Il restait à préparer dans son moindre détail matériel la caravane qui allait partir pour l'Abyssinie, conduite par Hadji Ali accompagné de Poncet et de son valet Joseph. La chose devait paraître le plus naturelle possible et ne pas éveiller les soupçons des Turcs. Il ne fallait pas que le consulat s'en mêlât, ni que Jean-Baptiste parût trop intéressé à l'affaire. Hadji Ali prit donc seul la responsabilité d'acheter les chameaux et les mulets, leurs selles, leurs brides et les bricoles de bât. Il était convenu que M. de Maillet paierait cette mise en train, au prix que le marchand voudrait bien lui déclarer. Ce fut pour celui-ci autant d'occasions de nouveaux profits. Avec ses gains, Hadji Ali acheta des marchandises dont il chargea les bêtes et qui, échangées en Abyssinie contre de l'or et de la civette, décupleraient au retour son avoir.
Le consul rédigea une lettre pour le Négus. Il la fit traduire en arabe par M. Macé. Pour plus de précaution, il chargea celui-ci de faire vérifier sa traduction auprès d'un moine syriaque érudit, le Frère François, qui résidait dans la ville arabe. On y apposa finalement les sceaux de France et la missive fut remise à Poncet. Il fallut encore rassembler des présents pour les princes dont ils allaient traverser les terres, selon un tarif rigoureux, immuablement fixé par la tradition.
Jean-Baptiste quant à lui prit soin de réunir, dans une boîte porte-fioles que M. de Maillet lui avait procurée, un arsenal de remèdes appropriés à toutes les circonstances imaginables. Il s'occupa également des armes : un gros mousquet fut installé sur la monture de Joseph. Jean-Baptiste garda avec lui la poudre et les amorces. Outre deux sabres, il fit préparer pour lui-même deux pistolets, et les glissa dans les fontes de sa selle.
Pendant ces préparatifs, le consulat devint le quartier général des opérations. Les membres de la caravane s'y retrouvaient discrètement chaque soir avant le dîner pour rendre compte de l'avancement des affaires. Le prétendu Joseph avait quitté l'habit jésuite pour n'être pas remarqué. Il n'avait pas encore pris l'habit de valet de façon à ne pas se rendre suspect aux autres domestiques qui pouvaient compter parmi eux des espions. Hadji Ali, Poncet et même maître Juremi, qui ne faisait pas partie du voyage mais aidait à sa préparation, allaient et venaient dans le consulat sans même se faire annoncer. M. de Maillet supportait ces libertés car il en connaissait le terme prochain. L'animation que mettaient ces visites fatiguait Mme de Maillet mais ravissait sa fille Alix à qui cet état d'exception donnait le plaisir, sans sortir de la maison, d'y voir entrer un peu de monde. Ce fut surtout pour elle l'occasion de croiser plusieurs fois et de fort près le jeune homme qu'elle avait vu d'abord dans le jardin et d'apprendre son identité. Jean-Baptiste restait toujours d'une grande prudence à son égard : il prit garde de ne pas lui causer d'embarras en s'adressant à elle directement. Pourtant, Alix eut vite l'impression surprenante et délicieuse de communiquer avec lui aussi sûrement que s'ils se fussent parlé seule à seul. La première fois qu'elle éprouva cette sensation fut le jour où il y eut ce long débat à propos de la charge respective des mulets et des dromadaires. Jean-Baptiste affirmait que, contrairement à l'idée courante, ces derniers peuvent moins porter que les équidés. Il disputait cette question avec Hadji Ali ; le consul, M. Macé et le Père de Brèvedent y prenaient leur part. À la faveur des nouvelles mœurs du consulat, où les portes n'étaient pas fermées, Alix entra dans la pièce où se faisait la conversation. Elle se tint à l'écart, sur un tabouret et fit mine de broder tout en observant les visiteurs. Immédiatement, il lui sembla que le jeune homme ne s'adressait qu'à elle. C'était une impression étrange. Les paroles de Jean-Baptiste ricochaient sur la masse opaque des hommes en face desquels il était placé et qu'elle voyait de dos, à contre-jour. Les mots arrivaient jusqu'à elle, arrondis comme des galets ; les syllabes en étaient amorties ; le sens premier, effacé. Restait une musique qui lui était destinée, dans le seul but de la charmer – et y parvenait à merveille. S'ils avaient eu une vraie conversation, elle aurait été occupée par le sens des mots tandis que ce dialogue silencieux n'était fait de rien d'autre que d'émoi.
De temps en temps, le jeune homme regardait dans sa direction. Ses yeux semblaient porter loin, vers un point situé bien au-delà de la fenêtre ; les autres n'y voyaient sans doute que cette inspiration du vague que recherche, par moments, le causeur. Mais elle, avec une certitude qui lui paraissait infaillible, sentait que ce regard était en fait posé sur elle et que la lumière, que reflétaient son visage et ses longs cheveux blonds, aspirait son image et sa personne tout entière dans la chambre noire de cet œil et au-delà dans le cœur secret de cet homme. Ces jeux du regard, hélas ! s'ils enflamment l'imagination, n'apaisent pas la passion qu'ils suscitent. Loin d'assouvir l'envie qu'Alix avait d'approcher le jeune homme, ces signaux troublants l'accroissaient chaque jour. Lui ne faisait rien pour abolir la distance qui les séparait, et elle en était empêchée par la double entrave que constituaient la dignité de sa position et la pudeur de son sexe.
Un après-midi, pourtant, se servant de sa propre mère comme d'un paravent de moralité, Alix osa presque aborder le jeune homme alors qu'il entrait au consulat. Les deux femmes déambulaient dans le petit jardin. Comme le médecin passait à leur hauteur sur l'allée, Alix dit assez fort pour qu'il entende, en regardant l'arbuste auprès duquel Jean-Baptiste s'était agenouillé précédemment :
– Pourquoi ne demandez-vous pas à ce monsieur, qui connaît si bien les plantes, le nom de ce buisson que nous avons remarqué hier et dont nous ignorons l'origine ?
Jean-Baptiste s'arrêta, fit un salut plein de naturel et dit sans se troubler :
– Je l'ai remarqué, moi aussi. Figurez-vous que c'est une espèce inconnue chez nous et que John Ray lui-même ignore dans sa botanique. Je n'en ai trouvé mention que dans un ancien ouvrage égyptien. Il paraît que l'espèce est commune plus au sud. La plante n'est jamais plus haute que celle-ci et fleurit une seule fois dans sa vie, en rouge vif et dans l'espace de quelques instants. Certains y voient l'explication du passage de la Bible où paraît le fameux buisson ardent.
Il dit ces derniers mots en regardant bien droit la jeune fille dans les yeux. Ce fut elle, pour le coup, qui prit feu. Il salua tout aussitôt et partit.
Mme de Maillet, qui n'avait pas noté le trouble de sa fille, revint longuement sur cette explication de l'Évangile, qui l'avait ravie. C'est seulement la semaine suivante, lorsqu'elle confia l'anecdote à son confesseur, qu'elle apprit que ces explications symboliques ou scientifiques du Livre saint sont le fait de kabbalistes ou de philosophes également impies.
Quand arriva la veille du départ, Alix réalisa d'un coup que ces jours de désordre et de gaieté allaient finir, qu'elle n'avait jamais dit un mot en particulier à ce jeune homme, qu'il allait peut-être mourir dans ce périlleux voyage. Pouvait-elle tenter quelque chose ? Comme d'habitude, au moment de franchir la porte qui la ferait sortir du rêve, elle hésita. Elle sentit le peu de don qu'elle avait pour la vraie vie, se dit que tous les sentiments, tous les regards, toutes les pensées qu'elle avait prêtés à cet homme ne venaient sans doute que d'elle. D'ailleurs, avait-il jamais essayé de lui parler, de lui faire passer un billet ? Au premier pas qu'elle aurait fait vers lui, il l'aurait sans doute détrompée. Que voulez-vous, navet joufflu ? Pour qui se prend cette grosse pivoine ? Tout était, au fond, pour le mieux. En l'absence de confirmation, mais aussi de démenti, elle pouvait conserver intacte la nouvelle provision de fantômes, de douceur et de rêve qu'elle avait faite pendant ces journées heureuses. Que pouvait-elle espérer de plus ?
Jean-Baptiste, de son côté, était envahi par la plus grande perplexité. Il partait pour un voyage qu'il désirait passionnément accomplir, par goût de la découverte et de l'aventure. Il s'y préparait avec enthousiasme. Or voilà que sa rencontre avec la jeune fille mettait dans son cœur comme un scrupule, qui troublait le bonheur pur qu'il aurait dû ressentir.
Après la mélancolie de leur première rencontre, sur le pont du Kalish, puis la vaniteuse rêverie de la seconde, à la fenêtre du consulat, s'étaient succédé de fréquentes visites et des entrevues quotidiennes. Jean-Baptiste avait eu tout loisir pour contempler ce qu'il n'avait d'abord qu'aperçu et pour observer en détail cette jeune fille dont il connaissait désormais le prénom. Cette proximité, loin de dissiper la première impression de grâce et de mystère, l'avait confirmée, nourrie et rendue si vive qu'elle en remplissait même ses rêves. C'était au point qu'Alix commençait à lui manquer quand il ne la voyait pas.
Tout l'écart de leurs conditions, qui lui était d'abord apparu, puis qu'il avait cru pouvoir ignorer, revint placer entre eux un insupportable mur, que pourtant leurs yeux franchissaient sans cesse. Jean-Baptiste était désemparé.
Cette période de préparatifs et de rencontres quotidiennes ne dura qu'une courte semaine. Marquée par la confuse excitation du départ, elle était peu propice à l'analyse des sentiments. À qui, du reste, se confier ? Maître Juremi avait une aversion marquée pour ces sujets et ne connaissait pas de milieu entre une gravité toute protestante ou des impudeurs de troupier. À part lui, Jean-Baptiste, qui confessait toute la ville, n'y connaissait personne capable de changer de rôle et de l'entendre. Il se vit tout à coup le plus seul et le plus malheureux des hommes, et cette pensée, qu'il n'avait jamais eue, née en lui à l'heure d'un si vertigineux voyage, lui fit connaître pour la première fois de sa vie la paradoxale douceur de la compassion, quand on se l'applique à soi-même. La veille du départ, à la fin de l'après-midi, il partit pour la ville arabe, croisa deux cortèges de mariage qui sortaient d'Al Azar et entra dans le jardin de Roda.
Avec ses vieux sagoutiers ventrus, le tronc torturé de grands manguiers et l'austère rudesse des acacias, c'était, de tout Le Caire, l'endroit qui pouvait le mieux tenir lieu de jardin des Oliviers, pour la méditation d'un homme qui allait quitter ses semblables. Pourtant, à peine arrivé dans ces solitudes, Jean-Baptiste sentit le peu de don qu'il avait pour le désespoir. Les plantes grasses du jardin exhalaient leurs parfums huileux dans l'air tiédi par le sol. De vieux jardiniers pieds nus arrosaient pensivement les jeunes plants et l'eau faisait, en coulant sur la terre sèche, un bruit léger et délicieux. Les jours étaient encore longs ; cette heure du soir déjà privée de soleil mais baignée d'une ombre mauve allait se prolonger. Jean-Baptiste s'assit sur un banc, rit d'avoir été assez stupide pour laisser la mélancolie ronger une heure entière de son existence et se jura bien qu'on ne l'y reprendrait plus.
Il tâcha alors de regarder la situation le plus froidement possible. D'abord, il vit à quel point il manquait d'expérience. S'il recevait depuis longtemps la faveur des femmes sans effort, il n'avait toutefois jamais éprouvé d'autre amour que celui qu'il suscitait, sans en être atteint lui-même. Ces passions non partagées ne lui avaient pas enseigné grand-chose, sauf à savoir se soustraire aux désagréments que pouvait parfois causer la jalousie un peu violente de certains maris. Un de ces furieux l'avait même contraint à quitter Venise en catastrophe... Depuis qu'il était au Caire, il s'était montré assez prudent pour se tirer sans dommage de quelques intrigues où avaient tenté de le précipiter de belles Ottomanes enflammées. Un bey, qui le tenait en amitié, lui avait même proposé de l'unir à sa fille aînée. La condition était bien sûr qu'il se fit turc pour le mariage et Jean-Baptiste prit prétexte de cette obligation pour se soustraire à une affaire où, de son côté, ne se mêlait point de sentiment.
Heureusement, il avait assez de lucidité pour ne pas confondre ces jeux et ces plaisirs avec l'amour et il reconnaissait bien volontiers qu'il ne l'avait jamais rencontré. Il n'y avait ni à s'en désoler ni à s'en repentir : c'était ainsi. Aucune femme, jamais, n'avait suscité en lui ce trouble durable, cette capture de l'esprit tout entier, cet asservissement du cœur et des sens qui devait être l'amour. Accoutumé à ne voir que le meilleur côté de ce qui lui advenait, il s'était plutôt félicité que la passion n'eût jamais disposé d'entrave à sa liberté. Aussi est-ce d'abord avec un certain désagrément qu'il se sentit poursuivi, au moment où il entreprenait le plus aventureux des départs, par l'image tendre et troublante de Mlle de Maillet.
Un pauvre vieillard, assis sur la croupe de son âne, passa lentement sur le chemin. On entendait dans le silence immobile du soir les claquements de langue du vieil homme et, au même rythme, le petit bruit feutré des sabots. Sur la bricole de l'âne était attachée une bourriche pleine de figues de Barbarie. Jean-Baptiste fit signe au paysan, quand celui-ci arriva à sa hauteur, lui tendit une piastre et reçut en échange quatre figues. Il commença d'en peler une avec son greffoir, toujours méditant sur son banc.
Maintenant, il ne regrettait plus d'être saisi par l'amour, car c'était bien de cela, cette fois, qu'il s'agissait. La question était seulement : que faire ? Il ne voyait que de mauvaises solutions. S'il restait au Caire, il serait en butte au ressentiment du consul, qui ne manquerait pas de le persécuter et le contraindrait sans doute à un nouvel exil. Il était absurde d'imaginer quoi que ce fût dans ce cas avec sa fille. La pauvre enfant s'était animée de la sorte parce qu'elle ne voyait personne mais c'était une fille de condition, avec laquelle un homme tel que lui, Jean-Baptiste, ne pouvait rien imaginer, surtout s'il quittait la position éphémère que lui avait un instant conférée sa mission. D'autre part, s'il partait, il ne la reverrait probablement jamais. C'était sans doute la meilleure solution. Tout passe et le voyage aide à recouvrir les fâcheux souvenirs comme les bons en jetant sur eux à poignées de nouvelles impressions des sens.
Quelque chose, pourtant, lui disait qu'il pouvait réunir l'inconciliable, c'est-à-dire ne renoncer ni au désir qu'il avait de connaître l'Abyssinie et de s'y illustrer, ni à la tentation de conquérir l'inaccessible Alix de Maillet, dont tout en lui proclamait qu'elle n'avait été créée que pour le rencontrer et le rendre heureux.
La figue était juteuse et sucrée. Il aimait le délicieux contraste des petits pépins durs et de la tendre chair du fruit. Il en prit une autre. Il y restait des épines et il se piqua. « C'est parce qu'elle pique qu'elle est si douce », pensa-t-il.
C'était une de ces phrases dépourvues de sens qui viennent parfois dans le cours d'une autre réflexion. Il voulait dire, sans doute : c'est parce que le cactus a des piquants qu'il protège son fruit des animaux qui pourraient convoiter sa douceur. Mais son esprit, gauchi par la pensée du problème qui l'obsédait, saisit ce paradoxe et le transposa. Il en fut ébloui comme par une illumination. « Voilà, pensa-t-il, en laissant choir ses figues, c'est exactement cela. Il y a entre elle et moi d'extraordinaires obstacles ; seules d'extraordinaires circonstances peuvent les surmonter. Si j'étais resté au Caire, je ne l'aurais jamais vue, jamais approchée et rien n'aurait été possible. Mais la mission qui m'est confiée, en me faisant affronter de grands périls, peut m'assurer en retour un grand triomphe. Je vais en Abyssinie, je guéris le Négus, je reviens avec l'ambassade qu'on me demande, je l'accompagne à Versailles. Louis XIV me fait noble et le consul ne peut plus me refuser sa fille. Voilà. Aujourd'hui les piquants, et demain, grâce à eux, la douceur. »
Le jeune homme se mit debout et, tout en marmonnant, gagna la sortie du jardin à grandes enjambées. Dès lors qu'il avait arrêté le principe, le reste devait venir sans effort. Il élabora le plus naturellement du monde un plan de conduite, le jugea excellent, et jura de s'y tenir.
Tout lui apparaissait désormais sous un nouveau jour, particulièrement la mission qui lui avait été confiée. Il avait cru d'abord, sans enthousiasme, qu'elle servait seulement les desseins du Roi de France et du Pape. Maintenant, il réalisait qu'elle pouvait être aussi l'instrument de son bonheur. La chose devenait autrement sérieuse...