
— Son appartement est vide ? je demande.
— Oui.
— Depuis quand ?
— Ben… Depuis la semaine dernière.
Ouais ! Il est vide depuis huit jours, seulement, hier, une gonzesse y téléphonait !
Vous parlez d’un embrouillamini ! C’est un gentil rébus que j’ai à résoudre.
Je regarde le tas de bidoche qui émet de la curiosité comme une turbine émet de l’électricité.
— Vous lui vouliez quoi ? demande-t-elle.
— C’est au sujet d’une assurance sur la vie qu’elle avait contractée… Elle a de la famille ?
Le tas de viande a cette superbe réponse :
— Comme tout le monde !
— C’est-à-dire ?
— Des neveux, des cousins… Je ne sais pas, moi…
Au fond, elle est marrante, cette concierge. Marrante à regarder, d’abord, et aussi marrante à entendre.
— Elle demeurait à quel étage ?
— Quatrième gauche.
— Personne n’est entré dans son appartement depuis son décès ?
— Non, personne.
— Qui en a les clés ?
— Moi.
Je la regarde pour essayer de déchiffrer ses sentiments sur son visage, mais autant vouloir escalader le mont Blanc pour savoir l’heure.
— Vous n’êtes jamais entrée chez elle depuis qu’on l’a inhumée ?
— Dites donc, bavoche-t-elle sur un ton réprobateur.
Je bats en retraite.
— Je veux dire… pour téléphoner, par exemple…
Elle a un mouvement particulier que, réflexion faite, j’interprète comme étant un haussement d’épaules.
— En voilà des idées !
Elle ajoute :
— Je téléphone jamais !
— Bon… Merci, excusez le dérangement.
Je fais demi-tour et lui donne l’impression de m’en aller. Mais une fois dans le couloir, je me mets à quatre pattes et je repasse devant sa loge.
Me voici au quatrième. La porte de gauche est secondée par une serrure de sûreté.
Si vous avez déjà lu mes précédents bouquins, vous devez savoir qu’avec San-Antonio, les serrures de sûreté ne sont pas plus en sûreté que les autres.
Avec mon petit sésame, pas une porte ne me résiste.
J’entre dans la carrée.
C’est un appartement bourgeois. Un peu triste. L’appartement d’une vieille dame seule qui a eu des malheurs et qui ne se fait pas rigoler la zise tous les jours.
L’ameublement est rococo… Je fouinasse un peu partout, mais je ne découvre rien d’intéressant.
Rien, sinon des photographies dans des cadres. Je les embarque toutes dans mes vagues en me promettant de les confier aux mecs de l’identité. Il faudra que j’envoie quelqu’un pour relever les empreintes sur le téléphone… On ne sait jamais. Des fois que ça donnerait quelque chose.
Ce que je ne pige pas, mais pas du tout, c’est pourquoi, cette nuit, une souris a forcé la porte de cet appartement à seule fin de téléphoner en Suisse.
Pourquoi « à seule fin » ? C’est moi qui le dis… Peut-être la femme qui déclencha le suicide de mon mystérieux voyageur avait-elle d’autres raisons pour se trouver dans cette maison au milieu de la nuit.
Pourquoi pénétrer clandestinement dans ce petit appartement ? Que pouvait-elle y chercher ? Quels sont les liens plus ou moins ténus unissant cette défunte Mme Fouex au suicidé de Genève qui se déguisait en femme, s’emparait de son identité et allait se suicider dans un palace de Genève, et à la mystérieuse femme apprenant en pleine nuit à Georges « qu’il était trop tard » ? Trop tard, pourquoi ?
Auparavant, elle lui avait demandé s’il avait réussi. Réussi à quoi ? A voler le disque de nickel ou à passer à l’étranger ?
Réussi à tromper la vigilance de certaines gens, ce qui expliquait le déguisement ?
Je me caresse le chapiteau car je sens que mon cervelet distille du point d’exclamation. Il fait de vaches zigzags, comme un sismographe pendant l’éruption de Pompéi… En admettant évidemment que les Ritals aient eu cet appareil à ce moment-là.
Jusqu’ici, j’ai deux morts, une voix de femme et un disque de métal…
Pas fauché, le mec !