CHAPITRE VI
Rom la regarda fermer la porte de la maison et brouiller la serrure magnétique avant de venir vers lui sans se retourner. Elle avait enfilé une combine vert tendre qui la moulait joliment. Finalement elle était vraiment bien fichue. Il eut un peu honte de cette pensée et plongea les yeux vers le Trall.
— Accrochez-vous soigneusement, il dit légèrement, pas envie de vous perdre après le mal que j’ai eu à vous trouver.
— Vous êtes très prévenant, cousin, elle riposta en grimpant à califourchon derrière lui. Mais j’ai déjà vu des Tralls, vous savez.
Ils avaient veillé tard, le soir précédent. Dans la journée ils s’étaient longuement baignés, en bas des rochers. Ils s’étaient racontés par petites bribes décousues. Pourtant ils avaient désormais l’impression de s’être toujours connus.
C’est dans la soirée qu’elle lui avait parlé du seul survivant qu’elle connaissait. Un vieux qui avait connu l’époque du massacre. Hal Daspron. Il était venu chez eux quand elle avait une quinzaine d’années et son père lui avait dit qui il était. Elle croyait se souvenir qu’il était au courant de beaucoup de choses. En tout cas c’était un début. Ils avaient décidé d’aller chez lui. Il habitait dans l’hémisphère sud, un élevage de shases domestiques. Ils prirent un aircar pour Stajil.
En début d’après-midi ils étaient dans la petite ville la plus proche de chez Daspron. Romaric acheta sans peine un Poly en assez bon état mécanique à défaut d’avoir l’air neuf. La bulle transparente, en revanche, avait été changée et n’était pratiquement pas rayée. Le Trall avait été laissé à Stajil.
Il prit tout de suite l’altitude réglementaire de l’engin : vingt mètres, pour quitter la ville, et commença à évoluer. C’était assez mobile, ces trucs-là, tout de même plus raide que le Trall. Les commandes nécessitaient malgré tout les deux mains puisqu’il y avait deux minuscules petites manches à tenir pour contrôler altitude, cap et vitesse.
En une demi-heure il l’avait bien en main et il accéléra. Une heure plus tard il arrivait en vue de la petite exploitation. Rom fit un tour pour s’en faire une idée.
Pas la richesse. De grandes volières occupaient un espace important à une centaine de mètres de la maison en mauvais état. Un hangar était bâti près d’elle. Dehors s’étalait un matériel hétéroclite. On aurait dit de la récupération. Collectionneur, le vieux Daspron ? Ou simplement bricoleur, comme Jos ?
Romaric fit un dernier tour et vint immobiliser le Poly devant la maison au moment où une silhouette apparaissait. Prisca releva la bulle et descendit, se dirigeant vers le vieux qui stoppa.
— Vous vous souvenez de moi ? elle fit. Prisca Temp.
— Tu t’figures que je suis gâteux ou quoi ? Qu’est-ce que tu viens faire par ici ? C’est pas tellement malin, tu sais. Le…
Rom approchait quand le vieux se tourna de son côté et se figea.
— Tu cherches les ennuis, gamin !
Il parut se mettre en colère.
— Quelle bande d’empotés, Vorèle de Vorèle ! On t’a jamais appris à te teindre les cheveux, toi ! Autant porter un panneau sur le dos avec une tignasse pareille. Allez, amène-toi vite fait.
Il fit demi-tour vers la maison. Rom et Prisca se regardèrent un peu interloqués et suivirent.
— Par ici, gueula le vieux, du fond de la maison.
Il était en train de touiller une mixture foncée dans un ancien pot de jus de fruit.
— Assieds-toi et mets ta tête au-dessus de l’évacuateur. Y en a pas pour longtemps. Et défais ta combine, autrement elle va être tachée. Magne-toi un peu Vorèle de Vorèle !
Rom commença à faire glisser le système d’attache du haut de la combine.
— Allez, enlève tout pendant que tu y es. C’est pas ça qui paniquera la petite. Elle doit bien savoir que les bonshommes ont pas de rotondités.
Des rotondités ! Rom faillit se marrer. Un personnage, Hal Daspron !
— Nos hommes étaient plus dégourdis, autrefois, grogna le vieux en versant doucement la mixture sur sa nuque et l’étalant avec les mains protégées de gants usagés.
L’accueil était plutôt brusque mais Rom avait chaud au cœur. L’autre n’avait pas hésité un instant en le voyant…
— Toi, on peut dire qu’t’auras du mal à cacher tes origines, il grogna encore… maintenant dix minutes comme ça et tu pourras te rincer les tiffes. Moi faut que je passe les gants au bartol, sinon cette saloperie va rester.
Il disparut et Prisca vint jusqu’à Romaric.
— Qu’est-ce que vous en dites, cousin ?
— Une vraie vacherie. Ça tire les cheveux. Elle sourit.
— Je parlais du cousin.
— Ah lui ? Je l’aime bien. Nature, hein ?
— Énergique aussi !
Elle rit légèrement. Il y avait tout de même une petite lueur d’inquiétude dans son regard.
Il prit sa main et la serrait doucement au moment où Hal Daspron revenait.
— Et en plus ils roucoulent ! Des inconscients, voilà la jeune génération. Inconsciente !
Prisca avait violemment rougi et retiré sa main vivement. Rom s’en amusa mais ne fit aucun commentaire. Chacun son tour !
— Enfin y a au moins un bon côté, la lignée va pas s’éteindre tout de suite, déjà ça…
Cette fois elle devint écarlate.
— Il faudrait convaincre la jeune dame, fit Rom en rigolant.
Le vieux lui jeta un œil rapide.
— Oh, c’est déjà fait, tu peux me croire, mon garçon. Je connais nos femmes. Celle-là, ou elle fait semblant ou elle s’est pas encore rendu compte, mais c’est tout fait, ça oui.
— Vous avez fini tous les deux ! cria Prisca, furieuse. Vous ne croyez pas qu’il y a autre chose à faire que dire ces bêtises ?
— C’est pas des bêtises, petite, tu le comprendras plus tard, dit le vieux doucement. L’avenir des Van Teflin, c’est pas des bêtises. C’est même tout ce qui nous reste, durer. Durer plus longtemps que ce fumier, là-bas, chez nous.
Alors c’était ça leur plan, aux survivants ? Attendre que Péral soit mort pour reprendre leur nom et pouvoir vivre normalement ? Mais combien de dizaines d’années encore ?
Rom voulut passer la main dans ses cheveux.
— Touche pas, gamin. Laisse sécher un moment encore. Bon, on va boire un coup de pète-le-feu, hein. Faut tout de même fêter ça. Première fois qu’un môme de la nouvelle génération se souvient de moi…
Il chercha un flacon et commença à verser un liquide brunâtre.
Rom demanda :
— Est-ce que vous connaissez d’autres survivants, sur Stoll II ?
Hal Daspron fit une petite grimace en secouant la tête.
— Heureusement que non. Y a plus personne, en dehors de nous trois. Trop dangereux. Les autres sont en sécurité, dans l’intérieur.
— Justement non, fit Rom.
— Quoi, non ? Moi j’te dis qu’y sont là-bas, je l’sais bien quand même, j’ai eu assez d’mal à les expédier.
— Je disais qu’ils ne sont plus en sécurité. Depuis plusieurs années Péral les fait rechercher et lâche des tueurs sur ceux qui sont repérés.
La main du vieux n’atteignit pas la bouche. Il reposa son gobelet. Les yeux à demi fermés, il interrogea :
— Explique-toi, petit.
Rom lui répéta tout ce qu’il avait confié à Prisca la veille.
Romaric achevait son récit quand un couinement se fit entendre. Le vieux se leva brusquement, écoutant attentivement.
— Ça fait beaucoup pour un seul jour, il marmonna.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Rom.
— Un Trans ou quelque chose comme ça s’amène par ici. J’ai un détecteur.
Romaric ne se perdit pas en questions. Il se leva et fonça dehors vers le Poly qu’il démarra immédiatement sans refermer la bulle. Il contourna la maison et alla le planquer sous un petit appentis où il entrait à peine. Il souleva la plaque du coffre inférieur et sortit ses armes, le flingue, le broyant et le pisto-laser qu’il mit à sa taille en revenant à la maison par une porte de derrière.
Prisca était dans la pièce donnant sur l’autre côté.
— Il a dit de ne pas bouger, fit-elle.
Il ne répondit pas et se posta près d’une ouverture, le flingue à la main, le broyant à ses pieds.
Un Trans achevait de se poser. Une machine neuve, privée.
— Ça sent mauvais, dit-elle, plaquée contre l’autre côté de l’ouverture.
Il sortit son pisto-laser en se maudissant d’avoir laissé les désintégrants récupérés sur les tueurs dans sa maison, là-bas.
— Tenez, prenez ça, il fit en faisant glisser l’arme sur le sol. Vous connaissez ?
— Je ne m’en suis jamais servie mais ça ira.
Ses yeux étaient dilatés mais elle paraissait calme.
— Quoi qu’il arrive ne bougez pas d’ici. Et n’hésitez pas à tirer la première. C’est la meilleure façon d’avoir le dessus.
Quatre hommes avaient débarqué du Trans et se dirigeaient lentement vers le vieux qui s’était approché. Rom courut vers l’arrière et tourna à droite pour contourner la maison. Il y avait là, sur le côté, un vieux concasseur qui lui servit de masque pour approcher à portée de voix.
— … pas souvent de visite, disait un type vêtu de sombre, l’air raide.
A sa gauche se trouvait un autre gars, costaud mais pas grand. Un paquet de muscles. Le troisième était en tenue de pilote de Fuspace et se tenait en retrait.
Le dernier ne disait rien mais examinait les alentours sans se gêner, les mains sur les hanches.
— … bien vrai, répondait Hal en faisant son numéro de gars de la campagne. Fait rudement plaisir. Vous venez m’acheter des bêtes ? Elles sont bien soignées, vous savez. Rien que du grain naturel. Ça donne meilleur goût, quoi qu’on dise en ville.
— Et t’as pas eu de visite, aujourd’hui ? lança Paquet-de-muscles ?
— Z’êtes les premiers depuis un bout de temps. C’est plutôt à l’écart, par ici.
Du cran, le vieux, songea Rom.
— Eh bien, on va aller voir, dit le mec aux mains sur les hanches.
Quand il fit un pas en avant, Romaric repéra le désintégrant au côté, sous un repli de la tunique.
Le gars lança par-dessus son épaule.
— On s’occupera de toi après, vieux salaud de Van Teflin.
Alors ça y était ! Ils étaient repérés… Rom eut le temps de voir que les trois hommes dégainaient leurs armes pour avancer à petits pas vers la maison. Déjà il élevait le flingue à l’épaule. Paquet-de-muscles obliquait de son côté pour contourner la maison.
Il recula et attendit que le type arrive presque sur l’arrière. Il était hors de vue des autres. Il pressa la mise à feu du flingue.
L’homme s’effondra.
Le cœur cognant, Rom attendit de voir si le grésillement avait été entendu par les autres. Il n’y eut aucune réaction. Il se précipita alors vers le corps et préleva le désintégrant. Puis il s’élança derrière la maison pour la contourner à nouveau. Il venait de penser que la chose primordiale était de les empêcher d’utiliser la radio du Trans, quoi qu’il se passe… Il empoigna le broyant et passa le flingue dans son dos.
Il s’arrêta à peine à l’autre coin. Il tenait son arme à la hanche, prêt à faire feu. Encore dix mètres avant de déboucher sur la façade…
Quand il y arriva, son cerveau enregistra la scène en une fraction de seconde. Hal n’avait pas bougé, dehors. Il savait qu’il ne pouvait rien faire et se bornait à rester là pour mobiliser l’un des hommes.
Les deux autres étaient sur le point d’entrer dans la maison.
— Couche-toi ! gueula Rom.
Il cavala comme un perdu et arrosa le Trans dont la grande bulle explosa littéralement et l’engin s’écroula tout de suite.
Il eut le temps de percevoir les mouvements des tueurs qui plongeaient en direction du bazar encombrant le devant de la maison, déjà il arrivait à un mini-traiteur de pâte de bois déglingué. Le pilote avait disparu.
Quand il se planqua derrière, les tirs commencèrent. Il rampa à l’autre bout et jeta un œil. Les tueurs avaient disparu. Le vieux était en train de se coucher à droite, dans un trou !
Rom siffla légèrement pour attirer son attention et lui balança le désintégrant du tueur descendu. Changeant le broyant de main pour tirer vers la droite, il se redressa et fonça par où il était venu. Il commença tout de suite à arroser en direction des endroits où avaient disparu les deux mecs.
Les décharges de broyant faisaient voler la poussière et des paquets d’herbes s’élevaient.
Il sentit qu’on le tirait à une brutale élévation de chaleur le long de son flanc gauche, dans le dos. Pas touché, mais pas loin !
La maison… Le coin de la paroi s’écailla au-dessus de sa tête. Il n’arrêta pas sa course et fila sur l’arrière, vers la porte.
« Dans une traque, mets-toi à la place du gibier. Lui aussi réfléchit. »
Il se bloqua sur les jambes avant d’arriver à la porte et fit demi-tour pour aller se planquer dans un gros buisson à vingt mètres de la maison. Il repassa le broyant dans le dos et épaula le flingue.
Sa poitrine se soulevait en silence. L’entraînement payait ses dividendes, aujourd’hui.
Il resta immobile plusieurs minutes. Rien ne se passait. Est-ce que les autres avaient pénétré dans la maison par-devant ? Mais alors Prisca…
Il se redressa et, dans le même mouvement, aperçut Mains-sur-les-hanches qui débouchait doucement du coin.
Rom fit pivoter le canon du flingue. Il comprit qu’il n’aurait pas le temps d’épauler, l’autre élevait son désintégrant. Il vit la lueur du départ…
Il pressa la détente frénétiquement, balançant plusieurs coups. En même temps il plongeait en avant. Quelque chose paraissait s’être dédoublé en lui. Son cerveau fonctionnait à une vitesse folle. Il savait que le tueur n’était pas blessé et chercha à le bluffer.
Au sol il ne bougea plus, comme s’il avait été touché. Il vit l’homme lever le désintégrant et se dit que ça n’avait pas marché !
Quelque chose explosa contre la paroi de la maison, au-dessus du tueur qui pivota sur ses genoux et allongea le bras pour riposter. Rom n’attendit pas.
Il arrosa sans quitter la mise à feu tant que l’autre ne fut pas projeté en arrière…
Quelque chose craqua légèrement, plus loin, et Prisca se redressa. Elle était planquée dans les hautes herbes ! Du bras il lui fit signe qu’il restait un type et le pilote, devant, et qu’elle rentre dans la maison, en embuscade. Elle hocha la tête et courut silencieusement, le pisto-laser à bout de bras.
Rom se dirigea vers le corps et préleva le désintégrant qu’il mit dans son étui de ceinture, sur la cuisse droite. Puis il réfléchit. Le pilote avait disparu dès le début. Apparemment il ne participait pas à la bagarre. Donc il restait un adversaire, le type raide qui parlait à Hal.
Il s’agissait de le repérer. Ce serait plus facile d’une position haute. Il fit demi-tour et pénétra dans la maison, grimpant tout de suite au premier étage qui était constitué d’un seul plan, sans cloison.
La lunette de tir branchée, Romaric balaya l’espace devant, par une ouverture. Aussi loin qu’il pouvait voir rien ne bougeait. Le type et le pilote avaient dû aller se mettre à l’abri. Dans ce terrain inconnu, impossible de les suivre. Il fallait se tailler rapidement…
Il descendit et trouva Prisca qui lui dit qu’elle n’avait rien vu. Rom alla vers la porte de derrière. Hal approchait.
— J’leur ai réchauffé les fesses avec ton engin, petit, il fit, pas trop tranquille. Mais j’sais pas où y sont passés.
— Il ne faut pas rester ici, dit Rom. On va au Poly et on dégage. De toute façon vous êtes repérés. Désolé, c’est probablement à cause de nous.
Le vieux fit la grimace puis haussa les épaules.
— J’me doutais bien que ça arriverait un jour ou l’autre. J’ai toujours mon truc de crédits sur moi !
Rom fonça vers l’appentis. Il mit en route le Poly et s’avança au maximum pour laisser de la place aux deux autres. Ils allaient être serrés là-dedans, mais il n’y avait pas le choix.
Lentement le Poly glissa à l’extérieur et il fit signe du bras après avoir épaulé le flingue. Prisca arriva la première et se colla juste derrière son dos. Hal se hissa à son tour et Rom rabattit la bulle avant de saisir les commandes.
Il accéléra au maximum en orientant l’engin vers le sud. Le Poly monta rapidement en une longue spirale qui l’éloigna de la maison en une dizaine de secondes. Personne ne les avait tirés…
— Dites donc, les gamins, on s’ennuie guère avec vous. Et qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— On était venu vous voir, pour savoir s’il y avait d’autres Van Teflin par ici, dit Prisca, on vous l’a dit.
Le vieux Hal rit doucement.
— Les survivants y sont loin, mais pas forcément intouchables. J’t’ai dit que je les avais aidés à partir, autrefois. Mais j’sais où y sont allés. J’ai tout gardé sur une liste que j’avais bien planquée. J’l’ai codée avec ma carte !
Ça changeait les choses. Romaric avait besoin de réfléchir. Il piqua vers le sol et posa le Poly près d’un cours d’eau. Ils descendirent. Romaric avait faim et la nuit n’était pas loin. Il fallait prendre une décision rapidement. Il réfléchit un moment.
— Écoutez, il commença, je propose de filer prendre un aircar pour gagner mon coin. Je le connais bien et on sera en sécurité.
— Eh ben, si on veut attraper l’aircar de la nuit faudrait faire vite, fit le vieux. Et qu’est-ce que tu feras de ton Poly ?
— On le vend. J’en achèterai un autre à Stajil.
En une demi-heure ils étaient sur place. Juste à temps, effectivement, pour prendre la dernière liaison.
Avec un coup de veine à la clé, c’était un transport et on embarqua le Poly.
Ils arrivèrent tard dans la nuit à Stajil et se retrouvèrent en dehors du spatioport où se trouvait le terminus de la ligne. Rom avait débarqué le Poly et il récupéra le Trall. Hal pilota le Poly et les deux engins s’éloignèrent.