CHAPITRE V
La reconstitution de H.I.
A voir le soleil, il est encore loin de midi, mais à ramer comme il le fait, Cal a déjà faim. De toute manière, il fait encore quatre repas par jour. Malgré ses efforts, il n'a pas réussi à adapter son organisme au rythme de ces journées interminables. Si en hiver, les nuits sont proportionnellement aussi longues, ce sera difficile. Après huit heures de sommeil, même bien fatigué, il se réveille.
Depuis deux heures, il navigue sur le lac. La surface y est ridée de vaguelettes soulevées par le vent, mais l'étrave taillée de la pirogue les étale sans difficulté. Malgré tout, en décidant d'explorer la partie ouest du lac, il a entrepris de longer la berge à une cinquantaine de mètres. La forêt de séquoias a l'air immense, et il préfère l'avoir dépassée avant d'aborder pour manger quelque chose. Il n'y en a plus pour longtemps d'ailleurs. L'orée ne se trouve guère qu'à une centaine de
I mètres en avant.
Il dépasse celle-ci et fait pivoter la pirogue vers une petite plage, de sable, semble-t-il. C'est un endroit magnifique. Le terrain, ici, est plus vallonné, creusé de sillons qui ondulent, et couvert d'herbe.
Quelques cèdres de temps à autre, et des résineux par 2 ou 3. Déjà à 30 mètres du bord, le fond de sable clair paraît tout proche et Cal a une furieuse envie de se baigner. Pourquoi pas d'ailleurs?
Il aborde et enlève le pagne pour se jeter à l'eau. .
Elle est délicieusement tiède ! Un peu salée. L'idée lui est venue qu'il suffira d'en faire évaporer pour avoir un peu de sel... Voilà bien la meilleure découverte pour son confort personnel. En faisant la planche, il aperçoit son propre ventre et remarque la différence de couleur à la ceinture. Son torse, presque toujours nu, est maintenant d'un brun doré alors que le ventre, protégé par le pagne, est blanc.
Dieu que l'on est bien... Une onde de bonheur l'a envahi. Un bonheur étrange qu'il ressent à la fois moralement et physiquement. Une plénitude qu'il n'avait jamais connue.
Revenant sur la plage, il débarque la viande séchée et va s'asseoir à l'ombre d'un résineux pour manger à l'aise. C'est un morceau d'antilope qu'il a apporté. Fumée, la viande est encore assez tendre et il se régale.
Après son repas, il se trempe à nouveau dans l'eau, puis s'étend au soleil pour sécher sur le sable. Tout de même, avant de s'allonger il plante sa lance et fait un trait à l'extrémité de l'ombre. C'est un petit système qu'il a imaginé pour avoir une notion du temps écoulé. Une horloge solaire rustique, en somme. Les yeux perdus dans le ciel très bleu, son esprit revient à la Terre.
« Penser que la Terre a ressemblé à ça, qu'elle a été aussi belle, qu'il y a fait aussi beau et que tout a changé par la bêtise ! A chaque fois que l'humanité est arrivée à un croisement, elle a pris le chemin le plus facile et le plus mauvais pour la suite. Au fond, la vie n'est pas dangereuse, rien n'est vraiment dangereux, sauf les initiatives des hommes. Même sur une planète comme celle-ci, on peut vivre tranquille et à l'abri, mais qu'en aurions-nous fait si nous l'avions découverte? Polluée d'abord, puis détruite sûrement ! Jamais je ne pourrai leur pardonner... »
Cal le logicien, Cal le pacifique ! Il éprouve une véritable haine pour les hommes, enfin non, pas les hommes mais leur bêtise, leur appétit d'argent, leur imprévoyance surtout. Ce qui est terrible, c'est de penser qu'ils avaient tout pour réussir ; le Progrès est inévitable.
Mais entre l'inventeur et ceux qui « utilisent », personne n'essaye d'imaginer ce qui va s'ensuivre ; on ne pense qu'au profit.
Finalement, c'est une philosophie qui a manqué aux hommes, une philosophie qui les imprègne suffisamment pour freiner ou orienter leurs impulsions.
Peu à peu, ses pensées se font plus molles et il s'endort.
*
**L'ombre a bougé de près de 10 centimètres lorsqu'il s'éveille. Il doit être un peu plus de 2 heures de l'après-midi. Il en a pour trois heures à rentrer à la grotte, il a donc le temps d'explorer ce coin.
Mais comme il n'a pas envie de s'éloigner beaucoup, il prend juste la lance, enfile le pagne et s'éloigne d'un pas de promeneur, pieds nus.
Une demi-heure plus tard, il se faufile à travers un éboulis rocheux, dans un petit vallon splendide, lorsqu'il se trouve nez à nez avec une espèce d'ours rouge ! Tout à fait tranquille dans ce paysage paisible, il n'était
pas sur ses gardes et n'a que le temps de faire un bond en arrière pour éviter une patte énorme, terminée par une véritable main aux doigts griffus. Dans cet espace restreint, il ne peut pas se servir de sa lance qu'il tient la pointe en l'air. Faisant demi-tour, il se rue vers la sortie, lorsqu'une ombre vient la boucher. Un second ours!
Impossible de fuir, c'est fichu. Il va falloir utiliser le laser. Sa main s'est portée à la ceinture, lorsqu'il reçoit un choc au cœur. Son ceinturon est resté sur la plage, il est en pagne...
Il a un râle de terreur. Dans cet espace, il n'a aucune chance, attaqué des deux côtés. Un mouvement de révolte le redresse, tentant vainement d'abaisser son arme. Les bêtes sont tout près.
Et soudain tout va très vite.
Sa lance stoppe, comme bloquée. Il lève les yeux. Là-haut, sur le rocher, un homme tient l'extrémité à deux mains et lui fait signe de s'y accrocher.
Dieu! Un être humain !
Frénétiquement, Cal empoigne la lance et se voit hisser sur le rocher. Il était temps. La patte de l'un des fauves a frôlé son pied.
L'être ne lui laisse pas le temps de souffler. Lui lançant une phrase incompréhensible, il tend le bras, vers le sommet de l'éboulis et commence à grimper. Cal saisit son arme et suit.
En une minute, ils se retrouvent tous deux en haut. Plus bas, les deux ours cherchent un passage pour suivre leur proie. Mais Cal sait qu'ils ne sont plus vraiment dangereux. Autant sa lance était inutile dans le passage autant ici elle a son utilité pour repousser une attaque.
Ce répit lui permet de revenir à cette extraordinaire rencontre. Il y a des hommes sur cette planète! Il n'est plus seul... Il se retourne lentement pour examiner son compagnon. Il ne sait pas encore très bien quelle attitude prendre.
En tout cas, se dit-il, c'est un beau spécimen d'être humain. Il le dépasse d'une tête, ce qui représente facilement 2 mètres. Les épaules sont larges, mais pas démesurément. Ce que l'on aurait appelé sur Terre, un homme bien bâti, mais pas un athlète. Les hanches sont assez étroites et le corps est harmonieusement proportionné. Celui d'un danseur, tiens! Ou plutôt d'un Noir, un Massaï d'Afrique, par exemple. Ou même un peu tout cela à la fois...
Sa peau est bronzée, d'un bronzage qui aurait fait fureur sur Terre, avec des reflets cuivrés rouges. Mais le plus extraordinaire, ce sont les cheveux : ils sont d'un blond presque blanc! Vraiment magnifiques. Il est vêtu lui aussi d'un pagne, mais en tissu grossier.
Ce qui vexe un peu Cal... Pourtant non, ce n'est pas un pagne, mais une sorte de paréo hawaiien que l'on aurait enroulé autour de la taille dans le sens de la largeur, si bien que les jambes sont dévoilées à mi-cuisse.
Pour l'instant, le gars à l'air tout aussi étonné et le contemple avec autant de curiosité. A nouveau, il lui lance une phrase.
Cal hausse les épaules en souriant. Alors le type sourit à son tour et s'accroupit pour surveiller les fauves.
« Oui, on fera connaissance plus tard. » Il y a deux personnages qui méritent toute leur attention. Surveillant son côté, Cal pense à l'avenir. Faut-il suivre cet homme? Il ne vit sûrement pas seul, donc il y a quelque part un village, ou un équivalent. Cette pensée le frappe. Il s'est mis à penser « terrien ». Ce sol est celui d'une autre planète, il ne doit pas la contaminer avec sa forme de pensée, il ne doit pas agir inconsidérément afin de ne pas les influencer. En tout cas, pas de mauvaises manières. Puis il songe que l'autre est le seul à avoir parlé. Avec son pagne fait en peau, il va peut-être le prendre pour un arriéré? Alors il se retourne.
— Dis donc, mon vieux, tu ne comprends pas bien sûr, mais tu n'as pas l'air bête, on va bien trouver un moyen de communiquer?
Le gars le regarde, stupéfait. Peut-être tout le monde parle-t-il la même langue dans cette région? Il y a tant de questions sans réponse.
Les deux ours semblent avoir décidé de monter la garde eux aussi.
Ils sont installés à l'ombre, au bas de l'éboulis. C'est que ça risque de s'éterniser, ça!
Autant commencer tout de suite. Cal s'approche de l'inconnu, s'accroupit près de lui. Par signes, il tente de lui faire comprendre qu'il a faim et soif. L'autre finit par piger et prend l'air ennuyé, lui parlant longuement en désignant le nord-ouest du bras tendu. Se frappant la poitrine, Cal montre ensuite le lac, que l'on distingue d'ici, et fait mine de manger. Du coup son copain a l'air étonné. Il doit y avoir du quiproquo dans l'air! Avec étonnement, Cal s'aperçoit qu'il a retrouvé son sens de l'humour...
Il se frappe la poitrine encore une fois.
— Cal.
Tout en prononçant son nom, il a un bref souvenir pour toutes les scènes de rencontre avec des races inconnues, dans les super-films toutes dimensions que la Terre avait produits de son temps.
Chacune se déroulait ainsi : le glorieux Terrien se frappait la poitrine en disant son nom, et régulièrement Cal le trouvait superbement ridicule et paternaliste ! Et il s'aperçoit maintenant qu'il s'agit en fait d'une réaction naturelle et efficace, car l'inconnu a compris. Il répond, de la même manière, quelque chose qui ressemble à :
— Lourogastiyu!
— Hein?
— Lou-ro-gas-tiyu, répète le gars patiemment.
— Lourogus... Ah ! je n'y arriverai pas, mon vieux. Si tu veux, je t'appellerai Louro en attendant de connaître mieux ta langue, O.K. ?
Le gars rigole.
*
**Le soleil descend lentement dans le ciel. Maintenant Cal a vraiment faim, et surtout soif. Il n'y a pas d'abri sur le rocher et cela fait des heures qu'ils attendent. Les ours n'ont pas bougé. Exaspéré, Cal a voulu descendre pour tenter de tuer au moins l'une des bêtes en restant sur un surplomb. Mais Louro l'a retenu en lui expliquant quelque chose. Il a l'air de savoir ce qu'il veut et autant respecter son expérience.
Cal en a profité pour réfléchir. Que doit-il faire, retourner à la grotte porter le laser et les choses trop anachroniques, comme la boussole, avant de suivre Louro? Mais ce sera difficile à réaliser, le gus va vouloir le suivre ; comment cacher le laser? D'un autre côté, montrer aux hommes de cette planète ses maigres biens ferait de lui un être extraordinaire, et ce n'est pas une bonne solution. Il deviendrait immédiatement un chef, c'est-à-dire qu'il plongerait dans le monde de la politique sans convoiter celle-ci. Il est préférable de savoir d'abord à quoi s'en tenir pour cela, si jamais il s'y décide. Être un individu parmi les autres, voilà ce qu'il faut. Un peu original peut-être, du fait qu'il ne connaît pas leur langue ; ceci paraîtra déjà surprenant. Il faudra faire comprendre qu'il vient de très loin. Oui, c'est ça, il va tâcher de se faire accepter et d'apprendre leur langue. Il sera toujours temps ensuite de venir récupérer son matériel qui ne risque rien dans la grotte. A moins qu'il ne trouve une cachette pas trop loin du village, ce qui serait encore mieux.
Il cogite longuement, assis sur le rocher, puis il met au point son plan. Il y a un risque à prendre, mais aucun moyen de faire autrement. Après sa sieste, il a fait un long tour et l'éboulis rocheux ne doit guère se trouver à il plus de 500 mètres du lac. S'il pouvait se glisser à terre du côté opposé aux ours, il aurait une chance de rejoindre la pirogue et de cacher son matériel. Le problème serait de revenir ensuite.
Se levant, il va examiner la paroi à l'est. Elle est à pic jusqu'à 3
mètres du sol. Enfin, il y a bien une petite bordure là en dessous.
Oui, peut-être pourra-t-il s'y laisser glisser. De là il pourra sauter sur un rocher rond et après ça ira. Pour revenir, il atteindra facilement le rocher rond et aussi la petite bordure, mais de là le sommet sera inaccessible, à moins d'être aidé. Voilà la solution, il demandera à Louro de l'aider comme tout à l'heure, avec la lance.
Mais comment expliquer ça au type? Et surtout j l'empêcher de le suivre? Il se tourne. Eh bien ce ne sera pas la peine de donner des explications, Louro dort !
Sans bruit, Cal se redresse. Les ours ne bougent toujours pas en bas.
Cal prend sa lance et, s'asseyant au bord du vide, à l'est, respire un grand coup. Puis tend ses jambes en avant, le long de la paroi. Il sent le rocher lui écorcher le dos au moment où il glisse dans le vide. Une éternité semble-t-il et ses pieds touchent la petite bordure... Il vacille un instant, mais rétablit son équilibre. Bon, ça va.
Maintenant, le rocher rond. Il est à 2 mètres. Il prend son élan et saute. Ça y est ! En quelques secondes, il est au sol. Sans perdre de temps, il se met à courir le plus silencieusement possible. Pourvu que les ours n'aient rien entendu! Il file droit dans le petit vallon.
L'herbe est assez douce sous ses pieds nus.
Voilà le lac. La plage doit être plus à droite. Il longe l'eau et trouve effectivement la plage. Rien n'a bougé ici. En hâte, il trie ses affaires, mettant de côté le laser, la boussole, le ceinturon, la carte et le sac. Il empile le reste dans la peau d'antilope, c'est-à-dire, la gourde, la viande fumée, le couteau — puisque l'étui est en métal grossier —
les fers de hache et de marteau, la corde enfin. Tout cela peut être dévoilé. Mime si ces outils peuvent paraître étonnants à la population, cela ne risque pas d'aller trop loin.
Une cachette, maintenant. Il cherche longtemps avant de trouver un trou dans le tronc d'un cèdre. Momentanément, ça fera l'affaire.
Lorsqu'il en a terminé, la nuit n'est pas loin. Un coup d'œil à la pirogue. Elle aussi sera surprenante par la taille. Enfin tant pis. Il attache la peau d'antilope par les pattes et y passe les bras, rejetant le paquet sur le dos, puis se met en route.
Arrivé à l'éboulis, il scrute les alentours sans rien voir et se précipite vers les rochers. Il atteint sans difficulté le rocher rond. De là, plus moyen de grimper plus haut sans aide. Il ramasse une petite pierre dans un creux et la lance vers le haut. La tête de Louro apparaît, inquiète, et Cal se sent tout de suite mieux. Il avait craint que le gars ne soit parti lui aussi ! Il lève la lance et son compagnon comprend, le hissant une seconde fois sans effort.
Il n'a pas l'air content, le père Louro! Il se lance dans une grande explication, montrant les ours, le soleil qui descend à l'ouest, le rocher. Apparemment il traite simplement Cal de dingue... Ne pouvant guère répondre, Cal se contente de sourire, puis il s'assied et ouvre le baluchon. Louro qui ne semblait pas y avoir fait attention, ouvre de grands yeux en voyant la peau.
Il se penche pour la toucher du doigt, avant de désigner la lance d'un air interrogateur.
Ça c'est un peu gênant... Mais il est difficile de parler du laser. Alors Cal hoche la tête et ouvre le paquet. , Nouvel étonnement du gars devant le contenu, auquel le Terrien met fin en commençant à manger. Louro prend un morceau de viande à son tour et hoche la tête.
*
**Au lever du soleil, Cal est déjà réveillé, bien sûr ; Louro, lui, dort encore. Les ours sont partis. Voilà pourquoi l'indigène n'a pas voulu partir hier. Il devait savoir que les bêtes ne passeraient pas la nuit en bas.
Louro se réveille à son tour alors que Cal est en train de boire à la gourde. C'est elle qui provoqua le plus d'étonnement chez son compagnon, hier. Il n'arrivait pas à comprendre comment elle avait pu être fabriquée.
Les deux hommes mangent puis Louro se lève et fait signe qu'il est temps de partir. A force de signes, Cal finit par lui demander où se trouve le village? Après plusieurs tentatives infructueuses qui ont l'air d'impatienter un peu le gars, celui-ci finit par se baisser et trace un vague plan sur le rocher. Cal l'interrompt et l'emmène en bas où il s'accroupit, dégageant le sol. Louro hoche la tête et avec une brindille recommence son plan. Apparemment, le village est à l'ouest, au bord du lac. Quant à la distance, c'est l'inconnue.
Cal se relève et montre la direction du lac. Mais l'autre secoue la tête, désignant l'ouest. Ah ! Ils ne vont pas en sortir! Impatienté à son tour, Cal lui agrippe le bras et l'entraîne vers le lac.
*
**Louro tourne autour de la pirogue, les yeux admiratifs. Il n'arrête pas de parler. Sur le sable, Cal dessine le bord du lac, le rocher aux ours et le village, faisant comprendre à l'indigène qu'ils vont gagner celui-ci par le lac. Du coup, Louro se met à rouler des yeux effarés!
Après avoir embarqué le matériel, Cal pousse la pirogue à l'eau et la retient d'une main, appelant son ami. Visiblement inquiet, le gars entre dans l'eau et approche, faisant un effort sur lui-même. Rien ne vaut l'exemple. Cal embarque et s'agenouille à l'arrière. Louro respire vite, comme sous le coup d'une émotion, mais finit par embarquer. Cal saisit alors une pagaie et pousse le canot au large.
Il faut une bonne heure à Louro pour s'habituer, mais lorsqu'il tourne enfin la tête vers l'arrière, il y a un grand sourire sur son visage. Il a l'air enthousiaste même, et s'efforçant d'imiter le Terrien, prend l'autre pagaie... d'où un nouveau problème pour lui faire comprendre que chacun doit ramer sur un côté différent!
Les deux hommes rament depuis trois ou quatre heures, lorsque Louro commence à s'agiter. Puis il lance un appel. Cal qui ramait machinalement, plongé dans ses pensées, lève la tête.
Le village!
Il s'étend le long d'une plage, à l'ombre de petits arbres au feuillage large, avec de gros fruits jaunes, ronds, de la taille d'un ballon. On distingue des constructions basses aux murs sombres. Sur la plage, des enfants jouent à s'éclabousser tandis que plus loin une file de silhouettes marche dans l'eau, vers le sable. Tout paraît calme. L'air est peuplé des cris de joie des enfants.
Pourtant l'appel a fait se retourner les têtes. Des indigènes courent.
Ils ont tous cette extraordinaire 1 teinte de cheveux. Maintenant Louro trépigne de joie ! D'un coup de pagaie, Cal dirige l'embarcation vers le milieu de la plage où un petit groupe s'est formé. En quelques poussées, la pirogue arrive en eau peu profonde.
Une silhouette se détache du groupe et progresse dans l'eau à grands bonds souples. C'est une femme, une jeune fille plutôt, vêtue d'un pagne elle aussi qui enveloppe son corps, masquant sa poitrine et son ventre, pour venir s'arrêter au milieu des cuisses. Elle a de longs cheveux blonds-blancs et des yeux très sombres. Cal s'en aperçoit lorsqu'elle arrive près de la pirogue, le visage éclairé d'un merveilleux sourire, découvrant des dents régulières, très blanches.
Elle est grande, pratiquement de la même taille que Cal.
A bout portant, il reçoit le choc de ce visage aux traits réguliers, heureux. Pourtant la fille ne s'intéresse pas à lui, elle parle avec animation à Louro qui lui répond en j désignant Cal. II doit lui raconter leur rencontre. Elle va d'ailleurs lui adresser enfin la parole, lorsque Louro lâche une phrase, très vite, et le visage de la fille montre un immense étonnement.
« Évidemment, il lui a dit que je n'étais pas foutu de parler leur langue. Elle doit me prendre pour un demeuré... »
Cal se sent pris d'une curieuse rogne et lance à la fille : — Les chaussettes de l'archiduchesse sont-elles sèches archi-sèches ?
Dans le silence qui suit, il prend conscience de ce qu'il vient de dire
— sans bafouiller, un exploit ! — et part d'un éclat de rire homérique, rejoint par la fille et tous les autres. Tout le monde se tord sans savoir pourquoi.
La pirogue, tirée sur le sable, est entourée d'une quantité d'enfants magnifiques, tandis qu'il sort son balluchon. Le silence se fait quand on reconnaît une peau d'antilope-léopard. La fille montre la peau et désigne ensuite Cal dans une interrogation muette qu'il confirme en hochant la tête, ravi de lire de l'admiration dans les yeux noirs.
Louro lance une phrase aux gamins qui s'écartent illico de l'embarcation, puis il fait signe à Cal de le suivre vers les constructions.
S'il paraît charmant vu du lac, le village a un défaut : l'odeur ! Les habitations tiennent à la fois de la case et du bungalow. De forme rectangulaire, on a l'impression qu'elles sont régulièrement agrandies. Autre chose aussi, de grandes ouvertures tiennent lieu de fenêtres, sans volets, et uniquement orientées au nord et au sud, à cause du vent, probablement. Devant les cases, des tas d'immondices: écorces de fruits, arêtes de poisson, os, etc. Le soleil, là-dessus, dégage un fumet redoutable...
Ils arrivent à un bungalow, à l'ombre d'un bouquet d'arbres à fruits jaunes, à la bordure sud du village. Le sous-bois, plus clairsemé, continue au loin. Louro entre et Cal le suit. A l'intérieur, la température est agréable, avec un petit courant d'air entre les fenêtres. Il y a là un vieil homme qui regarde curieusement le visiteur, pendant que Louro lui donne des explications. Le bungalow est divisé en pièces séparées par des cloisons percées d'ouvertures, sans porte.
Des enfants et une femme au visage marqué entrent. Elle tient dans ses bras une sorte de jarre en terre cuite et sourit à Cal. Un sourire qui illumine son visage. Elle a dû être belle. Louro lui adresse la parole gentiment et la décharge de son fardeau. Sa mère?
Cal se sent un peu emprunté, ne sachant trop quoi faire. Tout lui est étranger et, après la joie de tout à l'heure, à l'arrivée, il se sent maintenant un peu déprimé. Cela doit se lire sur son visage car la femme vient à lui, pose une main douce sur son bras et lui fait signe de s'asseoir dans un coin. Il y a à cet endroit plusieurs souches de bois qui servent apparemment de sièges. La femme lui présente un petit récipient creux, un bol en bois, où elle verse un liquide jaunâtre provenant de la jarre. Un peu inquiet, Cal y trempe les lèvres. Un goût un peu vert, râpeux, qui masque d'abord une fermentation. Manifestement, il s'agit d'une boisson fabriquée, qui pétille et qui doit être légèrement alcoolisée. Cette fois, il boit une gorgée. Peut-être arrivera-t-il à trouver cela agréable, mais en tout cas, c'est buvable. Il lève les yeux et rencontre le regard de la femme, ravie, plus que cela même ! Il a un instant de surprise puis songe qu'il a dû avoir une réaction satisfaisante, sans le 'savoir. Ces gens ont forcément des coutumes. Il continue donc à boire à petits coups en s'interrompant fréquemment. Là-bas, Louro a l'air très fier. Vraiment, on avance dans le brouillard, sans moyen de communiquer.
Louro appelle son attention et lui désigne la pièce à côté.
Apparemment, c'est une chambre. Dans un coin, des peaux à longs poils doivent figurer les lits locaux. Cal hoche la tête, et pose à côté son baluchon qu'il défait, ce qui lui donne l'idée de faire un cadeau à Louro. Ça se fait peut-être, par ici ? Il déploie la peau, la secoue, et vient la poser dans les bras de Louro qui, d'abord surpris, se met à rougir violemment! Voilà encore une réaction humaine. Cette race est finalement très proche de celle de la Terre, à la taille et à la chevelure exceptées. Encore que les Terriennes se seraient battues pour avoir une blondeur aussi splendide. Certes, on trouvait sur Terre des chevelures de cette teinte, grâce à des décolorations savantes. Mais jamais cet éclat.