CHAPITRE XXVII
PISTES
À tous les responsables des cercles :
Veuillez lire ce message à l’ensemble de vos hommes.
Frères, fils bien-aimés de Maran,
L’heure de gloire de l’enfant-dieu de l’arche va bientôt sonner. Vous allez, nous allons recueillir les bénéfices d’une longue patience, d’une foi et d’un labeur de tous les instants. L’Emmegis, notre fondateur, l’homme qui recueillit les enseignements de Maran, vous contemple avec bonheur, avec fierté, là où il se trouve, au pied du trône de son père divin.
Les dernières mathelles rebelles ont enfin été capturées dans les bâtiments de Chaudeterre où elles s’étaient imprudemment réfugiées. Elles ignoraient que nous connaissions parfaitement les sous-sols du conventuel, et il a suffi à nos frères de les cueillir une à une dans les galeries souterraines. Nous tenons désormais Merilliam, l’ancienne djemale qui a prêché la révolte et levé des troupes contre nous. Ses enfants et elle nous seront amenés dans quelques jours à l’endroit que vous savez. Quand nous aurons fini de l’interroger, vous serez tous invités à l’inonder de l’amour de Maran, à la marquer de votre sceau. Nous disons bien : tous. Elle plus que les autres a besoin de ressentir l’ardeur des serviteurs et fils de l’enfant-dieu.
Puis nous l’exposerons avec sa descendance et ses anciennes complices sur la colline de l’Ellab. Ce sera l’occasion de nous rassembler, frères, et de célébrer l’avènement du nom de Maran. Notre prière alors, nous l’espérons, sera si forte qu’il l’entendra et descendra parmi nous. Nous espérons que notre grand frère l’Emmegis l’accompagnera, ainsi que l’ensemble de nos anciens frères disparus. Nous espérons que se constituera l’immense, la magnifique fraternité des protecteurs des sentiers depuis son inspirateur, l’enfant-dieu de l’Estérion, jusqu’au dernier de ses adeptes.
Le monde purifié recevra son nouveau nom. Les lignées maudites se seront éteintes, nous pourrons à nouveau croître et prospérer sans risquer la malédiction, l’extinction. Nous maintiendrons l’organisation des domaines, qui seront dorénavant contrôlés par des cercles locaux eux-mêmes reliés au cercle ultime. C’en est fini du chaos qui a régné pendant ces huit siècles et qui a failli nous emporter dans son tumulte. Nous aspirons à l’ordre. Nous gérerons le nouveau monde avec la rigueur qui a tant fait défaut aux mathelles, nous rendrons leur pureté d’origine aux sentiers, nous renouerons avec les lois fondamentales de l’Estérion.
Les domaines sont appelés à s’étendre, à conquérir peu à peu les plaines du Triangle puis, dans un lointain avenir, les autres continents. Cette expansion n’ira pas sans soulever des difficultés. Comme les yonks ne se reproduisent pas en captivité, nous devrons nous soucier des intérêts des lakchas de chasse et réserver des territoires aux grands troupeaux. Nous devrons répartir le plus justement possible les réserves d’eau. Nous devrons également enrayer la prolifération des ventresecs, car ils pourraient un jour devenir aussi nombreux, voire plus nombreux, que les permanents des mathelles. Ils ont choisi un sentier que nous ne reconnaissons pas, qu’ils en supportent les conséquences ! Nous ne ferons preuve à leur égard d’aucune mansuétude. Et puis nous devrons trouver une solution au problème des umbres, ces créatures énigmatiques et cruelles qui font planer une menace constante au-dessus de nos têtes.
Nous nous engageons à mettre tout en œuvre avec l’aide de Maran pour transformer notre monde, notre nouveau Maran, en un havre de paix et de prospérité. Nous n’attendrons pas dans ce but une quelconque aide extérieure, nous n’avons pas besoin des légendes de l’Agauer, nous n’avons pas besoin de la prétendue magie d’un peuple inexistant, nous puiserons dans l’enfant-dieu la force de réaliser les rêves de nos ancêtres. Nous sommes assez mûrs désormais pour prendre notre destin en main, pour récolter la manne que nous avons semée, pour faire réellement nôtre la planète qui nous est échue.
Nous garderons le masque et la craine en souvenir des temps de clandestinité. Ils resteront à jamais les symboles de notre foi, de notre humilité, de notre détermination, de notre union. Quant à celles et ceux qui persisteront à s’opposer à l’avènement des jours nouveaux, ils seront arrachés de notre terre comme de mauvaises herbes. Sans pitié.
L’heure est venue, frères, de nous avancer dans la lumière du jour après de longs temps d’obscurité.
Le nom de Maran résonnera à travers les siècles.
Qu’il soit béni.
Le cercle ultime.
Ankrel avait l’impression tenace d’avoir déjà vu les constructions en forme de cônes qui se dressaient, étincelantes, dans le lointain. De même, il lui avait semblé accomplir une succession de gestes déjà effectués lorsqu’ils s’étaient levés et que, après un repas de viande crue, ils étaient descendus dans le pied de l’arche pour préparer les yonks. Il gardait le sentiment d’être revenu en arrière et de remonter vers ses souvenirs, comme s’il évoluait à l’intérieur d’une boucle de temps. Il ne s’en était pas ouvert aux autres, mais il avait vu, à leurs mines chiffonnées, à leurs regards préoccupés, qu’ils expérimentaient le même phénomène.
Partis à l’aube, ils étaient arrivés en vue de la cité de l’Agauer peu avant le zénith. Les constructions ressemblaient étrangement à l’arche en moins volumineux, comme si les passagers s’étaient empressés de reproduire les perspectives qui les avaient accompagnés tout au long de leur voyage à travers l’espace.
Les yonks soufflaient bruyamment et peinaient de plus en plus à maintenir l’allure. Ils ne tarderaient pas à s’effondrer s’ils ne trouvaient pas rapidement à boire et à manger, et cela valait aussi pour leurs cavaliers : les gourdes étaient quasiment vides et la viande de la yonkine abattue avait un goût répugnant de charogne.
Jozeo avait promis qu’ils trouveraient de l’eau dans la cité abandonnée, mais, malgré la précision habituelle de ses renseignements, Ankrel ne pouvait s’empêcher d’en douter. Le doute était devenu son compagnon favori depuis qu’il s’était engagé dans cette expédition. Ses certitudes s’évanouissaient et se reformaient au gré des circonstances, au gré de ses enthousiasmes, au gré de ses répulsions. Entre l’écartement des grandes eaux orientales, la preuve la plus éclatante de la souveraineté de Maran, et la mort de Mazrel, l’expression la plus navrante de son adoration, il passait sans cesse d’un côté à l’autre d’une frontière qui séparait la foi du scepticisme.
Mazrel avait-il reçu le châtiment qu’il méritait ? Avait-il eu raison de hurler qu’un dieu véritable n’exigeait pas de telles abominations de ses adorateurs ? Abominations, le viol public d’une fille dans une grange, le meurtre d’une ventresec et de son nourrisson ? Ou actes d’allégeance à un enfant-dieu assez puissant pour commander aux grandes eaux ?
Les yonks entrèrent au pas dans la cité fondée par les descendants de l’Agauer. Une fois encore, Ankrel ressentit l’impression déroutante de s’être déjà promené entre ces façades obliques et brillantes, d’avoir parcouru ces allées de terre rouge parsemées d’herbes et de buissons desséchés, de s’être dirigé vers cette place au centre de laquelle se dressait une statue de femme mutilée qui avait sans doute été une fontaine. Ces vestiges ne provoquaient en lui aucun étonnement bien que les constructions, leur état de conservation et leur agencement fussent des plus surprenants pour un visiteur accoutumé aux formes pesantes et pratiques des bâtiments des domaines.
Ils mirent pied à terre et laissèrent les yonks se disperser sur la place à la recherche de touffes d’herbe.
« Il y a un escalier à l’intérieur de la statue, dit Jozeo. Il donne sur une nappe d’eau. Stoll, Gehil, allez remplir les gourdes. Je reste ici avec Ankrel pour surveiller les yonks. »
Les deux lakchas n’avaient visiblement pas envie de s’acquitter de ce genre de corvée à l’issue d’une chevauchée éreintante, mais, après s’être consultés du regard, ils prirent les gourdes, enjambèrent le muret et se faufilèrent dans l’ouverture découpée sur une face du socle de la statue.
« Le cercle ultime semble vraiment bien connaître le coin, lança Ankrel, les yeux rivés sur un yonk qui avait plongé le mufle dans un buisson.
— Certains lakchas y ont vécu pendant quelque temps, dit Jozeo.
— Avec les descendants de l’Agauer ?
— Après les descendants de l’Agauer… »
Ankrel laissa errer son regard sur les constructions et fut saisi, cette fois, par leur équilibre, par leur harmonie.
« Si je comprends bien, dit-il d’une voix sourde, ce sont les lakchas de chasse qui ont fait disparaître le deuxième peuple. »
Jozeo s’assit sur le muret, tira son poignard de sa gaine et se livra à l’une de ses manies favorites : se nettoyer les ongles.
« Tu comprends bien, Ankrel.
— Mais pour quelle raison ?
— Il me semble t’avoir déjà dit que je l’ignorais. C’est de l’histoire ancienne, oubliée.
— Ces gens, ils auraient pu… nous aurions pu… Enfin, nous avions certainement des choses à apprendre d’eux. »
Jozeo suspendit ses gestes pendant quelques instants et fixa Ankrel, le manche du poignard posé sur sa cuisse, la lame dressée contre son ventre.
« Ils auraient pu aussi se montrer dangereux. Vouloir nous éliminer. Le Triangle est beaucoup plus généreux que ce continent. Peut-être qu’il suscitait leur envie.
— Je ne sais pas pourquoi, mais je ne crois pas que ces hommes aient eu un jour la volonté de nous éliminer.
— Les impressions sont parfois trompeuses, petit frère. »
Ankrel grimaça : il détestait à présent ce « petit frère » dont son aîné se croyait obligé de ponctuer chacune de ses phrases. Le sentier de Maran était peut-être glorieux, mais il renvoyait chacun à sa solitude, à ses abîmes, en aucun cas à des sentiments fraternels. C’était une famille usurpée, fondée sur la foi, liée par le sang, qui divisait ses enfants au lieu de les rassembler.
« Tu m’as dit l’autre jour qu’on n’a jamais vu les membres d’un même corps se battre entre eux. C’est pourtant bien ce qui a failli se passer entre toi et moi avant l’abattage de la yonkine, c’est bien ce qui s’est passé entre Mazrel et toi.
— Mazrel a renié le nom de Maran. Il ne faisait plus partie de ses fils, il n’était plus un membre de son corps. Et si nous avions dû nous battre, je ne t’aurais jamais tué.
— Comment comptes-tu chasser les umbres si nous ne trouvons pas l’homme que nous recherchons ? »
À nouveau, Jozeo se nettoya les ongles avec la pointe de sa lame.
« Nous essaierons de boucher la porte par laquelle ils sortent. De les emmurer dans leur nid.
— S’ils nous en laissent le temps…
— Tu as donc déjà oublié mes leçons, petit frère ? Entre le chemin des lakchas et le chemin des chanes…
— Il n’y a que l’espace d’une décision », marmonna Ankrel.
Jozeo eut un sourire qui lui retroussa la lèvre supérieure et donna un charme étrange, sauvage, à son visage émacié. La bise pourtant rageuse ne parvenait pas à soulever ses mèches brunes collées par la poussière et la transpiration.
« Nous n’aurons sans doute que très peu de temps pour prendre une décision, dit-il. Comme devant un yonk lancé en pleine course. Fasse Maran que ce soit la bonne.
— J’aurais… »
Ankrel s’interrompit pour étouffer l’émotion qui lui étranglait la voix et lui agaçait les yeux.
« Tu aurais quoi ?
— Voulu connaître une femme ailleurs que dans une grange en ruine et au milieu d’un cercle de protecteurs. Connaître une femme dans l’intimité de sa chambre.
— Qu’est-ce qui t’en empêcherait ? Tu plais beaucoup, Ankrel. Les femmes se bousculeront pour t’attirer dans leur lit !
— Possible, mais je ne crois pas que nous reviendrons un jour à Cent-Sources. »
Jozeo ne trouva rien à répondre, il se contenta de hocher la tête d’un air grave comme s’il avait toujours su que sa vie, que leurs vies s’arrêteraient un jour sur ce continent désert.
« Va donc voir ce qu’ils fabriquent, petit frère. »
Stoll et Gehil n’étaient toujours pas remontés alors que Jael avait entamé depuis un bon moment sa plongée vers l’ouest. Ankrel faillit demander à Jozeo pourquoi il n’y allait pas lui-même, puis il se ravisa, pas fâché dans le fond de bouger, de mettre fin à une attente qui devenait pesante. Les yonks, qui s’étaient égaillés dans les allées de la cité, se réfléchissaient parfois à l’infini sur les façades inclinées et teintées d’ocre par les rayons de Jael.
Ankrel s’engouffra sous le socle de la statue et s’élança dans l’escalier qui, éclairé à intervalles réguliers par des solarines enchâssées dans le métal, plongeait en spirale autour d’un axe. Il dévala d’abord les marches quatre à quatre, puis, rapidement rattrapé par sa fatigue, deux à deux et, enfin, quand un point de côté lui cisailla le bas du ventre, une à une.
Il atteignit le gouffre à l’issue d’une descente interminable, oppressante – et Jozeo, parfaitement informé par le cercle ultime, le savait sans doute, qui chargeait ses frères d’une corvée exténuante tandis qu’il se reposait tranquillement à la surface.
« Stoll ! Gehil ! »
La voix d’Ankrel se répercuta sur les parois et les voûtes et se prolongea en échos décroissants dans les autres salles. Avant même d’avoir franchi les dernières marches et sauté sur le sol, il aperçut les quatre gourdes qui gisaient au bord de la nappe.
« Stoll ! Gehil ! »
Il s’avança vers la grande réserve d’eau dont les solarines éparses révélaient la surface noire et frissonnante. La température glaciale qui régnait dans la cavité l’étonna : le mathelle de Velaria jouxtait un ensemble de grottes où l’avaient souvent expédié ses jeux d’enfant, et jamais, même à la fin de l’amaya de glace où l’air restait frais, il n’avait rencontré un froid aussi intense dans le ventre des profondeurs.
Il se pencha pour ramasser les gourdes. Elles étaient à moitié pleines, preuve que les deux hommes avaient commencé à les remplir mais que quelque chose, ou quelqu’un, les avait empêchés de finir. Tenaillé par une soudaine inquiétude, il se releva, tira son poignard et scruta les zones de ténèbres. Plus loin, les marches de l’escalier jaillissaient comme des racines du bas de leur cage et se déployaient en spirales grises et amples sur toute la hauteur du gouffre.
« Stoll ! Gehil ! »
Ankrel renonça à explorer les autres salles. Stoll et Gehil auraient entendu sa voix et lui auraient répondu s’ils en avaient eu la possibilité. Il ne servait à rien de rester plus longtemps dans ce gouffre. La pénombre paraissait abriter une menace imperceptible, sournoise. Il décida néanmoins d’achever le remplissage des gourdes : ils risquaient d’en avoir le plus grand besoin, le deuxième continent était avare en eau. Il remisa son poignard, s’accroupit à nouveau, plongea deux gourdes dans la nappe et garda la tête tournée vers l’arrière pendant qu’elles gonflaient dans un gargouillement prolongé. La densité du silence le suffoquait, il se raisonnait pour ne pas prendre ses jambes à son cou.
Deux taches claires attirèrent son attention au-dessus de lui. Il affina son observation tout en rebouchant les deux gourdes, distingua des sortes de grands sacs suspendus à la roche et faits d’une matière transparente. Il faillit pousser un hurlement d’horreur lorsque, ses yeux s’accoutumant à la pénombre, il reconnut le visage de Stoll dans l’un et celui de Gehil dans l’autre. Leurs yeux grands ouverts brillaient comme des étoiles tragiques dans la nuit de la voûte.
Ils étaient vivants, conscients, mais incapables de se libérer, condamnés à agoniser pendant des heures, pendant des jours à l’intérieur de leurs prisons transparentes. Des cris, des supplications s’échappaient sans doute de leurs bouches béantes, mais Ankrel ne les entendait pas. La voûte était entièrement hérissée de ces sacs, comme une cave de conservation bourrée de quartiers de viande suspendus. Épouvanté, il chercha fébrilement un moyen de secourir les deux lakchas. Peut-être pourrait-il se rapprocher en grimpant sur les rochers et en se suspendant aux stalactites ? Non, ces dernières étaient un peu trop espacées, et certaines, très fines, risquaient de s’effriter sous son poids. Jeter son poignard pour provoquer une déchirure dans la matière qui les retenait prisonniers ? Elle était probablement d’une solidité à toute épreuve, ne serait-ce que pour les maintenir suspendus, et son poignard risquait de retomber dans l’eau et de ne servir qu’une seule fois.
Il devait se rendre à l’évidence : il n’y avait aucune solution. Leur calvaire était inscrit quelque part dans le passé comme une fatalité. La mort dans l’âme, il passa les bandoulières des deux premières gourdes sur ses épaules et entreprit de remplir les deux autres. Puis la sensation de danger se fit si forte, si oppressante qu’il les lâcha, se déplia comme un ressort et se précipita vers l’escalier. À l’instant où il s’engouffrait sur les premières marches, il entrevit le fil blanc et rampant qui s’était déployé entre le fond de la grotte et le bord de la nappe et qui, surpris par sa réaction, se dirigeait à son tour vers l’escalier avec un petit temps de retard.
Le temps de sa décision.
Le temps infime qui séparait le chemin des lakchas du chemin des chanes. Il gravit les marches quatre à quatre sans se retourner jusqu’à ce qu’à bout de forces, à bout de nerfs, il s’effondre de tout son long au travers de l’escalier.
« J’en avais entendu parler, c’est vrai, mais j’avais complètement oublié leur existence. » Jozeo avait bu une généreuse rasade au goulot de la gourde avant de lever un regard indéchiffrable sur Ankrel, tremblant de colère en face de lui. « Est-ce que tu insinues, petit frère, que j’ai eu peur d’aller là-dedans ?
— Pourquoi avoir envoyé Stoll et Gehil ? cria Ankrel avec véhémence. Et puis moi ensuite ? Tu ne pouvais pas y aller toi-même ? »
Un rictus étira les lèvres sèches de Jozeo.
« Au cas où tu ne l’aurais pas compris, les cercles des frères de Maran sont basés sur la notion de hiérarchie. Et ce n’est sûrement pas au responsable hiérarchique de se charger des corvées. Si nous ne respectons pas ces principes, notre fraternité se désagrégera aux premières tempêtes. Tu crois vraiment que j’aurais volontairement sacrifié deux hommes alors que nous avons le plus grand besoin d’eux ? »
Sa voix s’était envolée dans les aigus à la fin de sa réplique, signe chez lui d’une nervosité excessive, d’une perte de contrôle.
« Tu as bien sacrifié Mazrel, rétorqua Ankrel.
— Lui était le membre pourri qui risquait de gangrener tous les autres. »
Jozeo n’était pas resté inactif pendant l’absence de son cadet. Il avait rassemblé les cinq yonks et les avait attachés aux gargouilles qui saillaient à l’intérieur du muret de la fontaine. L’état des bêtes alarma Ankrel. Leurs yeux habituellement brillants se tendaient d’un voile terne, leurs côtes se découpaient sur leur robe sale, leur toison s’en allait par plaques entières alors qu’elles entraient tout juste dans la période où elle était censée s’étendre et s’épaissir.
Il aurait fallu effectuer une vingtaine d’allers et retours dans le gouffre pour étancher leur soif, et Ankrel ne se sentait pas le courage de croiser le regard des deux lakchas suspendus à la voûte.
« Quel genre de créature peut faire preuve d’une telle cruauté, d’une telle monstruosité ? murmura-t-il d’une voix geignarde.
— Un monstre, justement, dit Jozeo. Mais gardons-nous de le juger avec nos critères. Ce qui te paraît monstrueux ne l’est pas pour lui. Il agit selon son instinct, il ignore les notions de bien ou de mal.
— Parce que nous les connaissons, nous ? »
Jozeo se rassit sur le muret et s’immergea pendant quelques instants dans ses pensées, la tête penchée, les yeux dans le vague.
« Le premier disciple nous les a rappelées, finit-il par répondre d’une voix absente.
— Il ne pouvait pas se tromper ?
— Il les tenait directement de Maran.
— Et Maran, il… il ne peut pas non plus se tromper ? »
Ankrel s’était attendu à ce que cette question déclenche la colère de Jozeo, il fut surpris de voir s’épanouir un sourire radieux, presque enfantin, sur le visage hâlé du lakcha.
« Lui ? C’est l’enfant-dieu qui fit jaillir la manne du néant ! Qui triompha du Qval ! Comment pourrait-il se tromper ? »
Ils décidèrent d’allumer un feu et de cuire des morceaux de viande avant de repartir en direction de la grande gorge au fond de laquelle, selon Jozeo, s’ouvrait la porte des umbres.
« Nous devrons laisser les yonks en haut. La descente est trop difficile pour eux. »
Ils rassemblèrent les herbes et les branches de buisson à l’intérieur du bassin de l’ancienne fontaine. Ils n’oublièrent pas d’y rajouter la végétation qui avait proliféré sous le socle de la statue et couvrirent le tout de mousse pour modérer l’ardeur des flammes. Ils puisèrent quelques morceaux de viande dans les carniers qu’ils résolurent d’abandonner tant l’odeur qu’ils répandaient était repoussante, puis ils allumèrent le feu à l’aide des pierres-à-frotter que Jozeo avait pensé à récupérer dans la poche de Mazrel – la preuve qu’il n’avait jamais perdu son sang-froid lors de leur affrontement.
Ankrel vida la moitié de sa gourde pour faire passer le goût de charogne à peine atténué par la cuisson.
« Tu as connu beaucoup de femmes ? demanda-t-il en ajoutant des branches sur le feu.
— Quelques-unes, répondit Jozeo. On dirait que les femmes te travaillent ces temps-ci !
— Je veux simplement savoir si je rate vraiment quelque chose.
— Elles ne sont pas tout dans la vie.
— Est-ce que tu les as… aimées ? »
Jozeo piqua un carré de viande sur la pointe d’une branche humidifiée qu’il tendit au-dessus des braises.
« Aimées ? Certaines plus que d’autres sans doute. Sûrement pas assez pour que je devienne constant. J’apprécie de prendre du plaisir dans leurs bras, mais je me suis toujours méfié d’elles. Je suis un volage dans l’âme.
— Je m’aperçois que je ne sais pratiquement rien de toi. »
Ankrel remarqua la légère crispation des traits de son interlocuteur.
« Tu en sais suffisamment. Mon passé n’intéresse personne. Je l’ai oublié le jour où j’ai pris le masque et la craine.
— Rejeter son passé, c’est comme renier une partie de sa vie.
— Disons alors que j’ai renié une partie de ma vie.
— Je suppose que tu ne me répondras pas si je te demande pourquoi ?
— La réponse est contenue dans ta question, petit frère. »
Ils partirent juste avant le crépuscule en espérant atteindre le bord de la grande gorge avant la tombée de la nuit. Les gorgées d’eau qu’Ankrel ingurgitait régulièrement ne réussissaient pas à chasser le goût nauséeux abandonné par leur repas dans sa bouche.
Ils traversèrent au galop une première étendue plane jonchée de rochers, large d’environ dix lieues, puis ils mirent pied à terre pour franchir au pas une forêt d’aiguilles serrées, les unes translucides, les autres opaques et vêtues de teintes qui allaient du rouge franc au blanc pur en passant par toutes les nuances du rose, du brun et du jaune. Des bourrasques virulentes, froides, soulevaient des tourbillons de poussière qui filaient entre les socles des aiguilles avec la discrétion de spectres. Des sifflements prolongés formaient un chœur lugubre à l’inquiétante beauté.
Un yonk se coucha au pied d’un promontoire et refusa de se relever malgré les injonctions et les coups de pied des deux hommes. Ils se résignèrent à l’abandonner. Jael avait déserté le ciel qu’il éclaboussait encore de son voile de traîne, la nuit s’agrippait déjà aux rochers et débordait des creux.
Ils ne remontèrent pas tout de suite sur les yonks au sortir de la forêt d’aiguilles rocheuses. Jozeo ne s’intéressait pas à la faille dont on apercevait l’immense gueule ténébreuse dans le lointain, il fouillait les environs du regard comme s’il cherchait un élément précis.
« Là ! »
Il désignait une ouverture circulaire d’une largeur d’un pas, creusée directement dans le sol rocheux et entourée d’un petit rebord de pierre.
« L’entrée du passage.
— Quel passage ? demanda Ankrel.
— Celui dont nous avons parlé. Celui qui nous tuerait si nous essayions de l’emprunter. Celui qu’a sans doute pris l’homme que nous recherchons. »
Ankrel s’accroupit près de Jozeo sans relâcher la bride de son yonk.
« Notre homme est passé, petit frère. Tu vois ces taches claires dans le fond de la pièce souterraine ? Ce sont des pierres éparpillées. Vu la profondeur de cette cave, il les a sans doute empilées pour pouvoir atteindre la sortie, et le tas a fini par s’écrouler.
— C’est peut-être le mur qui s’est éboulé, objecta Ankrel.
— Les murs montés par les descendants de l’Agauer ne s’éboulent jamais. Tu as constaté comme moi que leur cité n’a pas bougé d’un pouce depuis qu’ils nous ont quittés. Et leur arche est plantée dans ce désert pour l’éternité. Je te dis qu’il est passé par là.
— Qu’aurions-nous fait de lui si nous avions réussi à le capturer en bas de la colline de l’Ellab ?
— Nous l’aurions emmené par le passage de grand-Maran. Il a gagné du temps sur nous, mais nous sommes au bout de la piste. Au bout de la piste, petit frère. »
Et Ankrel ressentait l’exaltation soudaine de Jozeo, ce frémissement du corps et de l’âme qui caractérisait les vrais chasseurs prêts à fondre sur leur proie.