CHAPITRE XXI

LES FEMMES SONT TOUTES LES MÊMES.

Un éclair de fureur, comme il en a eu un sur la péniche, passe dans son regard.
— Ecoutez, San-Antonio, j’ai tout sacrifié dans cette aventure, ma petite fortune, mon honneur, ma qualité d’honnête homme… La vie de mon fidèle compagnon de lutte…
Il lève son revolver.
— Alors, vous parlerez ! conclut-il.
Comprenez-le, cet homme, il a de tellement bonnes raisons qu’il croit en sa cause. Tous les hommes ont leur vérité, à laquelle ils se raccrochent et pour laquelle ils se battent afin qu’elle devienne une vérité générale.
Il veut tellement me faire parler qu’il lui paraît impossible que je la boucle…
— Voyons, Muller, je lui fais, souvenez-vous donc un peu de l’autre nuit, sur cette péniche que vous aviez sans doute volée. Vous me teniez déjà à votre merci… Ai-je parlé ?
— Vous auriez parlé, dit-il. Vous aviez accepté pour qu’on vous tire de là… Ensuite vous avez essayé une tentative désespérée, qui a réussi… Mais vous auriez parlé, commissaire. Les hommes qui ne parlent pas sont muets… ou ils sont morts… Vous, vous parlerez ! L’autre soir, je n’étais pas sûr que vous…
Un éclat fou traverse son regard…
— Vous ne me croyez pas capable de rendre un homme loquace ?
— Lucia ? crie-t-il.
Elle devait être embusquée derrière la lourde, car elle surgit avant que l’écho ait avalé son blaze.
— Oui ?
— Mon scalpel !
Elle s’absente un moment et revient avec l’instrument chirurgical demandé…
Muller s’en empare et s’approche de l’homme prostré. Il lui flanque un coup de pied dans les côtelettes. L’autre a un ahanement sourd… Il chancelle, ses mains tombent.
— Debout ! ordonne le bourreau.
Il se lève en s’aidant du mur.
Je réprime un cri. Le gars a été salement charcuté. Il n’a plus de nez, plus d’oreilles et ses joues sont tailladées.
Il ressemble à ces photos de suppliciés comme les journaux de la Libération en publiaient.
— Regardez cet homme, dit Muller avec emphase. Il a parlé, croyez-moi… Malheureusement, ce qu’il m’a dit n’a pas servi à grand-chose… Je vous demande de m’accorder une minute d’attention, monsieur le commissaire.
Il approche son scalpel du visage de l’homme… L’autre est à ce point hébété qu’il ne réagit pas. D’un geste net, précis, Muller plonge la lame aiguë dans l’orbite gauche de son patient. L’autre a un hurlement atroce… Un cri qui va au-delà de l’humain rejoindre la bestialité intégrale de nos origines.
Muller n’a pas faibli, sa femme, qui assiste muette à la scène, n’a pas blêmi. Joli monde, mon vieux, joli monde ! L’homme aux cheveux gris a un second geste qui est le complément du premier. Il jette un petit machin rond et mou sur le sol de la cave. Je regarde l’objet et alors je suis obligé de me cramponner ferme au bastingage pour ne pas dégueuler lorsque je découvre qu’il s’agit de l’œil du pauvre mec…
Muller me fait face.
— Vous voyez bien, commissaire, que rien ne m’arrête et que je puis vous faire parler… Résisteriez-vous à un petit traitement de ce genre ?
Il appuie son revolver sur la tempe de l’homme énucléé qui gît râlant à ses pieds. Il presse la détente. Ça fait un plouff de vessie crevée. Une âcre odeur de fumée me pique le nez.
— Mort ! fait Muller. Mort…
» Je vais m’occuper de vous, maintenant. Une dernière fois, parlerez-vous ?
Il est comme fou. Et c’est très bien ainsi, car un homme surexcité perd toute prudence…
Pour réussir le programme que je mijote, je joue le type qui a sa dose de trouille.
Lentement, je recule dans l’angle de la petite pièce, je me ratatine, je me fais chassieux, frileux, loqueteux, déboutonné. Je mets mon bras replié devant mes chasses comme pour protéger mon visage.
Il respire bruyamment. Il savoure l’ivresse de sa victoire, car c’en est une que de flanquer les trembles à San-Antonio.
Il s’approche, lentement, pesamment, comme le gros méchant loup s’approche du petit chaperon rouquinos. Et c’est justement ce que j’espérais qu’il ferait. Chaque centimètre qu’il parcourt dans ma direction est, grâce au mou que j’ai donné à la chaîne qui m’entrave, autant de récupéré sur la longueur de mes possibilités.
Il s’approche encore… Je me retiens de bondir. Je me dis :
« Petit gars, sois calme… Laisse-le approcher… Si tu rates ton coup, tu es bon comme la romaine, il te passera au moulin à légumes… Compte jusqu’à quatre avant de rien tenter. Il n’est pas encore assez près… Tu as peut-être mal calculé. Un… Deux… Trois…
Je n’y tiens plus. Je saute comme un jaguar ou un ressort à boudin. Rran !
De toute mon âme, je lui dépose un aérolithe sur le coin de la physionomie. Ses chailles font un bruit rigolo… Il chancelle… Je l’agrippe et le tire contre moi. Je lui fais le coup du veston afin de lui paralyser les fumerons. Et je le travaille avec la tête. Pif, paf ! Pif, paf !… Nos bocaux s’entrechoquent… Drôle de façon de trinquer…
Il est soufflé comme une vieille lampe à pétrole exposée dans un courant d’air.
Sa souris, complètement folle, hurle :
— Otto ! Otto ! prends garde…
Mais l’Otto n’est pas en état de marche. Il brinquebale contre moi. D’un geste sec, je lui arrache son pétard qu’il tient toujours à la main…
J’appuie le feu sur sa tempe et je lui mets une fameuse boule de gomme dans le plafond…
Sa cervelle va valdinguer sur la jupe de la souris qui se met à chialer comme une madelon.
— Fermez les vannes, Lucia ! je lui fais. C’est pas le moment de jouer le Maître de forges… Venez plutôt me délivrer sinon je vous envoie rejoindre votre mironton avant que vous ayez eu le temps de compter jusqu’à un.
Elle comprend que ça n’est pas du bluff.
Vingt secondes plus tard, je suis libre !
Elle est debout devant moi… Ses beaux yeux durs et froids plantés dans les miens. Elle flotte dans une sorte d’horreur vaporeuse qui lui masque la sordide réalité ou plutôt qui la lui poétise, car il y a une poésie du meurtre !
— Eh bien, je lui demande, vous attendez quoi ? Que je vous dise merci ?
Comme une automate, elle fait un pas. Un pas en avant comme le font les gonzesses avec bibi… Et ce pas, mes petits rats, la met si près de San-Antonio que vous ne pourriez glisser votre feuille d’impôts entre nous deux.
Je prends ses hanches et je commence à la peloter, histoire de vérifier qu’elle n’a pas d’armes. Mais non, elle n’en a pas. Du moins pas d’autres que ses charmes…
Ce qu’elle peut être enamourée, la donzelle ! Oh ! madame… Comme si j’avais commencé à la guider dans les vertiges de l’amour. Pour ce genre d’ascension, je suis toujours premier de cordée, nature !
Ces petites Allemandes, la mort les excite… Elle est pâmée parce que nous avons deux cadavres à nos pieds, dont celui de son jules, et qu’elle mesure mieux l’ardeur de la vie… la fougue de son sang dans cette nécropole miniature…
Mais le petit San-Antonio n’est pas un sadique… J’ai pas besoin de porter mon alcôve dans les cimetières pour jouer le grand air d’Adam et Eve…
Alors, je la prends dans mes bras, juste comme Tristan ferait à Iseut… Et je la porte dans la pièce du dessus…
Et si Tristan avait fait comme moi, à partir de maintenant, il ne lui serait pas arrivé tous ces pépins !