CHAPITRE
XIII
LES GRANDS MOYENS DE CES BONS MESSIEURS !
Les grands moyens
!
Si le coup de
paluche du zouave n’était qu’un hors-d’œuvre, j’aime mieux lâcher
tout de suite la rampe.
Ma position n’est
pas enviable. Même le gars qui traverse les chutes du Niagara sur
un fil, avec les yeux bandés, ne voudrait pas troquer sa gâchouse
contre la mienne.
Je ne me fais pas
d’illusion. Si je parle du disque, ils me buteront dès que je leur
aurai appris la façon dont je me le suis fait ravir… Et si je la
boucle, ils me feront tellement de trucs inavouables pour me forcer
à parler que je ressemblerai davantage à un paillasson hors d’usage
qu’à un as des services secrets lorsqu’ils me cloqueront dans la
tirelire la balle libératrice.
Donc, faut que j’y
mette du mien pour sortir de l’impasse. Et ça n’est pas en leur
bonnissant la dernière de Marius et Olive que je les
amadouerai.
Voilà le gros pelé
qui s’approche à nouveau. Je bondis en arrière et je biche mon
tabouret par un pied. Je le lève aussi haut que me le permet le
plafond bas de la cambuse et je le lui abats sur le
crâne.
Je sais bien qu’il
ne s’agit que d’un modeste tabouret de bois blanc, mais croyez-moi
ou allez vous laver les pieds, ça fait autant d’effet à Banski que
s’il recevait une goutte de pluie.
Il continue
d’avancer sur moi, la tranche rentrée dans les épaules, l’air de
moins en moins commode.
Alors, comme il ne
me reste pas d’autre recours, j’accepte le corps à corps. Je feinte
et je lui place un crochet du droit à la pommette. D’ordinaire, un
machin comme ça endort une vache, son veau et son mari… Mais ce mec
doit être en fonte car il ne fait pas un pas en
arrière.
Simplement il
détend son bras et recommence son coup de palette de tout à
l’heure. En plus fort.
Du coup je sens
qu’entre l’existence et moi il y a incompatibilité d’humeur.
J’émets un râle étouffé et je m’effondre…
Je sens, par-delà
ma souffrance, que le gros fumelard me ramasse et me charge sur ses
épaules… Il grimpe l’escalier.
Je mets tout ce
qui me reste de vitalité pour essayer de récupérer un filet d’air.
Nous émergeons au-dehors et le vent de la nuit m’aide puissamment.
Le gorille fait quelques pas ; il s’arrête… Toujours comme dans un
rêve j’entends un grincement. Banski me met à la verticale… Mes
pieds s’enfoncent dans du vide, mes jambes suivent…
Des parois dures
me meurtrissent le corps de tous les côtés… Je réalise vaguement ce
qui se passe : cette essence d’ordure me plonge dans l’une des
citernes de la péniche.
Soudain il me
lâche ; je fais une chute que je trouve interminable. Puis mes
pauvres nougats entrent en contact avec le sol de fer. Cela fait
baoum ! Il me semble que je viens de percuter un gigantesque
tambour.
A ma douleur
respiratoire s’en ajoute une autre, à la cheville.
Je m’assieds dans
le monstrueux récipient.
Je lève la tête et
je découvre un disque de nuit. La silhouette d’un visage s’insinue
dans le disque ; celle de l’homme aux cheveux gris.
Il me parle. Sa
voix résonne étrangement dans le réservoir. Le vide métallique lui
donne des inflexions amples et sonores.
— San-Antonio,
vous m’écoutez ?
— Plus ou moins,
je réponds.
— La mémoire vous
est-elle revenue ?
— Si c’est de ce
satané disque que vous parlez, je doute qu’elle me revienne
jamais…
— Dommage pour
vous décidément, vous savez ce que nous allons faire ?
Je ne puis
répondre. En reprenant mon souffle je m’aperçois que le coin où je
me trouve emboucanne l’essence… L’âcre odeur me suffoque. Je tousse
comme un perdu.
La voix de mon
tourmenteur reprend :
— Nous tenons à
détruire cette péniche. Elle est divisée en trois citernes. Vous
êtes dans celle de l’avant, celle du milieu est remplie d’essence.
Nous allons ouvrir le canal de communication de manière que le
contenu de la seconde citerne passe dans la vôtre.
—
Charmant…
— Vous ne
plaisanterez plus dans un instant…
— Vous croyez
?
— J’en suis
persuadé, monsieur le commissaire… Lorsque ce transvasement sera
terminé, il est probable que vous serez noyé… dans l’essence, ça
doit être particulièrement désagréable. Si par hasard vous ne
l’étiez pas, vous profiteriez de l’incendie que nous allumerons à
bord… Beau feu d’artifice, mon bon commissaire… Belle fin pour un
policier.
Il
ricane…
— Réfléchissez… De
temps à autre je viendrai voir si vous êtes revenu à de meilleurs
sentiments…
»
Bonsoir…
Il rabat le
couvercle de la citerne. Le disque de nuit étoilée disparaît et je
me trouve englouti dans la vraie nuit…
Un instant
passe.
Et soudain un flot
de liquide me tombe sur les épaules.
Ces vaches font
comme ils ont dit… C’est de l’essence qui s’écoule à flots épais
dans mon réservoir… C’est une drôle de sensation, je vous jure… Je
préférerais être ailleurs, n’importe où mais ailleurs…
Je me retire au
fond de la citerne afin de ne pas recevoir la trombe sur le
râble.
Fichtre, ce que ça
pisse épais ! Une vraie cataracte !
Je sens l’essence
pénétrer dans mes chaussures, elle m’envahit plus vite qu’on ne le
supposerait… Le bruit de liquide se répercute dans le coffrage de
fer. Il m’emplit les oreilles. Ah, cette obscurité totale ! Cette
odeur nauséabonde ! Il y a de quoi devenir cinglé.
Une idée atroce me
germe dans la tronche : sortir mes alloufs et enflammer le baquet !
De cette façon mon agonie serait tout de suite achevée et les deux
salopards, qui me font vivre ça, s’en iraient dans les nuages, eux
aussi, avec bibi… Cette pensée me réconforte. Je suis obligé de
faire un gros effort de volonté pour la repousser.
L’essence continue
de se déverser à gros bouillons.
Maintenant j’en ai
à la hauteur des genoux et je sens qu’elle monte… Elle monte
inexorablement… Elle est froide. L’odeur me donne des vertiges, ma
poitrine me fait de plus en plus souffrir… Le bruit de cataracte,
amplifié par la résonance des parois de fer, produit dans ma tête
comme des carillons de cloches. Oui, c’est mon propre glas que
j’entends sonner…
Ding… Ding… Dong
!
Je vais crever
dans ce réservoir, noyé, asphyxié par l’essence et, dans quelques
minutes, ma carcasse partira en fumée dans le tendre ciel
d’Ile-de-France…
On ne saura
probablement jamais comment a fini San-Antonio.
Ils graveront mon
blaze dans la plaque de marbre scellée sur l’un des murs de la
grande maison…
« Mort en service
commandé. »
Commandé par qui ?
Par lui ! Par cette bonne cruche de San-Antonio qui n’avait qu’à
tenir ses pieds au sec – c’est le cas de le dire ou jamais – au
lieu de jouer au Sherlock Holmes de petite banlieue !
Et mon épitaphe,
je la vois d’ici…
« Il est mort
comme il a vécu : comme un gland ! »
J’éclate de
rire…
Mon rire me
dégrise, car c’est bien une espèce de biture que me provoquent les
vapeurs d’essence.
Ma parole, je vais
devenir jojo avant la conclusion de cette aventure !
Soudain, le jet
d’essence s’arrête. Le couvercle de la citerne est
rabattu.
— Alors, monsieur
le commissaire, où en sommes-nous ?
— D’accord, je
vais parler…
— Ah ! la bonne
heure ! Eh bien, je vous écoute…
Je
ricane…
— Me prenez-vous
pour un c… ? Vous croyez que je vais parler dans ce piège à rats ?
Et une fois que j’aurai déballé mon historiette, vous frotterez une
allumette !
— Que voulez-vous
?
— Sortir
d’ici…
Il s’efface de
l’orifice et dit un mot à Banski.
L’autre radine
avec une petite échelle de fer qu’il plonge dans la
cuve…
— Montez ! ordonne
l’homme aux cheveux gris.
Je ne me fais pas
prier. Lentement je gravis les échelons… J’émerge à l’air libre, à
l’air pur… Ouf ! ce que ça fait du bien de revoir les étoiles,
fût-ce pour un temps très court !
Banski me chope
par le colbak et me hisse hors de mon cercueil de
métal.
Je m’affale sur le
pont de la péniche…
Je suis ruisselant
d’essence…
— Mène-le dans la
cambuse, ordonne l’homme aux cheveux gris.
Ces mots raniment
ma volonté défaillante.
La cambuse, c’est
la reprise des sévices… C’est ma perte !
Il ne faut pas que
je m’y laisse conduire…
Je regarde autour
de moi. Le paysage est morne, silencieux…
Ils ont choisi un
coin peinard pour amarrer le sabot ; alentour ce sont des terrains
vagues où s’élèvent d’énormes monticules de mâchefer… Sur la berge
d’en face il y a une immense usine… Je peux toujours gueuler… J’ai
le bonjour…
Crâne-pelé essaie
de me remettre debout, mais je me laisse panteler dans ses
bras…
Je halète
:
— Attendez,
attendez, j’étouffe, laissez-moi respirer un peu…
— Attends un
instant, conseille le type aux cheveux gris.
Banski me dépose
contre le montant de la citerne, les jambes pendantes.
Il se tient devant
moi, le dos tourné à la flotte et il me considère sans
aménité.
Je me dis alors
que jamais je ne retrouverai une occasion pareille de tenter un
coup à ma façon !
Avec le maximum de
promptitude je replie mes jambes et je les détends de toutes mes
forces.
Il prend mes deux
tatanes dans les précieuses et il a beau être plus solide que la
tour Eiffel, ça lui fait de l’effet, moi je vous le
dis.
Il pousse un
barrissement qui flanquerait la pagaïe dans un troupeau
d’éléphants. Il se plie en deux et râle d’une façon continue
:
— A â â â
â…
Quelle douce
musique pour mes oreilles !
Mais je n’ai pas
le temps d’écouter tout son récital.
Je saute sur mes
pieds et je lui mets dans le poitrail le plus magistral coup de
tête qu’un gars ait jamais refilé à un autre.
Il bascule, bat
des bras, ne peut se retenir et part à la flotte.
Ça fait plouf
!
Je me tourne alors
vers l’homme aux cheveux gris à l’instant précis où quelque chose
de froid effleure mon cou. Ce quelque chose, c’est la lame d’un
poignard et ma carotide lui aurait servi de gaine si je n’avais eu
cette volte-face imprévisible.
D’un revers de
bras j’achève d’écarter la lame de ma précieuse personne. C’est fou
ce que je sens mon mal s’évanouir brusquement comme de la rosée au
soleil.
Je redeviens le
San-Antonio des grands jours, celui qui remplace les matières
grasses…
Je suis tout
contre l’homme aux cheveux gris.
— Vous êtes une
triste ordure, je lui fais, votre disque, vous pouvez en faire
votre deuil, mon vieux…
Je le saisis par
la cramouille et je lui balance une torgnole dans la vitrine. Il
vacille sur ses flûtes.
Si je voulais
l’envoyer rejoindre Crâne-pelé dans la baille, je n’aurais qu’une
bourrade à lui administrer. Mais je ne tiens pas à procéder ainsi
car ce faisant je perdrais le plus important témoin de mon affaire.
Et comme ce témoin est par la même occasion le principal inculpé,
vous comprendrez sans qu’on vous l’écrive au néon dans la cervelle
que je sois enclin à ne pas me séparer de lui. Un inculpé de cette
catégorie, je l’aurai payé le prix !
Je le harponne
sérieusement par le revers de sa veste. Il n’ose se débattre car le
passage entre la citerne et le rebord de la péniche est large d’à
peine cinquante centimètres et il a peur de culbuter.
De ma main droite,
je lui colle un ramponneau sur la tempe. Puis je lui mets un
revers… Et je recommence jusqu’à ce que ma main devienne dure comme
un bloc de marbre, mon épaule inerte et mon adversaire mou comme
une livre de nouilles cuites pendant trois mois.
Alors je fais deux
ou trois mouvements de l’épaule pour redonner un semblant de
vitalité à mon bras. Je charge l’homme aux cheveux gris sur mon
épaule et je m’engage sur la passerelle.
J’arrive sans
encombre sur la berge. Je jette l’homme aux cheveux gris par terre
et je regarde la flotte noirâtre. Pas un bruit. Banski aurait-il eu
la bonne idée de couler à pic ?
Après tout, c’est
possible. Il ne savait peut-être pas nager. Et puis j’avais réussi
à le sonner passablement, le frangin !
Je me penche sur
mon témoin.
Il est inerte.
C’est un mondain, lui… Un gars qui tombe en digue-digue dès qu’on
lui applique une mornifle un peu trop forte…
Je le remue de la
pointe du soulier.
— Allez, feignace
! Ouste, debout !
Mais il est
vraiment mal en point… Je lui ai peut-être démis un rouage, à mon
tourmenteur…
Lorsque je pense à
la façon dont il a agi avec moi, j’ai envie de lui arracher la
vésicule biliaire avec les dents…
Je respire un
grand coup. Ça me fait mal mais l’excitation, l’ivresse de la
liberté, la joie de respirer un air pur me revigore. Je charge à
nouveau le mec sur mon dos…
Sa tête pend sur
mes reins et je cramponne fermement ses tiges.
Je parcours de la
sorte une cinquantaine de mètres en direction d’une agglomération…
J’ai hâte de trouver une maison, et surtout des flics capables de
prendre en charge mon fardeau…
« Petit gars, je
me dis. Si tu donnes encore un bon coup de collier, d’ici très peu
de temps tu auras droit à un de ces coups de rhum qui comptent dans
la vie d’un commissaire aux services secrets.
Et ça me dope… Je
fonce…
Tout à coup, mon
fardeau remue faiblement les bras…
Je n’y prends pas
trop garde, car, dans la position où je le maintiens, il ne peut
pas faire grand-chose… C’est du moins l’illusion dont je me berce.
Car cette carne me joue le plus vilain tour qu’un type m’ait jamais
joué.
Sa perte de
conscience n’était qu’un piège… Je le comprends par la suite… Il
voulait m’endormir, me faire croire qu’il avait son compte et que,
lorsqu’on trimbale un homme sur son dos, la tête en bas, on est
maître absolu de son destin…
Pendant ce temps
il poursuivait sa petite idée…
Il a récupéré son
briquet (et je me souviens que c’est un truc au butane) et cette
dégénérescence de fumier de lapin n’a rien trouvé de mieux que de
foutre le feu à mes fringues !
C’est ce qui, en
boxe, équivaut à un coup bas car je suis imbibé d’essence comme une
éponge.
En un clin d’œil
je suis transformé en torche.
Ce moment-là, sur
mon lit de mort, et en admettant que je vive jusqu’à cent dix ans —
ce que j’espère fermement — je ne l’oublierai pas. Jeanne d’Arc,
c’est moi… En plus embrasé ! Dans de telles conditions, il faut
moins de soixante secondes à un bonhomme pour griller.
Comment vous les
aimez, les matuches ? Saignants ou à point ?
Vivement, je jette
le zigoto à terre et je plonge dans la Seine. Belle idée que j’ai
eue de ne pas m’en éloigner…
Lorsque mon
incendie est éteint, il ne me reste que des vestiges de vêtements
sur le râble… Mes tifs sont à moitié brûlés et je dois ressembler à
une écrevisse prête à consommer…
Je ressors de la
flotte en claquant du bec. A ce régime-là je vais filer dans un
sana avant longtemps… Une statue de marbre en cloquerait une
fluxion de poitrine !
Je cours à
l’endroit où j’ai largué mon incendiaire ; bien entendu il n’est
plus là… Le paysage lugubre de cette banlieue ouvrière est
paisible, silencieux. Rien à l’horizon…
— Tant pis, je me
dis.
Je mets les coudes
au corps et je pique un petit cent mètres pour me
réchauffer.
Tout en galopant
comme un dératé dans la campagne, je répète :
— Tant pis… Tant
pis…
Ces deux mots
rythment ma course…
— Tant pis… Tant
pis…
Oh oui, tant pis
pour l’homme aux cheveux gris, pour Crâne-pelé, pour le disque,
pour la péniche, pour la femme qui m’a tiré dessus…
Je m’en fous, j’en
ai marre, j’en ai ma claque de toutes ces salades…
Je ne sais plus où
j’en suis lorsque je débouche dans une agglomération…
Une gonzesse qui
passe à bicyclette se met à hurler en me voyant et perd les
pédales… Des gens sortent sur leur porte… On crie… On hurle au fou
! au jobré !
Je n’ai même pas
l’idée de m’arrêter… Une force inconnue me pousse à courir encore,
à courir toujours…
Je n’y vois
presque plus clair… J’ai la tête qui fond, qui fond comme une
savonnette dans une bassine d’eau chaude…
Puis des mains me
saisissent… Des voix retentissent dans mes oreilles…
J’essaie de
murmurer :
— Du rhum
!
Et je dois y être
parvenu car on écarte mes dents pour me glisser dans la margoulette
un goulot…
C’est bon, ça
brûle…
Je balbutie
:
— Les flics !
Vite, les flics.
Puis je ne sais
quel corniaud de pianiste se met à jouer un menuet à l’intérieur de
ma tête…
Je glisse
rapidement dans un néant onctueux qui sent l’essence !