CHAPITRE 10

 
 
 

Le jury de savants qui devait juger Jean-Baptiste fut formé peu avant le jour de l'An, plus tôt que Sangray l'avait prévu. C'est que la présence prolongée de cet étranger prisonnier, sur le compte duquel commençaient à courir les histoires les plus fantaisistes, était considérée à Versailles comme fâcheuse. L'affaire avait été abordée au Conseil. Le Roi lui-même avait recommandé qu'on allât vite. Si Poncet était un imposteur, autant prendre des sanctions rapidement ; s'il était bien l'envoyé du Négus, mieux valait limiter la durée de ce qui serait compté comme une vexation.

Les jurés étaient quatre : deux étaient issus de l'Université et les deux autres du clergé. Tous quatre étaient reconnus comme des érudits, dans des matières archéologiques et philologiques si arides que nul n'était à même de mettre en doute leur savoir. On en était en quelque sorte réduit à les croire sur parole. Il convenait donc que cette parole fût rare, grave et qu'elle jetât des gouttes de fiel sur toutes les opinions non autorisées, c'est-à-dire différentes des leurs.

En disant que ce jury était hostile à Poncet, on serait au-dessous de la vérité. La question, d'ailleurs, n'était pas là : le jury était soucieux de plaire au Roi et Poncet lui avait déplu. De surcroît, la propagande diffusée contre le prétendu voyageur avait mal disposé ces esprits qui, pour être distingués, n'en étaient pas moins influençables.

Jean-Baptiste se rendit à la première séance avec inquiétude. Sangray lui avait recommandé de quitter son costume de coton blanc, qui serait noté comme une provocation. Il y alla donc vêtu d'un habit de drap ordinaire, sans rien qui le distinguât. La confrontation avait lieu dans une grande salle de la Sorbonne, toute boisée et dorée. Le jury était sur une estrade, les professeurs en toge et les prêtres en soutane. Le suspect était assis en contrebas, sur le devant. Ses gardes le surveillaient de chaque côté. Derrière, à deux rangs, était dispersé un maigre public, où Jean-Baptiste reconnut Fléhaut, qui ne le salua pas, le Père Plantain accompagné de trois autres jésuites, et quelques inconnus. Comme on était en hiver, la salle était froide et l'assistance marquait sa présence en toussant.

Le malaise de tout le monde venait de ce que l'affaire avait les apparences d'un procès, sans en être un. Il s'agissait d'une expertise de science. La question n'était pas de savoir si Jean-Baptiste avait commis un crime mais s'il avait bien accompli le voyage dont il prétendait revenir. En même temps, ce qui aurait pu n'être qu'une recherche passionnée et gratuite de la vérité prenait un autre tour : chacun savait qu'au cas où il serait déclaré menteur, Jean-Baptiste deviendrait un accusé et serait immédiatement confié à la Justice véritable, qui a d'autres méthodes pour faire avouer les coupables.

Tout débuta donc sous le signe de cette ambiguïté. Les jurés prièrent le « sujet » de déclarer son nom, sa filiation et sa qualité, « s'il le voulait bien ». Mais le ton du Président marquait clairement qu'il était inconcevable qu'il ne le voulût pas.

– Je m'appelle Jean-Baptiste Poncet. Mes parents me sont inconnus. Je suis né à Grenoble, le 17 juin 1672. Depuis plus de trois ans, je suis établi au Caire, où je pratique le métier d'herboriste.

Le Président regardait les feuilles de papier devant lui. Un greffier faisait crisser sa plume sur un coin de l'estrade.

– Ainsi, vous prétendez être allé jusqu'en Abyssinie ?

– Je ne le prétends pas, Monsieur le Président. Je l'affirme.

– Vous savez que fort peu de chrétiens peuvent aujourd'hui se vanter d'être revenus d'un tel voyage.

– Je le sais, dit Jean-Baptiste. Et je ne m'en vante pas.

– Vous êtes pourtant allé jusqu'à le soutenir devant le Roi, dit l'autre professeur, très âgé, le teint jaune et qui parlait avec la voix éraillée d'une vieille maritorne.

– C'est l'Empereur d'Éthiopie lui-même qui m'a chargé de cette mission.

– Nous savons, nous savons, coupa le Président sur le ton que l'on emploie pour confirmer un délirant dans sa folie, mais n'en restons pas à ces intentions générales. Répondez, je vous prie, aux questions précises que nous allons vous faire. Le Père Juillet veut commencer, je crois.

– Monsieur, dit l'ecclésiastique, un homme assez jeune, au visage osseux qui avait de chaque côté de la bouche deux plis profonds, comment se nomme la ville où réside l'Empereur d'Ethiopie ?

– Gondar, mon Père.

– Comment écrivez-vous cela ?

Poncet épela le nom. À la demande du prêtre, il fit une description assez longue de la ville, que les quatre hommes écoutèrent en se regardant de temps en temps et en prenant devant le suspect un air narquois.

– Connaissez-vous don Alvarez ?

– Non, dit Jean-Baptiste après avoir réfléchi. Où aurais-je dû le rencontrer ?

– Don Alvarez est mort, dit le président avec un sourire de mépris. C'était un illustre jésuite, un grand et authentique savant. Il nous a laissé une relation de la vie des Abyssins, au retour d'un séjour de dix années.

– Je serais fort aise de la lire, dit Poncet.

– Vous feriez bien, en effet, dit l'universitaire au teint jaune. Vous y apprendriez que la capitale de l'Ethiopie se nomme Axum et non pas... comme vous avez dit... Gondar.

– Et vous sauriez aussi, ajouta le jeune ecclésiastique, qu'il n'y a pas d'autre ville dans ce pays, où tout le monde habite la campagne et cultive la terre et où le souverain lui-même se déplace d'un camp à l'autre.

– Ah ! mais pardon, s'écria Poncet, ce récit doit dater. Le pays est plein de bourgs et même de villes. Gondar a été créée après le départ des jésuites car l'Empereur voulait avoir une cour stable et il se défiait des gens d'Axum. Il n'a rien fait d'autre au fond que suivre la même pente que nos rois de France. Ainsi, du temps de François Ier, la cour changeait sans cesse de résidence, ensuite, elle a fini par se fixer à Paris, puis finalement à Versailles. Un messager, revenu de France il y a dix ans, ne nous aurait jamais parlé de cette dernière ville.

– Vos explications sont intéressantes, dit l'universitaire. On comprend mieux comment, en brodant sur l'histoire de notre pays, vous avez construit l'image idéale de celui où vous prétendez être allé.

Jean-Baptiste voulut protester. Le Président interrompit la querelle et relança une autre question. On voit assez à ce bref échange le ton et l'esprit de l'entretien. Il est inutile d'en rapporter le détail, d'autant que l'interrogatoire dura plus de deux heures.

Le suspect rentra à la nuit tombante entre ses deux gardes. Sangray l'attendait impatiemment. Une poularde venue du Beau Noir fumait sur la table.

– Alors ? dit le conseiller.

– Ils ne croient pas un mot de ce que je leur dis. Toute leur science est celle des jésuites qui ont quitté ce pays il y a soixante ans. Sous prétexte que ceux-ci ont écrit que rien n'a changé en Éthiopie depuis la Reine de Saba, ces benêts comptent qu'un demi-siècle n'est rien et toute notion qui n'est pas dans leurs livres leur paraît une fable.

Jean-Baptiste fit à son ami le récit succinct de la séance.

– Ils m'ont aussi demandé si je connaissais la religion des Abyssins. J'ai dit que je n'y entendais rien. L'un d'eux m'a fait cette question : « Selon les prêtres de ce peuple, combien y a-t-il de natures dans le Christ ? » Je leur ai dit que l'on m'avait interrogé là-bas exactement dans les mêmes termes. « Si la chose est exacte et si vous avez répondu conformément à notre religion, m'a objecté le Président, ils auraient dû vous mettre à mort. » « Non, lui ai-je répliqué, je n'ai rien répondu de précis pour une excellente raison : c'est que je ne connais pas la réponse. J'ai avoué ma faiblesse en théologie, et j'ai demandé à en être excusé. Mon ignorance, là-bas, m'a sauvé. Il serait bien étrange qu'ici elle me condamne. »

– Fort bien, excellent ! Vous vous êtes battu comme un lion, disait Sangray.

– Comme un lion au fond d'une fosse et qui reçoit des piques empoisonnées de toutes parts. Savez-vous qu'ils contestent aussi la sincérité de Murad... au motif qu'il n'a pas un nom abyssin mais turc. Bien sûr ! Il est arménien. « Ainsi, il serait arménien et le Négus l'emploierait comme diplomate, m'a objecté ce grand niais de curé. Depuis quand choisit-on ses ambassadeurs dans les nations ennemies ? » J'ai essayé de lui expliquer. Il n'a voulu entendre aucun de mes arguments.

– Vous ne devez pas vous désespérer, dit Sangray. Tenez bon avec ceux-là. Obtenez un jugement modéré, même s'il est défavorable. Derrière, nous travaillons pour vous. Car j'ai quand même une grande nouvelle : le duc de Chartres a bien voulu lire le manuscrit de vos souvenirs que vous m'aviez confié il y a trois jours. J'en aurai des nouvelles au début de la semaine prochaine. Il a peu d'influence sur le Roi mais c'est un homme qui a le génie d'allumer pour une cause de grands incendies.

– Il me semble que le bûcher brûle déjà avec une belle ardeur, dit Jean-Baptiste, plein d'amertume.

Le lendemain était un dimanche. L'interrogatoire devait reprendre le mercredi. Sangray vint voir Jean-Baptiste à dix heures.

– Vous savez à quel point j'ai peu de goût pour diriger les consciences, dit-il à voix basse. Mais vos deux anges gardiens font sûrement un rapport sur vous, qui sera compté. Votre présence chez moi est un mauvais point. Si, de surcroît, vous n'allez pas à la messe...

Jean-Baptiste entendit le conseil et emmena son escouade à l'office de onze heures à Saint-Eustache. Il connaissait trop mal la messe pour y entendre autre chose qu'un doux bruit, rehaussé par les cantiques et la beauté des voûtes mauves baignées par la faible lumière de décembre. Cette atmosphère l'entraîna dans une rêverie qui le ramenait à l'enfance. Il pensa à sa mère, qu'il prétendait n'avoir pas connue mais qui était en vérité une servante pauvre à qui ses maîtres n'avaient pas permis d'élever auprès d'elle ce bâtard. Bâtard de qui, d'ailleurs ? Il ne l'avait jamais su. Mais l'enfant qui ignore sa filiation tourne toujours ses regards vers le château. Il se voit descendre d'un roi ou d'un duc, plutôt que d'un misérable. Ou encore, si c'est un misérable, faut-il qu'il soit le plus terrible d'entre eux, le prince des coupe-jarrets, le plus généreux, le plus intrépide, le plus invincible des bandits d'honneur. Notre Père qui êtes aux cieux ? Jean-Baptiste ne savait vraiment pas quoi voir derrière ces mots. On lui proposait un Être unique quand lui avait imaginé tant de personnages et les avait si souvent changés, au gré de son inspiration. Pour les enfants sans père, les cieux sont vides, ou trop pleins, ce qui revient au même.

Il avait reçu, petit et jusqu'à l'âge de douze ans, les soins de sa douce grand-mère, qui vivait à la campagne et gagnait son pain en tressant des paniers de joncs. Toutes les figures féminines de l'Église irradiaient à partir de cette source commune. Si on lui avait proposé d'adorer une déesse au lieu d'un dieu, il aurait eu l'énergie de devenir pape. « Est-ce que quiconque y aurait gagné ? » pensait-il en souriant pour lui-même.

Au gré de la cérémonie qui se déroulait autour de lui, Jean-Baptiste s'asseyait, se levait ou s'agenouillait. Le pied des chaises criait sur les dalles froides à chaque changement de position. Au moment de la communion, un jeune garçon qui servait le prêtre fit sonner la clochette. Le son aigu retentit dans l'air froid comme un glas. Jean-Baptiste, à genoux, voyait la buée sortir de sa bouche. Il pencha la tête et fut soudain frappé d'une des ces évidences que l'on éprouve avant de les formuler et qui nous font devenir autre en un éclair.

« Je suis à genoux, pensait-il avec les yeux écarquillés de celui qui contemple une grande découverte. Oui ! Depuis que j'ai entrepris cette mission d'Éthiopie, je suis à genoux. Ou peut-être est-ce depuis que j'ai vu Alix pour la première fois. De toute façon, cela revient au même. J'étais un homme libre. Je n'avais jamais laissé aucune autorité me soumettre. La première fois que j'ai vu le consul, il est venu jusqu'à moi, j'étais perché dans mon arbre et c'est moi qui lui faisais la faveur de l'écouter. Et maintenant, je suis à genoux... »

Entre-temps, l'assistance s'était relevée, sur un signe du prêtre. Jean-Baptiste entendit derrière lui le bruit de ferraille des mousquetaires qui se remettaient debout. Il le fit également.

« Et maintenant je suis debout mais c'est parce qu'on me l'a ordonné. Voilà : assis, debout, je suis toujours à genoux, c'est-à-dire soumis. J'attends que le consul veuille bien me donner sa fille ; j'attends que le Roi me fasse gentilhomme ; j'attends que ces professeurs me jugent. Et comme ils vont me condamner, comme le Roi ne fera rien de bon pour moi, comme le consul me refusera sa fille, je suis à genoux non pas devant des gens qui m'aiment mais devant l'autorité la plus malveillante. Le pire est que je n'y crois même pas. Je ne crois pas que ce soit un honneur d'être nommé gentilhomme par un roi qui dispose de cette faveur pour vous soumettre. Je ne crois pas que cette religion vaille ni plus ni moins qu'une autre et, si je reconnais à tout un chacun le droit d'y croire, s'il le veut bien, je dénie à l'Église toute autorité pour forcer les consciences et d'abord la mienne. Et pourtant, je suis à genoux. »

Le prêtre avait béni les fidèles, qui se dispersaient d'un pas pressé, les mains enfouies dans les plis de leurs manteaux. Ils regardaient en passant ce grand jeune homme égaré que paraissaient attendre deux mousquetaires.

« Et tout cela, continuait Jean-Baptiste dans sa tête, vient de ce que, d'abord, je me suis mis à genoux devant le consul. Tout vient de là, c'est clair, limpide : voilà ma première chute. Voilà le moment précis où j'ai abjuré ma liberté. Je me suis conduit comme s'il était légitime qu'un père possède la volonté de sa fille. J'ai prétendu aimer quelqu'un et au même moment j'ai nié son existence, j'ai bafoué sa liberté. J'ai remis la vie d'Alix et la mienne entre les mains de ce méprisable père. JE SUIS À GENOUX ! »

– Non, dit timidement l'un des mousquetaires.

Jean-Baptiste s'aperçut qu'il avait prononcé cette dernière phrase à voix haute et il rougit.

– Allons, Messieurs, dit-il en se reprenant, il faut toujours s'incliner devant la volonté de Dieu.

Puis il les entraîna dehors à sa suite.

Si anodin que puisse paraître cet épisode, il eut sur Jean-Baptiste un effet profond. De ce germe allait naître en quelques heures toute l'organisation de sa conduite future.

– La liberté ne se demande pas, elle se prend, dit-il le soir à Sangray.

Dès le lendemain, il entreprit de mettre en pratique cette affirmation.

Un événement qui s'était produit trois jours plus tôt prit, sous ce nouveau jour, une valeur inestimable. On sait que Jean-Baptiste poursuivait ses consultations. Même l'approche du procès ne les avait pas interrompues ; c'était là ses seules promenades. Les gardes montaient avec lui jusqu'au seuil des chambres où il donnait ses soins aux malades mais n'y entraient point. M. Raoul lui tenait lieu en quelque sorte de secrétaire : c'était à l'aubergiste qu'on signalait les cas et il en évaluait l'urgence et la gravité. Ce jour-là, le troisième avant l'audience, M. Raoul avait donné une adresse à Jean-Baptiste en lui recommandant la plus extrême prudence. Il avait eu un air bizarre pour parler de cette affaire.

Dans le galetas sordide et noir où le médecin s'était présenté vivaient quatre personnes : une femme sans âge, vêtue misérablement, deux enfants hirsutes, tapis dans un coin, et le malade. L'homme, qui s'appelait Mortier, avait d'abord prétendu qu'il avait heurté une charrette. Jean-Baptiste n'eut aucun mal à lui faire avouer que la plaie à deux orifices qui déformait son mollet avait été causée par une flèche. Il entrait par la barrière de Meaux avec des grains quand les archers du guet l'avaient surpris. Jean-Baptiste rassura le contrebandier en lui promettant le plus complet silence. Puis il appliqua des teintures fortes sur la plaie, confectionna un pansement et administra au patient de bonnes doses d'ypecacuana. L'os n'était pas touché, il fallait seulement vaincre l'échauffement. Le lendemain, le malade sua beaucoup et, le deuxième jour, il put de nouveau manger.