CHAPITRE 4

 
 
 

La grande caravane se reforma lentement au bout de trois jours. Les contrées qu'ils allaient traverser, situées de plus en plus au sud, étaient écrasées de fortes chaleurs. La lune montante éclairait le désert. Il fut donc décidé que l'on cheminerait pendant la nuit. Le départ se ferait chaque après-midi au déclin du soleil. Les puits allaient aussi se raréfier et le ravitaillement plus encore. Ils durent se munir de nourriture pour huit jours. Joseph reçut au dernier moment un sac à porter sur le dos car les montures étaient chargées à l'extrême.

Hadji Ali gardait l'air impénétrable. Il allait et venait, vérifiait le chargement de la caravane, criait des ordres, lançait des coups de fouet. Il passa devant Poncet plusieurs fois sans laisser rien deviner de l'effet de son traitement. Le médecin se garda de lui poser la moindre question avant que les trois jours ne fussent écoulés.

Ils partirent et marchèrent lentement dans la nuit douce. Une farine de lumière tombée de la lune moulait le relief des choses et sculptait les ombres. Le déhanchement des chameaux, le silence recueilli des hommes et le bruit assourdi de centaines de pas sur le sable produisaient sur les esprits un apaisement, une torpeur presque irrésistible. Il fallait lutter pour ne pas dormir.

À la pointe de l'aube, quand, à leur gauche, le ciel commença de se teinter d'une lueur mauve, ils atteignirent le premier point d'eau et y installèrent le camp. C'était moins qu'une oasis : quelques arbres et un puits chargé d'alun. L'eau avait une vilaine couleur et un goût affreux. Les hommes s'en servirent pour se rafraîchir les cheveux et le visage. Mais il fallait vouloir mourir d'autre chose que de soif pour en boire.

On était à la fin du troisième jour du traitement de Hadji Ali. Quand le camp fut dressé, il se dirigea vers Poncet, le visage grave, passa devant lui et alla se mêler aux chameliers qui étaient, à quelques mètres de là, attroupés autour du puits et s'arrosaient de son eau avant la prière. Ils s'étaient mis torse et tête nus. Hadji Ali, avec lenteur, fit de même. Il ne garda que son large sarouel de toile et ôta ses chaussures. Il s'aspergea d'eau, se frotta, cracha et, reprenant sa tunique et son turban dans une main, ses bottes dans l'autre, il approcha de Poncet. Celui-ci vit qu'il ne restait sur toute la surface de peau traitée qu'une imperceptible élevure qui allait promptement disparaître. Le mal était guéri. Hadji Ali fit un respectueux salut à Jean-Baptiste, remit sa tunique et continua son chemin, vers un endroit retiré où il déroula son tapis de prière.

Joseph, qui avait assisté à la scène, dissimula un signe de croix et dit :

– Mon Dieu, c'est un miracle !

La remarque était un peu vexante pour Jean-Baptiste, qui y voyait une manière de diminuer ses mérites.

– Vous savez ce qu'a écrit le kabbaliste ? dit-il. Celui qui croit aux miracles est un imbécile...

Le Père de Brèvedent baissa le nez.

– ... Et celui qui n'y croit pas est un athée. Vous méditerez cela ce soir, quand nous reprendrons la route.

Les jours et les nuits suivants furent semblables. Le vaisseau du désert avait pris son rythme pour une croisière à travers la haute solitude. Ils dormirent plusieurs fois au milieu de l'immensité, sans autre ombre que les peaux tendues de leurs tentes. Il faisait là-dessous une chaleur d'étuve. Contrairement aux premiers jours, les heures de repos étaient plus pénibles que la marche, qui se faisait maintenant dans la fraîcheur de l'obscurité. Ils parvinrent à un autre puits, dont l'eau était saine, et purent remplir les outres.

Depuis qu'il avait vérifié par lui-même l'habileté du médecin, Hadji Ali était plus respectueux de Jean-Baptiste. Sans être devenu loquace, il acceptait de répondre à ses questions et parfois, de lui-même, faisait part de renseignements qu'il jugeait utiles. Ce jour-là, avant de repartir, Hadji Ali vint dire à Poncet :

– Jusqu'à El Vah, il y avait un autre Franc dans la caravane, le saviez-vous ?

– On nous l'avait dit mais nous ne l'avons jamais vu. Qui est-ce ?

– Je l'ignore. Il marche devant nous, à deux journées.

– Qui l'accompagne ?

– Il monte un chameau et un autre suit avec la charge. Mais l'homme est seul.

Dès que le chamelier se fut éloigné, Joseph vint quémander des nouvelles. Jean-Baptiste, moitié parce qu'il avait pitié du jésuite, moitié pour ne pas aggraver l'irritant spectacle de son désespoir, lui dit que tout allait pour le mieux.

Il y eut encore d'autres journées d'écrasant repos et d'autres nuits de marche sous l'aveuglante lumière blanche de la pleine lune. Enfin, ils montèrent sur un plateau désertique et, après l'avoir parcouru pendant toute une étape, découvrirent au petit matin à leurs pieds la vallée large du Nil nimbée de la brume qu'avaient exhalée les champs pendant la nuit. Dans la courbe de la rivière était construite une grande ville. De la masse plate des maisons en terre émergeaient les carrés de verdure des jardins et des minarets massifs comme des donjons, bien différents des flèches ottomanes de Basse-Égypte. Ils étaient à Dongola, la première ville du royaume de Senaar. La caravane s'arrêta sous ses murailles. Hadji Ali et Poncet, suivi, trois pas derrière, par son valet, entrèrent dans la cité à midi et allèrent présenter leurs lettres de recommandation et leurs cadeaux au prince qui gouvernait la ville au nom du Roi de Senaar.

C'était un petit homme chétif, perdu dans une espèce de trône couvert d'étoffes de couleurs vives. Il reçut les voyageurs avec beaucoup d'égards et demanda à Poncet de bien vouloir soigner sa dernière fille, une enfant de onze ans, qui était en train de devenir aveugle. On fit venir la petite princesse qui ne marchait plus qu'au bras d'une servante. Elle avait les yeux collés d'humeurs jaunâtres. Le gouverneur dit qu'il fallait parfois lui lier les mains derrière le dos, la nuit, car, à peine touchait-elle à ses paupières, le catarrhe redoublait. Jean-Baptiste fit chercher par Joseph la malle de remèdes. Il en tira une poudre rouge, qu'il recommanda de dissoudre dans une eau très pure. Avec la solution, il fallait laver les yeux de l'enfant trois fois par jour et attacher sur ses paupières, la nuit, un tampon de coton imbibé de la même substance.

Le lendemain matin, la petite fille avait les yeux secs. Trois jours après, elle les ouvrait normalement et recouvrait bientôt la vue sans séquelle. Le gouverneur, fou de joie, dit à Poncet qu'il pouvait lui demander ce qu'il voulait. Le médecin répondit qu'il ne désirait rien d'autre que sa protection. Pendant la semaine que dura leur séjour à Dongola, ils furent magnifiquement traités, dormirent au palais ; on leur servit du jarret d'antilope et du magret de tamanoir. Ils échappèrent à la joue d'hippopotame, au grand regret du gouverneur, car ce n'était pas la saison. Poncet eut à soigner encore quantité de patients parmi les grands seigneurs et leurs familles. Le gouverneur mit à sa disposition un cheval et un âne pour son serviteur. Ils purent se promener autour de la ville et admirer l'extraordinaire fertilité de cette partie de la vallée. La berge du fleuve à cet endroit surplombait les eaux de deux ou trois mètres. La terre n'était pas arrosée naturellement, par crues, comme en Égypte. C'était l'industrie des hommes qui opérait, par de savants mécanismes de roues à eau, de troncs creux, de petites écluses, au prix d'un immense et perpétuel travail, l'irrigation des cultures. Poncet, à son retour, fit compliment de ces efforts au gouverneur et dit son admiration pour la rigoureuse administration de cette région. Le petit homme lui répondit avec enthousiasme :

– Cette ville est la vôtre si vous le souhaitez. Restez comme médecin auprès de moi et je vous donne dès demain vingt arpents de cette vallée et trente familles pour les cultiver. Vous aurez une maison en ville, une écurie garnie de chameaux et de chevaux arabes. Croyez-moi, vous serez heureux.

Hadji Ali, pour une fois, fut utile. Il rappela poliment au gouverneur que le voyageur franc avait à se rendre auprès du Négus et que son offre, pour généreuse qu'elle fût, ne pourrait prendre effet qu'à leur retour. Pour tous les peuples du Nil, les Abyssins étaient les « maîtres des eaux », ceux qui, en disposant des sources du fleuve, pouvaient à leur gré en dévier ou en assécher le cours. Nul n'aurait pris le risque de provoquer le roi du pays des sources. Le gouverneur s'inclina.

Cependant, des malades traités par Poncet revenaient d'excellentes nouvelles. Chaque jour apportait le récit d'une guérison spectaculaire. Le Père de Brèvedent, sans s'en expliquer la raison, devait reconnaître l'évidence : ce garçon avait un véritable pouvoir. Il était en sympathie avec les êtres dans leurs souffrances, qu'il était habile à soulager, mais aussi dans les moments les plus simples de leur vie. Il lui suffisait de regarder un enfant pour que celui-ci lui sourît. Même les bêtes étaient calmées par sa présence. Des chiens pelés, indolents, craintifs, qui se méfiaient des humains, le suivaient d'instinct dans la rue, sans qu'il leur donnât rien. Cette intelligence avec toutes les créatures de Dieu était plus proche des niaiseries de saint François et de ses sectateurs que de l'austère rigueur de saint Ignace. On ne pouvait demander au jésuite d'admirer de tels enfantillages. En revanche, comme les langues, comme les croyances locales, bref comme tout ce qui ne servait à rien, les dons de Poncet pouvaient être subrepticement mis au service de la vraie foi. Il était un bon passeport pour l'Abyssinie et il fallait simplement en profiter.

Enfin, tout fut prêt pour le départ. Ils étaient invités au palais pour la dernière soirée. La caravane ne s'ébranlerait qu'au matin car il était décidé, compte tenu des dangers des prochaines contrées, de les parcourir de jour.

Poncet prenait un peu de repos dans sa chambre quand on gratta à sa porte : sans doute quelque messager venu implorer de soigner un malade dans la ville. Il alla ouvrir et trouva devant lui un petit Noir au crâne tondu, morveux, à demi nu, qui lui tendait un billet. Poncet le déplia. Il était écrit en français :

« Venez me rejoindre où l'enfant vous conduira. »

Les lettres étaient tracées en majuscules comme pour rendre l'écriture anonyme et le message n'était pas signé.

Poncet se décida à réveiller le Père de Brèvedent, qui dormait dans une chambre du rez-de-chaussée et lui demanda de l'accompagner. Puis il rouvrit sa malle déjà prête, en sortit une épée, la prit au côté et confia au jésuite épouvanté un long poignard. L'enfant les mena à sa suite dans les ruelles où l'ombre du crépuscule commençait à s'épaissir. La ville, dans ses profondeurs, grouillait de monde. À l'heure où retombe la chaleur, où les chauves-souris commencent à tournoyer, les habitants sortent de leurs maisons aveugles, fraîches comme des caves et s'interpellent d'une porte à l'autre.

Jean-Baptiste essaya de retenir dans sa mémoire le chemin qu'ils empruntaient mais il en perdit rapidement le fil. Enfin, ils débouchèrent sur une étroite place formée par la confluence de trois ruelles. Sur l'un des angles, par deux fenêtres carrées fermées d'une grille forgée, s'ouvrait une de ces maisons de thé comme en compte tout l'Orient. Ils entrèrent. La salle était presque vide ; le sol et des banquettes maçonnées tout autour des murs étaient couverts de tapis râpés, rouge et bleu. De petites lampes à huile, posées sur des plateaux de cuivre ciselé, répandaient une lumière chaude. Un homme, assis dans la pénombre du fond, se leva quand ils entrèrent. Poncet mit la main sur le pommeau de son arme.

– Ami, dit l'homme.

Poncet se figea. Il regardait la haute silhouette qui se dressait dans l'obscurité.

– Cette voix...

L'inconnu, avançant un peu vers la lumière des tables, ôta son feutre et découvrit son visage.

– Maître Juremi ! s'écria le jésuite.

Jean-Baptiste, qui avait dès le premier mot reconnu son ami, se précipita sur lui pour une chaleureuse embrassade. Il y eut des cris de joie. Au bonheur de retrouver son compère se joignait pour Poncet la fin d'une solitude que le voisinage de Joseph ne peuplait guère. Maître Juremi commanda des cafés, vida les tasses par la fenêtre et versa dedans le liquide blanc d'une petite flasque qu'il tenait dans sa poche. Ils trinquèrent à leurs retrouvailles.

– Ainsi, le cavalier franc, c'était toi, dit Jean-Baptiste.

– Je ne pouvais pas apparaître tant que nous étions encore en Égypte. Crois-moi, ce n'est pourtant pas l'envie qui m'en a manqué.

Maintenant qu'ils étaient habitués à la faible lumière de la lampe, Poncet distinguait mieux l'altération des traits de son camarade, son visage amaigri, ses yeux creux.

– Et ici, j'ai préféré vous laisser faire vos affaires avec le gouverneur et ne me montrer qu'à la veille du départ. Qu'en penses-tu ? Sera-t-il difficile que je me joigne à vous ?

– J'en fais mon affaire, dit Poncet. Nous nous sommes retrouvés, ne nous quittons plus.

Ils reprirent leurs joyeuses effusions. Maître Juremi remplit de nouveau les verres. Ils les burent d'un trait et recommencèrent à rire et à plaisanter.

– Tu vas me raconter ton voyage, dit Jean-Baptiste. Quand as-tu donc décidé de nous rejoindre ? Comment as-tu fait pour passer inaperçu à Manfalout !

Maître Juremi, tout en buvant, agitait la main pour montrer qu'il allait répondre. Mais soudain retentit, haut perchée et fausse, la voix du jésuite, qui était resté à l'écart de ces démonstrations.

– Excusez, dit-il, mais il me semble que la présence de ce monsieur ne fait pas partie des accords que nous avions passés.

Il avait retrouvé soudain un ton de commandement. Ce n'était plus le valet obéissant qu'il feignait d'être. Maître Juremi sembla s'aviser seulement de sa présence.

– Que nous veut-il, celui là ? dit-il en regardant sans tendresse le Père de Brèvedent.

– Nous sommes ici, continua le prêtre, par un ordre du Roi et sur les instructions de Sa Sainteté le Pape. C'est à nous et à nous seuls qu'incombe cette mission. Le consul l'a dit avant le départ : il n'est pas question que se mêle à notre ambassade un... quelqu'un qui...

Le visage de maître Juremi avait pris une expression si effrayante que le jésuite n'eut pas l'énergie de terminer sa phrase.

– Qu'il se taise ou je l'assomme, tonna maître Juremi en frappant la table de cuivre. Un bruit de cymbale assourdit la pièce et fit accourir le cafetier.

Le jésuite détourna son assaut vers Jean-Baptiste, qui paraissait plus calme et qui était, après tout, l'arbitre de la décision.

– Monsieur Poncet, vous avez pris des engagements. Aussi loin que nous allions, nous reviendrons, du moins je l'espère. Il faudra nous justifier. Du reste, si nous emmenons cet homme, personne ne voudra croire qu'il soit venu ici sans votre accord. On dira qu'il y a eu préméditation de votre part, complot.

Maître Juremi poussa un véritable rugissement et sortit son épée.

– Laisse-moi le fendre en deux, cria-t-il en se précipitant vers le jésuite.

Poncet s'interposa. Les cris continuèrent. Des curieux faisaient maintenant masse aux fenêtres et dans l'ouverture de la porte pour voir cette chose extraordinaire : une querelle de Francs. Jean-Baptiste parvint à désarmer son ami. Il le repoussa vers le fond de la pièce puis se retourna vers le Père de Brèvedent.

– Je n'ai pas pris l'engagement, dit-il, d'abandonner au milieu des déserts un ami qui aurait besoin de secours. Sachez que je ne suis pour rien dans son arrivée ici mais que je prends toute la responsabilité de le garder avec nous.

Puis, tirant maître Juremi par la manche et poussant Joseph devant lui, Jean-Baptiste ajouta :

– Allons tous dès à présent chez le gouverneur pour arranger les papiers.

Ils écartèrent l'attroupement et repartirent par des ruelles tout à fait obscures derrière le petit messager qui les avait guidés à l'aller.

Le gouverneur, ayant une dette envers Poncet pour la guérison de sa fille, ne put lui refuser la faveur que celui-ci demandait. Il fit une lettre pour recommander maître Juremi au Roi de Senaar et au Négus d'Éthiopie. Hadji Ali, déçu du renfort que recevaient les deux Francs, comprit néanmoins qu'il aurait tort de s'opposer à eux sur cette affaire. Quant au Père de Brèvedent, il redevint Joseph et ne donna plus son avis. Sa lippe retomba et tout le bas de son visage reprit cet affaissement qui lui donnait d'ordinaire un air accablé. Il devint encore plus taciturne et Jean-Baptiste se demanda si, malgré le peu de sympathie que le jésuite avait montré jusque-là pour lui, il n'était pas simplement piqué de jalousie de voir les deux amis réunis.

Quoi qu'il en fût, le prétendu Joseph y gagna puisque le lendemain, grâce aux deux chameaux qu'apportait avec lui le protestant et compte tenu des présents qu'ils avaient laissés au gouverneur, une monture fut disponible pour le serviteur.

Rien n'aurait pu convaincre le prêtre que l'arrivée de maître Juremi n'avait pas été un coup de théâtre préparé de connivence avec Poncet. C'était pourtant tout à fait faux. Ils eurent le temps de s'en expliquer complètement pendant les longues heures de marche de la caravane. En vérité le protestant, pris de remords de laisser son ami affronter seul d'aussi grands risques, avait décidé très rapidement d'être du voyage. Mais pour ne pas créer de complications avec le consul, pour ne pas non plus contraindre Jean-Baptiste à commettre un mensonge, pratique que maître Juremi avait en horreur, il avait préféré ne rien dire et le rejoindre en secret hors de l'Égypte.

Jean-Baptiste avait eu tôt un pressentiment à propos du mystérieux Franc qui se cachait si près d'eux, mais jusqu'au bout il n'avait rien su.

Ils parlèrent aussi du Caire, où maître Juremi était resté une nuit de plus que son ami. Il avait quitté la maison au moment même où la calèche qui amenait Alix et le Père Gaboriau tournait le coin de la rue.

– Es-tu bien sûr, demanda Jean-Baptiste avec émotion, que ma lettre lui ait été remise ?