CHAPITRE XVIII
QVAL
Très chères amies,
Les premières averses de cristaux de glace se sont révélées nettement plus virulentes que les années précédentes à la même période, comme si la nature elle-même était gagnée par cette fureur qui embrase le nouveau monde. Nous devons interpréter ce dérèglement climatique comme un signe, comme la manifestation de l’amour divin d’Ellula. En nous envoyant cet amaya précoce, la protectrice de notre sentier (c’est à dessein que j’emploie le mot protectrice, n’en laissons surtout pas le monopole aux couilles-à-masques) nous permet de goûter cette trêve que nous appelions de tous nos vœux.
Je profite de cette belle journée d’éclaircie pour renouer le contact avec vous et venir aux nouvelles. Je suppose que nous n’aurons pas à reprendre les armes avant le retour de la saison sèche. Je me suis donc permis de déroger à nos règles de sécurité et de me séparer de trois de mes hommes pour vous dépêcher cette missive. Je ne me voyais pas envoyer des enfants sur les chemins des mathelles. Le ciel est dégagé pour l’instant, mais les vents venus de l’Agauer peuvent se lever soudainement et le couvrir de nuages en un temps très bref. Des enfants auraient risqué d’être surpris par de nouvelles précipitations tandis que les hommes sauront lever la tête et se mettre à l’abri au moindre signe avant-coureur.
Dites-vous bien, mes amies, que la guerre contre les protecteurs des sentiers vient tout juste de commencer. Nous aspirons toutes au retour de la paix, de ces jours heureux bercés par les travaux des mathelles. Nous allons passer deux ou trois mois dans la chaleur de notre maison, entourées de l’amour des nôtres, nous allons reprendre notre place de reine du foyer, nos enfants, nos constants, nos volages, nos permanents vont de nouveau tourbillonner autour de nous comme les trois satellites nocturnes autour du nouveau monde. La tentation sera forte alors de croire que les hostilités sont terminées, que les jours de sang et de larmes se sont éteints comme de mauvais rêves.
La trêve est bénie, mes amies, mais elle est également pernicieuse. Les couilles-à-masques, eux, n’oublieront jamais qu’ils sont sur le pied de guerre, ils reprendront exactement là où les avait laissés le début de l’amaya, avec la même fureur, avec la même volonté de broyer celles et ceux qui contestent leur volonté hégémonique.
Les dernières nouvelles que j’ai reçues de Chaudeterre ont soufflé les dernières flammes d’espoir que j’entretenais presque malgré moi. Je les tiens d’un ancien moissonneur du domaine de Zmera, une mathelle de Cent-Sources qu’il avait escortée en compagnie de trois autres permanents jusqu’au conventuel où elle avait demandé audience à la vénérée Qval. Comme les hommes n’ont pas le droit de pénétrer dans les bâtiments, les quatre membres de l’escorte s’étaient installés dans les environs, au milieu de ces collines aux innombrables sources d’eau chaude qui ont donné son nom au conventuel. Ils se sont fait surprendre et massacrer par un groupe de couilles-à-masques, hormis l’un d’entre eux, notre moissonneur donc, qui s’était éloigné pour satisfaire un besoin naturel. Caché dans les rochers, il a vu une centaine de protecteurs s’introduire dans les bâtiments. Il est resté terré dans les collines pendant plus de trois jours, paralysé par la peur, buvant de l’eau de pluie, mangeant des fruits sauvages, dormant au pied des rochers, puis, alors qu’il s’apprêtait à reprendre le chemin des mathelles, il a été le témoin d’une scène abominable : les couilles-à-masques ont crucifié plusieurs djemales très anciennes sur le portail de bois de l’entrée principale de Chaudeterre.
Vous avez bien lu, mes amies : crucifiées. Il m’a semblé reconnaître dans la description que le rescapé m’a brossée des sœurs torturées les vénérées Qval Frana, la responsable du conventuel, et Qval Anzell, la belladore. Horrifié, notre moissonneur a attendu que les couilles-à-masques désertent les lieux pour s’approcher. Une des djemales n’avait pas encore fini d’agoniser ; pris de pitié, il l’a achevée d’un coup de couteau en plein cœur. Puis il a marché comme un somnambule jusqu’au premier mathelle, le mien, et nous a raconté son histoire (désormais enrôlé dans nos troupes, il bout d’impatience d’en découdre avec les bourreaux des djemales et de Zmera).
Une histoire terrible qui, j’espère, dissipera les illusions que pourrait engendrer et entretenir la chaleur rassurante, émolliente, du foyer. Une histoire, également, que confortent les visions de ma fille Zephra : les images qu’elle reçoit de l’avenir n’incitent guère à l’optimisme béat. La violence et la haine semblent se présenter comme d’indissociables compagnes dans les années à venir. Zephra voit aussi que la guerre se dispute à d’autres niveaux, que la guérison de nos blessures profondes dépend d’interventions dans la trame invisible qui nous relie à tous les êtres vivants de ce monde, y compris à nos ennemis. J’admets que cela soit difficile à comprendre, à accepter, mais nous appartenons à la même trame que les couilles-à-masques. Non que nous devions cesser la lutte et leur tomber dans les bras, mais essayons de découvrir les liens secrets qui nous unissent. C’est, me semble-t-il, le sens de cette recherche historique que je réclamais dans mon dernier courrier. À ce propos, Halane m’a récemment confié qu’elle avait peut-être trouvé une piste. Peut-elle nous en apprendre un peu plus ou bien est-ce encore trop tôt ? Quoi qu’il en soit, chère Halane, ton courrier sera le bienvenu. Plus nous échangerons de missives et plus nous resserrerons nos liens.
Je parlais – Zephra parlait – d’interventions dans la trame invisible. Ma fille ne sait pas au juste ce que recouvre cette notion, ni en quoi consistent ces interventions, ni quelle(s) personne(s) en est (sont) – ou en serai(en)t – chargée(s). Il s’agit chez elle d’une impression, d’une intuition plutôt que d’une révélation. À celles d’entre vous qui douteraient des visions de Zephra, et qui auraient raison de le faire, on n’est jamais assez prudent avec ces choses-là, je répondrai que j’ai moi-même observé la plus grande circonspection et attendu que les faits valident la majorité d’entre elles avant de leur accorder du crédit. En tant qu’ancienne djemale, j’ai reçu une formation critique qui me rend particulièrement méfiante devant les phénomènes (ou pseudo-phénomènes) touchant à l’esprit. Si donc je me permets de faire allusion aux visions de Zephra, c’est parce que j’ai acquis quelques certitudes la concernant, que j’ai jugé opportun d’utiliser son don pour nous aider dans la période difficile que nous traversons. À celles d’entre vous qui persisteraient à soutenir que je suis aveuglée par mon orgueil de mère, que je ne puis juger en toute impartialité, je répondrai que l’orgueil serait un sentiment pour le moins déplacé dans notre situation. La mort de dizaines et dizaines d’hommes que nous avons aimés comme fils, constants, amants, frères ou compagnons de labeur m’incite au contraire à la modestie, à la contemplation, à la réflexion. J’ai pour principale motivation désormais d’épargner le plus possible de ces précieuses vies, non de me rengorger des aptitudes de ma progéniture.
J’attends que vous répondiez toutes à ce courrier, même si vous estimez que vous n’avez pas grand-chose d’important à dire. Racontez-moi, racontez-nous vos riens quotidiens, vos petits tracas, vos joies minuscules, ces ruisseaux infimes qui gonflent notre rivière humaine, notre Abondance.
Je vous embrasse du fond du cœur, mes chères compagnes bénies des jours maudits.
Votre Merilliam.
Pourquoi l’eau bouillante ?
Tu as besoin d’air, nous avons besoin d’eau bouillante, ainsi le veut l’ordre naturel.
D’accord, mais pourquoi nous obliger à plonger dans l’eau bouillante ?
Nous ne pouvons communiquer qu’avec ceux qui acceptent de partager notre élément. Non parce que nous ne pouvons pas vivre en dehors de l’eau bouillante, mais parce que ceux qui ne parviennent pas à vaincre leurs peurs, et donc à vivre la plénitude du présent, ne peuvent pas nous entendre.
Alma examina son corps éclairé par la lumière ambrée de la roche translucide. Sa peau se couvrait de plaques rouge vif et de cloques d’où s’échappaient des gouttes d’un liquide séreux. Elle avait souffert comme une damnée à l’issue de son immersion dans l’eau bouillante de la grotte de Djema, mais la douleur, hormis celle à son pied gauche, s’était apaisée au bout d’un temps qu’elle avait estimé à quatre ou cinq jours. Elle avait compris que ces brûlures étaient les vestiges de ses peurs, les résurgences de ce passé qui, comme une éclipte d’Abondance, déroulait ses tentacules à la surface de son présent.
Elle avait entrevu, avant de s’enfoncer dans les profondeurs du bassin, les masques enrobés de vapeur de ses deux poursuivants parvenus à leur tour sur le promontoire rocheux. Elle avait eu la sensation de se dissoudre dans le cœur même du feu, elle avait commencé à remuer frénétiquement bras et jambes pour échapper à la douleur atroce qui s’emparait d’elle, puis elle s’était souvenue des paroles de Gaella la folle, elle avait coupé toutes les prises et s’était confiée à la souveraineté de l’instant. Il lui avait semblé s’en aller vers sa mort. Cette perspective ne l’avait pas désolée, au contraire, elle l’avait vécue comme une libération des contraintes physiques, des lois de la matière.
Puis le Qval lui était apparu.
Elle ne l’avait pas vu à proprement parler, elle s’était sentie enveloppée de sa présence, de sa vigilance, de sa douceur. Le feu s’était apaisé, elle avait flotté dans un état de semi-conscience ni agréable ni désagréable, neutre, où tout ce qui se passait autour d’elle et en elle ne la concernait pas. Elle ne s’était même pas étonnée des infiltrations d’eau bouillante dans ses narines, dans sa gorge, elle avait simplement ouvert la bouche pour reprendre sa respiration, elle avait cru se remplir d’un seul coup de toute la masse liquide et de toute la chaleur du nouveau monde, elle avait perdu connaissance en croyant s’engager à nouveau sur le chemin des chanes.
Elle s’était réveillée sur le bord d’un autre bassin, probablement relié à celui de la grotte de Djema par une canalisation naturelle. Frémissante de souffrance. Comme dévorée par des flammes. Dans l’incapacité totale de soulager les brûlures extérieures et intérieures qui la tordaient de douleur sur la roche suintante.
Elle avait d’abord pensé qu’elle avait subi le même sort que Gaella la folle, qu’elle était condamnée à vivre le reste de ses jours dans un corps affreusement mutilé, puis elle avait à nouveau ressenti la présence du Qval, une attention rassurante, un baume impalpable et bienfaisant. Elle était restée allongée jusqu’à ce qu’elle puisse exécuter un mouvement sans rallumer l’incendie qui sautait sur le moindre prétexte pour revenir l’assaillir. Son horloge biologique, réglée sur le rythme immuable du conventuel, lui avait appris qu’elle avait probablement gardé cette position pendant quatre jours. Ni la faim ni la soif ne l’avaient tracassée, elle avait seulement dû faire preuve de patience, attendre que se reforment les chairs et les organes ébouillantés. Par chance, il lui arrivait de s’assoupir, de perdre conscience de l’écoulement du temps, de se réveiller quelques heures plus tard, en partie régénérée, en partie délivrée de sa souffrance.
Elle avait pu se relever sur un coude à la fin du quatrième jour et s’asseoir au début du cinquième. La cavité dans laquelle elle se trouvait était une pure merveille en comparaison de la grotte de Djema : elle s’habillait d’une roche translucide et gorgée d’une lumière ambrée dont les nuances et les reflets se multipliaient dans les voussures, dans les dentelles, dans les piliers et dans les volutes qui montaient de l’eau bouillante. Elle n’avait pas remarqué d’ouverture dans la voûte aux rosaces complexes et fascinantes, et elle en avait déduit que la roche, comme les solarines, avait la propriété de capter et de restituer la lumière du jour. Seulement de la restituer en l’occurrence, car les rayons de Jael ne semblaient pas s’inviter dans les lieux.
Cette roche a été exposée à la lumière de Jael pendant des millions d’années. Divers bouleversements ont entraîné son glissement dans les profondeurs de la croûte planétaire. Mais elle a gardé le phénomène en mémoire, et elle s’obstine à le reproduire.
C’est ainsi qu’Alma avait reçu sa première communication. Gaella la folle en avait parfaitement décrit le mode : le Qval ne lui avait pas parlé, elle avait perçu une sorte de rumeur au fond d’elle qui s’organisait en suggestions cohérentes, en phrases, en langage. Elle avait voulu remonter une mèche agaçante qui lui barrait le front. Ses cheveux lui étaient restés dans la main. Ils s’en allaient par poignées entières, comme les vieilles plumes de nanzier à la fin de l’amaya de glace. L’image du corps déplumé d’un grand volatile lui avait effleuré l’esprit et elle avait éclaté de rire. Puis elle s’était passé la main sur le crâne et rendu compte qu’il s’était considérablement dégarni. Il lui avait fallu un peu de temps pour accepter de perdre ce qu’elle estimait être le seul fleuron de sa féminité.
Personne n’est là pour te regarder. Oui, mais si un jour je sors de cet endroit… Ils auront repoussé. Et s’ils ne repoussent pas ? Tu mettras un bonnet, un foulard, idiote. Et puis est-ce que les hommes t’ont un jour regardée ? Il suffirait que l’un d’eux… Tu n’existes pas uniquement par le regard des autres ! C’est vrai, mais c’est agréable, je suppose, de se sentir désirée. Celle qui se définit par les seuls désirs s’éloigne du sentier de Djema.
Le désir fait aussi partie du présent. Il est la partie visible de l’ordre caché, un fil dans le labyrinthe, une invitation à la vigilance.
L’intervention du Qval l’avait pétrifiée. Il lisait donc dans ses pensées, il s’invitait en clandestin dans ses cogitations, elle n’avait plus de secrets pour lui, il pouvait profaner comme bon lui semblait son esprit qu’elle avait toujours considéré comme le dernier refuge de sa liberté, le bastion inviolable où n’avait jamais pu la suivre sa mère ni aucune autre personne de son entourage.
C’est seulement que tu quémandais une réponse. Aucune créature vivante n’est capable de forcer l’entrée de ton esprit si tu en refermes soigneusement les portes.
Déstabilisée, elle avait pris peur, fermé la porte puisqu’on l’y invitait, et s’était claquemurée dans une bouderie maussade – et puérile – qui avait orienté ses pensées vers Zmera et ses sœurs du conventuel de Chaudeterre. Elle avait pris conscience qu’elles étaient mortes, une certitude, une sensation de désolation froide qu’elle avait en partie évacuée par ses larmes. Elle avait perdu ses deux familles d’un seul coup, celle de la chair et celle de l’esprit. Elle n’éprouvait plus pour Zmera cette haine sourde qui avait été longtemps sa seule source de vie, mais un amour apaisé, baigné de gratitude. Sa mère avait joué son rôle, un rôle ingrat et probablement désespérant, dans les desseins de l’ordre invisible, c’était maintenant à elle, sa fille, de jouer le sien, de trancher les liens, de se libérer définitivement du passé. De replonger si nécessaire dans l’eau bouillante.
Il te faudra patienter encore un peu. Pour l’instant, ton corps n’est pas apte à supporter une deuxième immersion.
Qu’est-ce que je dois faire maintenant ?
Le devoir est une notion inconnue chez les Qvals.
Qu’est-ce que vous attendez de moi ?
Rien. Le présent est une ouverture permanente. Reste ouverte.
Es-tu… êtes-vous Qval Djema ?
Elle avait observé attentivement l’eau claire et fumante après avoir posé cette question, mais la forme sombre, à peine perceptible sous les frémissements, n’avait pas daigné bouger ni répondre. Elle avait ravalé sa déception et adopté machinalement la position de porte-du-présent, accroupie sur le bord du bassin, un peu gênée au début par sa nudité. Elle avait peu à peu oublié son embarras en même temps que la douleur persistante à son pied gauche et s’était absorbée dans la perception d’elle-même, dans une vigilance pure, sans objet. Elle n’avait pas prêté attention aux images, aux sensations et aux pensées qui la traversaient et qui, pourtant, ne lui appartenaient pas. Elles émanaient, elle en était consciente, d’individus ou de mondes qu’elle ne connaissait pas, comme si elle se trouvait reliée aux fils d’une immense trame.
Un monde noyé sous les eaux, un autre ravagé par la guerre, un autre prisonnier des glaces, un autre encore livré à une puissance destructrice ; des murmures entremêlés, confus, un chœur de lamentations qui enflait lentement dans son silence, une déchirure qui se propageait à l’ensemble de la trame…
Qval Djema regardait Alma. Le Qval s’était dressé au-dessus de l’eau bouillante et rapproché d’elle. Elle distinguait maintenant, à l’intérieur de la forme sombre aux contours imprécis, un visage de femme, un visage bouleversant de beauté, de bonté. La fille du grand Ab et d’Ellula, la fondatrice de Chaudeterre. Émue aux larmes, Alma eut l’impression d’avoir retrouvé sa vraie mère, sa mère universelle.
Tu crois réellement que j’ai fondé le conventuel de Chaudeterre ?
Alma n’eut pas besoin de réfléchir très longtemps pour se forger une opinion : on n’enferme pas le présent dans des règles ni dans des murs.
Le présent change constamment, tout comme l’univers. Le temps ne se répète jamais. Lorsque nous sommes arrivés sur le nouveau monde, une dizaine de jeunes filles ont souhaité devenir mes disciples. Les Qvals se sont dirigés aussi rapidement que possible vers leur élément, l’eau bouillante.
Combien étaient-ils dans l’arche ?
À la fois peu nombreux et aussi multiples que le présent. Ils ont découvert les sources et s’y sont immergés. Les jeunes filles m’ont suivie jusqu’à la grotte que tu connais. Avant de plonger à mon tour, je leur ai proposé de me suivre et de fusionner avec le Qval. Prises de peur, elles ont reculé, elles ont estimé qu’elles n’étaient pas prêtes, qu’elles devaient consacrer chaque instant de leur vie à rechercher le moment propice, le moment présent, et elles ont fondé le conventuel.
Elles ont fini par se jeter dans l’eau bouillante ?
Elles en ont gardé le principe, mais aucune d’elles n’est parvenue à affronter l’épreuve. Et elles ont fait ce que font tous les êtres humains qui ont abdiqué : elles ont généralisé leur incompétence, elles ont élaboré un ensemble de règles qui éloigne chaque jour un peu plus leurs consœurs de leurs perceptions directes, intuitives. Seule une poignée de djemales des générations suivantes ont trouvé la foi et le courage nécessaires pour surmonter leur conditionnement et tenter l’épreuve, mais leurs peurs les ont reprises au moment d’entrer en contact avec l’eau bouillante. Tu en sais quelque chose, n’est-ce pas ?
Pourquoi les choses sont-elles si compliquées ?
Les êtres humains ont tendance à oublier la simplicité magnifique de la vie. Leur peur fondamentale les pousse sans cesse à échafauder des systèmes dont la complexité les rassure.
Alma avait elle-même noué avec sa mère, avec les autres, des liens de haine, d’indifférence, de jalousie ou d’envie qui l’avaient tenue enfermée dans un système à la complexité rassurante.
De quelle peur fondamentale parlait Qval Djema ?
Le gouffre qui se creuse entre l’être et la perception. Les êtres humains se perçoivent solitaires, séparés du monde et de leurs semblables, or ils sont reliés chaque instant à l’ensemble de la création.
La création est aussi un système complexe.
Sa diversité est inouïe, extraordinaire, inimaginable, mais sous ses dehors complexes elle est formée d’un seul souffle, d’un seul chant. Il suffit de respirer ce souffle, d’entendre ce chant pour battre avec le cœur de l’univers.
Doit-on devenir un Qval pour battre avec le cœur du monde ?
Le sourire de Qval Djema s’élargit à l’intérieur de la forme sombre. Alma frissonna en songeant que son interlocutrice était née et avait vécu dans l’arche des origines, qu’elle avait atterri sur le nouveau monde quelque huit cents ans plus tôt.
Cesse donc de parler de devoir, Alma. Aucun sentier n’est tracé à l’avance. Ma voie n’est pas nécessairement la tienne.
Alma hésita un peu avant de formuler sa question, puis elle s’aperçut que ses pensées s’étaient déjà échappées de son esprit comme des nanziers d’un enclos mal fermé.
Toutes ces histoires qu’on raconte sur l’Estérion, elles sont vraies ?
Quelles histoires ?
Celles sur le grand Ab et sur Ellula par exemple. Est-ce que le grand Ab était vraiment ce géant invincible qui terrassa les terribles légions des robenoires ? Est-ce que le regard d’Ellula avait vraiment le pouvoir de métamorphoser les criminels en rédempteurs ?
Aucun son ne troubla le silence de la grotte, et pourtant Alma fut persuadée d’avoir entendu un rire.
Mon père et ma mère étaient beaucoup plus que des demi-dieux de légende : de véritables êtres humains. Le sentier qu’ils ont parcouru les a conduits à cette simplicité magnifique que j’évoquais tout à l’heure. Parce qu’ils ont su transformer leurs douleurs, leur passé en amour sincère, ils ont battu avec le cœur de l’univers.
Pourquoi ne sont-ils pas restés avec nous ?
Ils sont allés au bout d’eux-mêmes, au bout de leur chemin. Ils n’avaient plus rien à faire parmi nous.
Et toi… vous ?
J’ai choisi le chemin du Qval. Je suis l’une des gardiennes des équilibres de ce monde. Et donc de l’univers. Chaque blessure infligée à ce monde est infligée à l’univers.
Les protecteurs des sentiers en infligent beaucoup ces temps-ci.
Ils ne sont pas les seuls. Combien de blessures les mathelles ont-elles infligées au nouveau monde ? Combien de sources pillées ? Combien de terres épuisées ? Combien de blessures les djemales ont-elles infligées à leurs sœurs ? Combien de souffrances à l’intérieur du conventuel ? Combien de ventresecs tués par les flèches ou les poignards des chasseurs ? Combien d’hommes et d’enfants assassinés par les errants pour l’honneur d’une femme ou d’un clan ? Combien de massacres sur les deux continents ? Combien de déséquilibres apportés par les êtres humains, par tous les êtres humains, depuis qu’ils ont posé le pied sur cette planète ?
Ce n’est pas le rôle des Qvals que d’intervenir ?
Nous intervenons, et ce n’est pas une question de devoir. Mais nous ne sommes qu’une part de ce monde, la part des eaux bouillantes. Notre destin s’est lié à celui des hommes depuis leur arrivée sur Ester. Nous nous appliquons à restaurer les équilibres, à panser les blessures secrètes, mais, pas davantage que sur Ester, nous ne pourrons empêcher le pire d’arriver si les hommes persistent à ne pas respirer au rythme de leur planète d’adoption.
Le pire ?
Sur Ester, le pire s’est traduit par l’instabilité d’Aloboam, son étoile. La vie des étoiles n’est pas éternelle bien entendu, car tout relève des cycles dans l’univers, mais les déchirures dans la trame peuvent accélérer le cours des choses, influer sur la fréquence et la durée des cycles.
Et sur le nouveau monde ?
Le nouveau monde est un point particulier dans le tissu universel, une exception, un nœud qui échappe aux lois habituelles de l’espace et du temps. Le pire, ici, se traduira, se traduit déjà, par des contractions soudaines de l’espace et des accélérations brutales du temps.
Comme mue par un ressort, Alma se releva et s’approcha du bord du bassin. Vu de plus haut, le Qval avait la forme d’un animal au corps rond et au long cou qui s’étirait encore pour se hisser à sa hauteur.
Tu… vous voulez dire que le temps finira par nous dévorer ?
Le temps dévore ses enfants de toute façon, hormis les fils de l’éternel présent. D’habitude, il laisse à chacun la possibilité de se familiariser avec lui, de l’explorer, de comprendre ses exigences, ses mécanismes, de l’apprivoiser, mais, là, il s’engouffrera dans la faille, il s’accélérera d’une façon vertigineuse, il effacera purement et simplement les hommes de la création. Pas seulement les habitants du nouveau monde, mais, puisque nous appartenons au même chœur, tous les peuples humains qui sont un jour partis de leur terre d’origine pour peupler d’autres planètes des galaxies Endrome et Lactée.
Il n’y a pas moyen d’empêcher ça ?
La pensée d’Alma avait jailli de son esprit comme un flot de panique. Qval Djema marqua un long temps de pause. Son visage perdait parfois de sa netteté, s’estompait entièrement, devenait une simple tache claire ou bien – et Alma se demandait si elle n’était pas victime d’illusions d’optique – arborait de nouveaux traits, masculins ou féminins, comme si une infinité de personnages coexistaient à l’intérieur du Qval.
Nous ne sommes que les gardiens des eaux. Les fils de l’éternel présent. Il revient aux hommes de se réconcilier avec le temps.
L’épreuve de l’eau bouillante n’y suffit pas ?
Elle t’a permis de vaincre tes peurs et de franchir une étape, Alma, mais n’en tire aucune vanité. Quoi que tu fasses, tu restes à jamais piquée dans la trame humaine. Comme mon père Abzalon, comme ma mère Ellula, comme tous les passagers de l’Estérion, comme moi.
Ça veut dire que j’ai des… devoirs, non ?
Elle crut entendre à nouveau le rire joyeux de Qval Djema entre les frémissements, les bouillonnements et les clapotis de l’eau bouillante.
Quel que soit le sentier choisi, tu auras une influence sur la trame.
Je suis déjà engagée sur le quatrième sentier…
Le quatrième ? Il n’y en aurait que quatre ? On doit vraiment s’y sentir à l’étroit.
Les habitants du nouveau monde en ont retenu sept.
Sept ? Sur les millions et les millions de possibilités proposées par le présent ? Quelle générosité ! Regarde-toi, Alma, ton corps est unique, ta voix est unique, ton sentier aussi est unique.
Peut-être, mais comment le trouver ?
Il ne m’appartient pas de te fournir ce genre de réponse.
Maran est… était votre époux, enfin, c’est ce que disent les légendes. Pourquoi les protecteurs des sentiers l’ont-ils choisi pour modèle ?
Qval Djema observa un nouveau silence. Alma eut l’impression qu’un visage masculin infiniment triste se substituait pendant une fraction de seconde à celui de son interlocutrice.
Maran reste à jamais mon époux. C’est à deux que nous sommes entrés dans la cuve du vaisseau, je lui garde tout mon amour. Aucun abîme, aussi profond soit-il, ne réussit à nous séparer.
La réponse ne comblait pas la curiosité d’Alma, mais elle n’insista pas, devinant que Qval Djema s’en tiendrait là.
Ellula était aussi belle que le disent les légendes ?
Tu me trouves belle ?
Alma acquiesça de tout son corps, de toute son âme, avec un enthousiasme qui faillit la précipiter dans l’eau bouillante.
Ellula était incomparablement plus belle que moi. Elle portait sur elle la splendeur de son âme.
Je descends sûrement de Lœllo : je suis une sèche, une fumée.
De Lœllo et du grand Ab, de Clairia et d’Ellula. Tu as en toi tous les héros de l’Estérion, Alma.
Alma se sentait si bien en compagnie de Qval Djema qu’elle n’envisageait pas de retourner à la surface d’un monde gangrené par la souffrance. La grotte aux rochers lumineux lui faisait l’effet d’un ventre maternel, un cocon chaud et rassurant où elle était à l’abri des coups, des blessures et des déceptions. Sa peau s’était pratiquement reconstituée et ses cheveux repoussaient, plus épais, plus soyeux qu’auparavant. Seul son pied gauche continuait de l’élancer, trace indélébile – et cuisante – de son premier échec, réminiscence d’une vie révolue, abandonnée comme une vieille dépouille. Elle n’avait pas d’autre besoin que de boire de temps en temps un peu d’eau bouillante qu’elle recueillait dans le creux de sa paume et qu’elle avalait sans lui laisser le temps de refroidir. Parfois également, elle plongeait dans le bassin et nageait en compagnie du Qval – des Qvals ? – sans ressentir la moindre brûlure. Environnée d’une ou de plusieurs présences, elle recevait des caresses physiques et mentales qui la laissaient dans un état proche de la béatitude. Des pensées la pénétraient, s’entrelaçaient en elle, soulevaient des images, des émotions qui lui décrivaient le nouveau monde, cette planète d’un petit système de la périphérie de la galaxie Endrome que l’ordre invisible – était-ce une autre définition du hasard ? – avait dotée de propriétés particulières, à la fois exceptionnelles et redoutables.
Le chant de son monde ne se joignait pas seulement au chœur de la création, il l’amplifiait comme une gigantesque caisse de résonance, il en accentuait l’harmonie ou la dysharmonie, et la discorde entretenue par les êtres humains depuis leur arrivée risquait de retentir d’un bout à l’autre de l’univers, d’entraîner des réactions incontrôlables de cette flèche du temps qui s’était décochée avec l’apparition de la matière.
Le temps entraîne la matière et les créatures vivantes dans une direction, mais il cesse d’être opérant dans l’état d’éveil au présent. Nous pouvons échapper à son déterminisme.
Les hommes aussi ?
Les hommes comme les autres. Il leur suffit de vivre le présent.
Ça ne les empêche pas de mourir.
La mort n’est pas non plus une fin. Mon père Abzalon et ma mère Ellula sont morts, et pourtant ils vivent à jamais.
L’image se forma dans l’esprit d’Alma de constructions élancées et miroitantes non loin d’une faille bordée de roches translucides et emplies de lumière rouge. Elle sut aussitôt que son chemin venait de s’ouvrir, que son destin l’attendait dans ce paysage à la fois grandiose et austère.
Aucune obligation, Alma, aucun devoir.
Seulement un élan, vénérée Qval.
Le frémissement de joie du Qval se propagea dans l’eau bouillante du bassin et dans le corps d’Alma.
Les eaux communiquent entre elles. Nous pouvons t’y emmener. Après, ce sera à toi d’agir. Si tu restes ouverte, tu sauras ce qu’il convient de faire.
Vous l’avez toujours su, n’est-ce pas ? Que je finirais par accomplir vos volontés ?
Nous n’avions aucune intention, Alma, nous n’ébauchons aucun projet. Nous ignorons où nous emmène le présent.
Alma se hissa sur le bord du bassin et s’allongea sur la roche humide. Elle avait maintenant la vision d’une femme et d’un nouveau-né dans une grotte plus sombre que celle-ci. La femme, nue, très belle bien qu’épuisée par l’accouchement, tenait son enfant par le pied et, pleurant toutes les larmes de son corps, le plongeait dans l’eau bouillante. L’enfant poussait des cris stridents mais, si elle se teintait d’une couleur rouge vif, sa peau fragile ne semblait pas souffrir des brûlures.
Alma vit ensuite un homme se glisser dans la grotte et, le poignard à la main, se rapprocher de la femme. Son visage disparaissait sous un masque grossier, taillé de façon rudimentaire dans une pièce d’écorce.