CHAPITRE III

La reconstitution de H.I.

Une sonnerie stridente. Cal sursaute. Salauds, va Pas de ménagement. Tiens, il n'a pas eu d'hésitation. I faut croire que la situation est si profondément ancrée en lui qu'il s'est immédiatement remis dans le bain.

D'un doigt, il branche l'écran. C'est la nuit. Apparemment, la capsule a commencé la descente. I opère un balayage des objectifs et aperçoit, gros comme une orange, le satellite dont a parlé l'ordinateur. Il une vague teinte jaune.

« — Atterrissage dans quatre minutes. Le site comporte une forêt, une rivière et un amas rocheux où vous pourrez vous réfugier en attendant le jour. »

Machinalement, il branche les harnais du siège et se sent solidement attaché. L'écran est toujours noir. Dieu! Que la nuit est profonde sur cette planète ! La faune, s'il y en a une, doit être nyctalope, et dangereuse par conséquent. D'un autre côté elle doit, pour la même raison, craindre d'autant plus la lumière. Il faudra faire du feu... Oh !

et puis merde ! On verra bien.

Il songe soudain qu'il ne s'est pas interrogé au sujet des habitants.

Comme s'il n'y avait pas de problème !

En toute logique, cette planète offrant des possibilités de vie, il serait vraiment atroce pour lui qu'il n'y en ait pas. Non, il doit y en avoir. Un souvenir remonte à sa mémoire. Il y a six ou sept ans, la Terre s'est brusquement passionnée pour les échanges vocaux.

C'était le nom donné curieusement à la technique mise au point en cas de découverte d'autres races intelligentes. Pendant quelques mois on n'avait parlé que de cela. Et Cal, curieux comme toujours, avait acheté le cours d'« Échanges », assez farfelu il faut bien le dire.

On n'avait aucune expérience, n'est-ce pas? Mais il y avait quand même des choses astucieuses, surtout au niveau de la responsabilité des gestes entraînant une cascade de conséquences, selon les rites de chaque race. D'où une attitude prudente et immobile en cas de «

rencontre »...

Un choc.

Ça y est ! Le moteur s'arrête et en quelques secondes c'est le silence.

« — Vous avez peu de temps. Hâtez-vous de débarquer votre matériel. »

La voix le secoue et Cal se dégrafe. Il a un instant d'hésitation devant la porte du compartiment d'hibernation.

« — Vous ne risquez rien, ouvrez l'accès extérieur. La porte de la soute est accessible par l'arrière. Portez votre équipement à une cinquantaine de mètres, cela suffira à le mettre à l'abri du décollage.

»

Comme on se jette à l'eau, il bascule les deux leviers de la paroi de droite et la porte basse s'ouvre. La capsule, ronde, est sans doute posée très bas car il n'y a pas d'échelle. La lumière du compartiment d'hibernation éclaire l'extérieur: une herbe assez haute est visible.

Et il respire sa première bouffée d'air naturel, tiède...

Instinctivement, il avait bloqué sa respiration à la pensée que les techniciens n'ont peut-être jamais envisagé que les recherches des éléments nécessaires à l'homme, depuis l'espace, ne révèlent pas la présence d'un gaz inconnu qui, lui, pourrait être mortel. Mais il était maintenant trop tard, n'est-ce pas? Alors il a respiré, un grand coup

! Rien. Ou plutôt si : une multitude de senteurs l'envahissent, l'agressent presque. Même dans la grande réserve du Kenya, il n'avait jamais senti autant d'odeurs, ni surtout si fortes. Une sorte de joie l'envahit une fraction de seconde, et aussitôt après un nouvel accablement. Il avait failli se dire : « Il faudra que j'amène Giuse ici...

»

Il saute sur un sol souple, l'herbe sans doute. Il souffle un vent léger.

A l'arrière — enfin si l'on peut dire puisqu'il s'agit d'une sphère —

un rectangle de lumière se découpe : la soute. Il faut se mettre au travail.

*

**

Neuf caisses. Et lourdes avec ça! Sauf celle de l'équipement standard. Elle ne doit pas comporter grand-chose.

En transpirant, il les a portées jusqu'au pied d'un bloc rocheux, à l'abri du rayonnement du propulseur. Il revient une dernière fois, vers la capsule et monte à bord. Au passage il aperçoit le verre à moitié plein du liquide revitalisant. Il n'a pas faim mais autant économiser les provisions de son équipement. Il le vide. Un regard autour, il ne peut rien récupérer.

Dans le poste de pilotage, un clignotant égrène le compte à rebours.

Il lui reste sept minutes. Les cartes qu'il a demandé d'établir à l'ordinateur sont sorties de Ia fente, sous l'écran, en un long rouleau.

Il faudra les découper avec quelque chose de costaud, parce qu'elles sont en Séton, une matière ressemblant à du tissu, Imperméable, inusable et imputrescible, mise au point depuis très longtemps déjà.

Il interroge une dernière fois l'ordinateur:

— Est-ce que tu as quelque chose à m'apprendre encore sur cette planète?

« — Elle tourne avec son satellite, visible en ce moment, autour d'un soleil relativement petit, mais jeune et assez proche. La révolution est courte, ce qui explique qu'il n'y ait guère que deux saisons.

Approximativement, la rotation annuelle doit se situer entre 272 et 289 jours. En cette saison, la nuit dure peu, 9 h 22 mn. C'est tout ce qui a pu être déterminé, impossible de préciser davantage les calculs. »

C'est peu bien sûr, mais étant donné que ses chances de voir une année entière s'écouler sont minimes...

Il hoche la tête comme pour remercier la machine et, à la porte, se retourne :

— Adieu, machine, le dernier Terrien te salue.

Aussitôt il regrette sa grandiloquence. Absurde de lancer ça à une machine, d'autant qu'elle va se détruire dans moins d'une heure.

Bof...

*

* *

Un grondement sourd, une flamme jaune puis presque bleue qui monte très droit.

Le bruit encore un instant, et plus rien.

Plus rien.

Assis sur une caisse, pratiquement aveugle tellement il fait sombre, il reste là, le visage dressé, immobile.

Une sorte de bruit, irrégulier, là-bas à droite, au niveau du sol. Il veut ouvrir la caisse d'équipement qui doit bien contenir une lampe à faisceau, mais comment faire dans le noir?

Bon Dieu! Il va se faire dévorer sans pouvoir se défendre ! Une panique incontenable le secoue. Assez! « Je ne veux plus. Je vais me tuer. Jamais je ne pourrai vivre seul ici, je... je ne sais rien faire, moi !

Je n'... n'ai pas été entraîné. Je ne suis pas soldat. Ce n'est pas possible, on ne peut pas faire ça à un homme. Il... il faut que je me fasse une cache, oui, c'est ça, et au jour je me tuerai ! »

A tâtons, il entreprend de poser les caisses les unes sur les autres, adossées au rocher, ne laissant derrière que la place de glisser son pauvre corps secoué de spasmes. Puis il escalade sa murette qui atteint 1,50 m à peine, et s'assied à l'abri, le menton appuyé sur les genoux, les yeux fous.

*

* *

Il a toujours les yeux grands ouverts lorsqu'il prend soudain conscience qu'il fait jour! C'est venu très vite, ou alors il était très absorbé, car il ne s'est rendu compte de rien.

Lentement, en grimaçant d'ankylose, il se redresse, I appuyé au rocher. Il a l'impression d'émerger d'un cauchemar. Prenant appui sur la paroi, il grimpe sur sa murette pour regarder les alentours.

Dieu que c'est beau! Devant lui s'étend une longue plaine hachée de bosquets, rejoignant une grande forêt, à gauche. Sur la droite, à plusieurs centaines de mètres, coule une rivière ou un fleuve, il se rend mal compte. Il lui semble voir plus loin une immense étendue d'eau, un lac peut-être. Le soleil est encore bas et les ombres noient le paysage. Seules les cimes des arbres sont éclairées. Elles sont très sombres, avec des reflets bleutés. Les arbres eux-mêmes ont l'air immense. L'herbe, haute, atteint une quarantaine de centimètres.

Alors que Cal tourne la tête vers le fleuve, il aperçoit un éclair jaune jaillir d'un arbre : un oiseau! Alors seulement il se met à écouter.

L'air se peuple de sons ; des chants d'oiseaux peut-être. Rien qui ne l'inquiète en tout cas. Et ses frayeurs de la nuit ont disparu.

Il ne lui reste qu'une extraordinaire curiosité, une envie de courir partout pour découvrir encore de nouvelles choses. Il a un bref rire et saute au sol. La première chose à faire est de s'équiper, enfin de voir ce qu'il y a dans la caisse prévue. En se retournant, il regarde pour la première fois les rochers. Les blocs sont énormes et culminent à une soixantaine de mètres de hauteur. Tout à l'heure, il grimpera là-haut, pour examiner la région.

Avec hâte maintenant, il bascule sa construction de la nuit et ouvre la caisse d'équipement. Une combinaison d'abord, vert mat. Pouah !

Pas un modèle courant, non, une de ces vieilles combinaisons deux pièces d'autrefois, en Polyn, une substance qui a précédé le tissage-métal. Enfin elle n'est pas belle mais ce modèle a fait ses preuves et avait la réputation d'assurer une bonne protection. Des tas de poches partout.

En vrac, il retire un ceinturon, de Polyn lui aussi. Évidemment, il fallait une matière capable de résister au temps, qui ne tombe pas en poussière. Et puis, dans sa gaine, un couteau à longue lame assez fine mais, il le sait, d'une solidité étonnante ; même le fil ne s'émousse pas. Elle est tranchante des deux côtés, ce qui est certainement précieux. Le manche est en alliage métalloplastique et n'a pas été altéré, lui non plus, par les années. Une sorte de couverture maintenant, en Polyn également, avec une fente au milieu, ce qui le surprend, jusqu'à ce qu'il se souvienne des ponchos andins. Il a lu quelque chose là-dessus, un jour. Deux sortes de pots ou de casseroles, peut-être en métal grossier, l'un très vaste et l'autre de taille moyenne ; un récipient qui doit être une gourde, avec un gobelet enfilé à sa base. Celui-ci est en plastique. La gourde doit facilement contenir deux litres. Un second couteau, identique à l'autre, mais sans gaine, des bottes en composé métalloplastique, fines, légères, étanches et inusables. Encore un objet précieux. Dans un coin de la caisse, une longue corde de Polyn, mesurant bien 60

mètres et plus mince que son petit doigt, ce qui ne l'empêche pas de résister à plusieurs tonnes ! Une pelote de ficelle de la même matière qui doit supporter aisément ses 300 kilos malgré sa finesse.

Et voilà un... un briquet ! Il a eu un instant d'hésitation avant de reconnaître l'objet. C'est qu'il s'agit d'une véritable antiquité ! Mais l'amadou n'a sûrement pas résisté... Il est là, dans un emballage à part. En fait, ce n'est pas de l'amadou, mais un cordon d'une substance inconnue, empaquetée sous vide avec un petit réservoir de liquide. En l'ouvrant le liquide se déverse sur le cordon ! Cela devait être prévu. En tout cas ça marche, il le vérifie immédiatement, se souvenant des dessins du musée de la Civilisation humaine.

Au fond, il découvre encore une sorte de sac, plat, en Polyn bien sûr, avec des courroies que l'on doit pouvoir fixer dans le dos. Un livre aussi, .en plastique, un manuel de survie et... richesse, un laser!

Fébrilement il vérifie, oui il y a une charge dans la poignée. Mais elle est rouge ! C'est-à-dire qu'il s'agit d'une vingt-quatre heures. Il n'a que vingt-quatre heures d'utilisation avant qu'elle ne se vide soudainement. Même s'il peut l'utiliser autant qu'il le veut pendant ce délai, c'est peu. Dans le fond de la caisse, deux autres charges...

rouges elles aussi. Enfin, elles sont chacune séparables en deux. On lui a laissé une chance, mais limitée. Dès qu'il mettra en œuvre la première charge, pour se défendre ou pour quoi que ce soit, elle sera virtuellement fichue. En soulevant la couverture, une lampe roule dans l'herbe.

Sa charge à elle est bleue : cinq cents heures de fonctionnement, c'est toujours ça. Il faudra l'économiser, c'est tout. Enfin, des boîtes de rations alimentaires pour un mois environ ; c'est peu.

Bon, eh bien, autant s'équiper tout de suite. Il enlève la petite combinaison et enfile le pantalon et le blouson qui lui semblent tout de suite plus confortables qu'il ne le pensait. Le ceinturon maintenant, auquel il accroche le couteau dans sa gaine. Au bout de celle-ci pendent deux cordonnets et il s'en demande l'usage jusqu'à ce qu'il tente d'extraire la lame. Elle coulisse mal dans l'étui et il comprend, attache aussitôt les deux cordonnets autour de sa cuisse droite. Le laser vient à gauche, sur la hanche, et la lampe derrière.

Voilà, ça y est.

Il va falloir qu'il s'installe quelque part. Et qu'il chasse aussi, pour économiser les rations. Mais chasser avec quoi ? Un piège, peut-

être? Il doit y avoir des instructions ou des conseils dans le manuel.

Il prend le rouleau de corde, le met sur son épaule, roule les cartes et entreprend de longer le rocher. C'est un énorme bloc, mais au bout d'une trentaine de mètres il découvre une faille qui va lui permettre de grimper.

Un quart d'heure plus tard, il est au sommet et contemple le paysage. C'est bien cela, le soleil est au-dessus de l'horizon, maintenant, et Cal distingue parfaitement le lac deviné tout à l'heure. Il doit être immense car il s'étend au-delà de l'horizon. Le fleuve semble en être issu. A gauche, la forêt va aussi jusqu'à l'horizon. A droite, des bosquets parsèment une prairie où il distingue, loin, une tache mouvante. Un troupeau de bêtes peut-être, mais quel genre de bêtes? Son inquiétude revient, pas la panique de la nuit, mais un tourment lucide auquel son esprit fait face. Derrière, une immense prairie avec de légères ondulations frémit sous le vent régulier. L'herbe est haute et il se félicite de ses bottes à longues tiges, montant jusqu'au genou.

Dépliant le rouleau de cartes, il sort son couteau pour les séparer. Il met à côté des cartes générales du globe où il y a apparemment d'immenses océans, davantage que sur la Terre et entreprend de séparer les cartes au 1/50 000' de la région. Grâce au lac et à la rivière, il se repère rapidement. D'après les cartes, la rivière continue vers le nord et traverse encore de nombreux lacs. Au moins 1 500 kilomètres d'eau! Le monologue démarre tout de suite.

« Eh bien mon vieux, ce n'est pas un si sale coin que ça! Voyons, d'après l'échelle de la carte, le fleuve se trouve à un peu moins d'un kilomètre et le lac, disons, à 5 kilomètres à vol d'oiseau. Il y aura au moins de quoi boire, parce qu'il ne faut pas compter trouver une source tout de suite. Et puis il y a sûrement du poisson là-bas. Ce qu'il faut pour l'instant, c'est m'organiser, réfléchir surtout. Le plus important est le laser, avec trois charges seulement. D'accord, en les séparant en deux, je limiterai à chaque fois la perte à douze heures sur soixante-douze heures au total, mais il faut que ces douze heures soient utilisées pleinement. Donc ne pas mettre l'engin en service sans en avoir douze heures d'utilisation devant soi. Ah ! il me faudrait de quoi écrire pour prendre des notes et me faire un plan de travail, mais ça...

« D'abord, je pense qu'il faut trouver un endroit où m'installer. Le ciel a beau être d'un joli bleu, il doit bien y avoir du mauvais temps parfois, il faut que je m'abrite et aussi que l'endroit soit facilement défendable ; on ne sait jamais. Je peux me construire une cabane, mais avec quoi? Le mieux serait de me trouver une grotte pour...

Mais dans ces rochers, il y a peut-être une grotte et avec le laser je pourrai l'arranger, en vitrifier les parois et... »

Un enthousiasme soudain l'envahit et g entreprend pie visiter à fond le bloc rocheux.

Deux heures plus tard, fatigué, il empruntait un passage d'un mètre de large sur le verseau sud du bloc le plus haut. Il avait regardé partout, s'était glissé dans des anfractuosités, sans rien trouver. La roche paraît être une sorte de granite de dureté exceptionnelle, peu de chance de trouver là-dedans une grotte naturelle creusée par l'érosion ou la disparition d'un composant de minerai oxydable par l'eau de pluie. Il s'arrête pour jeter un œil sur la paroi en dessous.

Apparemment, il longe en cc moment un surplomb qui fait le tour du rocher comme une ceinture sur un ventre d'obèse. Le sol, côté sud, sud-est, est une douzaine de mètres plus bas. Heureusement il n'a pas trop le vertige. Le sentier a l'air de monter un une spirale ascendante.

Cal avance encore de quelques pas, lorsqu'il découvre un trou dans la paroi, guère plus de 1,20 m de haut. Il empoigne la lampe, se baisse et éclaire l'intérieur. Bon sang ! c'est une grotte ! Petite, certes, elle ne fait guère plus de 3 mètres de profondeur avec un coude sur la droite, mais en tout cas, c'est une grotte ! Fébrile, il y pénètre. L'air est sec, le sol, inégal, est couvert par endroits d'une sorte de sable. Il ne semble pas qu'un animal en ait fait sa tanière...

Si, là, des espèces de crottes de chèvre ! Enfin ça y ressemble. Mais sèches, anciennes. Derrière le coude, la paroi s'arrête à 1 mètre. Le plafond ne lui permet pas de se tenir droit, il manque une cinquantaine de centimètres pour cela. Mais peut-être pourrait-il tailler dans la roche avec le laser? Il pose la lampe en réglant le projecteur pour diffuser la lumière et va pour brancher le laser. Non

! surtout pas : d'abord réfléchir.

Ressortant de l'ombre, il va s'asseoir à l'entrée et, machinalement, examine ses cartes. Le manuel ! Il aurait bien dû le prendre, il y a sûrement des choses importantes là-dedans. Plus calme maintenant, son cerveau se met en branle, comme autrefois lorsqu'il travaillait sur une affaire, un problème que les techniciens de l'entreprise n'arrivaient pas à résoudre, parce que trop près de la chose. C'était la justification des logiciens, vaguement inquiétants pour le bon Terrien moyen par ce don à peu près disparu : la logique.

« Au fond, je peux déjà m'installer ici pour la nuit prochaine. D'ici là, je vais me faire un plan d'action et demain matin, à la première lueur, j'attaque..» Descendant vers les caisses, il entreprend de les monter jusqu'au sentier en surplomb.

*

**

Deux heures de travail, il lui a fallu. Et il est vidé. Ses poumons soufflent à un rythme forcené. Pas habitué à des efforts aussi violents, son corps, bien qu'entretenu, renâcle. Il n'a pourtant pas trop de graisse sur les muscles, mais le sport pratiqué sur Terre, en dehors des professionnels qui donnaient des spectacles, consistait surtout en natation et en entraînements à base de massages électriques. Deux électrodes à chaque extrémité d'un muscle, et le courant, alterné, tend et relâche les fibrilles. On arrivait ainsi à obtenir un corps d'athlète sans avoir jamais mis les pieds sur un stade et sans s'être fatigué ! Enfin son corps à lui finira bien par Habituer. Les longues vacances, à chaque saison, passées dans le Pacifique Sud, l'ont accoutumé à la nage durant des heures. Il a même pratiqué la chasse sous-marine, ayant obtenu à prix d'or la location d'un îlot à la limite de la grande réserve marine sud. Là il restait encore quelques pièces de plus de 50 centimètres, les seules qu'on avait le droit de chasser, mais au trident seulement.4l ne se souvenait même plus avoir chassé et il retrouvait subitement des sensations de traqueur.

Son esprit revient au présent. Dieu qu'il a soif! Oui, ça c'est le problème n° 1, l'eau. Pas moyen de faire autrement. Demain il travaillera beaucoup et aura encore plus besoin de boire, avec ce soleil. A ce propos, la température de la grotte est nettement plus douce mais il faudra penser à une aération.

C'est cela, l'eau d'abord. Comme il faut bien commencer à un moment ou à un autre, il n'y a qu'à aller à la rivière, elle est proche.

En faisant vite, il a des chances d'éviter les bestioles du coin.

Cal glisse le second couteau à son ceinturon, prend la gourde et, au dernier moment, prend également le plus grand des deux récipients.

Au pied de l'amas rocheux, il a un instant d'hésitation, puis hausse les épaules et se met en marche.

Cinq cents mètres plus loin, il aborde un bosquet. Les arbres sont immenses, atteignant plus de 40 mètres de hauteur. Vus de près, on dirait des cèdres du Liban. Ils ont un feuillage énorme, mais chaque branche est comme distincte, séparée des autres. Les feuilles sont d'un vert presque noir. Il doit être très simple d'escalader des arbres pareils. On peut se tenir debout sur une branche, sans être gêné par celles du dessus. Le sol, J dessous, est parsemé de petits buissons éloignés de quelques dizaines de mètres. Étant donné l'ampleur de leur feuillage les arbres eux-mêmes sont assez espacés, si bien qu'il est très facile de se déplacer dans la forêt. Des oiseaux font entendre des petits cris. Mais on n'en voit aucun.

En abordant la lisière nord, côté fleuve, Cal découvre deux nouvelles sortes d'arbres, plus petits. Enfin, tout est relatif! Machinalement, il se baisse pour ramasser des branches tombées. Étonnant : l'une des espèces au tronc très large, bien que moins haute de moitié que les grands cèdres, paraît très légère. La branche que Cal a ramassée ne pèse rien dans sa main. Et pourtant elle semble faite d'un bois dur.

Un peu à droite, un tronc de la dernière espèce pleure d'une blessure à la hauteur des yeux. Une blessure fraîche d'ailleurs, d'où s'échappe un liquide incolore. Cal s'en approche et ramassant une nouvelle branche, en pose l'extrémité dans le liquide. Une vague odeur de résine. Il se méfie de lui-même et regrette son manque de connaissances. La végétation ressemble tellement à celle de la Terre qu'il est tenté, à chaque instant, de faire des parallèles. Ainsi pour cette résine. Machinalement, il baisse la main et le liquide s'étire en longs filaments, depuis l'extrémité de la petite branche. Il réfléchit un instant et casse celle-ci en deux, puis trempe la cassure dans la «

résine » et remet les deux morceaux en place. Puis il pose le tout sur le sol et va pour s'en aller, lorsqu'un bruit de feuilles remuées, sur la droite, le pétrifie une fraction de seconde.

Il se jette au sol derrière l'arbre. Là, à 20 mètres, une bête vient de surgir. Une sorte d'antilope, avec deux grandes cornes comme les bœufs Longhorn américains. Un curieux contraste. La tête est fine et pourtant surmontée de ces énormes cornes, redoutables, plantées en un V qui joint leur racine, alors que les pointes sont écartées de près de 80 centimètres. Le pelage —car c'en est un — comporte des taches, comme un léopard, dont il a aussi la longueur de poils. La bête, la tête haute, hume l'air. « Le vent songe Cal, en redécouvrant la première loi du chasseur. Il y a toujours du vent sur cette planète, il faudra penser à cela. En tout cas, cette antilope-vache-léopard ne devrait pas me sentir. Elle a dû m'entendre, mais c'est tout. »

La bête fait encore deux à trois pas prudents, puis se détourne et s'éloigne ! Cal attend plusieurs minutes et se relève. Voilà une bête dont il faudra se méfier. Son comportement montre qu'elle ne fuit pas, d'où un danger certain pour lui. Il avance jusqu'à l'endroit où elle se tenait et découvre des empreintes de sabots larges d'une main. Encore une chose à se rappeler, ça!

Tout a l'air calme et il reprend la route du fleuve où il arrive presque tout de suite. D'après la carte, c'est un simple affluent du grand fleuve de l'est, celui qui coule de la barrière rocheuse, au nord du continent, et fait un coude pour venir se jeter dans l'océan à l'est.

Cependant, affluent ou pas, il mesure facilement 130 à 150 mètres de large... Les rives le surplombent d'un mètre environ mais, ça et là, des plans inclinés y mènent, couverts de traces de sabots. Un peu inquiet, bien que rien ne bouge, il approche. La plupart des traces sont plus petites que celles de l'antilope de tout à l'heure, et les sabots sont plus longs comme ceux des chèvres terriennes. Et voilà maintenant des empreintes plus rondes de chiens ou de chats, de chats plutôt, car il n'y a pas de marque d'ongles aux extrémités. Cal est obligé de réfléchir par analogie avec la faune terrestre j en l'absence d'éléments de repère. Qui dit félin, dit danger, et même si les empreintes ne sont guère plus grosses que celles d'un chien berger allemand, par exemple, s'il s'agit bien d'un félin, il est dangereux !

Sans insister davantage, Cal se dirige vers la berge dont les abords, par endroits, sont couverts de buissons débordant largement sur le fleuve et cherche un endroit où l'eau est claire. Puis il descend prudemment et observe la surface. L'eau coule vers la gauche, vers le lac. Son courant paraît lent et il distingue le fond, tant elle est claire. Pas de pollution ici ! Cette pensée le ramène à la Terre, aux fleuves pollués et à la bêtise des hommes. Il étouffe la bouffée de colère qui le saisissait à la pensée de leur dernière folie et se penche pour remplir ses récipients. Après quoi il fait demi-tour pour rentrer à sa caverne.

Maintenant la curiosité du trajet aller et aussi l'inconscience, il s'en rend compte, ont fait place à une attention soutenue. Il s'aperçoit qu'il vient déjà de changer! La rencontre avec l'animal l'a fait évoluer en quelques minutes. Ce n'est plus le même homme.

Finalement, jusqu'à cette rencontre, il était toujours Cal le Logicien, maintenant il est Cal l'Homme-qui-veut survivre, et c'est un autre personnage. Il regarde toujours autour de lui, mais pas en aimable promeneur traversant avec curiosité un jardin zoologique. Non, plus du tout. C'est maintenant un homme sur ses gardes. Observant le sol et les traces qu'il peut y déceler, les mouvements éventuels autour de lui, prêt à se cacher.

Il arrive ainsi à l'orée du bosquet. D'instinct, il a repris le chemin de l'aller.

En peu de temps, il arrive à l'endroit où il s'est dissimulé tout à l'heure. La petite branche cassée est toujours là. Il la ramasse et la fixe avec étonnement. La résine s'est solidifiée et le bâton, rompu tout à l'heure, est à nouveau entier. Incroyable ! Voilà une colle naturelle d'une efficacité prodigieuse et il se sent enthousiaste une nouvelle fois. C'est bien lui, ça, songe-t-il en reprenant sa marche, tout d'une pièce : s'il a envie de quelque chose, il lui faut s'y mettre tout de suite et une idée séduisante l'enthousiasme. Pas de demi-mesure...

*

**

Arrivé sur son rocher sans encombre, il va poser le récipient et la gourde, après avoir goûté l'eau avec précaution, malgré sa soif. Elle a un petit goût d'herbe, mais elle est la bienvenue. Il fait si chaud qu'il a enlevé son blouson et il enlèverait volontiers le collant aussi.

Il va falloir qu'il se fasse des vêtements plus adaptés au climat et à son genre de vie aussi. En peau peut-être? Il entame pour la première fois ses provisions, mangeant légèrement malgré sa faim.

C'est que le soleil n'est pas encore au zénith et pourtant son estomac lui crie qu'il est midi. Combien faudra-t-il faire de repas par jour, ici?

Il s'assied à l'ombre de sa grotte et commence à lire le manuel.