CHAPITRE
XV
QUAND LES FEMMES SE METTENT À DÉGUSTER.
Je suis plein
comme toute la Pologne au moment où je me penche sur le cadavre de
la femme.
J’y vois trouble
et les formes dansent devant mes yeux une curieuse sarabande, mais
je suis tout de même capable d’identifier la souris qui furetait
dans l’appartement de Gerfault et qui m’a tiré dessus.
Elle est trouée
comme du gruyère, la petite, et plus morte qu’un filet de
hareng…
— C’est bien elle,
je dis au boss.
Il hoche la tête
d’un air de dire : « Que vous disais-je ? »
L’agent qui
faisait la circulation au plus proche carrefour de la rue
Saint-Honoré s’annonce prompto. Comme par miracle il a tout vu. Et
c’est rare qu’un flic voie tout, c’est un spécialiste de la
question qui vous le dit…
Les types qui ont
fait ça étaient dans une traction avant.
Ils n’ont même pas
ralenti en arrivant à la hauteur de la môme, laquelle venait de
descendre d’un taxi. Il y a eu une gerbe d’étincelles et la fille a
fait la culbute, le nez en premier. La bagnole des mitrailleurs a
tourné à droite malgré les coups de sifflet du bourdille. Il a
essayé de noter le numéro mais on a beau être un virtuose de la
contredanse, on ne peut pas à la fois assister à un assassinat et
noter le numéro minéralogique d’une guinde roulant à vive
allure…
Ce qu’il dit me
laisse froid. Il me semble que je lis le compte rendu du fait
divers dans mon canard habituel.
Pourtant, son
récit évoque quelque chose en moi… Le petit déclenchement vient des
mots taxi, numéro minéralogique, ils provoquent, ces mots, un petit
cinéma dans ma calbombe. Je revois un taxi filant le long d’un quai
planté de platanes centenaires… Et je me souviens d’un gnace notant
le numéro dudit taxi.
Le gnace, c’était
ce cher vieux San-Antonio, l’homme qui remplace la poudre à
doryphores ; il y avait l’homme aux cheveux gris dans le taxi… Et
le numéro du carrosse c’est 135 R-7…
L’ai-je assez
répété pendant que j’étais à vadrouiller dans les limbes
!
Alors le miracle
se produit. Ce miracle que le boss attend sans en avoir l’air…
Brusquement je cesse d’être un gladiateur vaincu, un flic passé au
gril, un pauvre homme malade à crever… Un sang nouveau régénère mon
individu.
Mathurin après ses
« spinachs » quoi ! Ta ta ta tala !
Je me tourne vers
le boss.
— O.K., patron, je
dis, on y va… Je m’en fous de crever de n’importe quoi, à condition
que ça ne soit pas de curiosité.
Je soulève le bord
de mon galure pour prendre congé des Ricains, du big boss et de la
morte…
Je me taille,
tranquillement, d’une démarche un peu flottante en réglant mon
petit mécanisme intime.
Curieux comme les
femmes ont l’air de mourir jeunes dans cette histoire…
Et les hommes…
lorsqu’ils se déguisent en gonzesses !
Le chef du
personnel de la compagnie des taxis parisiens consulte un
registre.
— Le 135 R-7 est
piloté par Maubert… Celui-ci prend son service à dix heures, vous
voulez l’attendre ?
— Si vous
permettez, oui…
Il m’assure que
tout le plaisir est pour lui, me tend un journal et je bouquine en
attendant l’arrivée de l’intéressé.
Moi je n’ai pas
l’habitude de lire les journaux, j’aurais plutôt tendance à les
faire travailler en leur fournissant leur matière première plus
qu’en les achetant.
Celui-ci ne
comporte rien de sensationnel. Du moins rien que je ne sache
absolument. On se mailloche la gueule en Asie ; ça mijote dans le
Moyen-Orient, nos députés sont des rigolos ; Staline est canonisé !
Hitler n’est pas mort ; des rentiers se sont suicidés au gaz
because leur retraite était trop chétive et le bicot du coin a
essayé de s’envoyer le petit garçon de la crémière – ce qui aurait
sans doute éveillé une vocation théâtrale chez ce dernier ! Moi,
toutes ces salades me font fendre le parapluie.
J’aime mieux
m’envoyer la page annonces…
Je m’offre la
rubrique autos, puis celle des gérances, et j’en arrive à la
mention : Divers…
C’est souvent la
plus chouiarde… On trouve de tout là-dedans : une vraie poubelle
publicitaire !
Je lis, en style
télégraphique, qu’un mec échangerait un dogue allemand contre un
vélomoteur. Un autre propose un train électrique…
Franchement, je me
poile. Je continue à passer en revue ce marché aux puces
rédactionnel. Et j’arrive à cette petite annonce : Amateur achèterais cher disque rare. Faire offre
Muller, poste restante, bureau 113.
L’annonce est
encadrée afin de mieux se détacher du lot.
Disque rare… Ça me
fait penser à quelque chose, hein ? A vous aussi, je parierais
!
Voilà que je fais
un complexe du disque, à cette heure. Je pose le canard. Je respire
profondément… Ça a l’air de gazer. Faut dire que je suis encore
sous l’effet de la piqûre. Mais à grand renfort d’alcool et
d’aspirine je le guérirai, moi, San-Antonio…
Je viens tout
juste de prendre cette décision lorsque le chef du personnel
m’avertit que Maubert est arrivé. Il le fait appeler puis, quand le
chauffeur est là, sort discrètement de son bureau afin de ne pas me
déranger.
J’apprécie sa
réserve.
Maubert est un
solide gaillard qui ne doit pas avoir de rapports très suivis avec
l’eau sur le plan externe et pas du tout sur le plan
interne.
Il a un nez qui ne
tiendrait pas dans votre mouchoir et dont la couleur évoque un
conclave au Vatican. Ses yeux sont enrobés d’une sorte de gelée et
ses moustaches hérissées ont des souvenirs de
Brouilly.
— Quoi c’est-y ?
demande-t-il d’un ton académique.
Je lui fais voir
ma carte afin d’éviter de trop longues explications.
— Ah bon,
dit-il.
Il a l’habitude de
ces sortes de visites. Tous les chauffeurs de taxi parisiens ont un
jour ou l’autre la visite d’un condé qui leur demande s’ils n’ont
pas chargé un monsieur en complet bleu marine dans la nuit du 12 au
13 janvier 1967.
— Hier, vers midi,
je lui dis, vous avez chargé un type aux cheveux gris dans le bois
de Boulogne, le long de la Seine…
— Oui, dit-il,
triomphant.
— Vous vous
souvenez de lui ?
— Tu parles,
Charles ! s’écrie-t-il.
Il se ravise et
murmure :
— Je vous demande
pardon…
Et, pour chasser
sa confusion, il me fait une description minutieuse de mon type.
Donc, pas d’erreur, il sait bien de qui je veux
parler.
— Où l’avez-vous
conduit ?
— Rue de l’Eglise,
à Neuilly !
— Au 103 ? je
m’écrie.
— Oui, répond-il,
étonné.
Ce gars-là ne
comprendra jamais pourquoi je bondis hors du burlingue en courant
comme Zatopek… Et vous, vous ne comprendriez pas non plus si je ne
vous disais pas que l’adresse à laquelle s’est fait conduire
l’homme aux tifs gris, c’est la mienne !
Du coup je ne me
sens plus le moindre mal… Je ne pense plus à cette extraordinaire
affaire, l’une des plus mystérieuses que j’aie jamais eu à
résoudre…
Non ! Si vous
voyiez le San-Antonio qu’un confrère de Maubert emporte à tombeau
ouvert vers Neuilly, parole de matuche ! vous ne le reconnaîtriez
pas.
Je me tords les
manettes, je trépigne, je fulmine, je grogne, je geins, je grince
des dents !
Félicie ! Comment
n’ai-je pas pensé à toi, ma pauvre vieille. Je devais bien me
douter qu’à partir du moment où des salopards venaient en plein
midi faire le siège de mon domicile à coups de mitraillette, ma
brave femme de mère n’était plus en sécurité !
Si au moins je
l’avais envoyée passer quelques jours chez sa frangine ! Mais
ouiche ! Ce glandibard de nom de Dieu de flic préférait cavaler aux
trousses de ses gangsters plutôt que de veiller à la sécurité de sa
bonne vieille maman !
Je me mords les
pognes, je me fais un nœud aux guibolles…
Evidemment, avant
de me « travailler », l’homme aux cheveux gris voulait fouiller ma
cabane. Il y avait une chance pour que j’aie conservé ce disque
chez moi car il y a toujours une chance pour qu’un homme soit
dégueulasse !
Je réfléchis. A
midi, Félicie est-elle de retour du marché ? Oui, car elle est
matinale !
Misère
!
Enfin le taxi
stoppe devant la grille de mon pavillon.
J’en descends
comme un diable sort de sa boîte et je me propulse dans mon jardin.
Je cours sur le gravier, j’escalade le perron. La porte n’est pas
fermée complètement, je la pousse. Le cœur me fait mal et mes
jambes sont en coton…
Oui, Félicie est
là… Au milieu du vestibule, inerte. Le fumier l’a eue…
Je m’agenouille à
côté d’elle.
J’appuie ma main
sur sa poitrine et une joie sauvage me pénètre. Dans ma main je
capte les palpitations de son battant… Elle vit encore ! Dieu soit
loué…
Elle vit… Je
l’examine plus attentivement. Derrière sa tête se trouve une
vilaine plaie. Le type est arrivé chez moi comme un visiteur
ordinaire. Il a dû raconter des salades à Félicie pour endormir sa
méfiance. Elle l’a fait entrer et lui, qui devait avoir une
matraque dans sa poche, l’a étendue pour le compte d’un coup
derrière la nuque.
A votre santé
!
Il faut agir… Si
elle vit encore après être restée près de vingt-quatre heures sans
soins, c’est que sa blessure n’est pas fatale… Du moins je le
crois.
Je saute sur le
téléphone et je demande Police-Secours. Je me fais connaître et je
leur dis de m’envoyer une ambulance…
En attendant la
bagnole, je regarde autour de moi et je constate que tout est sens
dessus dessous. On a fouillé ma cambuse avec une minutie
extraordinaire.
Pendant ce temps
j’étais prisonnier dans la péniche ; le type ne craignait pas de me
voir radiner. N’ayant rien découvert, il a fait partir la péniche
geôle au-delà de Paris jusqu’à un endroit tranquille.
Un endroit où l’on
pouvait « s’occuper » tranquillement d’un petit coriace comme bibi
et liquider le barlu.
Pourquoi le
liquider, au fait ?
L’aigrelette
sonnerie de l’ambulance tranche net mes méditations…
Non, les femmes
n’ont pas de chance dans cette histoire. Elles ont toutes plus ou
moins tendance à devenir des clientes pour la morgue.
C’est à ça que je
pense en arpentant le hall dallé de l’hôpital.
Je mets mes pieds
alternativement sur un carreau noir et sur un carreau
blanc…
— Une morte,
paraît-il, officielle : Mme Fouex…
Une femme à la
gomme : Gerfault, suicidé !
Une jeune fille
suisse entraînée plus ou moins malgré elle dans une aventure qui la
dépassait : la standardiste, mitraillée devant chez moi
!
Une mystérieuse
femme qui fouillait l’appartement de Gerfault et proposait un truc
tonnerre aux Américains : mitraillée devant l’ambassade U.S.A.
!
Et enfin Félicie,
la vieille maman du flic ayant mis le pied dans cette salade :
assommée…
Un carreau noir…
Un carreau blanc… Un carreau noir… Un carreau blanc…
Noir – Blanc –
Noir…
Je suis
terriblement énervé. Je me dis : si en arrivant au bout du
vestibule, j’ai le pied dans un carreau blanc, elle s’en tirera ;
sinon…
Et je calcule,
pour user ce temps mort, le nombre de carreaux noirs qui me restent
à franchir. Je triche… Je ne veux pas condamner ma vieille Félicie
en terminant ma ronde vide sur un carreau noir.
Le bruit d’une
porte s’ouvrant me fait retourner…
C’est le toubib
chef.
Oubliant mon
histoire absurde des carreaux, je me précipite sur lui
:
— Alors, doc
?
Il a une moue
cordiale.
— Aucune fracture,
c’est l’affaire de quinze jours.
Je lui tends la
main.
— Merci, doc
!
— Oh ! je n’y suis
pour rien, sourit-il.
— C’est
vrai…
Il me reste
maintenant à mettre la main sur le type qui y est pour quelque
chose.