CHAPITRE V
COUILLES-À-MASQUES
Après quatre mois d’un hivernage plus long que d’habitude, les vents de glace ont enfin cessé de souffler. Avant-hier, nous sommes sortis de la maison pour la première fois depuis vingt jours, autant dire une éternité.
Vingt jours pendant lesquels j’ai dû déployer des trésors d’imagination pour soustraire un peu de mon temps aux obligations familiales. Grâce au ciel, ou à mes gènes, ou à mon maître Artien, l’imagination est une matière dont je dispose en abondance, un filon qui n’est pas près de s’épuiser. Vingt jours pendant lesquels il nous faut accepter, si possible avec le sourire, cette promiscuité qui nous oblige à respirer l’haleine et l’odeur de tous les permanents du domaine. Vingt jours à subir les regards sournois ou lubriques des hommes, leurs frôlements insistants, leurs avances obscènes, leur arrogance de mâles. Deux fois dix jours à rassurer Elleo, à exploiter les moindres instants de répit pour le rejoindre dans une mansarde, éteindre sa jalousie grondante d’une caresse, d’un baiser, d’une promesse. Deux fois dix jours où la vie, emprisonnée dans les murs épais, tourne en rond, se vicie, empeste la merde, l’urine, la sueur, suinte la grisaille, la crasse, la rancœur. Quatre fois cinq jours où je n’ai pu jeter sur le rouleau que des éclats de phrases, des pensées excédées, les débordements d’un trop-plein d’impatience et d’ennui.
Je me demande par quel miracle nos ancêtres ne se sont pas exterminés les uns les autres dans leur bagne volant. Quatre fois cinq jours de captivité semblent bien dérisoires en regard de cent vingt ans estériens d’enfermement entre des cloisons, des planchers et des plafonds de métal. Sans doute suis-je habitée par la mémoire des Estériens, moi qui porte, comme nous tous ici-bas, une partie de leur patrimoine génétique. Sans doute m’ont-ils transmis leur claustrophobie, leur « métallophobie », leur horreur des atmosphères confinées et leur hantise du vide.
Compatir à leurs maux ne m’enlève rien des miens. Vingt fois un jour dans la pénombre de pièces mal chauffées et puantes me paraissent bien moins supportables que cent vingt fois un an dans le silence glacé et mortel de l’espace. Ainsi court l’esprit, qui ternit le présent et glorifie le passé, qui se cherche des histoires pour tromper la marche du temps.
Quel bonheur de s’avancer dans la lumière du jour, de respirer un air vif et pur, de fouler une terre libérée de sa gangue de glace, de contempler l’herbe noircie par le gel, les jaules dénudés, les mannes d’un blanc presque translucide, de sentir sur son visage et sous ses vêtements les mordillements d’un vent frondeur ! Les rayons de Jael se glissent timidement entre les nuages noirs qui se déchirent et dévoilent un ciel d’un bleu-mauve encore pâle.
J’aime notre monde quand il s’éveille, s’étire, reprend ses couleurs sous la lumière ensommeillée de l’aube. J’aime Elleo qui respire comme un yonkin assoiffé à mes côtés, qui oublie ses tourments, qui rit à belles dents, qui frémit d’une sève nouvelle. J’aime ma mère Sgen, ses joues rougies par le froid, ses grandes mains calleuses qui caressent déjà les épis de manne brûlés par le gel, ses yeux clairs qui évaluent les dégâts, ses jambes fortes qui arpentent le domaine, son nez levé qui hume le vent, qui s’inquiète d’un dernier coup de griffe de l’hiver.
Je n’aime pas Cloz, l’un des constants de Sgen, un homme qui se prend pour mon père parce qu’il s’est oublié dans ma mère, un homme qui me toise avec le dédain d’un juge, qui ne m’adresse la parole que pour me rabrouer ou m’humilier, un homme dont la présence, ou plutôt l’absence, insinuante et froide, me fait penser aux umbres. Ma mère l’a choisi pourtant, elle lui a ouvert la porte de sa chambre, elle a ployé sous lui, elle a baigné dans son haleine, sa salive et sa sueur, elle s’est inondée de sa semence… Mystères de l’âme humaine. Elleo n’est pas de lui, bien entendu, je n’aurais jamais pu m’entendre avec un autre de ses oublis.
Je n’aime pas, d’ailleurs, mes frères et ma sœur, les deux garçons et la fille de ma fratrie primaire, c’est-à-dire issus du même père et de la même mère. Ce que j’affirme n’est pas tout à fait juste : je n’éprouve pour eux que de l’indifférence, une absence souveraine d’intérêt qui se justifie par le fait qu’eux-mêmes en sont totalement dépourvus. Plus vieux que moi, ils ont déjà semé pour mes frères et récolté pour ma sœur. Contrairement aux yonks, ils se multiplient en captivité, et plutôt vite, et leur engeance m’exaspère tant elle leur ressemble, tant elle paraît pressée de s’engager sur leurs traces, de reproduire, en pire, leur modèle. Je n’aime pas non plus les garçons et les filles de ma fratrie secondaire (nés de la même mère mais pas du même père). On connaît les géniteurs de trois de ces cinq-là. Pas très difficile dans la mesure où ils ressemblent comme deux pauvres cristaux de glace à leurs pères, deux constants effacés et laids (effacés parce que laids ?). Ma mère a décidément la manie d’inviter dans sa chambre ce qui se fait à peu près de pire en matière d’homme. Pas étonnant, dans ces conditions, qu’elle éprouve de temps à autre le besoin de se distraire avec des volages qui, eux, ne se montrent pas regardants sur l’âge et l’usure physique de leur hôtesse.
Elleo est probablement le fils d’un de ces nanziers de passage. Il ne ressemble à aucun permanent du domaine : ses cheveux bruns et bouclés, la finesse de ses traits, le vert envoûtant de ses yeux, la douceur de sa peau, la puissance de son corps en font un demi-dieu descendu parmi les mortels.
Avais-je d’autre choix que de le vouloir pour moi seule ? Avais-je le droit de le laisser se corrompre, se frotter à ces femelles grasses qui ne peuvent ouvrir la bouche sans laisser échapper un cancan affligeant ou une quelconque niaiserie ? Qui n’ont d’autre sujet de conversation que leurs menstrues, leurs ventres, leurs seins, leurs fesses et les fruits de leurs amours détestables ? N’était-ce pas mon devoir que de le sortir de la boue environnante, de l’entraîner sur un chemin où personne d’autre que nous n’oserait s’aventurer ? Peut-on parler d’orgueil ou d’égoïsme à mon propos ? Ou m’autorisera-t-on à invoquer les mânes de la divine Ellula ? Car je prétends aimer mon demi-frère avec la même force, la même dévotion que la jeune Kropte sut apprivoiser le monstre Abzalon.
Hier, j’ai croisé Lézel sur le chemin de mon refuge secret. Il m’a donné trois rouleaux de peau d’une souplesse merveilleuse. Il m’a fixée avec un regard que je ne lui connaissais pas, un regard trempé dans l’exigence, dans l’intransigeance. Il n’a pourtant jamais cherché à me solliciter durant ces deux mois d’enfermement. Lorsque je l’ai croisé dans les couloirs ou dans les pièces communes du domaine, il s’est contenté de me saluer d’un hochement de tête ou d’un petit geste de la main, arborant cet air à la fois stupide et implorant qui est l’apanage des soupirants oubliés.
J’ai pris les rouleaux, l’ai remercié de mon plus faux sourire, puis j’ai filé sans demander mon reste. Il me faut maintenant songer à trouver un nouveau fournisseur. Lézel commence à estimer que je lui suis redevable, et je refuse catégoriquement d’être impliquée dans ses pensées, dans ses sentiments, dans ses désirs. Je crois en effet que les pensées, les sentiments, les désirs, lorsqu’ils ne sont pas partagés, tissent une trame de plus en plus serrée qui risque un jour de nous étouffer.
Extrait du journal de Lahiva filia Sgen.
Aphya et Mung, les deux premiers satellites du nouveau monde, jetaient un regard gris, myope et dissymétrique sur le domaine. Vêtue d’une courte tunique échancrée, Orchale appréciait les effleurements de la brise sur ses jambes et ses hanches nues. La récolte de manne était engrangée, la maison plongée dans une obscurité paisible, Jol, son constant le plus viril, le plus endurant, l’avait rassasiée avec sa vigueur habituelle, et pourtant, malgré l’apaisement des sens, malgré les courbatures et la fatigue engendrées par les quatre jours de battage, elle n’avait pas trouvé le sommeil. Une angoisse sourde, oppressante, l’avait jetée hors du lit au milieu de la nuit. Elle s’était dit qu’un peu de marche, un peu d’air l’aideraient à dissiper ses idées noires, mais, après avoir parcouru une bonne dizaine de fois le chemin qui partait de la cour intérieure et traversait le verger et le potager pour rejoindre les champs de manne, la pointe était toujours là, fichée en travers de sa poitrine et de son ventre, tenace, douloureuse. Jusqu’alors, la gestion du domaine, les tâches à répartir, les réparations à effectuer avant l’amaya de glace avaient entièrement occupé son esprit, mais l’inquiétude, semée comme une graine empoisonnée par la visite d’Arléan fili Gej, n’avait cessé de grandir sous le tumulte de ses activités, et, polie par la paix nocturne, elle se révélait désormais dans toute son étendue, dans toute sa virulence.
L’envie la prit soudain de se laver, de se débarrasser de l’odeur forte de Jol, des restes de semence qui lui poissaient l’intérieur des cuisses. Il en allait de son constant comme d’un feu dans l’âtre : elle appréciait sa chaleur, sa verdeur, sa puissance au moment de l’acte, elle n’aimait pas les résidus du lendemain, les odeurs et les douleurs froides, la sensation de grisaille, de flétrissure dans la lumière sale de l’aube. Elle s’approcha de l’une des quatre fontaines de la cour intérieure, retira sa tunique, s’aspergea copieusement le visage, la poitrine et le ventre, puis elle enjamba la margelle et s’accroupit dans le bassin. Elle laissa à son corps le temps de s’accoutumer à la fraîcheur de l’eau et s’absorba un moment dans la contemplation de la fontaine, une grossière statue de pierre censée représenter, comme les trois autres, le corps massif du grand Ab. Tirée d’une nappe phréatique par un système de siphon qu’il fallait réamorcer au début de la saison sèche, l’eau s’écoulait en un filet de la largeur de deux doigts, avec une telle régularité qu’elle prenait l’apparence d’un tube cristallin coincé entre le bec verseur, le sexe recourbé du grand Ab et la surface du bassin. Des chêneaux d’argile fixés sur le pourtour de la margelle recueillaient ses débordements et les dirigeaient vers la canalisation qui les acheminait vers l’étable, le verger et le potager.
Orchale se demandait souvent si les nappes n’allaient pas finir par s’épuiser. Les deux étés précédents, les quatre statues n’avaient pissé qu’avec une parcimonie alarmante – et irrévérencieuse : la compassion du grand Ab ne passait-elle pas pour intarissable ? Elle s’en était ouverte aux autres mathelles lors de la dernière assemblée. D’aucunes avaient partagé ses préoccupations, mais les autres, la majorité, s’étaient alignées sur la position des mères de Cent-Sources, les reines des domaines originels regroupés autour de la colline de l’Ellab : les pluies de préhivernage et la fonte des glaces des montagnes de l’Agauer suffisaient amplement à reconstituer les nappes et les puits. La générosité de leur planète d’accueil n’avait pas de limites selon elles. Le seul danger venait des protecteurs des sentiers. C’était d’ailleurs pour combattre l’influence grandissante des « couilles-à-masques » que les mathelles avaient décidé de tenir des assemblées clandestines au début et à la fin de la saison sèche, à l’heure de Mung et de Maran, dans un endroit différent à chaque fois. Prévenues au dernier moment par des messagères djemales, elles s’y rendaient à pied par des chemins détournés. Il fallait à certaines comme Orchale plus d’un jour et une nuit pour gagner les lieux des rassemblements. De ces réunions nocturnes dont elle n’avait pas manqué une seule elle était ressortie avec un sentiment accru de solitude et d’impuissance.
Elle frissonna, remua les bras et les jambes pour chasser son engourdissement. Le troisième des satellites, Maran, le plus volumineux, le plus brillant, avait fait son apparition au-dessus du toit du silo. Elle distinguait, disséminées le long de son croissant gris, des taches blanches qui étaient des mers de glace selon Karille, la djemale attachée au domaine. Le fourmillement scintillant des étoiles absorbait peu à peu les figures falotes d’Aphya et Mung.
Des grincements suivis de crissements précipités brisèrent l’enchantement silencieux de la nuit. Orchale cessa aussitôt de bouger, transie par la peur et presque aussitôt par le froid. Dans l’eau jusqu’au menton, elle fouilla les ténèbres des yeux et finit par distinguer une silhouette qui venait dans sa direction. Elle fut tentée de s’immerger entièrement pour ne pas trahir sa présence dans le bassin. Une réaction irrationnelle, stupide : elle n’avait aucune raison de se cacher d’un permanent du domaine qui, comme elle, avait sans doute ressenti le besoin de prendre l’air. Elle se détendit lorsqu’elle reconnut la silhouette élancée d’Œrdwen. Plus jeune qu’elle d’une trentaine d’années, entré dans sa vie longtemps après Aïron et Jol, il avait su se ménager une bonne place près d’elle et, à l’issue d’une période normale de défiance, d’observation, se faire accepter par ses deux autres constants. Elle se souvenait avec une précision étonnante de la première fois où elle l’avait accueilli dans son lit. Il n’avait jamais approché de femme, et sa fougue s’était conjuguée à sa maladresse pour la ramener plusieurs décennies en arrière, du temps où elle n’avait pas la responsabilité d’un domaine sur les épaules, du temps où elle découvrait son pouvoir sur les hommes, sur ces volages aussi fringants que des yonkins sauvages qui se seraient battus au sang pour passer une nuit avec elle. Œrdwen n’avait guère progressé depuis, ni en maîtrise sexuelle ni en souplesse de caractère, mais en sa compagnie elle avait l’impression de prolonger plus que de raison sa seconde jeunesse.
Elle faillit l’appeler, l’inviter à se joindre à elle dans le bassin, se ravisa lorsqu’elle discerna une étoffe épaisse enroulée sous son bras droit et le manche d’un poignard de corne glissé dans la ceinture de son pantalon. Elle le vit bifurquer vers la gauche après avoir lancé un regard par-dessus son épaule et s’éloigner vers la sortie du domaine d’une allure de furve. Intriguée, elle attendit qu’il se fût presque évanoui dans l’obscurité pour sortir de l’eau et se lancer sur ses traces. La tiédeur de l’air ne réussit pas à la réchauffer. Elle enfila sa tunique en marchant bien qu’elle détestât le contact de l’étoffe sur sa peau mouillée. Maran plaquait un vernis argentin sur les façades des bâtiments et sur les frondaisons des jaules.
La silhouette d’Œrdwen disparut à l’angle de la maison principale, qui, comme le ventre d’une femme enceinte, s’était distendue au fur et à mesure des années pour accueillir la population croissante du domaine. Elle abritait désormais une centaine de personnes, plus quelques visiteurs de passage, volages, parents ou amis de permanents.
Fébrile, Orchale accéléra l’allure tout en veillant à ne pas faire de bruit. Son talon gauche se posa sur un caillou aux arêtes tranchantes. Elle se mordit l’intérieur des joues pour étouffer son cri. Lorsqu’elle se redressa, Œrdwen avait disparu. Elle s’accroupit derrière un massif de fleurs et observa, entre les deux colonnes de pierre encadrant l’entrée de la cour intérieure, le chemin de terre qui s’enfuyait dans les champs livides de manne avant de se perdre dans l’obscurité. Des gouttes d’eau dégouttaient des pointes détrempées de ses mèches et s’insinuaient sur sa poitrine et son dos. Les feuilles urticantes des fleurs lui irritaient les jambes, les fesses et les hanches. Un halo de lumière se déploya dans un champ de manne moissonné depuis peu. Quelqu’un – Œrdwen ? – venait de dégager une solarine dont l’éclat vif révélait la présence de plusieurs individus au milieu des éteules claires.
Orchale se releva et, longeant le muret, vint se poster derrière la première colonne. La brise lui apporta les éclats graves d’une conversation. La solarine éclairait des faces qui lui semblèrent disproportionnées avec les corps, puis, affinant son observation, elle s’aperçut qu’il s’agissait de masques rudimentaires taillés dans une matière rugueuse et hachés de traits de peinture vive.
Une phalange de protecteurs des sentiers. Vêtus de ces amples robes brunes qui leur descendaient jusqu’aux chevilles et parachevaient leur anonymat.
Elle vit le corps longiligne d’Œrdwen disparaître dans une robe et sa tête s’escamoter sous un masque. D’abord incrédule, elle fut secouée par une série de tremblements, puis par une violente envie de vomir qu’elle réussit à contenir mais qui lui abandonna un fond de bile dans la gorge. Œrdwen, le père de ses quatre derniers enfants, cet homme avec qui elle avait partagé le tiers de ses nuits, cet homme qui avait maintes fois joui dans son ventre, dans ses mains et dans sa bouche était donc un protecteur des sentiers, un de ceux qui combattaient la puissance des mathelles depuis un siècle, un de ceux qui égorgeaient les mères et les enfants des lignées maudites, un de ceux qui jetaient aux umbres les hommes et les femmes dont le seul tort était de réfuter leur interprétation des légendes de l’Estérion. Orchale avait maintenant l’impression de respirer son odeur, moins forte que celle de Jol, plus suave que celle d’Aïron, mais désormais oppressante, détestable. L’odeur amère de la trahison, de la désillusion. Comment avait-elle pu être crédule, aveugle à ce point ? La solarine, telle une étoile maléfique, donnait un éclairage nouveau et hideux à leur histoire d’amour : leur différence d’âge n’était donc pas ce présent tardif et magnifique déposé à sa porte par la divine Ellula mais le fruit d’une machination, l’étape d’un plan mûrement réfléchi par les protecteurs des sentiers. Sans doute avaient-ils introduit un des leurs auprès de chacune des mathelles, sans doute avaient-ils tendu au-dessus des domaines un vaste filet, invisible pour l’instant mais qui, lorsqu’ils l’auraient décidé, emprisonnerait dans ses mailles l’ensemble de la population du nouveau monde.
Des larmes de rage embuèrent les yeux d’Orchale. Rage contre la fourberie d’Œrdwen. Rage contre sa stupidité, son orgueil de femme. Frissonnante, haletante, elle réprima un gémissement, frappa la pierre rugueuse de la colonne du front, du genou et du poing, remit un peu d’ordre dans ses pensées, se demanda si elle ne devait pas prévenir immédiatement Jol, Aïron et les autres hommes du domaine puis, alarmée par des jeux soudains de lumière et d’ombre, reporta son attention sur les couilles-à-masques. Alignés derrière la solarine que portait le premier d’entre eux, ils avançaient en procession vers l’entrée du domaine.
Affolée, elle se recroquevilla sur elle-même, referma les bras sur sa poitrine, contracta ses muscles internes pour endiguer le débordement de sa vessie.
Que venaient-ils donc chercher dans son mathelle ? Ou plutôt qui avaient-ils déjà condamné, qui venaient-ils exécuter ?
La réponse se dessina aussitôt, limpide, terrible : Orchéron. Quatre jours plus tôt, Arléan fili Gej, entendant ses hurlements, avait entrebâillé une tenture et l’avait vu, en équilibre sur le rebord de la lucarne du silo, s’agiter comme un dément pendant le passage des umbres. Le répartiteur n’avait pas passé la nuit au domaine comme il l’avait lui-même exigé dans un premier temps, il avait prétexté une affaire urgente, avait sauté sur son yonk et filé sans même penser à remplir sa gourde d’eau. Orchale n’y avait prêté qu’une attention distraite sur le moment, soulagée de retrouver Orchéron sain et sauf après la crise de folie qui l’avait poussé à défier les prédateurs volants. Elle s’expliquait maintenant les raisons de ce départ précipité : Arléan était arrivé au bout de la piste, avait identifié son gibier et s’était empressé d’en informer les protecteurs des sentiers. Quelle faute avait donc commise Orchéron pour s’attirer ainsi la haine des couilles-à-masques ? Il n’avait jamais quitté le domaine, pas même pour assister à la Grande Délivrance, la cérémonie annuelle qui commémorait l’arrivée des survivants de l’Estérion sur le nouveau monde. La réponse se trouvait peut-être dans son enfance, dans sa souffrance, dans sa relation privilégiée, équivoque, dangereuse avec Mael…
Orchale se ressaisit : le moment n’était pas venu de se poser des questions mais de tirer son onzième enfant des griffes des protecteurs des sentiers qui, guidés par la lumière mouvante de la solarine, progressaient comme une horde d’animaux féroces dans le champ de teules.
« Tu as peur de moi, Orché ? »
La lumière douce de Maran s’invitait par la lucarne et teintait d’une poudre argentée les poutres et les pierres du grenier. C’était Mael qui avait pris l’initiative de se glisser dans la chambre mansardée d’Orchéron, de le réveiller d’une pression sur l’épaule, d’étouffer ses protestations et ses questions d’un baiser appuyé, de le prendre par la main, de l’entraîner, vêtu de son seul sous-vêtement, dans le grenier du silo le plus éloigné de la maison.
La pièce était nue hormis quelques bottes de paille rassemblées dans un coin, recouvertes de draps de laine végétale et pourvues de deux oreillers. Visiblement nettoyée, aérée, elle embaumait d’un parfum reconnaissable entre tous, celui des cluettes, des fleurs aux pétales pourpres plus couramment appelées « pousse-l’amour ». Une cruche d’eau, deux gobelets, une coupe remplie de fruits et de parts de gâteau de manne trônaient sur une table basse. Mael avait bien préparé son affaire, tellement bien qu’Orchéron se sentait pris au piège, dans l’incapacité de lui refuser quoi que ce soit. La gorge sèche, il se versa un gobelet d’eau et l’avala d’une traite.
« De toi, non, des autres, oui…
— On s’en fiche, des autres ! s’écria Mael en se pendant à son cou. C’est toi que j’aime, toi que je veux. »
Il baissa la tête pour se défaire de l’emprise de son regard, entrevit, par l’encolure de sa robe, la naissance de ses seins qu’il avait si souvent caressés en pensée, admit dès lors sa défaite, une reddition qui n’avait pas le goût âcre des regrets mais celui, apaisant, du consentement. Le passage des umbres, s’il ne l’avait pas délivré de ses peurs, l’avait invité à les regarder en face, à les affronter. Les terribles prédateurs avaient fondu sur lui à la vitesse d’un éclair, l’avaient plongé dans une obscurité glaciale, intolérable, heureusement très brève, mais ils l’avaient épargné et s’étaient retirés en ouvrant une brèche sur son enfance. Contrairement à l’habitude, sa souffrance s’était estompée quelques instants seulement après leur disparition et la sonnerie de fin d’alerte. Il était désormais convaincu qu’ils l’avaient déjà gracié une première fois, même s’il en ignorait les circonstances et les raisons. Il se remémorait une ronde de silhouettes autour de lui, silencieuses, hostiles, imprécises, des corps blêmes allongés sur un sol noir. Il savait également que ses amours avec sa sœur d’adoption étaient déjà inscrites dans le passé, pas nécessairement dans le sien mais dans une mémoire globale, collective.
Souriante, triomphante, Mael se hissa sur la pointe des pieds et lui emprisonna la bouche avec gourmandise. Sa langue, ses mains, les frottements impétueux de sa poitrine et de son bassin balayèrent les dernières hésitations d’Orchéron. Il se laissa entraîner par le courant, tellement puissant qu’il les précipita tous les deux sur le plancher et leur arracha leurs vêtements. Ils n’étaient plus maintenant que deux vagues de désir qui s’éclaboussaient, s’entrechoquaient, s’entremêlaient avec une violence inouïe. Orchéron pouvait enfin prendre à pleines mains ces chairs tendres et rondes, goûter à pleine bouche ce fruit fendu et si attirant sous sa fourrure claire ; Mael pouvait enfin s’emparer de ce membre intimidant qu’elle n’avait jusqu’alors perçu qu’au travers des étoffes, le rouler dans ses paumes, le cajoler de ses lèvres.
Ils s’échouèrent sur les bottes de paille, renversant au passage la cruche d’eau et la coupe de fruits. Perchée sur lui, elle se contorsionna comme une éclipte dorée pour se glisser sous son grand corps, releva les jambes et les croisa sur son dos pour mieux s’ouvrir, pour mieux favoriser l’intromission du visiteur imposant qui s’impatientait à sa porte. Elle n’était pas sûre tout à coup d’être assez grande pour l’accueillir. Elle poussa un petit cri lorsqu’une première poussée d’Orchéron brisa net son hymen, un long soupir de surprise et de protestation lorsqu’un deuxième coup de bassin, impérieux, puissant, la fendit de part en part comme une bûche. Elle resta pendant quelques instants écartelée, tétanisée, le souffle coupé, ne sachant si elle devait se réjouir ou se désoler. Puis son frère adoptif se mit à aller et venir en elle avec une douceur infinie, étonnante pour un homme de sa corpulence. Elle se détendit, épousa ses mouvements, joua avec l’intrus qui se faisait maintenant tendre, caressant, se déroba pour l’abandonner pendant quelques instants à sa porte, le reprit avec avidité, le garda en elle, le bassin basculé vers l’avant, les fesses décollées du drap de laine végétale, le pubis collé au pubis d’Orchéron, les seins écrasés sur son torse, les ongles enfoncés dans sa nuque, les dents plantées dans son épaule. Elle jouissait du contact de leurs peaux suantes, glissantes, chuintantes, de la cadence précipitée de leurs souffles, de l’enchevêtrement grisant de leurs odeurs, de leurs chaleurs. Elle gémissait d’être prise et de prendre, d’exercer son pouvoir de femme, d’emprisonner la puissance de l’homme. Des frissons naissaient au creux d’elle et montaient en spirales voluptueuses, fascinantes. Elle ne chercha pas à résister d’ailleurs, elle comprit d’instinct que son visiteur, gagné par la fébrilité, perdait tout contrôle sur lui-même et s’apprêtait à défaillir. Elle se creusa encore pour le blottir et le retenir au fond d’elle, suffoqua sous le poids d’Orchéron, lâcha prise, bascula dans un désordre indescriptible lorsque la semence de son frère et amant irrigua par saccades son intérieur profané.
Le fracas d’une porte ouverte à la volée ne leur laissa pas le temps de reprendre leur souffle et leurs esprits. Orchéron était encore allongé sur Mael quand Aïron, une petite solarine à la main, s’introduisit dans le grenier. Le visage du constant, chiffonné de sommeil, se renfrogna un peu plus à la vue de leurs deux corps nus et surpris dans une position qui n’entretenait aucune équivoque.
« Le malheur est sur nous… »
Planté sur ses deux jambes maigres qui s’évadaient de sa courte chemise de nuit comme des troncs desséchés, il se tenait dans l’encadrement de la porte avec la même affabilité qu’un épouvantail à nanziers. Ses cheveux tombaient en boucles grises et emmêlées sur ses épaules, une barbe de deux ou trois jours noircissait ses joues hâves, ses yeux lançaient du fond de ses arcades broussailleuses des éclats de colère et de peur.
Dégrisée, plus prompte à réagir que son frère, Mael sauta du lit de bottes de manne et courut se saisir de sa robe dont elle se revêtit en un clin d’œil.
« Et toi, qu’est-ce que tu attends pour te rhabiller ? » fit Aïron à l’adresse de son fils adoptif.
Orchéron se leva à son tour, penaud, les mains plaquées sur son sexe encore gorgé de désir.
« Je l’ai su dès que je t’ai vu sur la rive d’Abondance, ajouta Aïron.
— Comment pouvais-tu savoir que Mael et moi…
— Je ne te parle pas de ça, idiot ! J’ai toujours su qu’en te recueillant j’introduisais le malheur dans la maison d’Orchale. »
Orchéron drapa rageusement son pagne de laine végétale entre ses cuisses et le noua sur le devant.
« Alors fallait pas m’adopter ! »
Aïron jeta un coup d’œil derrière lui avant de secouer la tête d’un air abattu.
« On en parlera à un autre moment. Les protecteurs des sentiers, ils fouillent la maison, ils sont à tes trousses.
— Pour quelle raison ? s’écria Mael.
— On n’en sait foutre rien. Mais votre mère est persuadée que le chasseur de l’autre jour recherchait Orchéron et qu’ils viennent pour lui. Il doit se mettre à l’abri pendant quelque temps.
— Où ? s’écria Orchéron. Si vraiment ils en ont après moi, ils battront tout le Triangle pour me retrouver…
— Tu vois un autre choix ? Orchale t’a fait préparer un sac de vivres, une gourde d’eau, un couteau de corne, des vêtements et des chaussures. Quelqu’un t’attend au coin de l’atelier de poterie pour te les remettre. Fiche le camp maintenant, avant qu’il ne prenne aux protecteurs l’idée de fouiner dans les silos. »
Orchéron lança un regard désespéré à Mael, figée par la stupeur et la peur près de la table basse.
« Il existe une autre solution, dit-il, les mâchoires serrées. Que tous les hommes de ce domaine s’arment de couteaux, d’outils ou de pierres et accueillent ces couilles-à-masques comme ils le méritent ! »
Aïron se frotta les lèvres d’un revers de main.
« Orchale m’a défendu de te le dire, mais… certains hommes du mathelle font partie de leurs rangs. Le combat ne serait pas équitable. Et quand bien même on réussirait à les chasser du domaine, ils reviendraient les jours suivants plus nombreux, plus enragés. Fiche le camp maintenant, nous avons déjà perdu trop de temps. »
Mael s’avança de deux pas vers Orchéron.
« Je pars avec toi.
— Pas question, s’interposa Aïron. Avec une fille dans les jambes, il perdrait toute chance de leur échapper.
— Tu n’es pas mon père que je sache ! » cracha Mael en repoussant le bras du constant.
La lumière de la solarine effleura son visage déterminé, ses yeux larmoyants, ses mèches en bataille, les pierres du mur, la charpente en bois de jaule.
« Œrdwen, ton père… » Aïron se mordit la lèvre inférieure. « Si tu ne comprends pas que tu dois maintenant laisser partir ton frère seul, Mael, reprit-il d’une voix grave, tu le condamnes à mort et tu te condamnes à ne plus jamais le revoir. »
Orchéron s’approcha de Mael et l’enlaça par la taille.
« Mon père a raison, murmura-t-il. Quand je reviendrai, plus personne ne se mettra en travers de nous, je te le promets. »
Il l’embrassa avec fougue, se détacha d’elle, donna une petite tape sur l’épaule de son père adoptif et sortit sans se retourner sur le palier du grenier. Mael voulut s’élancer à sa poursuite, mais Aïron la saisit par le poignet et la maintint contre lui d’une poigne de fer. Elle n’essaya pas de lui échapper, elle s’affaissa sur le plancher avec la légèreté d’une feuille morte et pleura en silence, désemparée, rendue trop tôt à cette enfance qu’elle venait tout juste de quitter.