CHAPITRE XII

LES FILS DE MARAN

Très chère consœur,

Peut-être me connaissez-vous personnellement ? Peut-être ne suis-je pour vous qu’un visage parmi d’autres croisé au hasard d’une assemblée ? Qu’importe, les événements récents nous exhortent à bousculer les convenances, à renverser les barrières illusoires que le temps et les habitudes ont dressées entre nous. Sachez, pour commencer, que ce courrier a été recopié environ trois cents fois afin d’être distribué dans le plus grand nombre possible de domaines. Mes permanentes ainsi que des visiteuses de passage se sont mobilisées pour achever cette tâche avant le lever du jour, qu’elles en soient ici remerciées.

La rumeur a couru ces derniers jours que les protecteurs des sentiers se sont emparés du conventuel de Chaudeterre. Si elle a réellement eu lieu, ce dont je ne doute pas, hélas ! cette intolérable agression prouve que les couilles-à-masques sont passés à la phase finale de leur projet. S’attaquer à Chaudeterre, c’est en effet s’en prendre au symbole même de notre équilibre, de notre harmonie, c’est faire table rase des enseignements légués par nos ancêtres et, par conséquent, concourir à la ruine d’une certaine idée du nouveau monde.

J’ai eu moi-même à subir plusieurs de leurs assauts, chaque fois plus pressants, chaque fois plus meurtriers. J’ai réussi à les repousser pour l’instant grâce au courage et au dévouement des hommes du domaine. Les protecteurs des sentiers semblent avoir lancé des offensives sur plusieurs fronts dans le but, que j’estime évident, de nous maintenir isolées, de nous empêcher de nous regrouper. J’ai précisément envoyé ces missives au petit bonheur, un peu comme des bulles de pollen dispersées par le vent, pour prier ardemment chacune d’entre vous de prendre la seule décision qui s’impose en ces temps troublés : s’unir, s’unir tout de suite, par n’importe quel moyen, rassembler nos forces, nos hommes, nos fourches, nos masses, nos haches, nos faux, nos couteaux, notre bétail, porter immédiatement secours aux djemales de Chaudeterre, libérer le conventuel, puis battre toutes les plaines du Triangle avant que les protecteurs des sentiers ne jettent le masque et ne s’en retournent à leur intolérable anonymat. Il nous faut les identifier à tout prix, leur arracher leur déguisement, ne pas leur laisser un instant de répit, les pourchasser jusqu’aux confins du continent, jusqu’aux portes des enfers s’il le faut.

Comprenez, chère consœur, que nous n’avons plus d’autre choix que de brûler les mauvaises herbes, ou elles étoufferont le bon grain et transformeront nos terres en déserts. Les couilles-à-masques se sont déjà infiltrés dans nos tergiversations, dans nos contradictions et, si nous hésitons un jour de plus, ils s’engouffreront en masse dans une brèche béante, ils finiront de démanteler une construction dont ils sapent les fondations depuis trop longtemps.

J’en appelle donc à votre volonté de défendre ce monde que nos ancêtres ont mis plus d’un siècle à conquérir. Ce n’est pas parce que nous sommes engagées sur le sentier d’Ellula que nous devons refuser le combat auquel nous convie le présent. La guerre est aussi un acte d’amour véritable, nécessaire, lorsque nous en acceptons les règles, pas seulement pour nos enfants ou ceux que nous protégeons, mais aussi pour nos adversaires, ces hommes fourvoyés sur un sentier de violence comme le furent autrefois les Kroptes sanguinaires. Donnons-leur les baisers et les étreintes qu’ils attendent, des baisers et des étreintes de sang et de larmes. Nous n’en avons pas seulement la légitimité mais également le devoir, au sens de cette soumission à l’ordre invisible dont nous parle Ellula.

Seule, je ne tiendrai plus très longtemps face aux incursions répétées des couilles-à-masques. J’ai déjà perdu un constant, mon cher Andemeur, décapité d’un coup de hache, et six permanents qui ont payé leur bravoure de leur vie, mais avec votre soutien, avec une armée constituée de tous nos permanents et des volages qui épouseront notre cause, avec l’audace tranquille des combattants solidaires et résolus, nous renverserons, j’en suis sûre, le cours d’une histoire qui nous a échappé et nous restaurerons l’équilibre un instant menacé. Puis nous exhumerons avec sévérité nos propres manquements, nos propres erreurs. Car nous les mathelles, les mères, les femmes engagées sur le sentier d’Ellula, nous avons commis des erreurs funestes, nous avons pris des décisions iniques, nous avons usé et abusé de notre pouvoir pour conserver nos privilèges et consolider nos trônes de reines de ce monde. Nous ne pourrons pas faire l’impasse sur cet examen approfondi, cruel mais nécessaire. Plus tard, quand nous aurons résolu le conflit, nos consciences harcelées par le souvenir du sang versé nous empêcheront de dormir et nous obligeront à nous contempler en face.

En attendant, très chère consœur, je te supplie, oui, je te supplie de me répondre de toute urgence afin que je sache sur quelles forces compter. Au besoin, fais patienter le messager que je te dépêche – nous en sommes réduits à utiliser des enfants car nous ne pouvons pas nous permettre de priver notre petite troupe déjà affaiblie d’hommes dans la force de l’âge – et remets-lui immédiatement ta réponse. Je ne comprendrai pas qu’elle soit négative, mais je n’aurai pas d’autre choix que de l’accepter. Si elle est positive, indique-moi le nombre d’hommes dont tu disposes. Et puis arrange-toi pour faire transmettre ce message à d’autres mathelles, pour essayer d’augmenter le misérable pourcentage que représentent trois cents sur plus de trois mille. J’attends de recevoir plusieurs lettres – eh oui, je suis une incurable optimiste – avant de fixer un lieu de rendez-vous qui arrange les unes et les autres.

L’aube point. Les protecteurs des sentiers n’ont pas lancé d’attaque cette nuit. Notre unique prisonnier, un adolescent, un enfant, nous couvre d’insultes haineuses à travers la porte de son cachot. Nous ne nous sommes pas encore résolus à l’exécuter, même si l’envie me prend souvent de lui rentrer ses paroles à coups de couteau dans la gorge.

Qui sait ce qui arrivera demain ? Soyons attentives au présent.

Merilliam, mathelle du « Présent », plein nord, à environ deux cents lieues du centre historique de Cent-Sources.

 

 

 

Jozeo leva le bras pour donner le signal de la pause. Ankrel tira sur les rênes de son yonk et mit pied à terre avant même que sa monture ne s’arrête, impatient de soulager ses fesses, ses cuisses et ses mollets à vif. Ils chevauchaient depuis trois jours, et les frottements incessants sur le cuir de la selle et la robe rugueuse avaient engendré des rougeurs, des cloques dont certaines avaient crevé et libéré un pus mêlé de sang. Bien qu’ils eussent parcouru des lieues et des lieues depuis leur point de départ, un domaine situé dans la région nord de Cent-Sources, Ankrel avait la détestable impression de faire du surplace, sans doute parce que l’horizon et Jael étaient les seuls points de repère sur ces immenses étendues jaunes traversées d’ondulations bleues, vertes ou brunes. Ils n’avaient pas pris la direction du nord-est comme à l’habitude, ils s’étaient dirigés plein est, vers la chaîne montagneuse de l’Agauer dont les pics n’étaient encore que des ombres lointaines, des rêves inaccessibles.

Ankrel s’étira pour détendre ses muscles noués douloureux. Les autres, habitués à la monte, avaient déjà mené leurs yonks dans les zones les plus herbeuses et commencé à préparer le repas du zénith. Il était le plus jeune du groupe qui comptait vingt et un chasseurs, les meilleurs de l’ensemble des cercles selon Eshvar et Jozeo. Tous protecteurs des sentiers, ils s’étaient engagés avec enthousiasme dans cette expédition contre les umbres, car ils se voulaient les plus grands des lakchas, les fils préférés de Maran, et leur désir d’évolution, de perfection, ne trouvait plus à s’exprimer dans la chasse routinière aux yonks.

D’abord flatté d’avoir été admis dans leur cercle restreint, Ankrel avait rapidement mesuré le degré d’exigence qu’il y avait à vivre dans une telle compagnie. Les faiblesses, les jérémiades, les doutes n’étaient pas tolérés, ni d’ailleurs aucune autre manifestation de mollesse, de paresse, ou jugée comme telle. Il n’avait donc parlé à personne de ses rougeurs qui, pourtant, lui arrachaient des gémissements et des larmes. Il n’avait jamais réclamé le repos supplémentaire qu’implorait son corps engourdi, exténué. Les dents serrées, les yeux rivés sur ces maudites montagnes qui semblaient se reculer au fur et à mesure qu’ils s’en rapprochaient, il endurait ses douleurs en silence, mettait même un point d’honneur à plaisanter et à rire avec les autres au long des bivouacs. Il s’agrippait à l’idée qu’il participait à « l’aventure la plus extraordinaire qu’ait jamais vécue un homme sur ce fichu monde », selon l’expression de Jozeo.

Mais il ruminait des pensées sales et noires depuis son intronisation chez les protecteurs des sentiers. Il avait signé un pacte indélébile avec les frères de Maran. Ils l’avaient contraint à violer cette fille sous leurs regards, comme pour le piéger dans ses propres turpitudes et lui interdire tout retour en arrière. Non, ils ne l’avaient pas contraint, il avait agi de son plein gré, poussé par une force irrésistible, une puissance quasi surnaturelle qui semblait liée au port du masque et de la robe de craine. Comme si, en enfilant l’uniforme, il avait hérité de l’énergie d’un ensemble. Comme s’il avait été possédé par une unique et immense divinité nourrie depuis des siècles aux ferments de la haine, du désir et de la colère.

La fille, terrorisée, s’était débattue au début, une résistance qui avait soufflé sur le feu de son désir. Il s’était abattu sur elle comme un umbre sur sa proie, lui avait arraché sa robe et l’avait violée à plusieurs reprises, protégé par l’anonymat du masque, stimulé par les psalmodies graves des spectateurs, s’acharnant sur elle avec une violence inouïe, l’abandonnant en sang sur la terre battue de la grange.

C’est le lendemain seulement qu’il avait pris conscience d’avoir perdu sa virginité. Il n’en gardait pas un bon souvenir. Une amertume chargée de remords supplantait l’ivresse ressentie pendant la signature du pacte. Ô combien différente il avait imaginé sa première relation avec une femme ! Il n’avait esquissé qu’une caricature grossière de l’acte d’amour, une empoignade furieuse dans une grange délabrée, une série de saillies bestiales et sanglantes au milieu d’une haie vociférante de masques. Les autres l’avaient félicité pour sa virilité, l’avaient étreint avec ferveur, lui avaient signifié qu’il était désormais un membre à part entière de la grande famille des protecteurs des sentiers.

« Comment se portent tes fesses et tes cuisses ? »

Ankrel découvrit le visage de Jozeo à quelques pouces du sien. Le lakcha le dévisageait avec un mélange de sollicitude et de perplexité.

« Comment sais-tu que…

— Il suffit de te voir marcher ! coupa Jozeo. Tu donnes l’impression d’avoir fourré un buisson entier d’épines dans ton pantalon ! Mais je n’ai pas entendu une plainte sortir de ta bouche, et je me félicite de ne pas m’être trompé sur ton compte.

— Un peu tôt pour en juger, non ? Nous ne sommes partis que depuis trois jours… »

Jozeo leva les yeux sur le ciel dont la lumière aveuglante de Jael éclaircissait le mauve pur éclatant. Les herbes roulaient en vagues furieuses sous les coups de fouet d’un vent sec et lâchaient de temps à autre des bulles opaques qui se désagrégeaient avant d’avoir pris leur envol. On ignorait l’utilité du pollen de fin de saison sèche. Allait-il féconder les forêts inextricables de la pointe sud du Triangle comme le prétendaient certains, ou étaient-ce simplement des bulles qui restaient coincées avant les grosses chaleurs et attendaient le retour du vent pour pouvoir enfin s’envoler ? Il provoquait en tout cas des allergies mortelles chez certains individus, et bon nombre de mères tenaient leurs enfants enfermés dans les maisons jusqu’aux premières averses de pluie glacée, signes avant-coureurs de l’amaya de glace.

« Trois jours, c’est plus que suffisant pour juger un homme. »

Ankrel décolla le cuir de son pantalon collé à ses fesses, mais, même en prenant d’infinies précautions, il ne put s’empêcher de grimacer.

« Pourquoi suivons-nous la direction de l’est ?

— C’est de là que viennent les umbres. Toujours. On procède avec eux de la même façon qu’avec un gibier ordinaire : on remonte la piste.

— Sauf que les umbres, eux, ne laissent pas d’empreintes.

— Pour l’instant. Mais je suppose que, lorsque nous nous rapprocherons de leur territoire, nous découvrirons des signes, des traces.

— Et s’ils viennent d’un autre continent ?

— Nous irons sur l’autre continent s’il le faut.

— Ça pourrait prendre… toute une vie ! »

Jozeo eut un large sourire qui dévoila ses dents fortes, longues, bien plantées.

« Qu’est-ce qu’une vie au regard de la gloire éternelle de Maran ? »

Ankrel se souvint de ses adieux à sa mère, une étreinte matinale, impatiente, bâclée sur le pas de la porte, un retrait brutal pour s’arracher à ces mains qui le suppliaient de rester. L’intuition des mères… Une spirale vertigineuse le happa, qui lui coupa le souffle et le fit chanceler.

« Tu veux dire que… nous ne sommes pas sûrs de revenir un jour à Cent-Sources ?

— Dès l’instant où nous nous sommes lancés dans ce projet, nous avons perdu toute certitude, répondit Jozeo après un instant de silence. Mais je croyais que tu avais compris cela. »

Non, Ankrel n’avait pas compris, il s’était laissé porter par un courant qui l’avait d’abord expédié dans cette grange délabrée, puis au sommet de l’Ellab, puis dans cet abri souterrain du pied de la colline des morts, puis au cœur de cette terrible nuit d’orage où le nouveau monde avait paru promis à l’anéantissement, puis dans ce domaine à l’abandon où attendaient vingt yonks dressés, puis au milieu de cette plaine sans commencement ni fin. Ce n’était qu’une ronde accélérée de mouvements, de sensations, de remords et d’inquiétudes, en aucun cas une vision globale, cohérente, réfléchie.

« Je ne parle pas seulement de la durée de notre expédition, reprit Jozeo. Mais de notre gibier et des phénomènes qui s’y rapportent. Nous ne savons rien des umbres, nous ne savons rien de leurs capacités, de leurs instincts, de leurs besoins, rien de leur nature.

— À quoi ça sert de les chasser dans ce cas ?

— À cette question on pourrait répondre qu’ils doivent être éliminés parce qu’ils font peser un danger permanent sur la communauté. Que nos deux formes de vie sont incompatibles en apparence. Que nous devons apprendre à les combattre si nous voulons augmenter nos chances de survie.

— Mais ce n’est pas la vraie réponse, n’est-ce pas ? »

Jozeo tira son poignard de son étui rigide et, du tranchant de la lame, entreprit de se couper les ongles. Les autres avaient allumé, à l’aide de bâtonnets de soufre, un feu qu’ils alimentaient avec des brassées d’herbe sèche et les branches souples et encore vertes des buissons.

« Non, en effet. Le cercle ultime des fils de Maran nous a chargés de percer le mystère des umbres.

— Quel mystère ?

— S’ils le savaient, ce ne serait plus un mystère ! Ils pensent que les umbres ne sont pas des formes de vie seulement attachées à ce monde.

— Tu veux dire qu’ils…

— Ce sont les mots exacts du cercle ultime. Tu en sais autant que moi. À nous de découvrir le reste.

— Mais comment le… cercle ultime en est-il arrivé à croire cela ?

— Je ne suis pas dans ses petits secrets. Je sais seulement qu’il compte beaucoup sur notre expédition pour éclairer sa lanterne. »

Ankrel contint de son mieux une envie brutale de baisser son pantalon et d’exposer son postérieur aux caresses rafraîchissantes du vent. Il constata d’ailleurs que quelques-uns des chasseurs ne s’étaient pas gênés pour le faire bien que leurs fesses ne fussent pas aussi rouges et pelées que les siennes. Un reste de fierté ou de pudeur le dissuada de les imiter.

« Qui fait partie du cercle ultime ?

— Des anciens, je suppose.

— Eshvar ?

— Ça ne m’étonnerait pas.

— Qui a été le premier protecteur des sentiers ?

— Maran est le premier. Il protège ses fils en toutes circonstances. Je te raconterai l’histoire de son premier disciple un soir si tu veux. Viens manger en attendant. »

Ankrel avait encore une foule de questions à poser à Jozeo, entre autres la relation qu’il y avait entre leur expédition et cet homme qui était venu délivrer la fille sur la colline de l’Ellab et qui avait subitement disparu alors que les protecteurs l’encerclaient, mais le lakcha mit fin à la conversation en se détournant et se dirigeant d’un pas décidé vers le feu où grillaient les premiers morceaux de viande.

Ankrel le rejoignit après avoir jeté un coup d’œil anxieux sur la voûte céleste que pas un nuage n’assombrissait. Trop loin désormais pour être alertés par les cornes des guetteurs, ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes pour prévenir le passage des umbres et, comme la plaine n’offrait aucun refuge apparent, ils évoluaient en permanence sous la menace des prédateurs volants. Ils n’en avaient pas rencontré un seul depuis leur départ, mais l’horizon pouvait à tout moment se couvrir de taches noires capables de combler de gigantesques distances à une vitesse effarante.

Ils mangèrent dans un silence bercé par les sifflements du vent, les crépitements du feu et les bruits de mastication. Ankrel resta debout tout au long du repas, les jambes écartées afin d’éviter les frottements de ses cuisses. Une certaine appréhension se lisait sur les visages burinés des autres membres du groupe. Bien sûr, ceux-là se seraient laissé couper en petits morceaux plutôt que d’avouer leur inquiétude, mais la fixité des regards, la crispation des mâchoires et une tendance de plus en plus prononcée à l’irritation trahissaient une nervosité rentrée, de moins en moins bien rangée sous l’assurance des poses et des mines.

Le premier soir, Ankrel avait demandé à quelques-uns d’entre eux en quoi avait consisté leur pacte d’admission dans le cercle des protecteurs des sentiers. Un seul avait accepté de lui répondre, les autres ayant éludé la question d’un mouvement d’épaules ou d’un grognement courroucé.

« Ils m’ont demandé de leur rapporter une dizaine de têtes de ventresecs, avait murmuré Mazrel, un homme d’une centaine d’années, d’une voix tellement basse qu’Ankrel avait dû se coller contre sa bouche pour saisir ses paroles.

— Ça n’a pas été trop difficile ? »

Mazrel avait secoué la tête d’un air las, presque abattu.

« J’avais à ce moment-là une relation très… intime avec une femme ventresec. Une vraie furie au lit. Je lui avais soigneusement caché que j’étais lakcha de chasse : les errants ne nous aiment pas pour les raisons que tu connais sans doute. Elle croyait que j’étais un permanent du satané mathelle où vivait ma famille. Je lui ai dit que je voulais rencontrer les membres de son clan parce que j’aimerais peut-être devenir à mon tour ventresec. Elle a fini par me conduire aux siens. Ils étaient ce jour-là en train de préparer leur départ à la fin de la période des moissons. Ils m’ont invité à rester en leur compagnie. Leur clan s’était formé un an plus tôt et ne comptait qu’une quinzaine de personnes, cinq femmes, sept hommes et trois enfants en bas âge. J’ai attendu qu’ils s’endorment pour les tuer l’un après l’autre. Je leur ai ouvert la gorge d’un coup sec pour les empêcher de crier, ça fait juste un bruit d’air, un bruit de bulle de pollen qui se dégonfle ou d’un tuyau qui fuit. J’ai eu juste maille à partir avec un des hommes, un foutu costaud qui s’est réveillé quelques instants trop tôt. Il a fallu que je m’y reprenne à trois fois pour lui planter ma lame dans le cœur. Il a gueulé comme un yonk en rut. Les autres étaient morts heureusement, sauf les enfants, mais j’avais pas grand-chose à craindre d’eux. J’ai coupé les quinze têtes, je les ai mises dans un sac et je les ai ramenées aux protecteurs. Non, comme tu vois, ça n’a pas été trop difficile.

— Je ne parlais pas de ce genre de difficulté. Tu n’as jamais éprouvé des… des remords ? »

Mazrel lui avait lancé un regard stupéfait. Il ne s’était probablement jamais posé la question, même si, à la manière dont il se tordait les mains en racontant cette histoire, il ne paraissait pas spécialement fier de son exploit.

« Des remords ? Cette femme, la ventresec, me plaisait bien. Pas une autre fichue bonne femme n’a su un jour me chauffer les sangs aussi bien qu’elle. Je me suis dit qu’avec elle j’aurais pu passer du bon temps, et j’ai souvent regretté de ne pas l’avoir épargnée.

— Et les autres ? Les enfants ?

— Eux, c’étaient de foutues graines de parasites, de futurs charognards des plaines. »

Mazrel s’était claquemuré dans un silence maussade et Ankrel avait compris que leur conversation avait réveillé des fantômes douloureux chez son interlocuteur. Les protecteurs des sentiers imposaient à leurs futurs frères des épreuves dont ils ne revenaient pas indemnes. Ligotés par un inavouable secret, les nouveaux adeptes n’avaient plus la possibilité de reprendre leur liberté. Ils se l’interdisaient eux-mêmes, de peur de se retrouver confrontés à l’inutilité, à la monstruosité de leur pacte. Rien ne justifiait que Mazrel eût massacré ces quinze errants sinon le port du masque d’écorce et la robe de craine. Rien ne justifiait qu’Ankrel eût violé cette fille sinon la hantise de décevoir un homme qui portait le masque d’écorce et la robe de craine.

« Umbres ! »

Ankrel faillit régurgiter le morceau de viande qu’il venait d’avaler. Les gestes et les visages s’étaient figés autour de lui. Des taches noires s’étaient posées au-dessus des crêtes sombres de l’Agauer, comme si un enfant maladroit avait éclaboussé le ciel d’encre de nagrale. Nombreuses, peut-être trente ou quarante, plus ou moins larges, plus ou moins sombres. Le cœur battant, les tripes nouées, Ankrel fouilla les environs à la recherche d’un abri, mais la plaine n’offrait à perte de vue que ses herbes ondulantes aux couleurs changeantes.

« J’en ai jamais vu autant ! hurla une voix.

— Aux yonks ! glapit Jozeo. Essayons de trouver un refuge.

— Il n’y en a pas dans cette fichue plaine !

— Maran nous guidera. »

Jozeo ramassa sa gourde, remisa son poignard dans son étui, rejoignit son yonk en quelques foulées, sauta sur la selle, laboura les flancs de sa monture à coups de talon et, sans prendre le temps de glisser les bottes dans les étriers, s’élança au grand galop dans la direction opposée à celle de la chaîne montagneuse.

Les autres lakchas l’imitèrent, abandonnant sur place les restes de leur repas et les sacs de vivres. Ankrel fut l’un des derniers à réagir. Lorsqu’il se jucha sur son yonk, un mâle dont la robe brun foncé se mouchetait de taches claires, il faillit aussitôt en redescendre tant le contact avec la selle dure jeta du feu sur ses brûlures. Il n’eut pas besoin d’éperonner sa monture, gouvernée par des réflexes ancestraux d’appartenance au troupeau, pour qu’elle file au galop. Il resta d’abord plaqué sur l’encolure, le nez enfoui dans la crinière courte, les pieds calés dans les étriers, les jambes tendues, les fesses décollées de la selle. Il voyait, dans le demi-cercle des cornes, la petite troupe s’étirer en file au milieu des herbes, disparaître par instants dans les creux, resurgir plus loin sur les bosses. Il essaya de combler la dizaine de pas d’intervalle qui le séparaient de l’avant-dernier yonk, mais, n’y parvenant pas, il lança un regard fébrile derrière lui.

La nuée des umbres s’était rapprochée à une vitesse sidérante : ils flottaient pratiquement au-dessus de lui, gigantesques, menaçants, ondulant comme des écliptes de la rivière Abondance. Un gémissement de terreur s’échappa de ses lèvres. Une vague de froid lui lécha la nuque et descendit le long de sa colonne vertébrale. Ce n’était pas le vent, là-dessus il n’avait aucun doute. Les muscles de son dos se contractèrent dans l’attente du contact. La course pesante, obstinée, des grands herbivores ébranlait le sol dans un grondement sourd.

Le yonk d’Ankrel se déroba sous lui. Vidé de la selle, il eut une sensation de chute vertigineuse, de plongée effrayante dans un gouffre sombre et sans fond.

Orchéron
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