CHAPITRE XIII
La reconstitution de H.I.
Des couleurs, des tourbillons de couleurs et une chute. Il tombe.
Désespérément il lutte, se débat. Un peu comme tue ivresse aux commandes d'un héli ; il faut garder assez de lucidité pour piloter, sinon c'est l'écrasement. Mais cette lucidité fuit, les objets se troublent, le tableau de bord danse et il faut faire un effort de plus en plus grand pour stabiliser les images quelques secondes, le temps nécessaire à la remise sur trajectoire de l'héli. Et ces instants de lucidité sont épuisants, mais ils sont les seuls à pouvoir ralentir la chute. En bandant sa volonté, il réussit même à remonter, mais aussitôt, comme un ascenseur fou, il retombe. Il faut pourtant remonter, sinon c'est... quelque chose de... Le néant. Un néant de fantasmagorie. Il faut...
Il retombe et la vitesse s'accélère encore, augmentant celle du défilement des couleurs. Cela devient insoutenable et c'est la fin si...
Un effort de Titan, sa volonté se bande au-delà de tout ce qu'on peut demander à un être humain. L'effort de la dernière chance, désespéré, surhumain.
Et le tourbillon ralentit. Non, il ne ralentit pas, c'est la chute qui est plus lente. Elle stoppe même, et voilà qu'il remonte, centimètre par centimètre. Il ne veut pas songer à l'immensité de la chute et au gain ridicule qu'il grignote au prix d'un effort forcément momentané.
Puis le tourbillon cesse, les couleurs s'ordonnent. Elles hésitent et finissent par s'inscrire en longues bandes verticales délimitant le long puits dans lequel il coulait. Elles sont maintenant ordonnées dans la suite logique du spectre : violet, indigo, bleu, vert, jaune, orange et rouge. C'est comme cela que l'on doit voir les couleurs.
Oui, il FAUT les voir de cette manière. Tremblant, vibrant d'un effort dément à faire éclater le crâne, il remonte, de plus en plus vite. Et les couleurs deviennent moins nettes, elles se fondent pour ne plus faire qu'un puits de lumière, de lumière... de lumière...
La lumière.
Ses yeux, grands ouverts, fixent une source de lumière blanche, puis son corps se détend, s'apaise et il sombre dans le sommeil.
*
**
...veillez-vous!
Les mots ont atteint Cal, au fond du sommeil où il reprenait ses forces, et il bouge. Sa main s'agite et il ouvre les yeux. Un instant il regarde sans comprendre, puis l'image de la capsule lui revient à l'esprit, aussitôt chassée par celle de Mez. Et enfin il se souvient...
Le couloir! On l'a endormi...
— Réveillez-vous, Cal. Soyez calme, vous ne craignez rien.
Il va se retourner pour voir qui lui parle, lorsqu'il prend soudain conscience que la voix s'exprime dans sa langue maternelle ! Du coup, il tourne la tête... et se rend compte qu'il repose sur... rien !
Enfin, rien de visible. Bien sûr, se dit-il, un filet magnétique. Un...
quoi ? A peine a-t-il pensé cela qu'il se demande d'où lui vient cette explication. Il n'avait jamais entendu parler de filet magnétique, il n'y a rien de semblable sur Terre et pourtant il sait ce que c'est.
Jetant ses jambes sur le côté, il pose les pieds au sol, cherchant des yeux la personne qui lui a parlé. Mais il est seul dans la pièce, et un instant il a l'impression de se retrouver dans la capsule.
— Vous vous sentez bien, Cal?
La voix vient de partout et de nulle part. « Diffusion ambiante », songe-t-il machinalement. Il se sent un peu fatigué et courbatu, mais à part ça, tout va bien.
— Est-ce que je pourrais savoir? Commence-t-il d'une voix encore pas très bien assurée...
Il se racle la gorge.
— ....Que s'est-il passé? reprend-il.
— Vous recevrez toutes les explications tout à l'heure, continue la voix. Maintenant, vous allez suivre un traitement de remise en état.
Dirigez-vous sur votre droite.
Il jette un œil, mais n'aperçoit qu'une paroi de couleur jaune tendre.
Chaque paroi de cette pièce est d'ailleurs de couleur différente.
— Où?
— Marchez sur cette cloison, elle s'ouvrira.
Il hausse les épaules et obéit. Une ouverture se dessine et il se retrouve dans une petite salle aux murs nus.
— Allongez-vous.
Il regarde à droite et à gauche.
— Où cela?
— Où vous voulez.
Une nouvelle fois, il hausse les épaules, et, tâtant de la main devant lui, cherche en aveugle la couche. Voilà, il sent quelque chose de dur et s'y installe. Une sorte de tuyau s'allonge vers lui, serpent un peu inquiétant, et déverse le long de son corps un liquide incolore. Il se sent aussitôt trituré, malaxé, comme si le liquide était animé d'une vie propre.
— Ne vous inquiétez pas, il s'agit d'un traitement pour vous détendre.
*
**Un long moment plus tard — il a fini par s'assoupir entre-temps —
la voix reprend:
— Vous pouvez vous lever, Cal. Marchez vers la droite et suivez le couloir jusqu'à la porte bleue.
Il s'exécute et marche une trentaine de mètres dans un couloir large, éclairé de sources de lumière en forme de demi-fer à cheval, au plafond très haut. La porte bleue, il la pousse et pénètre dans une pièce peu éclairée. Un immense tableau de contrôle en occupe la majeure partie, entourant presque totalement un siège pivotant.
— Asseyez-vous.
La voix n'est pas hostile. A propos de cette voix, il pense qu'il serait bien incapable de lui donner un sexe. Reconstituée, probablement. Il pénètre à l'intérieur de l'espace, au milieu du tableau de contrôle, par un petit passage étroit, et s'assied sur le fauteuil, les bras reposant sur des accoudoirs haut placés.
— Prenez la résille... le casque devant vous et posez-le sur votre tête.
Il s'empare de l'objet, tressé largement, et, après une seconde d'hésitation, l'enfonce sur sa tête.
— Cal, (cette fois, il a l'impression que la voix parle dans son crâne), nous allons donner les explications que vous souhaitez. Mais d'abord sachez que vous avez acquis des connaissances durant votre sommeil. Il est nécessaire pour la compréhension de ce qui va suivre que vous en preniez connaissance. Elles ont été emma-gasinées par votre cerveau, mais vous n'en avez qu'une conscience fugitive. Pour les activer, basculez l'interrupteur jaune-vert-bleu à votre gauche, puis restez parfaitement immobile et détendez-vous au maximum. Lorsque vous vous sentirez imprégné, prévenez-moi.
C'est peut-être un piège, mais il n'hésite pas. De toute manière, il est totalement à la merci des êtres qui l'ont amené là, alors il ne servirait à rien de se battre contre eux. Du doigt, il bascule le petit levier, s'adosse au siège et fait le vide total dans son esprit. Il a le sentiment d'être parcouru par un courant et c'est tout.
— Et maintenant, fait-il?
— Attendez d'être parcouru par un léger frémissement indolore, détendez-vous.
— Mais c'est déjà fait, je l'ai senti votre truc.
— C'est trop tôt, il faut vous détendre complètement.
— Mais enfin ! Je vous dis que je l'ai déjà senti, dit le Terrien d'une voix impatientée.
— Comprenez-vous ce que je vous dis?
— Bien sûr, mais moi je vous...
Cal s'arrête, prenant conscience que la voix s'est exprimée dans sa langue à elle, le loyiu, et qu'il lui a répondu !
— Effectivement, le transfert s'est fait, continue la voix, c'est étonnamment rapide, voilà pourquoi je doutais. Vous êtes surpris de posséder une langue inconnue? Elle vous a été enseignée durant votre sommeil. Êtes-vous bien ?
— Parfaitement, lâche Cal, pris d'une immense curiosité.
— Bien. Sachez d'abord que j'ai été trompé par votre arme. Elle ressemble à une vieille arme que notre civilisation utilisait autrefois.
Je vous ai donc attribué un coefficient de connaissance que vous n'aviez pas, et vous avez été traité en fonction de ce coefficient.
Lorsque j'ai compris l'erreur, il était trop tard. L'afflux brutal de connaissances inconnues a perturbé complètement votre raison.
Vous étiez sur le point de devenir fou, lorsque vous avez eu une dernière réaction logique à la couleur. J'ai pu utiliser ce support pour vous ramener à la conscience. Mais tout le programme avait été passé et je ne savais pas dans quel ordre il avait été enregistré dans votre cerveau. Cette conversation montre que vous l'avez assimilé normalement, et la rapidité de la prise de conscience laisse prévoir que votre seuil de saturation est encore très haut. Vous avez par ailleurs un pouvoir de détente exceptionnel... par rapport aux Loys, en tout cas.
Cal comprend maintenant cet affreux cauchemar, ce puits sans fond qui l'absorbait et dont il ne s'est sorti que de justesse. Il a bel et bien failli y rester.
— Selon le degré de connaissance, nous déchiffrons la langue des...
visiteurs ou, au contraire, nous leur apprenons la nôtre, ce qui permet de gagner beaucoup de temps dans les explications futures.
Trompé sur votre compte, j'ai dû ensuite analyser vos paroles pour reconstituer la vôtre, sans sonder votre esprit qui, dans ces conditions d'épuisement mental, n'y aurait pas survécu. J'ai pu vous parler dans votre langue, mais je la possède mal ; c'est pourquoi je préférerais continuer dans celle-ci. La connaissance totale que vous en avez est telle que certains mots que j'emploierai s'identifieront instantanément avec leur équivalent dans votre esprit. Si vous ne connaissez rien de semblable, il restera dans votre cerveau l'image que nous donnons, en loyiu, à ce mot. Tout cela se fera à la vitesse de la pensée. Cependant, il est nécessaire que vous posiez les questions pour commencer.
— Oui, dites-moi tout de suite qui vous êtes?
— Je suis HI 20314, c'est-à-dire un ordinateur géant couplé à un cerveau électronique. J'ai aussi les banques mémorielles et le mécanisme de raisonnement. Je crois que dans votre langue, vous diriez: une simple machine.
— Mais où sont les hommes... enfin, les Loys, quoi !
— Ils sont morts. Il n'y a plus un seul être vivant dans cette base relais depuis des millénaires. En fait, il est probable que la race loy n'existe plus. Leurs bases relais ont dû sauter, et de leur civilisation, il ne doit rien rester, à l'exception de cette base et peut-être d'une ou deux autres qui, mathématiquement, ont pu se trouver dans des circonstances identiques et ne pas recevoir l'ordre de destruction.
— Qui a donné cet ordre? demande Cal passionné.
— Le chef de relais.
— Et ici ?
— Il est mort très vite, et son assistant n'avait pas été nommé. Je n'ai donc pu enregistrer valablement un ordre de ce genre.
— Parce qu'on vous l'a donné?
— Le dernier survivant a essayé de faire sauter le relais et j'ai dû l'en empêcher. J'ai parfaitement compris les raisons de son acte et j'étais d'accord, mais je n'avais pas reçu l'ordre...
— Vous devez toujours recevoir un ordre formel pour agir?
demande Cal un peu déçu.
— Non, jamais, sauf précisément pour la destruction de la base.
J'ai été programmé pour refuser d'exécuter ceci sans l'ordre formel du chef de base.
— Et ce programme n'est pas modifiable?
— Jamais un Loy ne modifierait un programme d'HI 20314. Seuls les robots exécuteurs du Conseil y sont habilités.
— Et ces robots ne peuvent pas être programmés par n'importe quel Loy?
Un petit silence.
— La question ne semble jamais avoir été prévue, répond la machine.
Cal sent un petit frémissement le parcourir. Il s'agit d'une machine merveilleuse, extraordinaire, mais aux moyens très orientés. Elle ne peut pas lui faille un récit, car elle ne saurait pas où commencer et pourrait aussi bien débiter le contenu total des ses banques ! Elle a un cerveau capable de raisonner parfaitement, mais à condition qu'il soit sollicité. Voilà pourquoi il doit poser des questions. Elle analyse mais ne peut faire de synthèse sans qu'on lui en fixe les limites. Il réfléchit un instant et passe à un autre sujet :
— M'êtes-vous hostile?
— Non, vous n'avez pas eu de geste d'agressivité totale et le sondage initial de votre esprit n'a révélé aucun antagonisme envers les Loys.
« Et pour cause, je ne les connaissais même pas... ! » pense Cal.
— Que comptez-vous faire de moi?
— Rien.
— Je peux partir quand je veux?
— Oui.
— Et revenir?
— Si vous le désirez, mais dans ce cas, je devrai enregistrer votre empreinte biologique, sinon vous serez endormi à chaque fois.
— Comment faire pour l'enregistrer?
— Il suffit que vous m'en donniez l'ordre.
Ne sachant pas s'il est observé, Cal a décidé depuis un moment de rester impassible, en bon joueur de poker. Mais, cette fois, il a de la peine.
— Quelle est l'habitude pour les visiteurs de mon genre ?
— Le cas ne s'est jamais produit. Ils appartiennent généralement aux races autochtones et se sont glissés par hasard à une issue du relais, ou appartiennent à l'équipage d'une fusée, et nous sommes sur nos gardes. Les indigènes sont ramenés à l'extérieur, après sondage, pour mieux connaître les races locales.
— Est-ce que le cas s'est produit ici ?
— Cinq fois.
Voilà l'explication de la montagne-où-il-ne-faut-pas aller: un interdit inconscient.
— Et lorsque le visiteur évolué ne présente aucun risque d'agression?
— Nous faisons venir le reste de l'équipage dont nous sondons le cerveau. Au besoin, nous les aidons, nous leur apportons quelques connaissances et nous effaçons toute trace de notre existence dans leur mémoire.
— Comment leur enseignez-vous les connaissances?
— Avec les banques d'injection hypnotique ; de la même manière que vous avez appris le loyiu.
— Et comment déterminer ce qu'ils sont capables d'absorber sans risque?
— Tout passage à la machine détermine le niveau d'évolution, celui des connaissances et le seuil à ne pas dépasser.
— Et moi alors?
— Lorsque vos niveaux ont été connus, il était trop tard, vous aviez tout absorbé. L'enseignement mental peut se comparer à une quantité de liquide, toujours fixe, et un entonnoir dont le débit varie avec chaque individu, chaque niveau d'évolution et chaque race.
Vous avez absorbé la bobine d'enseignement à une vitesse que nous n'avons jamais encore constatée. Trop vite, en tout cas, pour arrêter le mouvement lorsque vos valeurs mentales ont été connues. Me basant sur les éléments apparents, votre laser, j'en ai déduit que vous connaissiez cet enseignement et je vous l'ai appliqué sans préparation. Pour les humains non entraînés, on applique des banques progressives dont l'absorption dure le double de temps.
— Cet entraînement est long? demande Cal.
— Cela dépend des individus.
— Et pour moi?
— L'incident de tout à l'heure ne se reproduira plus.
Votre mémoire a été forcée et se prêtera à de nouvelles absorptions sans risque, jusqu'à votre seuil.
— Qui en décidera?
— Il n'y a pas de décision à prendre, à proprement parler.
— Je ne comprends pas.
— En l'absence de consigne du chef de base, je n'ai pas d'ordre pour vous refuser un enseignement, puisque vous ne manifestez aucune hostilité à l'égard des Loys. Mon programme n'a pas prévu ce cas.
Cal ne veut pas encore souligner la disparition des Loys et le mystère qui s'y attache.
— Ces enseignements sont progressifs, je pense?
— Oui.
— A mon niveau, quel enseignement pourrais-je recevoir?
— Les connaissances générales.
— Et ensuite?
— Ce que vous désirez, c'est à vous de me le demander.
En fait, le cerveau montre une certaine incapacité, car son programme ne correspond plus à la situation présente. Sans cadre aux limites précises, il est incapable d'agir. Il ne veut pas prendre de décision sans avoir reçu l'ordre d'agir.
— Je veux recevoir les connaissances générales ; quand est-ce possible?
— Maintenant, si vous le désirez; vous avez pris assez de repos.
— Depuis combien de temps suis-je dans la base relais?
— Depuis trente-sept de vos heures. Voulez-vous sortir dans le couloir et prendre la porte rouge?
Cal se lève et trouve la pièce en question. Des instruments bizarres sont rangés le long d'un mur. Les autres sont couverts de petits alvéoles, de banques des connaissances. Il lit au passage: technicien de niveau supérieur en magnétique appliquée: technicien de recherches en biologie ; technicien de niveau supérieur de fusées interplanétaires, pilote de fusées interplanétaires, premier pilote intergalactique ; chef de mission galactique, etc. Un peu affolant !
Toute la Connaissance est sagement rangée le long des murs de cette pièce immense...
— Allongez-vous.
Il regarde autour de lui.
— Le long des injecteurs, à votre gauche, reprend la voix.
Cal tâte à nouveau et s'allonge dans l'air, merveilleusement soutenu par le filet magnétique invisible.
— Posez le casque le plus proche sur votre tête.
Il empoigne une résille, s'en coiffe et se renverse. — Vous allez vous endormir. Détendez-vous et regardez la lumière au-dessus de vous.
Cal lève les yeux vers un point lumineux, se détend et n'a que le temps de voir pulser la lumière.