À son approche, les loupiots se levèrent pour se cramponner aux ridelles.

« Comment vous portez-vous jusqu’ici ? s’enquit-il.

— Faut que j’aille faire pipi ! déclara Danil.

— Il l’a déjà fait deux fois depuis le départ, commenta Rala en roulant des yeux.

— À vous de vous débrouiller tout seuls pour ce genre de choses, répliqua Arkoniel. Et toi, comment ça va ? » demanda-t-il à Wythnir.

Celui-ci se contenta de hausser les épaules.

« Allez, accouche, qu’est-ce qu’il y a ? le morigéna Arkoniel, devinant déjà la réponse.

— Rien, ronchonna le gamin.

— Ta mine renfrognée prouve le contraire. »

Wythnir baissa la tête et marmonna. « Cru que vous étiez encore reparti.

Comme avant.

— Quand je vous ai quittés dans les montagnes, c’est ça que tu veux dire ? »

Son élève opina du chef. « Et quand vous êtes parti pour la bataille. »

Il en avait été complètement bouleversé, Arkoniel le savait par Ethni, mais que faire là contre, alors ? Ses propres devoirs envers Tamir seraient toujours prioritaires, le petit devait en prendre conscience.

Néanmoins, il fit tout son possible pour se faire pardonner. Il en était réduit à conjecturer ce qu’avait pu être l’existence de l’enfant jusqu’à son entrée au service de Kaulin en règlement de va savoir quelle dette. Sans s’être montré cruel avec lui, du moins à la connaissance d’Arkoniel, celui-ci l’avait à peine mieux traité qu’un chien de chasse utile avant de le lui confier.

Il déplaça le sac accroché à ses fontes et, tendant la main, souleva le petit garçon pour l’asseoir en selle devant lui.

« Mais tu le vois bien, je vous prends tous avec moi, ce coup-ci, pour vous emmener à la grande ville dont je t’ai parlé, dit-il en lui passant un bras autour de la taille. Nous allons dorénavant habiter tous ensemble dans un château.

— Lord Nyanis raconte qu’il y a aussi là-bas tout plein de chats et de chatons, dit Rala du fond de la charrette. La reine Tamir nous laissera jouer avec eux ? »

Arkoniel gloussa. « Les chats d’Atyion se gouvernent eux-mêmes et jouent avec qui leur chante.

- Vous resterez avec nous, là-bas, Maître ? questionna Wythnir.

— Naturellement. À moins que la reine ait besoin de mon aide, comme ce fut le cas pour la bataille. Mais je suis revenu quand même, non ? »

Le gosse en convint d’un hochement, non sans ajoute. « Oui. Cette fois-là. »

Le soleil brillait, et la blancheur éclatante des gigantesques tours jumelles du château se découpait sur l’azur du ciel quand Tamir, quelques jours plus tard, parvint en vue d’Atyion.

« Au moins ont-ils hissé tes couleurs, cette fois » , lui fit observer Ki.

Des oriflammes flottaient aux échauguettes, aux remparts et sur les toits de la ville en contrebas, comme pour une semaine de festivités.

Lytia et une armée de domestiques montés se portèrent au-devant d’eux juste en dehors des murailles de la ville. L’intendante à cheveux gris refréna son palefroi en arrivant à la hauteur du cheval de Tamir. « Bienvenue chez vous, Majesté ! Tout est en bon ordre dans votre château, et j’ai fait apprêter un festin pour ce soir. Je l’ai prévu pour deux cents convives. Cela vous satisfait-il ?

— Oui, c’est parfait, répondit Tamir, plus émerveillée que jamais par l’efficacité de son interlocutrice. Vous avez pris grand soin de mes domaines, comme toujours, et réalisé des prouesses pour l’approvisionnement d’Ero. J’espère que tout cela n’a pas trop accablé mes sujets d’ici ?

— Atyion est riche à tous égards, lui affirma Lytia.

Les gens du coin vivent dans l’opulence, et ils se sont trouvés honorés d’en faire bénéficier leurs frères moins bien lotis de la malheureuse Ero.

Est-il vrai que vous comptez la brûler ?

— C’est absolument indispensable. »

Lytia acquiesça d’un signe de tête, mais Tamir la vit jeter un regard circulaire sur la beauté de sa propre ville, comme si elle essayait de se la figurer victime d’une semblable calamité. En sa qualité d’intendante, c’était elle qui gouvernait en l’absence de la noblesse. À ce qu’assurait Tharin, sa famille servait celle de Tamir depuis des temps immémoriaux. Sa tante prenait au sérieux ses obligations, et elle aimait aussi passionnément la ville et le château que s’ils lui avaient appartenu en propre.

Les citadins affluèrent en foule sur la route pour accueillir leur souveraine. Par-delà les vignobles, sur les prairies dont elle s’était généreusement dépossédée en faveur des survivants d’Ero et qui moutonnaient le long de la rivière entre la mer et la forteresse, on était en train de construire tout un faubourg de maisons de bois et de pierre.

« Vous n’avez pas chômé, je vois.

— Nous y avons jusqu’ici logé plus d’un millier de réfugiés, Majesté. En témoignage de gratitude, ils ont appelé le village Reine Merci. »

Tamir ne put s’empêcher d’en sourire mais, en approchant des portes du château, c’est un spectacle macabre qui l’accueillit. Les restes pitoyables du cadavre du duc Solari se balançaient encore aux créneaux, réduits à quelques lambeaux noircis et à des ossements parés de soieries jaunes délavées. « Pourquoi ne l’avoir pas encore ôté de là ? » demanda-t-elle. En selle à ses côtés, Lord Nyanis était devenu blême à la vue de celui qui avait été autrefois son ami.

« C’était un traître, et on l’a traité comme tel, répondit Lytia. Il est d’usage de livrer aux oiseaux le corps de ses pareils, en guise d’avertissement aux autres. »

Tamir opina gravement du chef, mais ce tableau l’affligea. Tout félon qu’il avait pu se révéler pour finir, elle n’en avait pas moins connu Solari toute son existence. « Qu’est-il advenu de Lady Savia et de ses enfants ?

— Repartis pour leurs propriétés. Mais le fils aîné, Nevus, a rassemblé ce qu’il restait des troupes de son père et engagé sa foi à Korin. J’ai appris par Lady Savia en personne qu’il veut se venger sur vous de la mort du duc.

— Qu’allez-vous leur faire ? » demanda Nyanis.

Tamir soupira. « Si Lady Savia consent à me prêter serment d’allégeance, je la laisserai conserver ses terres.

— Je me garderais de lui faire par trop confiance, prévint Tharin. Son mari était une couleuvre et un renégat. Elle-même n’a aucune raison de te vouloir du bien.

— La suite des événements devrait éclairer ma lanterne, je présume. Du moment que son fils a emmené les forces domaniales à Cima, je n’ai pas grand-chose à redouter d’elle dans l’immédiat, n’est-ce pas ? »

L’espace vert au-delà des murs de courtine pullulait de bétail et de poules. Les cours foisonnaient de soldats, et les jardins rutilaient de fleurs estivales. Un essaim de serviteurs en livrée attendait, planté au bas du perron, le moment de saluer Tamir pendant qu’elle mettait pied à terre et tendait les rênes à un petit palefrenier. Elle échangea quelques phrases avec eux puis pénétra dans la demeure de ses aïeux.

À peine à l’intérieur, elle s’arrêta dans le vestibule de réception devant le vaste autel de la maisonnée pour faire des offrandes aux Quatre. Alors qu’elle jetait ses plumes sur le brasero d’Illior, quelque chose lui frôla les jambes. Baissant les yeux, elle découvrit Queue-tigrée qui la couvait de ses prunelles vertes languides. Elle se baissa pour prendre l’énorme matou orange et grimaça quand il lui heurta le menton d’un coup de tête. Une fois dans ses bras, il les pétrit avec ses grosses pattes à sept doigts et se mit à ronronner comme une forge.

« Il a l’air plutôt bien aise de te revoir, lui aussi » , dit Ki en pouffant.

Elle laissa retomber l’animal qui lui colla aux semelles lorsqu’elle emprunta la galerie menant à la grande salle. D’autres chats surgirent aussitôt, qui de sous les tables, qui du haut des dressoirs, comme s’ils avaient escompté sa venue.

Le soleil de l’après-midi qui se déversait à flots par les hautes baies faisait resplendir les somptueuses tapisseries et les trophées de guerre suspendus aux murs et les myriades de pièces d’orfèvrerie d’or et d’argent qui s’alignaient sur les sombres buffets de chêne patinés par les siècles. Les longues tables étaient dressées face à l’estrade qui supportait la table d’honneur, et la blancheur éclatante de leurs nappes était rehaussée par des chemins de table multicolores. Des laquais en livrée bleue s’affairaient déjà de tous côtés, les bras chargés de plateaux et de hanaps.

Chez moi, songea-t-elle en se répétant ces mots pour essayer de les apprivoiser, tandis qu’elle promenait son regard à la ronde. Ils ne s’ajustaient pas encore à ces lieux comme ils persistaient à le faire pour le fort de Bierfût, même après toutes ces années passées à la cour.

Le moindre coin grouillait de nobles et de domestiques royaux déjà installés à résidence dans ce qui était devenu le palais royal. La place ne manquait certes pas pour en héberger, des centaines en fait, dans l’immense bâtisse à deux tours.

« Voilà comment c’était du temps de votre père » , lui dit Lytia, tandis qu’elle grimpait sous sa conduite vers la chambre aux tentures de cygnes. « Grâce à vous, ce château a ressuscité. Est-ce que vous ferez une tournée officielle ? Des festivités seraient également dans l’ordre, le cas échéant. La population n’a pas encore eu l’occasion de célébrer votre règne, et ces pauvres âmes déplacées d’Ero jusqu’ici ne bouderaient certainement pas un brin de réjouissances.

— Peut-être. » Tamir s’avança vers la fenêtre pendant que Baldus et Ki supervisaient le déballage de leurs maigres effets par les serviteurs. Queue-tigrée se percha d’un bond sur l’entablement, et elle le caressa d’une main absente.

De sa place, elle pouvait mieux voir l’importance des troupeaux qu’on était en train de soigner dans l’enceinte. « On dirait que vous vous apprêtez plutôt à subir un siège qu’à donner des fêtes.

Il m’a semblé que mieux valait, vu les circonstances actuelles. Des nouvelles du prince Korin ? » Tamir secoua la tête. Elle aurait donné cher pour savoir si son héraut avait réussi à gagner Cima sain et sauf.

Elle fit le lendemain la tournée intégrale de ses vastes possessions et fut enchantée par les rapports de ses régisseurs et de ses tenanciers. Les moissons d’été mûrissaient à souhait, et les vignes croulaient sous les grappes. D’après son maître des hardes - autre vieille connaissance de Tharin -, trois cents poulains et pouliches étaient nés au printemps dans les haras royaux, un chiffre record depuis des années.

Elle abandonna à Nikidès et à Lytia le soin de sélectionner ses officiers de cour secondaires, et, grâce à leur expérience en telles matières, tous les deux firent preuve d’un tact inestimable. Toute cour royale se devait de posséder sa petite armée de fonctionnaires.

Tamir se réserva en revanche le choix de ses principaux ministres, non sans recourir pour ce faire aux conseils de Tharin et des magiciens. Jorvaï et Kyman se récusèrent, n’ayant aucune envie d’assumer la moindre responsabilité de cet ordre, et la prièrent humblement de les laisser à leurs postes de commandement. Sous réserve de conserver également le sien, Nyanis, dont elle appréciait le charisme, l’adresse et l’intelligence, accepta de diriger aussi la diplomatie pour l’aider à séduire les membres de la noblesse qui. ne s’étaient pas encore déclarés en sa faveur.

Eu égard à la valeur dont le duc Illardi avait fait preuve à, Ero, elle le nomma son lord Chancelier. Instamment pressé d’accepter enfin le titre de duc, Tharin, désigné comme lord Protecteur d’Atyion, se vit chargé de la défense du château et de la personne de la reine. Ki s’obstina à refuser toute modification de son propre statut et le lui déclara sans l’ombre d’une équivoque lorsqu’ils se retrouvèrent tête à tête.

Tout en continuant pour l’heure à faire partie des Compagnons, Nikidès agréa les fonctions supplémentaires de Secrétaire royal qui l’appelaient à superviser la correspondance de Tamir et à s’occuper des pétitions. Il lui faudrait au demeurant organiser le service des innombrables scribes nécessaires.

L’une de ses premières recrues fut le jeune Bisir, à la suggestion de Tamir, qui l’avait connu dans la maisonnée d’Orun. Elle n’avait pas oublié sa gentillesse, pas plus que sa gracieuse compagnie, le fameux hiver où il s’était trouvé bloqué par la neige au fort avec eux.

« Vous me faites un trop grand honneur, Majesté ! » s’exclama-t-il lorsque, expressément mandé par elle à la cour, il s’y présenta. Il était toujours aussi joli garçon, parlait toujours de la même voix douce mais, grâce à la bienveillance que lui avaient montrée Tamir et la femme d’Atyion qui s’était chargée de son apprentissage, il avait finalement perdu son air effaré de souffre-douleur.

« L’époque d’Orun fut bien noire pour nous deux, lui rappela-t-elle. Tu as été l’un des rares à me manifester de la sympathie. Mais tu as au surplus aperçu dans son cercle d’amis la fine fleur des lords les plus intrigants. La connaissance que tu en possèdes va m’être précieuse. Tu devras me mettre en garde contre tous ceux que tu identifieras et m’informer autant que faire se pourra de leur commerce avec mon oncle et mon gardien. »

Il acquiesça d’un hochement plein de gravité. « Je n’aurais jamais cru qu’il me serait possible de me féliciter d’avoir servi chez lui, Majesté. Ce sera un honneur pour moi que de vous être de quelque utilité. »

Elle devait encore s’occuper du cas des magiciens. Nombre des nobles qui ne s’étaient pas trouvés avec elle à Ero continuaient à leur manifester une solide antipathie.

« Il est capital que l’on voie en nous vos alliés, au même titre que vos généraux, l’avisa Iya. Nyrin a laissé un vilain goût de bile dans le gosier des gens. La Troisième Orëska doit être considérée comme loyale et au-dessus de tout reproche.

— Je m’en remets à vous pour lui assurer cette réputation » , répondit Tamir.

Lytia leur avait réservé dans la tour ouest des appartements confortables qui surplombaient les parterres de l’un des jardins privés.

Tamir eut à cœur de visiter la salle où les magiciens s’exerçaient, et elle y reçut un accueil chaleureux, notamment de la part des enfants. Ils furent enchantés d’exhiber les nouveaux tours qu’ils avaient appris et, en son honneur, firent joyeusement virevolter dans l’air des glands et des cuillères, avant de lui démontrer qu’ils étaient aussi capables de produire du feu sans briquet de silex ni bois.

Des messagers apportaient presque chaque jour des nouvelles des villes qui bordaient la côte et les collines occidentales. Les récoltes étaient satisfaisantes, et la peste ne s’était manifestée nulle part, pas même pendant la canicule estivale. Il y avait encore trop de villages déserts, et trop de veuves et d’orphelins sillonnaient encore les routes, mais un regain d’espoir tout nouveau irradiait à flots d’Atyion.

Tamir s’en réjouissait pour le pays mais, en ce qui la concernait, la joie n’était guère au rendez-vous.

Ses liens d’amitié avec Ki n’étaient un secret pour personne. Il se trouvait constamment à ses côtés, et leurs chambres étaient contiguës. Les autres Compagnons avaient beau loger dans le même corridor, aucun d’entre eux ne suscitait le même genre de commérages que lui. Des courtisans jaloux le qualifiaient tout bas d. « chevalier de merde » et d. « favori de la reine » , se figurant qu’elle n’en saurait rien. Mais elle le savait, et Ki n’en ignorait rien non plus. Il le souffrait stoïquement, mais il refusait d’en parler, même à elle. En revanche, il redoublait de circonspection, passait moins de temps avec elle seul à seul dans sa chambre, inventait des prétextes pour y attirer Lynx et les autres en tiers et prenait congé d’elle aussitôt qu’ils le faisaient eux-mêmes. Ils continuaient à chevaucher, s’escrimer, pratiquer le tir à l’arc de conserve, ainsi qu’ils l’avaient toujours fait, mais le fil ténu d’attirance mutuelle qu’elle avait eu l’impression de déceler lors de leur dernière nuit ensemble paraissait s’être entre-temps rompu. Seule dans l’immense lit, sans autre compagnie que celle de Baldus et de Queue-tigrée, Tamir supportait en silence les cauchemars et les intrusions de Frère, écartelée entre sa propre peine et le souci de l’honneur de Ki, trop fière d’ailleurs pour réclamer les secours de qui que ce soit. Elle les comptait pour rien ; depuis son enfance, elle ne s’était déchargée sur personne de ce genre de fardeaux.

En dépit de quoi le chagrin persistait à la tenailler. Parfois, incapable de trouver le sommeil, elle explorait timidement son corps sous les couvertures, éprouvant ses courbes et ses replis du bout tremblant des doigts. Ses seins s’étaient un peu arrondis mais demeuraient petits. Les os de ses côtes et de son bassin pointaient sous la peau, toutefois, comme auparavant, et il avait fallu resserrer ses ceintures de femme pour les empêcher de glisser sur ses hanches étroites. Les hanches de Tobin, songeait-elle sombrement. Le plus pénible à toucher était de loin la brèche qui se cachait entre ses jambes. Malgré tous les mois qui s’étaient écoulés depuis la perte de ce qui se trouvait là auparavant, elle y demeurait douloureusement sensible, le poids réconfortant de son sexe et de ses testicules contre sa cuisse lui manquait toujours. Derrière le triangle duveteux et doux des poils qui s’y était substitué, il n’y avait plus rien d’autre que cette brèche mystérieuse dont elle pouvait à peine tolérer le contact. Elle s’y contraignait toutefois, maintenant, suffoquée par sa contexture et les sensations qu’elle dispensait. C’était chaud et humide, absolument différent de ce qui l’avait précédé, et cela laissait sur ses doigts des senteurs océanes. Elle se retourna sur le ventre et enfouit son visage brûlant dans la fraîcheur de l’oreiller, incapable de supporter le formidable mélange de répugnance et d’émerveillement qui la submergeait.

Qu’est-ce que je suis, réellement ?

Puis, juste sur les talons de cette question : Qu’ est-ce qu’il voit réellement, lorsqu’il me regarde ? Est-ce pour cette raison qu’il garde ses distances ?

Jamais Lhel ne lui avait tant manqué. Qui d’autre aurait su comprendre ? Couchée dans le noir à ravaler ses larmes, elle se jura de retourner au fort aussitôt que faire se pourrait. Ce fut presque un soulagement pour elle cette nuit-là quand Frère survint avec ses chuchotements.

« Qu’est-ce que tu vois quand tu me regardes ? » lui demanda-t-elle tout bas.

Ce que je vois toujours, Sœur, répondit-il. Je vois celle qui tient ma vie.

Quand te décideras-tu à me laisser reposer ?

« Je veux que tu sois libre, lui dit-elle. Je veux que nous soyons libres tous les deux. Ne peux-tu pas éclairer ma lanterne un tout petit peu plus ? »

Mais, comme à l’ordinaire, il se garda bien d’en rien faire.

Pendant la journée, force lui était de repousser ce genre de préoccupations, mais d’autres inquiétudes la tracassaient tout du long. Au fur et à mesure que les semaines passaient, elle se rendait dans la salle d’audience avec l’espoir d’y trouver son héraut, mais il ne se manifestait d’aucune manière.

Arkoniel remarqua sa distraction et, un jour, la séance levée, l’entraîna causer à part dans la galerie. Ki les accompagna, comme à l’accoutumée. De jour, il la suivait fidèlement comme son ombre.

« Vous ne vous êtes pas mêlé de lire dans mes pensées, j’espère ? interrogea-t-elle Arkoniel d’un air et d’un ton soupçonneux.

— Bien sûr que non. Je me suis purement et simplement aperçu de votre désappointement évident chaque fois qu’il survient un héraut.

— Ah. Eh bien autant que vous soyez au courant, j’ai adressé une lettre à Korin.

— Hum, je vois. Vous croyez toujours qu’il est possible de lui faire entendre raison.

— Peut-être bien, si je réussissais à le soustraire à l’influence de Nyrin.

— Qu’en penses-tu, Ki ? demanda le magicien.

— Tamir sait ce que j’en pense, répondit Ki, les sourcils froncés. Au premier coup d’œil, j’ai rangé son cousin dans la catégorie des roseaux débiles.

— Des roseaux débiles ?

— Une expression dont se servait mon vieux paternel pour qualifier les gens trop faciles à faire osciller en tous sens. Korin n’est peut-être pas un méchant cœur, dans son genre, mais, en cas de nécessité, il manque totalement de cran. Nous l’avons constaté dès le premier combat que nous avons livré, contre ces bandits de Rilmar, puis une nouvelle fois à Ero. Et il s’est toujours aussi laissé entraîner dans de sales histoires par Alben et consorts. Maintenant, c’est Nyrin qui le mène par le bout du nez.

— Hmm. De toute manière, vous ne pouvez pas non plus laisser de côté ses prétentions au trône.

— Que puis-je donc faire d’autre ? demanda Tamir, énervée.

— Eyoli s’est porté volontaire pour aller dans le nord veiller à vos intérêts. Je le crois capable de se faufiler à la cour de Korin et de vous y tenir lieu d’oreilles et d’yeux. Sa magie n’est pas assez puissante pour attirer l’attention des Busards, mais elle lui permet une liberté totale de mouvements.

— En risquant de nouveau sa vie pour moi ? fit observer Tamir. Je ne serais pas loin de penser qu’il est le plus brave de tous vos magiciens.

— Il est entièrement dévoué à votre personne et à tout ce que vous incarnez. Lui dirai-je de partir ?

— Oui. Cela le mettra toujours en mesure, en l’occurrence, de nous apprendre à tout le moins si Lutha et Barieüs sont encore vivants. »

Lorsque Arkoniel les eut laissés, Ki soupira et secoua la tête. « S’ils se trouvent encore avec Korin, c’est forcément de leur plein gré. »

Le reste, il le garda pour lui, mais Tamir devina sa pensée. Si leurs amis avaient effectivement pris ce parti-là, cela faisait deux personnes de plus à redouter l’un comme l’autre de devoir affronter les armes à la main.

Elle faisait mine de s’en aller quand Ki la retint par le bras et se rapprocha pour l’examiner avec attention. « Tu es toute pâle, ces jours-ci, et tu as maigri, en plus, et... » De son autre main, il l’empoigna par l’épaule comme s’il s’attendait à la voir s’enfuir. « Enfin bref, tu as l’air à bout de forces. Tu ne peux pas continuer comme ça.

— Comme quoi ? » s’enquit-elle, tout en se demandant si les angoisses qu’elle éprouvait à son propos finissaient par être évidentes.

Devant le sourire de Ki, elle sentit un frisson lui parcourir l’épine dorsale.

À travers le tissu de sa robe, elle percevait la chaleur de ses mains. Sa joue était effleurée par son haleine chaude où se décelait le parfum de la poire mure qu’il avait croquée pendant l’audience. Pétrifiée, elle se demanda si le goût du fruit persistait aussi sur ses lèvres.

« Tu ne t’es pas accordé une seconde de repos depuis la chute d’Ero, répondit-il, apparemment sans s’apercevoir de son désarroi. Il faut que tu te reposes, Tamir. Il n’y a pas de bataille à livrer pour l’instant, et ces satanés courtisans n’ont pas le droit de te crever comme ils le font. Tu devrais tout planter là pour aller chasser ou pêcher... ou n’importe quoi pour te changer les idées. » Il désigna d’un geste la direction du vestibule. « Le diable les emporte ! Toi, tu m’inquiètes, et pas seulement moi. »

Le ton qu’il venait d’employer ressemblait tellement à celui d’autrefois qu’elle en eut les larmes aux yeux. « Et voilà, tu vois ? » murmura-t-il en l’attirant pour la serrer dans ses bras.

Et du coup, une fois de plus, elle se retrouva écartelée - une moitié d’elle étant toujours Tobin, bouleversé par cette attitude amicale, et la seconde ...

Tamir, envahie par des émois qu’elle n’arrivait pas à comprendre pleinement, hormis qu’elle mourait d’envie de goûter aux lèvres de Ki.

Elle se dégagea un brin, sans se soucier de la larme qui roulait le long de sa joue, et le regarda dans le blanc des yeux. Leurs bouches n’étaient séparées que d’un pouce, si proches ...

Comme dans mes rêves, songea-t-elle. Il serait si facile de s’incliner juste un peu et de l’embrasser ...

Elle n’eut pas le loisir de le faire que des bruits de pas qui se rapprochaient la firent sursauter et reprendre ses distances. Deux nobles jouvenceaux passèrent et s’inclinèrent au plus vite devant elle quand ils l’aperçurent derrière le pilier.

Elle leur retourna leur salut d’un air aussi digne qu’il lui fut possible et, lorsqu’ils eurent disparu, elle constata que Ki s’empourprait furieusement.

« Je suis désolé. Je n’aurais pas dû ... Pas ici. Écoute, je vais chercher nos chevaux, et on file faire une balade. L’enfer emporte toutes ces foutaises, merde, au moins jusqu’au souper ! Nous deux, tout seuls, avec les Compagnons, d’accord ? »

Elle fit un signe d’assentiment puis partit rejoindre les autres, non sans songer, morose : Exactement comme dans mes rêves, et à tous points de vue.

22

Tout en bâillant à se décrocher la mâchoire au cours d’un énième repas du soir mortel, Lutha s’apprêtait à inviter Caliel et quelques-uns des officiers cadets à le suivre dans sa chambre pour une partie de bakshi quand il se produisit un grand remue-ménage parmi les gardes postés près de la porte. Porion se leva de sa place pour aller se rendre compte de ce qui se passait puis revint quelques instants plus tard accompagné d’un héraut qui venait juste d’arriver.

Le nouveau venu était jeune et attirait l’attention tout à la fois par la longueur peu banale de sa tresse blonde et par le pansement sanglant qui lui enveloppait le bras gauche.

« C’est la première fois de ma vie que je vois un héraut blessé » , fit Barieüs. Les hérauts avaient en effet un caractère sacré.

Le jeune homme s’avança et s’inclina gracieusement devant Korin. « Que Votre Majesté daigne me pardonner mon retard à lui délivrer le message dont je suis porteur. Voilà une semaine que j’aurais dû me présenter devant Elle, mais la faute en est aux embûches rencontrées en route.

— Je vois que tu es blessé. Tu as été victime d’une agression ? demanda Korin.

— Oui, Majesté. En chemin, je suis tombé sur des brigands, mais la missive dont je suis chargé s’en est sortie indemne. » Il pressa une main sur son cœur et s’inclina derechef. « Elle est d’une importance capitale, et la personne qui me l’a confiée exige que je vous la remette en privé. S’il plaît à Votre Majesté, nous serait-il possible de nous retirer à l’écart ? »

Lutha jeta un coup d’ œil vers Nyrin, mais celui-ci affichait une mine presque indifférente.

Korin dressa néanmoins un sourcil interrogati. « De qui provient ce message ?

— Cela aussi, il m’est interdit de le révéler à quiconque d’autre qu’à Votre Majesté. » Même un roi ne pouvait lui ordonner de trahir la parole qu’il avait donnée à la personne dont il était l’émissaire.

Korin repoussa son siège. « Messires, je vais vous souhaiter bonne nuit dès à présent. Nous parlerons plus amplement de stratégie demain. »

Avec un bâillement, Alben rebroussa en arrière ses longs cheveux qu’il s’était mis à laisser flotter librement, exception faite de ses deux nattes de guerrier. « Dites à Korin qu’il me trouvera dans ma chambre s’il a besoin de moi. Mago, va nous dénicher la paire de jolies petites laitières que j’ai rencontrées ce matin et demande-leur si ça leur plairait de visiter notre appartement. Bonne nuit, les gars. » Il leur adressa un clin d’œil lubrique ; sa beauté ne lui valait guère de cruelles.

« Que diriez-vous, vous autres, de vous joindre à nous pour une dernière coupe ? proposa Nyrin, tout en sachant pertinemment qu’ils n’en feraient rien.

— Merci pour votre offre, messire, mais j’ai déjà conçu d’autres projets pour la soirée, répondit froidement Caliel, avant de fixer Lutha dans les yeux. Tu as toujours envie de cette partie de bakshi, n’est-ce pas, Raton ? Je t’ai promis de faire de mon mieux pour essayer de te laisser regagner ton fric. »

Raton ? songea Lutha. C’était le sobriquet affectueux dont on l’avait affublé lors de sa lointaine entrée dans les Compagnons ; tout gosse, alors, il était petit, vif et combatif, et il présentait une fâcheuse ressemblance avec le rongeur susdit. Mais cela faisait des années qu’on ne l’appelait plus ainsi. Il haussa les épaules et répliqua. « Tu feras bien d’essayer de ton mieux et de t’agripper à tes propres sous.

— Alors, à nous deux. Les pions sont chez moi. » Nyrin attendit que tous les autres Compagnons aient disparu pour murmurer. « Surveille-moi ces deux-là, Moriel. »

Après quoi, il se rendit seul vers la porte de Korin, devant laquelle il trama vivement dans l’espace deux sortilèges propices à ses intentions.

Korin ouvrit de fait dès qu’il frappa et le fit entrer d’un geste impatient. « Venez, voulez-vous ? Je veux que vous entendiez ça de vos propres oreilles. »

L’esprit du héraut était lui-même devenu malléable à souhait. Il ne manifesta pas l’ombre d’une surprise ni d’une objection quand le magicien pénétra dans la pièce et referma doucement la porte sur ses talons.

L’appartement de Caliel ressemblait beaucoup à celui de Lutha : humide, exigu et chichement meublé. Caliel n’avait pas pris de nouvel écuyer, lors même que Barieüs s’était offert à l’aider à s’en procurer un. Lutha comprenait l’hésitation de son ami. À qui se fier, ici ? À sa connaissance, Cal n’avait pas mis non plus de femme dans son lit depuis leur arrivée ici, alors que lui-même et Barieüs avaient, comme Alben, trouvé des quantités de filles consentantes parmi les servantes de la forteresse.

Barieüs s’avançait déjà pour rafler des coupes sur le petit dressoir et les leur emplir quand Caliel devança son geste en lui demandant . « Tu veux bien me prêter ton seigneur et maître un court moment ?

— Bien sûr, Cal. » Il décocha un coup d’œil perplexe à Lutha puis ressortit.

« Nous allons donc jouer ? » s’enquit ce dernier.

En guise de réponse, Caliel mit un doigt sur ses lèvres et s’approcha de la fenêtre en meurtrière.

« Raton ? souffla Lutha.

— C’était simplement pour attirer ton attention. Et j’ai besoin d’un rat futé pour grimper par cette ouverture. »

Lutha battit des paupières. Il y avait une chute vertigineuse à faire de ce côté-là.

« Sans t’aventurer complètement à l’extérieur, rectifia Caliel. Si je te tiens les pieds, je pense qu’il te sera possible de te faufiler dans la partie la plus large. »

Il attira un tabouret de bois sous la fenêtre pour servir de perchoir à Lutha. Le bas de l’étroite fente était taillé en forme d’archère circulaire dont le diamètre était tout juste suffisant pour permettre à quelqu’un de leste et menu de se glisser vaille que vaille au-dehors.

« Mais pour quoi faire ? » demanda-t-il en risquant un œil vers le bas pour mesurer l’énormité de la dégringolade.

Caliel lui jeta un regard agacé. « Je tiens à savoir ce que cet émissaire est venu dire, pardi !

— Quoi ? Tu es ivre à ce point ? cracha Lutha. Il s’agit d’un héraut ! Il s’agit de Korin ! Il s’agit... » Caliel lui plaqua une main sur la bouche tout en refermant le volet avec l’autre. « Tu as envie qu’il t’entende ? »

Lutha repoussa la main qui le bâillonnait mais sans plus piper mot.

« Je le sais bien, qu’il s’agit de Korin ! s’exclama Caliel dans un souffle. Et c’est justement pour ça que je veux apprendre ce qui se passe. La missive pourrait bien être de Tobin. Je l’espère, en tout cas ! » Il rouvrit le volet puis attacha sur Lutha un regard lourd d’attente.

« Avise-toi de me lâcher, et je jure par Bilairy que je reviendrai te hanter.

— Affaire entendue. Maintenant, magne-toi, sans quoi nous allons tout rater. »

Caliel moucha la lampe. Lutha monta sur le tabouret puis s’efforça de sortir par l’archère. C’était une rude affaire, même pour lui, mais, une fois qu’il eut dégagé ses épaules, le reste du corps suivit sans difficulté. Grâce aux bras de Caliel fermement resserrés sur ses cuisses, il se vit dès lors en mesure de se détacher de la muraille et de se tortiller vers la fenêtre de Korin. Je dois avoir l’air d’une chenille sur une branche, songea-t-il aigrement, tous ses muscles tendus à rompre.

La fenêtre de la chambre à coucher de Korin n’était distante que de quelques pieds. En se retournant sur le flanc et en s’agrippant au rebord de la pierre qui encadrait l’archère voisine, il réussit à s’approcher suffisamment pour entendre ce qui se déroulait à l’intérieur, mais l’angle de sa posture ne lui permettait d’apercevoir que la maigre tranche d’un mur couvert de tapisserie. La brise, en revanche, jouait en sa faveur. Elle portait distinctement chacune des voix.

« ... des nouvelles de votre cousine, la princesse royale Tamir d’Ero et d’Atyion.

— Vous êtes mal informé, Héraut. Il n’existe pas de princesse de ce nom-là. »

Lutha réprima un grognement de stupeur. La voix était celle de Nyrin et non celle de Korin.

« Que Votre Majesté me pardonne, se reprit précipitamment le héraut d’une voix effrayée. J’ai pour instruction de dire que votre cousine vous envoie ses pensées les plus affectueuses. Puis-je lire le message ?

— Vas-y. » Là, c’était Korin.

« Au prince Korin

Cousin et frère bien-aimé,

Je sais que tu as eu de mes nouvelles, Kor, et que tu es au courant de ce qui m’est arrivé. Je sais combien ce doit être difficile à croire, et pourtant c’est vrai. Je suis une fille, mais je conserve immuablement les sentiments du cousin que tu as toujours connu. Il te suffira de me rencontrer pour en avoir la preuve. Le grand prêtre d’Afra et la plupart des habitants d’Atyion ont été témoins de ma métamorphose et peuvent s’en porter garants. Je t’écris en ce moment même sous ma véritable forme, celle de Tamir, fille d’Ariani et de Rhius, rejeton d’Atyion. Mon sceau te l’atteste. »

Lutha retint son souffle. Cette manière de s’exprimer était sans l’ombre d’un doute celle de Tobin, et il invoquait des témoignages de première force.

« Je suis navrée d’avoir dû vous mentir, à toi et aux autres, poursuivit le héraut. Je ne suis au courant que depuis quelques années moi-même, mais il ne m’en a pas été moins pénible de garder ce secret vis-à-vis de mes amis.

Je n’ai jamais eu l’intention de te trahir quand j’ai rejoint les Compagnons.

J’ignorais alors la vérité, je le jure par la Flamme. Je n’ai jamais fait le moindre mal à toi ou à ton père, mais lui a fait un mal épouvantable à ma mère et à sa parenté, que tu veuilles le croire ou non. Ma mère aurait dû être reine, et moi après elle. Cela me brise le cœur de te l’écrire à toi, Kor, mais ton père a fait s’abattre sur le pays une malédiction, et c’est à moi qu’incombe le fardeau de la dissiper et d’en guérir les méfaits.

Je ne te veux aucun mal, cousin. Je n’en ai jamais été capable. Tu t’es toujours montré bon pour moi. Sois toujours mon frère. Je t’ai toujours aimé comme un frère, et je t’aimerai toujours de même. Est-il d’une telle importance entre nous de savoir qui porte la couronne ? Tu es un prince légitime de Skala. Je veux que tu occupes ma droite, à ma cour comme sur le champ de bataille. Tes enfants jouiront en toute sécurité de leur héritage.

Je t’en conjure, entre en pourparlers avec moi. Je veux que les choses entre nous soient de nouveau limpides et saines comme elles doivent l’être. »

Le héraut marqua une pause. « Si Votre Majesté veut bien me pardonner, la lettre est signée comme suit: "Ta cousine et sœur aimante, la princesse Tamir, autrefois Tobin."

Je vois. » Quelque chose dans la voix de Korin étreignit le cœur de Lutha. Le ton était triste, pas coléreux.

« Absurdités totales et subterfuges ! commenta sèchement Nyrin. Il est impossible, Majesté, que vous puissiez ... »

Korin répondit quelque chose, mais trop bas pour que Lutha parvienne à l’entendre.

« Majesté ?

— J’ai dit : Laissez-moi ! Tous les deux ! » hurla Korin avec tant de véhémence que, si Caliel ne l’avait pas tenu d’une poigne toujours aussi ferme puis attiré bien vite à l’intérieur pour lui faire refranchir à rebours l’orifice de l’archère, Lutha serait probablement tombé.

Au lieu de quoi, il s’affala comme une loque sur le dallage, tremblant de tous ses membres et la poitrine défoncée par les battements de son cœur.

Caliel referma le volet puis en rabattit le loquet.

« Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce que tu as entendu ? demanda-t-il d’une voix étouffée.

— C’était bien une lettre de Tobin. Du moins à ce qu’affirme le héraut, et il est formellement interdit aux hérauts de mentir, n’est-ce pas ? Seulement, il prétend qu’il est réellement une fille, et que ...

— Tu bafouilles. Ralentis le débit. Reprends les choses par le début. »

Lutha s’exécuta en répétant ponctuellement de son mieux et ce qu’il avait surpris et ce dont il réussissait à se souvenir.

« Et Nyrin se trouvait dans la pièce ?

— Je suis prêt à gager qu’il avait jeté un sortilège de sa façon sur le héraut pour le contraindre à bafouer ses vœux.

— Sur Korin aussi. Et tu as parfaitement raison, le ton du message est du Tobin tout cru. Et il propose en plus de fournir des preuves ? Encore pourrait-il s’agir là d’un stratagème ... Ou même d’un piège.

— C’est ce qu’a prétendu Nyrin.

— Il me répugne d’en tomber d’accord avec cette ordure, mais cette hypothèse est tout de même moins extravagante que l’alternative.

— Allons, Cal, Tobin ne nous trahirait jamais de la sorte, et Ki non plus.

En tout cas pas de leur propre gré. Je n’ai cessé d’y penser et d’y repenser. Il y a aussi des magiciens à la cour de Tobin. Moi, je me demande si l’un d’entre eux ne les aurait pas ensorcelés d’une manière ou d’une autre, comme Nyrin s’acharne à le faire avec Korin ici. Il y avait cette vieille femme, tiens, qui rôdait toujours dans les parages. Tobin disait qu’elle était plus ou moins attachée à sa famille.

— Maîtresse Iya ? Je crois me souvenir qu’elle faisait partie des amis de son père.

— Tu n’irais certes pas accuser Tobin de traîtrise, hein, s’il agissait en tout cela manipulé par quelqu’un ? » Lutha s’opiniâtrait encore à espérer.

« Quoi qu’il en soit, je doute fort que cela modifierait l’état d’esprit de la plupart des nobles qui soutiennent la cause de Korin. »

Après avoir rallumé la lampe, Caliel s’assit sur le bord du lit. « Sacrebleu, Lutha, nous devons démêler cet embrouillamini, et une fois pour toutes, surtout avec cette dernière victoire d’Ero qui trotte encore dans toutes les têtes. Si nous ne nous battons pas, j’ignore combien de temps Korin pourra conserver encore ses partisans. » Il tripota d’un air absent la bague que lui avait ciselée Tobin. « Les seuls espions qui nous dispensent des nouvelles appartiennent à Nyrin. S’il nous était seulement possible d’aller nous rendre compte des choses par nous-mêmes ... Putains de Compagnons que nous sommes, enfer et damnation ! Nos serments nous engagent à protéger Korin. C’est nous qui devrions lui apporter la preuve, d’une manière ou d’une autre. Je ne me fie pas à Nyrin pour ce faire, à plus forte raison collé comme il l’est à Kor comme une sangsue rouge !

— Moi non plus, mais que pouvons-nous là contre ? interrogea Lutha.

— M’est avis que tu le sais aussi bien que moi, mais j’ai envie de tenter une fois de plus de raisonner Korin. Tu dis qu’il vient juste de congédier Nyrin ? Bon. Alors, je pense que je vais aller tout de suite voir si je puis bavarder paisiblement avec lui, sans solliciter d’audience, pour le coup.

— Veux-tu que je t’accompagne ? »

Caliel sourit et lui administra une tape sur l’épaule. « Laisse-moi lui parler seul à seul d’abord. »

Lutha opina du chef, et il s’apprêtait à se retirer quand Caliel lui saisit la main. « J’ai été heureux de ta compagnie ici, Lutha. Avec toi, je puis encore causer en toute franchise.

— Tu le pourras toujours, lui assura Lutha. Et avec Barieüs aussi. Nous n’apprécions pas du tout la situation actuelle, mais je sais qu’elle est encore plus douloureuse pour toi. Tu as toujours été si proche de lui... ! »

Caliel hocha lentement la tête, mais d’un air si triste tout à coup que Lutha faillit le serrer dans ses bras. Et il aurait assurément cédé à son impulsion s’ils avaient été seulement plus jeunes de quelques années.

Il s’attarda encore un instant dans le corridor, pendant que Caliel frappait doucement à la porte de Korin, et fut soulagé de voir que celui-ci le laissait entrer.

Les choses ne sont peut-être pas aussi désastreuses qu’elles le paraissent, décida-t-il en se dirigeant vers sa propre chambre. Korin n’avait-il pas carrément flanqué Nyrin dehors, voilà quelques minutes à peine, et néanmoins accepté sur-le-champ de recevoir Caliel ? Cela devait être de bon augure. Si seulement quelqu’un plantait un couteau dans ce salaud rouge, il se pourrait qu’elles redeviennent normales.

En tournant le coin, il se retrouva subitement nez à nez avec le Crapaud et Nyrin en personne. Il les aurait d’ailleurs carambolés si le magicien ne l’avait empoigné par le bras d’une étreinte puissante et retenu un peu plus longtemps qu’il n’était nécessaire. Il sentit un frisson parcourir tout son être, telle une poussée de fièvre impromptue. Son estomac se souleva d’un bloc, et il lui fallut déglutir rudement pour ne pas se mettre à vomir son vin.

« Prenez garde, messire » , murmura Nyrin. Il tapota le bras de Lutha puis renfouit ses mains dans ses vastes manches blanches brodées d’argent. « À vous précipiter tête baissée comme vous le faites, vous finirez par vous faire mal.

— Pardonnez-moi, messire, s’empressa de bredouiller Lutha. Je ... je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici. »

Nyrin lui jeta un regard bizarre, et l’estomac de Lutha se crispa de nouveau. « Comme je viens de vous le dire, vous devriez prendre garde à vous. En route, Moriel. »

Les doigts serrés sur la poignée de son épée, les tympans durement martelés par les battements de son cœur, Lutha ne les lâcha pas des yeux tant qu’il ne fut pas certain qu’ils étaient véritablement partis. Il se sentait frigorifié, malgré la touffeur de la nuit d’été.

Barieüs leva les yeux de la botte qu’il était en train de faire reluire lorsque Lutha pénétra dans la chambre. « Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— Rien. Pourquoi ? »

Barieüs s’approcha de lui et posa une main sur son front. « Tu es d’une pâleur de lait et ruisselant de sueur. Je savais que tu allais trop boire ! Pour parler franc, tu es en train de tourner aussi mal que Korin.

— Ce n’est pas cela. Je suis pâle ?

— Affreusement. Allez, je te fiche au pieu. »

Lutha supporta les rebuffades amicales de son écuyer sans mot dire et garda pour lui ses nouvelles appréhensions. Nyrin lui avait fait subir quelque chose, quelque chose qui se voyait. S’agissait-il d’un maléfice ? Allait-il mourir avant le lever du jour ? On lui avait rebattu les oreilles avec les histoires des crimes qu’étaient capables de commettre les magiciens, lorsqu’ils étaient dotés de puissants pouvoirs.

Contrairement à tel ou tel des autres Compagnons, il n’avait jamais rien entretenu d’autre avec Barieüs que des relations de pure et simple amitié, mais il fut bien aise, cette nuit-là, de dormir à ses côtés.

Nyrin n’avait pas eu besoin de toucher Lutha pour savoir sur quel sujet son tête-à-tête avec Caliel avait porté. Moriel s’était révélé une fois de plus des mieux informés. Il possédait un réel talent pour écouter aux portes.

Les jeunes lords étaient devenus depuis quelque temps d’une hardiesse inconcevable, et il éprouvait une prodigieuse jouissance à les regarder conspirer contre lui. La mine contrite que venait tout juste de prendre le visage du jouvenceau était d’une évidence si drolatique que le magicien n’avait pas pu résister à la malignité de lui appliquer l’once d’une once d’envoûtement, dosée juste à point pour qu’il s’en trouve tourmenté par de mauvais rêves quelques nuits durant.

Il ne s’était pas encore attaqué directement à Lord Caliel. Ce n’avait pas été du tout nécessaire. Le magicien pouvait se reposer sur les peurs croissantes de Korin et sur l’attitude intéressée de quelques-uns des autres Compagnons pour faire la besogne à sa place. La répugnance flagrante qu’éprouvait Caliel à camper ici, son franc-parler en société et son amitié déplacée pour le prince Tobin lui avaient d’ailleurs aliéné la confiance de Korin sans que lui-même ait presque eu à s’en mêler. Le terrain était ainsi désormais tout prêt à porter grassement sa revanche dès l’instant où il lui siérait de la prendre.

Après s’être affairé dans la pièce à plier la robe de dessus de son maître et à la ranger dans un coffre, Moriel s’empara d’une cruche de cidre doux posée sur le dressoir et se mit à emplir une coupe. Le magicien la vida de bon cœur, et le Crapaud lui en servit une seconde.

« Merci. L’ouvrage de cette nuit m’avait asséché le gosier. » Il n’avait jamais beaucoup prisé le vin; le vin débilitait l’esprit, et il ne savait que trop bien comment pouvait s’exploiter pareille faiblesse. À table, il affectait théâtralement de savourer le contenu de son hanap, mais c’était à peine s’il en prélevait quelques menues gorgées.

Moriel s’agenouilla pour lui retirer ses chaussures.

Orun n’avait négligé aucun détail de sa formation pour le rendre expert dans tous les arts militaires et toutes les dextérités requis d’un écuyer.

D’autant plus commode était l’amertume qu’il avait conçue de se voir refuser comme tel par Tobin à la place de Ki qu’il brûlait davantage de se venger. Il était encore d’autres domaines où Orun s’était complu à l’exercer, mais Nyrin ne fourrait pas de garçons dans son lit, dussent-ils, comme celui-ci, ne demander qu’à s’y prêter de la meilleure grâce du monde.

« Avez-vous réussi, messire ? s’enquit-il tout en déposant soigneusement les chaussures côte à côte auprès du coffre à vêtements.

— Naturellement. Tu sais à quel point je puis être persuasif. »

Moriel sourit. « Et le héraut ?

— Il n’a pas soulevé la moindre difficulté.

— Est-ce que la lettre était du prince Tobin ?

— Oui, un vrai petit chef-d’œuvre de fourberie. Il suppliait Korin de lui pardonner sa traîtrise et se figurait le convaincre de renoncer à la couronne sans affrontement.

— C’est lui tout craché, ça, décréta Moriel, avec un petit sourire écœuré.

Et quelle sorte de réponse s’est-il attirée de Korin, si je puis me permettre de le demander, messire ?

— Il compte la donner demain. Sois un bon gars et assure-toi que le héraut ne quitte jamais l’isthme, tu veux bien ? Emmène quelques hommes de ma garde et rapporte-moi la lettre de Sa Majesté. Ce qu’Elle a à dire me passionnera.

— Évidemment, messire. Mais le prince Tobin ne risque t-il pas de s’étonner que son émissaire ne revienne pas ? »

Nyrin sourit. « Si, et je suis même convaincu que le silence de son cousin va singulièrement le perturber. »

23

En entendant Caliel frapper, Korin répondit d’un sec. « Qui est-ce ?

— C’est moi, Kor. Permets-moi d’entrer. »

Au silence qui s’ensuivit, Caliel crut une seconde qu’il allait essuyer un refus. « Ce n’est pas fermé. »

Caliel se glissa à l’intérieur et referma la porte. L’appartement royal était mieux aménagé que les autres pièces de la forteresse, eu égard du moins aux critères de Cima. Le vaste lit à baldaquin sculpté bénéficiait de lourdes tentures de velours poussiéreuses. Aux murs étaient suspendues quelques tapisseries fanées.

Korin était assis devant son secrétaire, en manches de chemise, la mine défaite et l’air malheureux. Il avait la figure empourprée par l’abus de vin, et un hanap plein à ras bords à portée de main. Il se révéla qu’il était en train de pondre une réponse à la lettre de Tobin, qui se trouvait étalée devant lui.

Caliel s’approcha et rafla la coupe tout en lorgnant, ce faisant, la feuille de parchemin qui la jouxtait. Korin n’était pas allé plus loin que. « Au prétendant, le prince Tobin ... »

Il avala une petite gorgée, non sans guetter la réaction du roi. Il eut la satisfaction de ne constater rien de plus que le degré coutumier d’irritation causé par sa liberté familière. Il attira un fauteuil pour lui-même et s’y installa. « Comment te portes-tu ?

— C’est tout ce que tu es venu me demander ? » Caliel se cala commodément et étendit ses longues jambes en feignant une aisance qu’il était loin d’avoir. « Ce héraut m’a rendu curieux. J’ai eu l’idée de venir voir à quoi pouvait bien rimer tout ce foin. »

Korin haussa les épaules et lui jeta la lettre de Tobin.

Caliel parcourut rapidement son contenu et sentit son cœur sauter une pulsation. Lutha avait parfaitement saisi l’essentiel du texte, mais contempler les mots tracés de la main même de Tobin - un griffonnage inimitable - était un choc encore plus brutal.

Korin avait cependant récupéré le hanap, et son regard s’abîmait à en sonder le fond. « Tu le crois, toi ?

— Je ne sais pas. Il y a néanmoins des choses là-dedans ... "Je suis navrée d’avoir dû vous mentir .. Sois toujours mon frère ... Je veux que les choses entre nous soient de nouveau limpides et saines comme elles doivent l’être

... " Ce que je pense, c’est que tu devrais tout de même le rencontrer, face à face.

— Pas question ! Qu’il soit atteint de démence ou un monstre manigancé par nécromancie, il n’en est pas moins un traître, et il m’est impossible de paraître aux yeux du monde justifier ses prétentions de quelque façon que ce soit.

— C’est là ce qu’a préconisé Nyrin ?

— Et il a raison ! » Les prunelles injectées de sang de Korin étaient à présent comme exorbitées, et elles flamboyaient d’une fureur aussi soudaine qu’irrationnelle. « Tobin hante mes rêves, Cal. Je le vois, tout blême et sournois., je l’entends me qualifier d’usurpateur et de fils d’assassin. » Il se frotta les yeux et frissonna de tout son être.

« Raison de plus pour te rendre compte par toi-même de ce que sont ses véritables intentions.

— J’ai dit : pas question ! » Il lui arracha la lettre des mains et la plaqua violemment sur la tablette de l’écritoire. Il vida d’un trait la coupe et la reposa d’un geste aussi véhément.

« Sacrebleu, Kor, je n’arrive pas à croire que tu vas tout bonnement te contenter d’ajouter foi à la parole d’autrui sur un pareil sujet.

— Ainsi donc, tu prétends que je devrais honorer cette ... cette supplique ?

— Korin, regarde-toi ! Voilà l’ouvrage de Nyrin. Il se cramponne à toi comme une sangsue ! C’est lui qui t’a fait t’enfuir d’Ero. C’est lui qui t’a fourgué cette malheureuse que tu as reléguée là-haut dans sa tour, à l’abri des regards. Est-ce ainsi qu’on traite une épouse, Kor ? Une princesse consort ? Est-ce là l’existence que mène le roi de Skala ? Moi, je dis : rassemblons ton armée dès demain et partons pour Ero. Entre en pourparlers avec Tobin ou combats-le, n’importe, dans les deux cas, tu verras par toi-même de quoi il retourne !

— Ça, je le sais

— Par qui ? Par les limiers de Nyrin ? » En désespoir de cause, Caliel se pencha pour emprisonner la main de Korin dans la sienne. « Écoute-moi, je t’en supplie. Je t’ai toujours été fidèle, n’est-il pas vrai ? »

Il fut blessé de s’apercevoir que Korin hésitait avant d’acquiescer d’un hochement de tête, mais il n’en reprit pas moins d’un ton pressant. « Quoi que Nyrin ait pu te raconter, ma loyauté et mon affection te sont acquises, maintenant comme pour jamais ! Accorde-moi la faveur de partir en tant que ton émissaire. Je connais la ville. Je puis m’y faufiler en douce et être de retour en un rien de temps. Il se pourrait même que je réussisse à m’entretenir avec lui. Donne l’ordre, Kor, et je m’en irai cette nuit ! »

Le roi dégagea sa main. « Non ! Je ne saurais me passer de toi.

— Te passer de moi pour quoi faire ? Pour te regarder te soûler à mort ?

— Fais gaffe à toi, Caliel ! grommela Korin.

— Dans ce cas, Lutha ...

— Non ! Aucun des Compagnons. » Une expression très voisine de la peur fusa dans ses yeux lisérés de rouge. « Enfin, Caliel, pourquoi diable es-tu constamment en train de m’agresser ? Tu étais mon ami, dans le temps !

— Et toi, tu savais alors reconnaître tes vrais amis ! » Caliel se leva et recula, les poings désespérément crispés le long de ses flancs. « Par les couilles de Bilairy, Korin, je ne puis pas rester là sans rien foutre d’autre que te regarder gâcher ...

— Fous le camp ! aboya Korin en se dressant tout titubant sur ses pieds.

— Pas avant de t’avoir fait entendre raison !

— J’ai dit : fous le camp ! » Korin attrapa le hanap et le lui balança à la volée. Le projectile atteignit Caliel en pleine figure et lui entailla la pommette. La lie du vin rendit d’autant plus cuisante la plaie ouverte.

Les deux jeunes gens demeurèrent plantés face à face à se dévisager dans un silence abasourdi, et Caliel remarqua que la main de Korin s’était portée sur la poignée de son épée.

Il essuya lentement sa joue d’un revers de main qui se révéla finalement tout ensanglanté. Il le tendit pour l’exhiber sous le nez de Korin. « Est-ce à cela que nous en sommes venus ? À ce que tu n’aies même pas été capable de me flanquer ton poing dans la figure ? »

Pendant un moment, il fut persuadé que Korin allait se mettre à lui sourire de cet air penaud qui l’avait invariablement désarmé, de cet air qui n’avait jamais manqué de suffire à l’inciter à pardonner tout et n’importe quoi de sa part. Il n’avait immuablement fallu que cet air-là pour les réconcilier, et il n’aspirait qu’à lui pardonner cette fois encore.

Mais, au lieu de cela, Korin lui tourna le dos. « Les choses ont changé. Je suis ton roi, et tu vas m’obéir. Bonne nuit. »

La sécheresse de ce congé lui fut infiniment plus douloureuse que la blessure. « Nous avons vécu des journées pénibles, dit-il posément. Le monde est complètement chamboulé pour l’heure. Mais souviens-toi de ceci: je suis ton ami, et mon cœur n’éprouve rien d’autre envers toi que la même affection que tu m’as toujours inspirée. S’il ne t’est pas possible de voir cela, alors, je te plains. Je ne cesserai pas d’être ton ami, si grotesque que tu te rendes par ta connerie ! » Force lui fut de s’interrompre pour ravaler le flot de bile qui menaçait de l’étrangler. « Dors à plat ventre cette nuit, Kor. Tu es plus ivre que tu n’imagines. »

Il claqua la porte en sortant et regagna sa chambre à grands pas. Une fois seul, il se débarrassa de son manteau maculé de vin puis se mit à arpenter le dallage nu.

Je suis ton ami, bougre d’imbécile ! Que puis-je faire pour toi ? Comment faut-il m ‘y prendre pour t’aider ?

Trop agité pour dormir et trop avide de compagnie, il envisagea de se rendre chez Lutha. Cela n’en disait-il pas long sur la situation, songea-t-il sombrement, qu’il ne possède plus pour uniques confidents que les benjamins des Compagnons ? Les derniers hommes intègres ...

« Non, pas les derniers » , marmonna-t-il.

L’appartement de Porion se situait à l’étage inférieur de la forteresse, à proximité de la salle des gardes. Alors que Caliel empruntait les corridors éclairés de torches, la bague au faucon d’or qu’il portait à l’index attira de nouveau son regard, et il la contempla tristement, tout au souvenir du sourire timide avec lequel Tobin la lui avait autrefois offerte, afin de le remercier de tout le temps que lui-même et leur cher Arengil avaient consacré à lui enseigner la fauconnerie. Tobin était bon avec les oiseaux, plein de patience et de gentillesse. Tel qu’il était du reste en toutes choses.

Ou l’avait été, en tout cas. Caliel ne parvenait toujours pas à se résoudre à la retirer de son doigt.

Porion lui ouvrit la porte en bras de chemise et, non sans hausser un sourcil en découvrant sa joue sanglante, lui indiqua d’un geste le seul siège de l’humble pièce.

« Qu’est-ce que tu t’es fait au visage ? » demanda-t-il, tout en s’asseyant lui-même sur son lit étroit.

Caliel tamponna la plaie avec sa manche. « Ce n’est rien. J’ai besoin de causer avec vous. - À propos du roi.

— Oui. »

Le maître d’armes soupira. « Je pensais bien que tu viendrais me voir, tôt ou tard. Parle en toute liberté, mon garçon. »

Caliel sourit, malgré qu’il en eût. Les Compagnons seraient éternellemen. « mon garçon » o. « mon gars » pour leur ancien professeur d’escrime. « Je sors à l’instant de chez Korin. La lettre qu’il a reçue venait de Tobin. Il me l’a laissé lire.

— Et qu’est-ce que Tobin avait à lui dire ?

— Il revendique sans ambages sa métamorphose en fille. Il ne fournissait aucune explication, mais il affirmait simplement qu’il avait des témoins, y inclus des prêtres d’Afra et la plupart des habitants d’Atyion.

— Ton idée, là-dessus ?

— Aucune. » Caliel tripota la bague. « Tout loufoque que c’en a l’air, c’est plus vraisemblable qu’une trahison de sa part, vous ne trouvez pas ? »

Porion laissa courir une main sur sa courte barbe grise et poussa un nouveau soupir. « Tu es jeune, et tu as le cœur bon. En plus, par la faute d’Erius, vous autres, les gars, vous avez beaucoup trop longtemps mené une existence à l’abri de tout. Moi qui ai vécu sous deux reines et un roi, j’ai vu de quoi les gens étaient capables lorsqu’un pouvoir considérable en était l’enjeu. J’ai moi aussi réfléchi au cas de Tobin. J’avais toujours trouvé bizarre qu’on l’ait tant d’années maintenu à l’écart de la cour, au diable, dans la clandestinité, comme qui dirait.

— Son père était un homme d’honneur, pourtant, et il a servi Erius jusqu’à son dernier souffle. »

Porion hocha la tête. « J’ai connu Rhius tout gosse, et jamais je ne me le serais figuré susceptible d’une intrigue de cet acabit. Néanmoins, il s’était davantage replié sur lui-même après son mariage, et davantage encore après la naissance de cet enfant. Tout ce que nous savons maintenant permet d’induire que c’est lui et cette magicienne de ses intimes qui manigancèrent ce coup tout du long, pour se venger d’Erius qui s’était emparé du trône au détriment d’Ariani. »

Caliel se trémoussa, gêné, sur sa chaise. « Ce n’est pas pour parler de Tobin que je suis venu vous rendre visite. Pensez-vous que le comportement actuel de Korin soit vraiment l’expression de sa propre personnalité ? »

Porion ramassa son fourreau et farfouilla sous son lit à la recherche d’une boîte qui recelait un flacon d’huile de vison dont le parfum musqué s’éleva dans l’atmosphère entre eux pendant qu’il la faisait pénétrer dans le cuir couturé de cicatrices. « Tu as été l’ami de Korin plus longuement que quiconque d’autre, mais il n’est pas et n’a jamais été seulement ton ami. Il est le roi. Je n’ai pas toujours apprécié ce que faisait son père, et le diable m’emporte si j’ai beaucoup chéri sa grand-mère, mais la couronne est la couronne et le devoir le devoir. Korin n’est pas bien vieux, et il manque de maturité, ça, je te l’accorde volontiers, mais tu connais sa valeur.

— Vous le connaissez aussi bien que moi, Porion.

Nous avons tous les deux vu ses faiblesses aussi - la boisson et. .. » Caliel serra violemment ses poings contre ses genoux, par haine de ce qu’il lui restait à dire. « La bataille n’est pas son fort. Il ne l’a pas seulement prouvé cette maudite première fois, contre les bandits. Il a bien failli nous faire tous zigouiller, à Ero, et puis il a laissé ce damné magicien lui parler de déguerpir ! »

Porion poursuivit sa besogne. « Ça prend du temps, avec certains.

— Tobin ... »

Porion releva brusquement les yeux de sa tâche, et Caliel fut pris au dépourvu par la soudaine flambée de colère qu’il vit dans le regard de son vieux mentor. « ça suffit, Caliel ! Je ne tolérerai pas de t’entendre comparer les deux. Korin est roi, un point c’est tout. J’ai servi son père, et, maintenant, c’est lui que je sers. Si tu ne te crois pas en mesure de pouvoir le faire, toi, tant vaut que je le sache dès maintenant.

— Mais ce n’est pas ce que je disais ! J’aime Korin.

Je sacrifierais ma vie pour lui. Mais il m’est impossible de continuer à demeurer passif pendant que l’autre serpent s’acharne à démolir ce qu’il reste de lui ! Par les couilles de Bilairy, Porion, vous n’allez quand même pas me dire que l’extravagante amitié qu’il y a entre eux est naturelle ? Comment pouvez-vous rester là, peinard, dans la grande salle, soir après soir, à regarder ce misérable se prélasser à la place de Tobin ?

— Et nous revoilà à Tobin, c’est bien ça ? » Porion le considéra droit dans les yeux. « Ce nom-là revient bien fréquemment sur vos lèvres, messire. »

Caliel se refroidit. Porion avait été son maître d’armes depuis son enfance, un ami et un professeur de qualité. Et voilà qu’il le dévisageait désormais du même air défiant que Korin tout à l’heure, le jaugeait à son tour.

« Il y a quelque chose qui cloche là-dedans, Porion.

C’est tout ce que je suis en train de chercher à exprimer. - Les temps changent, mon gars. Les gens changent. Mais la couronne est la couronne et le devoir le devoir. Tu es assez âgé pour comprendre cela.

— Si je vous entends bien, je devrais juste fermer ma gueule et laisser Lord Nyrin agir à sa guise ?

— C’est l’affaire du roi que de choisir ses conseillers. Le mieux que tu puisses faire est de le soutenir. T’est-il possible de me regarder droit dans les yeux et de jurer ta loyauté vis-à-vis de sa personne ? »

Caliel affronta sans ciller le regard du vieil homme. « Je le jure par la Flamme et par chacun des Quatre, je sers Korin comme mon ami et mon roi. »

Le chiffon de Porion rajouta de l’huile sur le fourreau. « Je te crois, mais il y a dans l’entourage immédiat du roi des gens qui sont d’un tout autre avis.

— Vous voulez dire Nyrin ? Je le sais. Moriel est constamment dans mes jambes, à m’espionner pour lui. Qu’il fouine en catimini tant qu’il lui plaira, je n’ai strictement rien fait dont je doive rougir. »

Porion haussa les épaules. « N’empêche, fais gaffe où tu fous les pieds, mon gars. Je ne te dis que ça. »

Leur échange, assorti de l’ombre d’une menace, bouleversa Caliel encore plus que ne l’avait fait sa dispute avec Korin, et ce pas uniquement parce que le vieux maître d’armes avait mis en cause sa loyauté. Au lieu de regagner sa chambre, qui avait tout d’une tombe, il sortit marcher sur les remparts, tacitement en guerre avec lui-même.

Les admonestations de Porion l’avaient tailladé à vif; dans le fond de son cœur, il avait le sentiment très net d’être déloyal. Mais ses craintes pour Korin étaient réelles aussi. Il semblait à présent que Nyrin s’était même attiré l’adhésion de Porion. Il ne restait vraiment plus que lui-même et Lutha pour se rendre clairement compte que la pusillanimité de Korin n’arrêtait pas de s’aggraver sous l’influence du magicien.

Il redescendit dans la cour en flâneur pour aller boire au puits, plus perplexe que jamais sur ce qu’il pourrait bien faire. D’une manière ou d’une autre, il ne pensait pas qu’assassiner Nyrin durant son sommeil fût son meilleur plan, tout tentant qu’il fût.

Il en était encore à ses ruminations fébriles quand il entendit une porte s’ouvrir. Il jeta un coup d’œil de ce côté-là puis s’accroupit précipitamment derrière la margelle. C’était Moriel qui survenait, accompagné par l’un des capitaines busards, un grand escogriffe appelé Seneüs. Tous deux firent halte à couvert sous l’appentis d’un maréchal-ferrant. Le Crapaud scruta minutieusement les alentours avant d’extraire de sa ceinture une bourse qu’il remit au sbire.

« Place tes hommes sur toutes les routes et fais-le suivre par quelqu’un quand il s’en ira.

— Je connais mon boulot ! renifla Seneüs. J’ai traqué des magiciens, tu sais. Ce bonhomme-là devrait pas nous donner du souci. » Il soupesa la bourse puis l’ouvrit. « Fera mieux d’être que tout de l’or. Parce que ça que je m’expose, c’est pas moins que la malédiction d’Astellus.

— C’est de l’or, et plus qu’à suffisance pour la lever avec des offrandes, répliqua Moriel. Mais qu’est-ce qu’un homme de Sakor comme toi peut bien avoir à foutre du Voyageur chassieux, hein ? Mon maître t’en donnera davantage quand tu lui rapporteras la lettre du roi. Va, maintenant, et fais ton devoir. »

Caliel retint son souffle quand la signification des propos lui fut devenue lumineuse. L’unique astellien présent cette nuit dans la forteresse était le héraut de Tobin.

Il attendit que les deux canailles se soient dûment esquivées pour remonter dans sa chambre en tapinois. Il enfila vivement son haubert, passa par-dessus une tunique unie, s’enveloppa dans un manteau modeste et boucla son baudrier d’épée. Il s’interdit de faire halte en passant devant la porte de Korin tout autant que dans le corridor menant chez Lutha. Celui-ci et Barieüs devaient rester irréprochables.

En revanche, il traversa à la dérobée la cour plongée dans l’ombre par laquelle on accédait aux cuisines ainsi qu’aux chambres réservées aux hérauts de ce côté-là. Ces dernières étaient assez nombreuses, mais on ne voyait de paire de bottes que devant une seule porte.

Caliel y gratta doucement, l’ œil aux aguets pour se garder des sentinelles. Le héraut vint ouvrir en bâillant, sa longue chevelure jaune déployée sur ses épaules. « C’est déjà l’aube ? » La stupeur lui coupa le sifflet lorsque son visiteur le repoussa à l’intérieur et referma le battant. « Lord Caliel, qu’est-ce que vous venez faire ici ?

— Est-ce que Sa Majesté Korin t’a confié un message à rapporter au prince Tobin ?

— Vous savez que je n’ai pas le droit de vous le dire, messire.

— Je viens en ami. On conspire ici contre tes jours pour empêcher ce message de parvenir à son destinataire. Je compte partir tout de suite pour Atyion. C’est moi qui l’emporterai, et il te sera possible de t’en aller par un autre chemin. Je le jure par ton Voyageur et par chacun des Quatre, c’est la vérité.

— Je ne saurais, messire, dût-il m’en coûter la vie. »

Anéanti, Caliel se passa une main sur la figure. « Le message sera perdu.

Tu es déjà blessé. Tu ne pourras pas tenir tête aux hommes qu’on lance à tes trousses. »

Son vis-à-vis sourit et brandit son bras bandé. « Comme vous pouvez le voir, on n’attrape pas si facilement les hérauts. Ils étaient vingt brigands, et je m’en suis sorti sans perdre la vie ni mon message. Il est d’autres routes que je puis prendre, grâce à vos avertissements.

— Tu seras surveillé dès l’instant où tu quitteras la forteresse. Il y aura probablement un magicien dans la meute.

— Vous me l’assurez, messire, et, encore une fois, je vous en sais gré, mais ma tâche est sacrée. Il m’est impossible d’accéder à votre demande. »

Caliel secoua la tête, écartelé entre l’envie de l’assommer pour son propre bien et l’admiration que lui inspirait sa bravoure. « Tu seras mort demain vers le crépuscule.

— Il appartient à Astellus d’en décider, messire.

— Eh bien, j’espère que ton dieu te chérit. Tu voudras bien me garder le secret de notre conversation ? »

Le héraut s’inclina. « Vous n’avez jamais mis les pieds ici, messire. »

L’abandonnant à son destin, Caliel retourna dans la cour et s’en esquiva par une petite poterne latérale donnant sur la mer. Les séides de Moriel n’auraient pas encore eu le temps de dresser leur embuscade, et ils seraient de toute manière à l’affût d’un héraut à tresse blonde lorsqu’ils l’auraient fait. S’il n’hésitait pas, il pouvait avoir une chance.

N’ayant à redouter aucune attaque imminente de l’extérieur, les gardes ne faisaient pas d’excès de zèle. Il se glissa dehors sans qu’on l’interpelle et, après avoir suivi un sentier scabreux le long des falaises, déroba l’un des chevaux alignés au piquet. Tandis qu’il prenait le large, il s’adressa intérieurement un ténébreux sourire en songeant avec satisfaction au rapport fâcheux qu’il serait en mesure de faire à son retour sur les officiers busards.

La grand-route chatoyait devant lui comme un ruban pâle à la lumière des étoiles. Plus il s’éloignait de la maudite forteresse, et plus il se sentait le cœur léger. À l’aube, des lieues l’en séparaient, et il contempla le lever du soleil sur la mer Intérieure. D’ici quelques jours, il verrait par lui-même si Tobin était un ami ou un ennemi. Une croûte s’était déjà formée sur la plaie de sa joue, et déjà la blessure que lui avait faite Korin était pardonnée. Avec ou sans la confiance de son roi, il allait le servir du mieux qu’il pourrait.

Son regard s’abaissa de nouveau vers la bague. Si tu es toujours notre ami, dans ce cas, Korin a besoin de toi. Sinon, c’est à moi que tu auras à faire, en sa faveur et en son nom.

24

Lutha passa la nuit perdu dans des rêves terrifiants qui ne lui laissaient aucune échappatoire et, lorsqu’il se réveilla, le soleil l’aveugla, et quelqu’un martelait furieusement sa porte.

« Lutha, tu es là ? Ouvre, au nom du roi »

Il se leva d’un bond et découvrit Barieüs qui, penché sur la table de toilette et les mains en coupe ruisselantes d’eau, se tournait vers lui d’une mine effarée. « On dirait la voix d’Alben. »

Il gagna la porte, sa chemise trempée de sueur lui collant désagréablement au dos entre les omoplates, et entrebâilla le battant pour jeter un œil au-dehors.

Alben eut l’air soulagé de le voir. « Tu es donc là ! Lorsque tu ne t’es pas montré pour le déjeuner de ce matin ...

— Panne d’oreiller. À quoi rime tout ce boucan ? » Il ouvrit plus largement et se retrouva face à une demi-douzaine de gardes culs-gris. Il perçut aussi la présence de Barieüs derrière lui. « Qu’est-ce qui se passe, Alben ?

— Caliel a déserté la nuit dernière. »

Lutha le dévisagea, incrédule, avant de subir la douche glacée de la compréhension. « Et vous avez supposé que nous nous étions enfuis avec lui. »

Alben eut la bonne grâce de se montrer gêné. « C’est maître Porion qui m’a envoyé. Korin est dans tous ses états. Il a déjà déclaré Caliel traître et mis sa tête à prix.

— C’est ridicule ! Il doit y avoir une autre explication.

— Il est parti, Lutha. Tu savais qu’il projetait de le faire ?

— Tu es fou ? Bien sûr que non ! se récria Barieüs.

— Peut-être Lord Lutha devrait-il répondre de lui- même ? » Nyrin apparut derrière ses hommes. « Lord Lutha, des témoins vous ont vu secrètement rencontrer Lord Caliel et comploter contre le roi. Je n’ai qu’un regret, c’est de ne pas être intervenu plus tôt, avant que Lord Caliel ne se soit évadé.

— Comploter ? bredouilla Lutha. Jamais nous ...

Est-ce là ce que pense Korin ? Laissez-moi lui parler ! » Il fit demi-tour, en quête frénétique de ses vêtements. Barieüs tenta d’aller lui chercher des culottes, mais les culs-gris s’engouffrèrent dans la pièce et s’emparèrent d’eux.

« Alben, tu ne peux pas croire cela ? s’écria Lutha pendant qu’on les emmenait. Laisse-moi parler à Korin. Alben, s’il te plaît ! C’est là l’ouvrage de Nyrin. Alben ! »

Ils eurent beau se débattre, à demi vêtus, on les entraîna vers l’étage inférieur, devant tous les guerriers et les nobles massés là, puis dehors, vers une petite cellule humide et sombre proche des casernements.

Les gardes les y enfournèrent et en claquèrent la lourde porte sur eux, ce qui les plongea dans les ténèbres. Puis un gros bruit sourd leur signala qu’on venait d’ajuster la barre massive dans ses logements.

« Qu’est-ce qui se passe, Lutha ? chuchota Barieüs. - Je l’ignore. Peut-

être que Korin est finalement devenu fou pour de bon. » À force de tâtonner en aveugle, sa main trouva une paroi de pierre moite, et il s’y adossa en se laissant couler au sol, avant de remonter ses jambes nues sous sa chemise. « Tu as vu qui s’est déplacé pour nous. Puissent les corbeaux bouffer cette saloperie de magicien ! »

À l’endroit où les poutres du plafond s’encastraient dans les murs bâillaient de vagues lézardes. Au fur et à mesure que ses yeux s’accoutumaient au noir, il réussit à discerner Barieüs accroupi à ses côtés et les contours exigus de leur geôle. Elle avait à peine deux brasses de large.

Ils restèrent immobiles en silence un moment, à s’efforcer de comprendre leur soudain retournement de fortune.

« Tu ne le crois pas, toi, que Caliel ait réellement décidé de trahir ? finit par demander Barieüs.

— Non.

— Alors, pourquoi est-il parti comme ça, sans t’en dire quoi que ce soit ?

— Nyrin a été le seul à nous alléguer qu’il l’ait fait. Il a plutôt dû l’assassiner. Le diable l’emporte ! J’aurais dû mettre Cal en garde.

— Le mettre en garde contre quoi ? »

Lutha lui raconta de quelle manière ils s’y étaient pris pour espionner Korin, et comment lui-même avait failli culbuter le magicien par la suite. « Il était probablement au courant de tout. J’aurais dû le deviner, rien qu’à sa façon de me regarder. Bons dieux de bons dieux, j’aurais dû retourner chez Caliel ! »

Ils retombèrent dans leur mutisme, les yeux attachés sur un maigre rayon de soleil qui filtrait au travers du mur.

Finalement, ils entendirent soulever la barre de la porte, et la lumière du jour qui afflua brusquement dans la cellule les fit papilloter. Un garde leur jeta des vêtements. « Habillez-vous. Vous êtes convoqués par Sa Majesté Korin. »

Après s’être exécutés à la hâte, ils furent conduits sous bonne escorte dans la grande salle. Korin occupait son trône, flanqué des deux Compagnons restants et de magiciens busards. Maître Porion se tenait à sa droite, aujourd’hui, et il avait à la main un long fouet du même genre que celui dont Tobin s’était jadis vu contraint de fustiger Ki.

Lutha se redressa au garde-à-vous, tout en s’efforçant de ne rien laisser transparaître de sa colère et de sa peur. Il avait beau être nu-pieds et avoir de la paille dans les cheveux, il demeurait néanmoins un Compagnon royal et le fils d’un gentilhomme.

« On a tout fouillé de fond en comble sans retrouver Caliel nulle part, déclara Korin. Que savez-vous de sa disparition ?

— Rien, Majesté.

— Ne me mens pas, Lutha. Tu ne feras qu’empirer tes propres affaires.

— Oh, je suis donc un menteur, maintenant, et doublé d’un traître ? jappa-t-il. Est-ce là l’opinion que vous avez de ma personne, Majesté ?

Lutha ! souffla Barieüs d’un ton angoissé.

— Compagnon, veuillez vous adresser à votre seigneur et maître avec le respect qui lui est dû ! » aboya Porion.

Tremblant d’indignation, Lutha serra les dents et se mit à fixer le sol.

« Gare à votre langue, ou vous la perdrez, messire, intervint Nyrin. Dites la vérité, sans quoi je vous y forcerai.

— Je dis toujours la vérité ! riposta Lutha, sans se soucier de déguiser le mépris qu’il éprouvait pour lui.

— J’ai dépêché mes meilleurs traqueurs à ses trousses, l’avisa le magicien. Lord Caliel sera incessamment retrouvé et ramené ici. En mentant tous les deux pour lui, vous ne faites de mal qu’à vous-mêmes. Il est parti se rallier au prince Tobin. »

Lutha l’ignora. « Sur mon honneur de tien Compagnon, Korin, Cal n’a pas mentionné quelque intention que ce soit de partir ni de retourner à Ero, et nous n’avons jamais projeté de déserter. Je le jure par la Flamme.

— Moi aussi, Majesté, fit Barieüs.

— Et cependant, vous reconnaissez avoir de la sympathie pour la fausse reine ? reprit Nyrin.

— De la sympathie ? J’ignore ce que vous entendez par là » , répliqua Lutha. Sur son trône, Korin conservait une attitude impassible, mais l’expression défiante de son regard effraya Lutha. « Nous trouvions seulement bizarre que tu nous interdises d’aller chercher à découvrir ce qu’il en est véritablement de Tobin. Mais Cal n’a jamais pipé mot de partir ! Il est aussi loyal envers toi que je le suis moi-même.

— Ce qui ne signifie pas forcément beaucoup, Majesté, signala Nyrin avec un sourire hautain. Si vous voulez bien m’y autoriser, je me fais fort de vous livrer la vérité en un rien de temps. »

Le cœur de Lutha chavira lorsque Korin acquiesça d’un simple hochement. Le magicien descendit de l’estrade et fit un geste aux hommes qui encadraient Lutha. Ils l’empoignèrent solidement par les bras pour l’immobiliser.

Nyrin se planta devant lui sans seulement se donner la peine de dissimuler un sale sourire triomphal. « Il se peut que ceci vous fasse un peu mal, messire, mais tel est le bon plaisir de votre roi. »

L’une de ses mains froides se referma sous le menton de Lutha, tandis que la paume de l’autre se plaquait sur son front. Le contact fit frissonner le jeune homme du même genre de frisson que vous fait éprouver dans le noir la reptation d’un serpent sur votre pied nu. Il fixa son regard sur la poitrine du magicien. La robe blanche était immaculée, comme à l’accoutumée ; une odeur de chandelles et de fumée se dégageait de lui, mêlée à quelque chose de douceâtre.

Lutha n’avait rien à cacher. Il se concentra sur sa loyauté vis-à-vis de Korin jusqu’à la seconde où une brusque douleur fulgurante oblitéra toute espèce de pensée consciente. Il eut l’impression tout à la fois qu’on lui écrabouillait la tête et qu’on la plongeait dans le feu. Il ne savait plus s’il était encore sur ses pieds ou non, mais il lui semblait choir interminablement dans la noirceur d’un puits. Le désespoir balaya l’orgueil; il eut envie de pleurer, de hurler, de conjurer Korin ou même le magicien pour que ce supplice s’achève. Mais il était aveuglé, perdu, et il avait la langue comme paralysée.

Cela dura, dura, dura ... et puis, juste au moment où l’idée lui vint qu’il allait mourir de douleur, il se retrouva sur les mains et sur les genoux dans la jonchée vétuste aux pieds de Nyrin, altéré de se gorger d’air. Sa cervelle le lancinait abominablement, et un goût de bile emplissait sa bouche.

Déjà, Nyrin s’y prenait de la même manière avec la tête de Barieüs. Lutha regarda désespérément son ami se raidir et devenir blême.

« Korin, par pitié ! Dis-lui d’arrêter » , quémanda-t-il d’une voix rauque.

Barieüs exhala un gémissement étranglé. Ses yeux étaient ouverts mais ils ne voyaient pas, et il serrait si violemment les poings que ses phalanges étaient toutes blanches sous la peau bronzée de soleil. Nyrin avait, lui, l’air tout aussi serein que s’il était en train de soigner le jeune garçon au lieu de lui lacérer le fond de l’âme à pleines griffes.

Lutha se releva vaille que vaille en titubant. « Lâchez-le ! Il ne sait rien de rien ! » Il se cramponna au bras du magicien pour essayer d’interrompre ses opérations.

« Gardes, maîtrisez-le » , ordonna Korin.

Lutha était trop affaibli pour se battre, mais il le fit tout de même, quitte à se démener en pure perte entre les deux hommes qui le maintenaient.

« Lord Lutha, cessez donc ! Vous n’y pouvez rien » , l’avertit l’un d’eux.

Nyrin relâcha Barieüs qui s’effondra par terre comme une chiffe, inconscient. Les gardes libérèrent à leur tour Lutha, et il s’affala sur ses genoux auprès de son écuyer. Les paupières de celui-ci étaient hermétiquement closes, mais ses traits exprimaient encore une horreur insondable.

« Ils disent la vérité en ce qui concerne Lord Caliel, Votre Majesté, décréta Nyrin. Ils ne savent absolument rien sur sa disparition. »

Était-ce du soulagement qui se lut dans les yeux de Korin ? Lutha eut la faiblesse d’en éprouver lui-même, mais il fut presque aussi vite désabusé.

Nyrin lui jeta un coup d’œil méprisant. « Néanmoins, je n’ai pas été sans découvrir en tous deux une puissante fidélité vis-à-vis du prince Tobin. Je crains que l’affection qu’ils lui portent n’excède leur loyauté à votre égard, Majesté.

— Non, ce n’est pas vrai ! s’écria Lutha, mais, à l’instant même où il la proférait, cette assertion lui parut douteuse. S’il te plaît, Korin, tu dois le comprendre. Il était notre ami ! Il était ton ami ! Nous souhaitions seulement que tu parles avec lui, lorsqu’il a demandé ... »

Le regard de Korin se durcit de nouveau. « Comment sais-tu cela ?

— Je ... C’est-à-dire que Cal et moi... » Les mots moururent sur ses lèvres.

« Il avoue son espionnage, Majesté, dit Nyrin en branlant du chef. Et maintenant, Caliel est allé rejoindre Tobin, sans nul doute afin de le renseigner par le menu sur les forces dont vous disposez ici.

— Non, Caliel n’y consentirait pas » , protesta timidement Lutha, accablé par les mines hostiles de Korin et des deux autres Compagnons. Il comprit alors qu’il était fichu. Il ne lui serait plus jamais permis de se tenir à leurs côtés.

Barieüs s’agita et ouvrit les yeux, puis fut secoué d’un frisson en apercevant Nyrin qui les dominait de toute sa hauteur.

Korin se leva et s’avança jusqu’au bord de l’estrade. « Lutha, fils d’Asandeüs, et Barieüs, fils de Malel, vous êtes chassés des Compagnons et condamnés comme traîtres.

— Korin, de grâce ! »

Korin tira sa dague, le visage aussi rigoureux que l’hiver. La poigne des gardes se referma sur les captifs pendant qu’il descendait vers eux. Il trancha leurs nattes et, après les leur avoir jetées aux pieds, leur cracha tour à tour au visage.

« Vous ne m’êtes rien, et vous n’êtes rien pour Skala. Gardes, remmenez-les dans leur cellule jusqu’à ce que j’aie décidé de leur châtiment.

— Non, Nyrin ment ! hurla Lutha en se débattant, tandis qu’on les traînait vers la sortie, Barieüs et lui. Korin, je t’en prie, tu dois m’écouter ! Nyrin est un scélérat ! Il n’arrête pas de te mentir ! Méfie-toi de lui ! »

Il n’en put dire davantage, à nouveau sa cervelle explosa de douleur, et l’univers devint tout noir.

Son crâne le faisait encore atrocement souffrir quand il reprit connaissance et, pendant un moment, il se crut frappé de cécité. Il eut le sentiment qu’il était étendu de tout son long, la tête nichée dans le giron de quelqu’un, et il perçut les sanglots étouffés de Barieüs, mais il était incapable de voir quoi que ce soit. En recouvrant peu à peu ses esprits, il finit par reconnaître l’odeur de paille moisie et comprit qu’ils avaient réintégré leur cellule. En levant les yeux, il réussit à discerner les lézardes du mur, mais elles ne laissaient plus filtrer qu’une lumière beaucoup plus terne.

« Je suis resté longtemps dans les pommes ? » demanda-t-il en se redressant pour s’asseoir. Il tâta précautionneusement l’arrière de son crâne et y trouva une bosse assez coquette, mais qui ne saignait pas du tout.

Barieüs se torcha bien vite la figure, probablement dans l’espoir que Lutha ne l’avait pas surpris à pleurer. « Quelques heures. Il est midi passé.

J’ai entendu battre le tambour pour la relève de la garde.

— Eh bien, on dirait que nous sommes bons pour la fête, hein, maintenant ? Cal avait raison, de bout en bout. Nyrin ne faisait rien d’autre que guetter son heure. » De colère impuissante, il serra les poings.

« Pourquoi ... » Barieüs s’interrompit et se tortilla, manifestement mal à l’aise. « D’après toi, pourquoi Caliel nous a-t-il laissés tomber, nous ?

— Il ne nous aurait jamais abandonnés, s’il avait eu vraiment l’intention de se rallier à Tobin. Je suis plus persuadé que jamais de son meurtre. » Il lui était en fait moins odieux de croire à la véracité de cette hypothèse que d’envisager celle que Caliel ait pu les trahir.

Nalia s’attarda sur son balcon, les nerfs à vif, dans l’expectative de ce qu’il allait advenir des malheureux jeunes gens qu’on avait jetés au cachot.

Tomara lui avait servi la nouvelle retentissante du scandale en même temps que son infusion du matin. Peu après qu’elle fut survenue avec le plateau, elles entendirent des martèlements de sabots et virent des escouades de cavaliers en armes se précipiter au galop vers le nord et le sud.

« Ils sont après Lord Caliel, dit la vieille en branlant du bonnet. Nous contemplerons sa tête sur une pique avant la fin de la semaine.

— Quelle horreur ! » Caliel s’était montré particulièrement affable avec elle. Il était beau, en plus, avec ses cheveux d’or et ses prunelles sombres.

Korin avait toujours parlé de lui comme de son ami le plus cher. Comment pourrait-il donner un tel ordre ?

Elle n’eut guère d’appétit pour son pain et ses œufs, ce matin-là. Cela faisait plusieurs jours qu’elle avait souffert d’accès de vertiges et de bouffées nauséeuses qui l’avaient mise à deux doigts de recourir à la cuvette. Elle n’en avait rien dit à Tomara ni à Korin. Les babillages de la femme de charge l’avaient bien assez éclairée pour qu’elle comprenne ce que de pareils désordres risquaient de signifier. Elle était censée avoir son prochain flux lunaire d’ici quelques jours, et elle les comptait d’un cœur lourd. Qu’elle fût enceinte, et jamais Korin ne consentirait à lui rendre sa liberté.

En cette fin d’après-midi, la lumière du soleil qui se déversait à travers la voûte des frondaisons barbouillait de motifs mouvants l’humus spongieux de la sente à gibier que Mahti continuait à suivre.

Depuis une semaine, Lhel et la Mère l’avaient attiré vers le nord et l’ouest et non vers le sud, pour le diriger vers le pont gigantesque. La nuit, il se cachait à l’abri des regards indiscrets dans le fond des forêts ou dans les hautes herbes des prairies et jouait tout bas de Séjour dont les mélopées lui révélaient des visions de repères et de panoramas destinés à le guider. Le jour, il laissait ses pas le mener où le conduisait son cœur, et il découvrait les lieux pressentis.

La voix de la Mère Shek’met était désormais plus forte, si forte qu’il s’arrêta sous les bras étendus d’une aïeule chêne et, fermant les yeux, se mit à tanguer quelque peu tandis que les marques de sorcellerie le chatouillaient, ardentes, sous la peau. Les bruissements de la brise et le concert des oiseaux s’estompèrent autour de lui, obombrés par les pulsations lentes et graves de son cœur. Il porta l’oo’lu à ses lèvres et le laissa libre de formuler son chant par lui-même. Il ne le perçut pas, mais il distingua les images qu’il suscitait.

Il vit une mer, celle-là même qui s’étendait à l’infini par-delà le pont gigantesque. Il en avait entendu raconter plein d’histoires et la reconnut au bleu plus clair de ses flots. Des mouettes la survolaient par bandes innombrables et, dans le lointain, il discerna une immense demeure de pierre ceinte de hautes murailles.

Le chant lui révéla la profonde désolation qui régnait dans cette demeure, des esprits abattus et un cœur glacé que rien ne pouvait réchauffer. C’était dans cette direction qu’il devait se rendre, et il lui fallait se hâter.

Vite ! chuchota la Mère sous les psalmodies silencieuses de l’oo’lu.

Mahti abaissa l’instrument puis, rouvrant les yeux, s’aperçut que le soleil était sur le point de déserter le ciel. Sitôt assurés en bandoulière son sac de vivres et l’oo’lu, il se remit en route précipitamment. Les sabots fourchus des daims rapides qui avaient frayé sa voie s’étaient imprimés dans la terre, et leurs empreintes bifides guidèrent ses pieds nus bien après que les étoiles eurent émergé du firmament.

Les seuls indices dont disposaient Lutha et Barieüs pour mesurer l’écoulement de la journée étaient les maigres rayons de lumière qui zigzaguaient sur le mur opposé. Les ténèbres finirent par les envelopper sans que quiconque leur apporte d’eau ni de nourriture. Ils entendaient les gardes, au-dehors, s’agiter sans trêve et ronchonner entre eux.

Lentement, lentement, pour épargner sa tête douloureuse, Lutha rampa vers la porte dans l’espoir d’apprendre quelque chose à propos de Caliel, mais les conversations de l’extérieur n’étaient consacrées qu’aux femmes et au jeu.

Il explora les limites de la cellule, allant jusqu’à se jucher sur les épaules de son écuyer pour tripoter les poutres et le chaume de la toiture. Il y avait un baquet pour pisser, un second réservé à l’eau, mais pas l’ombre d’une issue, fût-ce pour un raton de son acabit.

À bout d’espoir, ils s’endormirent adossés au mur et furent réveillés le lendemain vers le milieu de la matinée par les raclements de la barre. L’éclat du jour les fit ciller pendant qu’on propulsait à l’intérieur un nouveau captif et qu’on le jetait brutalement dans la paille. Il y atterrit à plat ventre, les mains ligotées dans le dos, mais ils reconnurent Caliel à sa blondeur, tout encroûtée de sang qu’elle était. D’après son aspect, il avait été rossé et traîné par terre, non sans s’être en plus probablement battu comme un brave.

Deux touffes de cheveux dépenaillés marquaient sur ses tempes l’ancien emplacement des nattes.

La porte se referma à la volée et, pendant un moment, Lutha fut incapable de rien voir, ébloui qu’il était encore par l’irruption brutale de la lumière, mais il s’approcha de Caliel à quatre pattes et le palpa par tout le corps, en quête de blessures. Il lui découvrit une grosse bosse sur le côté du crâne et des écorchures sanguinolentes aux bras et aux jambes. En dépit de son inertie, son ami poussa un grognement plaintif quand il lui toucha la poitrine et les flancs. Il respirait laborieusement.

« Ils lui ont cassé une ou deux côtes, ces salopards » , grommela Lutha. Il détacha les mains de Caliel et en frictionna la chair glacée pour y rétablir la circulation du sang puis s’installa auprès de lui, faute de pouvoir rien faire d’autre que d’attendre leur sort. L’orientation de la lumière dans les lézardes du mur indiquait qu’on était au milieu de l’après-midi quand Caliel finit par s’agiter un peu.

« Cal ? Nous sommes avec toi. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? interrogea Lutha.

— Ils m’ont attrapé, murmura-t-il d’une voix rauque. Des culs-gris... et un de ces satanés magiciens. » Il se redressa tant bien que mal en clignotant dans la pénombre chiche. Le côté droit de sa figure était noirci de sang séché, et il avait la lèvre fendue et boursouflée. « Ils ne m’ont pas affronté à la loyale mais se sont avancés sur moi armés de gourdins. J’ai l’impression que le magicien m’a jeté un sort à la fin. Je ne me souviens plus de rien, après ça. » Il changea péniblement de position pour essayer de soulager son flanc. « Qu’est-ce que vous fichez là, tous les deux ? »

Lutha lui résuma brièvement ce qui s’était passé. Caliel exhala un nouveau grognement plaintif. « Mais c’était justement pour vous épargner que je suis parti de cette manière, pour que vous ne soyez pas impliqués là-

dedans et que vous n’ayez pas d’ennuis !

— Le Crapaud a mouchardé des salades à son maître. Nous sommes accusés d’avoir conspiré contre Korin avec toi. »

Caliel soupira. « Des Tanil et Zusthra meurent, mais une couleuvre comme Moriel se faufile au travers et survit. Par le feu de Sakor, où est la justice dans ce merdier ?

— C’est à la justice de Korin que nous avons affaire dorénavant, et je nous vois plutôt mal barrés, répondit tristement Lutha. Nyrin nous a coupés net de lui avec autant d’adresse qu’un tailleur.

— J’aurais dû m’y attendre. La peste soit de moi !

Que n’ai-je été seulement foutu de me défiler pour aller faire entendre raison à Tobin !

— Je suis navré que tu te sois fait intercepter, mais je suis heureux de savoir que tu n’avais pas juste pris la fuite, intervint doucement Barieüs. Au moins aurai-je la consolation de penser à ça avant qu’ils ne nous pendent.

— Tu crois qu’ils le feront, Cal ? » demanda Lutha. Caliel haussa les épaules. « Je me figure qu’ils me pendront, moi, mais, vous deux, vous n’avez strictement rien à vous reprocher ! Ce n’est pas normal. - Normal, rien ne l’a été depuis notre départ d’Ero » , lâcha Lutha d’un ton morose.

Nyrin se tenait auprès de Sa Majesté dans la chambre du Conseil. Il avait beau ne pas souffler mot pendant qu’une poignée de lords débattaient du sort à réserver aux traîtres, il ne chômait pas pour autant.

Pour être en territoire familier dans les corridors mentaux du jeune roi, leurs tours et détours continuaient à le surprendre, ainsi que leurs murs de résistance dans lesquels même ses insinuations ne parvenaient pas à ouvrir de brèche. Lord Caliel avait servi de catalyseur pour infiniment trop de ces derniers, et l’autre petit museau de rat n’y était pas étranger non plus. Dans le tréfonds de son cœur, Korin les aimait encore.

« Ils vous ont trahi, Sire, le pressa instamment le duc Wethring. Il vous est impossible de paraître faible ! Ils doivent être châtiés, que nul n’en ignore. Tous tant qu’ils sont. »

Korin serrait toujours dans sa main trois nattes, une blonde, une roussâtre et une sombre.

Tant de fidélité, même après que ses amis lui ont tourné le dos ! songea le magicien. Quel dommage qu’elle soit si déplacée... Il modifia son champ de vision et se concentra sur les images ainsi suscitées d’un prince Korin beaucoup plus jeune, perdu dans l’ombre de sa famille. De sœurs qui auraient été reines, l’une ou l’autre. De frères dotés de bras plus vigoureux et de pieds plus lestes que lui. D’un père qui avait préféré tel ou tel d’entre eux, du moins à ce qu’il semblait aux yeux d’un petit garçon jamais tout à fait certain d’obtenir une approbation jusqu’à ce que la peste emporte ses concurrents. Et ensuite le sentiment de culpabilité. Même une fois les autres éliminés, il n’était toujours pas à la hauteur requise. Nyrin avait depuis longtemps déniché en lui des souvenirs de conversations surprises par hasard - le maître d’escrime Porion enjoignant aux autres Compagnons de le laisser gagner. Une plaie insondable, cela, et frottée de sel. Caliel l’avait bien compris.

Le magicien pansa benoîtement cette blessure enfouie tout au fond.

Korin n’en soupçonna rien, il sentit seulement son cœur s’endurcir quand il rejeta les nattes et grinça. « Oui, c’est évident, vous avez raison. »

Ce qui ne fut pas pour déplaire à Nyrin.

Le soir était venu quand la porte se rouvrit brusquement toute grande devant Nyrin en personne qui jubila . « On doit vous emmener devant Korin pour votre procès. Venez tout de suite, à moins que vous ne préfériez que l’on vous y traîne, ainsi que vous le méritez ?

— Courage » , murmura Caliel en se levant tout chancelant. Lutha et Barieüs étaient déjà debout. Quoi que l’on pût dire, ils étaient des Compagnons royaux ; ils ne tremblaient devant personne, pas même devant le roi.

En franchissant le seuil de leur cellule, ils découvrirent un tribunal qui les attendait dans la cour. La garnison y formait les quatre côtés d’un carré à l’autre bout duquel se tenait Korin, flanqué de Porion et de ses principaux généraux.

Leurs gardes les conduisirent au centre du dispositif, tandis que le magicien allait se placer à la droite du roi, parmi la noblesse et les officiers supérieurs.

Lutha jeta un coup d’œil circulaire afin de scruter les physionomies.

Beaucoup lui retournèrent simplement son regard, mais quelques-uns n’en eurent pas le courage.

Korin était armé de pied en cap et tenait devant lui, dégainée, l’Épée de Ghërilain.

Porion prononça les chefs d’inculpation. « Lord Caliel, vous êtes accusé de désertion et de trahison. Alors qu’il vous avait été expressément interdit de vous rendre auprès du prince usurpateur, vous ne vous en êtes pas moins esquivé comme un voleur à la faveur de la nuit pour rallier son camp.

Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

— Que puis-je bien dire, Korin, si tu es trop aveugle pour voir par toi-même la vérité ? riposta Caliel en levant fièrement le menton. Si tu te figures que je t’avais abandonné, alors, tu n’as jamais connu mon cœur comme je croyais que tu le faisais. Rien de ce que je puis déclarer maintenant ne changera cela.

— Vous avouez donc que vous alliez rejoindre l’armée du prince Tobin ? demanda Nyrin.

— Oui, répliqua Caliel, toujours à l’adresse de Korin et de Korin seul. Et tu sais dans quel but. »

Lutha vit la main du roi se crisper sur la poignée de l’Épée puis ses yeux devenir ternes et morts quand il proclama. « La déloyauté vis-à-vis de son seigneur et maître est le plus grave des crimes qu’un guerrier puisse commettre à quelque époque que ce soit mais, en ces jours sinistres où j’attends de mes plus intimes qu’ils servent d’exemple à tous, elle est d’autant plus impardonnable. Caliel et Lutha, vous avez tous les deux contesté ma volonté depuis notre départ d’Ero. Je me suis montré indulgent, dans l’espoir que vous vous amenderiez et seriez les Compagnons loyaux que j’avais connus. Au lieu de cela, vous avez fomenté le trouble et le doute, entre autres ...

— Autres quoi ? questionna Lutha. C’est pour toi que nous étions inquiets, parce que ... »

Une force accablante lui broya le cœur et la gorge, étranglant net sa protestation. Aucun des spectateurs ne parût s’en aviser, mais lui s’aperçut qu’une fois de plus Nyrin le regardait d’un air narquois. C’était de la magie ! Comment se pouvait-il que personne d’autre ne se rende compte des agissements de ce misérable ? Il déglutit violemment, bien résolu à le dénoncer, mais, plus il s’efforçait d’expectorer les mots, plus se resserrait l’étau douloureux qui lui comprimait le gosier. Il s’effondra sur ses genoux et s’étreignit la poitrine.

Korin se méprit sur sa détresse. « Debout ! Tu as déjà bien assez bafoué ta virilité ! »

Il n’y avait pas d’issue possible. Nyrin savait ce qu’il voulait dire, et il l’empêchait de parler. Il se releva en titubant et croassa . « Barieüs n’était au courant de rien. Il n’est coupable de rien. »

À ses côtés, Barieüs bomba le torse et clama. « Je suis l’écuyer de Lord Lutha, et je le suivrai jusqu’au bout. S’il est coupable, alors, je le suis moi-même. Je suis prêt à partager son châtiment, quel qu’il soit.

— Et tu le feras, dit Korin. Pour le crime de déloyauté, vous serez d’abord flagellés sous les yeux de cette assistance. Vingt coups de chat pour Lutha et son écuyer, cinquante pour Caliel, dont le cas est encore plus grave. Demain à l’aube, vous serez pendus, ainsi qu’il sied à votre amitié fallacieuse et à votre traîtrise. »

Lutha garda la tête haute, mais il eut l’impression qu’un cheval venait de lui décocher une ruade en plein ventre. En dépit de ses propos sans complaisance dans la cellule, il n’avait jamais vraiment cru que Korin irait aussi loin. Alben lui-même avait l’air abasourdi, et Urmanis était devenu livide.

« Tous pendus ? demanda maître Porion d’un ton soigneusement circonspect. Même Lutha et Barieüs ?

— Silence ! Le roi a parlé ! jappa Nyrin en dardant sur le vieux maître d’armes un regard acéré. Seriez-vous tenté, vous aussi, de mettre en doute la sagesse de Sa Majesté ? »

Porion rougit de colère, mais il s’inclina devant Korin sans rien dire d’autre.

« Si maître Porion ne parle pas, alors c’est moi qui le ferai ! cria Caliel d’une voix furieuse. En présence de ces témoins, je déclare que tu es inique.

Pends-moi, s’il faut que tu le fasses, mais, dans ton cœur, tu sais pertinemment que j’agissais en ta faveur. Tu te prétends en train de punir la trahison, mais moi j’affirme que tu es en train de la récompenser. » Il décocha un regard dédaigneux au magicien. « Si tu pends ces deux garçons, qui n’ont jamais rien fait d’autre que te servir loyalement, alors, que cette assistance soit témoin de ta justice et voie quelle est sa vilenie ! Tu as oublié qui sont tes véritables amis, conclut-il avec rage, mais, même si tu m’assassines, je ne cesserai pas d’être tout à toi. »

Pendant un instant, Lutha crut que le roi se raviserait. Une ombre chagrine passa sur sa physionomie, mais elle eut tôt fait de s’effacer.

« Que soient d’abord châtiées les infractions mineures, ordonna-t-il. À

vous, Compagnons, de remplir vos obligations. »

Alben et Urmanis évitèrent son regard lorsqu’ils s’avancèrent et dépouillèrent brutalement Lutha de sa chemise. Garol et Mago se chargèrent de Barieüs en procédant de même.

Un sentiment d’irréalité s’empara de Lutha pendant qu’on le remmenait avec son écuyer vers le bâtiment de pierre qui abritait les cachots. De grands anneaux de fer étaient scellés sur la façade. Des soldats s’ employaient déjà à y enfiler et nouer des cordes assez courtes.

Il conserva un port altier pour regarder droit devant lui, soucieux de ne pas laisser transparaître le moindre signe d’effroi. Au coin de son œil, les rangs pressés de guerriers silencieux ne formaient rien de plus qu’une masse floue, sombre et lugubre.

Il avait assisté à suffisamment de flagellations pour savoir que vingt coups de chat représentaient une peine sévère, mais l’imminence de les subir faisait pâle figure au regard de la preuve que tant d’années de dévouement sans faille et d’amitié ne signifiaient rien pour Korin. Rien du tout, s’il suffisait d’un coup d’éponge aussi brutal pour les effacer, sans autre motif que les allégations d’un magicien.

Les autres Compagnons les hissèrent pour les attacher mains en l’air, le visage appliqué contre le mur rugueux. Les anneaux étaient fixés si haut que les pieds de Lutha touchaient à peine le sol. Il eut l’impression que la traction exercée sur ses bras était en passe de les déboîter.

Il tourna la tête vers Barieüs. Il avait les lèvres durement pincées, mais les yeux agrandis par la peur. « Courage, souffla Lutha. Ne les laisse pas t’entendre gueuler. Ne leur donne pas cette satisfaction. » On bougea derrière lui, puis ce qui ressemblait à une inspiration d’air collective. Un homme torse nu à puissante carrure et dont un masque de tissu dissimulait les traits se rapprocha pour leur exhiber sous le nez le chat noueux qu’il utiliserait pour les punir. Une bonne douzaine au moins de longues lanières frétillaient au bout d’un grand manche de bois.

Lutha hocha la tête et se détourna. Cramponné à l’anneau de fer, il rassembla ses forces en prévision du premier coup.

Ce fut pire qu’il n’aurait pu se le figurer. Rien de ce qu’il avait subi sur le champ d’exercices ou au combat n’était comparable à la bestialité de cette première zébrure. Elle lui coupa carrément le souffle, brûlante comme du feu. Il sentit un filet de sang dégouliner sous son omoplate et, telle une lente larme, lui sillonner le flanc.

Le coup suivant fut pour Barieüs, et il l’entendit étrangler un grognement de douleur.

Leur bourreau était dans son genre un artiste consommé. Il répartissait équitablement les zébrures en les imprimant de manière uniforme sur les deux côtés de leurs dos avant de les entrecroiser, de sorte que chaque nouveau coup portait sur de la chair déjà déchirée pour les faire souffrir davantage.

Lutha supporta la première dizaine assez vaillamment mais, lorsque débuta la seconde, il lui fallut se mordre la lèvre pour s’empêcher de crier à pleins poumons. Barieüs le faisait désormais à chaque reprise mais ce, force était de le porter à son crédit, sans pleurnichages ni supplications. Le sang fleurit avec une saveur écarlate et salée sur la langue de Lutha quand, s’acharnant à se mordre la lèvre, il se contraignit à compter en silence les derniers coups de la série.

Quand c’en fut enfin terminé, quelqu’un trancha la corde qui arrimait ses mains à l’anneau, mais sans délier ses poignets. Ses jambes le trahirent, et il s’affala, tremblant, dans la poussière, comme une masse. Barieüs s’effondra lui aussi, mais il se remit presque aussitôt sur pied. Il s’inclina, puis tendit à Lutha ses deux mains ligotées. Son visage était sillonné de larmes, et ses flancs ruisselaient de sang, mais c’est d’une voix ferme qu’il proféra, assez fort pour être entendu de tous . « Permettez-moi de vous aider à vous relever, messire. »

Lutha puisa dans son attitude l’énergie dont il avait besoin. Épaule contre épaule, ils se retournèrent comme un seul homme pour faire face à Korin, et Lutha se rendit compte que l’affection que ce dernier lui avait inspirée jusqu’alors était intégralement morte.

Des gardes les poussèrent avec rudesse de côté et les forcèrent à rester debout et à contempler de tout près la mise en extension de Caliel.

Comment va-t-il le supporter ? Lutha était mou comme une chiffe et à bout de forces après ses vingt volées de coups, et son dos en charpie le lancinait abominablement. En administrer cinquante pouvait vous décharner son homme jusqu’à l’os, peut-être même le tuer, et Caliel était déjà salement blessé.

Étant de plus haute taille, celui-ci avait les bras plus longs. Il agrippa l’anneau de fer sans difficulté puis accola ses pieds, la tête baissée. Et cela recommença.

Caliel ne fit que frémir sous les premières frappes.

Au bout de dix, il était zébré de traînées sanglantes. À vingt, ses tremblements étaient manifestes. Chacun des coups de chat labourait sa peau de sillons sanglants, et, après plusieurs allers-retours complets sur son dos, la chair à vif ruisselait de sang.

Peut-être Nyrin avait-il secrètement enjoint au manieur du fouet de ne pas démolir Cal, en vue de sa pendaison, car il ne le lacéra pas jusqu’à l’os mais, au trente-neuvième coup, le supplicié s’évanouit. Des hommes vinrent apporter des seaux d’eau de mer. Jointe au froid, la brûlure du selle fit revenir à lui. Il se tortilla contre le mur en ravalant un cri, et le supplice entreprit d’atteindre son terme. Caliel en souffrit le reste dans le même mutisme acharné. Lorsqu’on coupa sa corde, il s’affaissa, inanimé, abreuvant la terre de son sang.

« La justice du roi vient d’être satisfaite, annonça Porion d’un ton pontifiant. Remmenez-les à leur cellule. Demain, ils seront pendus. Qu’ainsi s’accomplisse la justice du roi. »

Tous les guerriers qui entouraient la cour entrechoquèrent les poignées de leurs épées ou se ployèrent de tout leur buste. Le claquement sec de l’obéissance fit à Lutha l’effet d’un poignard planté dans son ventre.

Barieüs et lui réussirent à regagner la cellule par leurs propres moyens, mais on y traîna brutalement Caliel par les bras et on le balança dans la paille face en avant. Lutha tomba sur ses genoux à côté de lui, refoulant des larmes de souffrance physique et de révolte.

« Par la Flamme de Sakor, il est en train de mourir saigné à blanc ! » hoqueta-t-il en considérant, impuissant, le dos de Caliel, réduit à une bouillie sanglante par les lanières du chat. « Par pitié, dites au roi de lui procurer d’urgence un guérisseur !

— Pas bien la peine, ronchonna l’un des geôliers.

— Ta gueule, toi ! lui jappa le second. Je vais lui faire transmettre votre requête, Lord Lutha, mais je ne saurais garantir qu’il l’exaucera. La Miséricorde du Créateur soit sur vous tous, quoi qu’il advienne. »

Lutha releva les yeux vers lui, suffoqué par sa sympathie. L’homme portait l’insigne au faucon rouge, mais son regard exprimait un mélange de compassion et d’écœurement. Il expédia l’autre réclamer l’intervention d’un guérisseur mais s’attarda, lui, un moment.

« Il ne m’appartient pas de dire quoi que ce soit, messire, chuchota-t-il, mais vous vous êtes fait honneur tous les trois, là-bas dehors. Et... » Il s’interrompit pour jeter un coup d’ œil nerveux vers la porte. « Et il y en a qui ne sont pas d’accord avec l’idée que le roi se fait de la justice. La Miséricorde du Créateur soit sur vous tous. » Il se redressa et sortit au plus vite. Lutha entendit remettre en place la lourde barre.

Il ne vint pas de guérisseur. À force de s’y échiner malgré leurs mains ligotées, Lutha et Barieüs parvinrent à déchirer les jambes de leurs chausses en bandes qu’ils appliquèrent sur les pires plaies du dos de Caliel afin d’en étancher l’hémorragie. Le moindre mouvement mettait en feu leurs blessures personnelles, mais ils ne s’accordèrent de relâche qu’après avoir fait tout le peu qu’ils pouvaient pour lui.

Comme il se révéla trop douloureux de s’asseoir adossés au mur, ils finirent par s’allonger de part et d’autre de leur ami pour tâcher de dormir. .

Lutha commençait tout juste à glisser dans une somnolence houleuse lorsqu’il sentit un pied heurter doucement le sien.

« Vous avez été braves, exhala Caliel d’une voix râpeuse.

— Beaucoup moins que toi, répondit-il. Par les Quatre, Cal, tu as dit ce que tu pensais, et tu n’as jamais poussé un cri, pas une seule fois !

— Vraiment ? Je ... je ne me souviens plus de grand-chose. » Il s’arracha un gloussement rouillé. « Bah, toujours est-il que je n’ai du moins pas à m’inquiéter de ma cicatrisation, hein ?

— Je présume que non. » Lutha cala sa tête sur son bras. « Tu as la trouille ?

— Non, et vous ne devriez pas l’avoir non plus.

Nous nous avancerons ensemble, la tête haute, vers la porte de Bilairy. Je suis seulement désolé de vous avoir fourrés tous deux dans ce guêpier. Vous réussirez à me pardonner ?

— Rien à pardonner, souffla Barieüs. Nous avons tous uniquement tâché de remplir notre devoir. Que Korin aille se faire foutre, puisqu’il a préféré suivre les conseils de Vieille Barbe de Goupil ! »

Tout douloureux qu’il fût de rire, cela faisait aussi du bien. « Ah ça, oui, qu’il aille se faire foutre ! » hoqueta Lutha. Haussant le ton, il aboya d’une voix rauque . « Tu entends ça, Korin ? Le diable t’encule, pour n’avoir même pas su comment traiter ceux qui t’aimaient ! Tu es tout juste bon pour aller

... — Ça suffit, croassa Caliel. Il est indigne de vous deux de lui rafraîchir ainsi la mémoire. Ce n’est pas ... Je ne crois pas, moi, que tout cela soit sa faute.

— Comment peux-tu encore parler de la sorte ? siffla Barieüs avec âpreté.

Il nous pend demain. Tu ne vas quand même pas dire que tu le portes encore dans ton cœur ?

— Je ne mentais pas, dans la cour, tout à l’heure, répondit doucement Caliel. J’aurais dû tuer Nyrin quand j’en avais l’opportunité. J’aurais mieux aimé être pendu pour ça que de l’être dans de pareilles conditions. Au moins ma mort aurait-elle servi à quelque chose. Alors que celle qui m’attend, sacrebleu ! sera vaine, absolument vaine ... »

C’est en proie à une fascination horrifiée que Nalia avait regardé attacher mains en l’air Lutha et son écuyer, mais la vue des quelques premiers coups l’avait mise en fuite et expédiée vomir dans la cuvette. Tomara la soutint jusqu’à ce qu’elle en ait fini puis l’aida à s’allonger.

« Ferme le balcon ! » l’implora la princesse en s’enveloppant la tête dans un oreiller. Les claquements du fouet et les cris consécutifs des suppliciés retentissaient encore jusqu’au fond de la chambre.

Après avoir refermé les battants de la porte-fenêtre et tous les volets, la vieille revint à son chevet pour lui tamponner les tempes avec de l’eau de rose. « Pauvre chérie, vous ne devriez pas voir des choses pareilles. Vous êtes trop tendre pour supporter ce genre de spectacle.

— C’étaient les Compagnons du roi ! s’étouffa Nalia. Qu’est-ce qui l’a poussé à leur infliger semblable traitement ?

— Là, là ... Il ne faut pas gaspiller vos larmes pour des traîtres, ma colombe, fit Tomara pour la calmer. Si c’est le pire qui leur arrive, alors le roi se montre plus miséricordieux que ne l’ont jamais été sa grand-mère ou son père. La reine Agnalain les aurait soumis à la torture et écartelés.

— C’est donc vrai ? » Les amis de Korin s’étaient retournés contre lui.

Elle arrivait encore presque à le déplorer pour lui, sachant trop combien vous blessait à fond cette sorte de trahison, mais voir de quoi il était capable la terrifiait. « Tomara, descends te mêler aux gardes et tâche d’en apprendre le plus possible. »

Au comble du bonheur d’être dépêchée reprendre ses commérages, la bonne femme s’empressa de filer.

Nalia se rallongea sur ses oreillers, dans l’attente anxieuse de nouvelles.

En constatant que son émissaire ne remontait pas sur-le-champ, elle se laissa emporter par la curiosité et gagna de nouveau la fenêtre qui surplombait la cour et entrebâilla les volets.

L’anneau supportait à présent Lord Caliel. Son dos était déjà tout ensanglanté, et l’homme qui maniait le fouet continuait à le flageller. Tout à la fois révulsée et fascinée, Nalia se mit à compter les coups. Elle en était à trente et un que le supplice n’était toujours pas terminé.

Devant ce spectacle, elle eut une soudaine révélation. Si c’était là ce que Korin réservait à son plus cher ami, que risquait-il de lui faire, à elle, s’il en venait jamais à découvrir à quel point, tout au fond de son cœur, elle l’exécrait désormais ?

Mahti n’avait pas arrêté de marcher une seconde nuit et jour. Il mâchouillait des baies séchées de serpentaire et chantait doucement à voix basse une mélopée monocorde qui vous préservait de la fatigue et de la faim. Il ne fit halte que lorsqu’il put distinguer, telle que dans sa vision, la prodigieuse étendue liquide qui miroitait dans le lointain, la mer du Soleil Levant. Il en demeura pétrifié d’émerveillement. À l’époque antérieure aux intrusions des visages pâles de la plaine et au refoulement de son peuple dès lors contraint à vivre dans les montagnes, les Retha’noïs avaient circulé sans entraves entre les deux mers, libres d’adorer la Mère. La côte perdue foisonnait de lieux saints. y restait-il quiconque pour les entretenir ?

Après avoir grignoté quelques bouchées des aliments qu’il avait reçus au passage dans une maison, il alla s’abriter sous une remise abandonnée, s’ y accorda un brin de sommeil puis reprit sa route, magnétisé par le scintillement des flots.

Il n’y avait pas là de forêts pour couvrir sa marche, rien d’autre que des champs nus et les habitations clairsemées des gens des basses terres. Dans les ténèbres, il discerna au loin la grappe de lumières indiquant la présence d’une ville et n’eut garde de s’en approcher si peu que ce soit.

Toujours entraîné par la voix de la Mère, il finit par atteindre un chemin charretier que blanchissait le clair de lune. Il fit halte sur son bas-côté comme s’il s’agissait d’une rivière dont le courant tumultueux risquait de l’emporter au diable s’il s’y aventurait trop à la légère. Ses marques de sorcellerie le chatouillèrent en le démangeant de nouveau, et ses yeux se fermèrent, mais ses pieds se remirent en mouvement. Il s’abandonna à leur guise, s’en remettant à Mère Shek’met dont la face blême et réconfortante veillait sur lui du haut du firmament nocturne limpide. En le baignant de sa lumière fraîche comme une eau printanière, elle soulageait ses jambes endolories, mettait du baume sur ses lèvres parcheminées.

Il suivit un bon bout de temps le chemin, la plante des pieds sensible au contact étrange de la terre battue poussiéreuse. Aucun daim ne l’avait foulée, rien que des chevaux, et leurs empreintes ne lui fournissaient aucune indication. Il continua de marcher jusqu’à ce que quelque chose de dur, s’enfonçant dans sa voûte plantaire, le fasse trébucher.

Il se baissa et eut la stupeur de voir scintiller de l’or dans l’empreinte de sabot qu’il venait juste de fouler. C’était une bague. Il en avait déjà vu d’analogues orner les mains des habitants des plaines. Celle-ci était en piteux état, repliée sur elle-même et tout aplatie.

Un cheval a dû l’écraser, songea-t-il. En le retournant dans sa paume, il s’aperçut que le bout de métal avait été ciselé à l’effigie d’un oiseau.

Lhel apparut alors devant lui sur la route et l’invita d’un geste à la suivre.

Hâte-toi, chuchota-t-elle sur l’haleine de la brise. Hâte-toi, ou tu arriveras trop tard.

Là-bas, le chemin se divisait en deux branches comme une rivière autour d’un rocher. L’une se déroulait le long des falaises orientales. La seconde, plus étroite, conduisait vers la silhouette sombre d’une forêt. Lhel pointa l’index de ce côté-là, et il en fut bien aise. Rien ne pouvait lui plaire autant que de se retrouver au sein de la futaie.

25

Caliel et Barieüs ne proférèrent plus un mot pendant que la nuit s’étirait interminablement. Lutha ignorait s’ils dormaient ou non, et il eut à cœur de ne pas les déranger.

La souffrance était une bonne diversion, à moins qu’il ne fût réellement brave, car il se trouvait dans l’incapacité de rameuter sérieusement sa peur.

Peut-être que cela se produirait plus tard, lorsqu’il serait en train de gravir les degrés du gibet ? Il essaya de se figurer sa tête fichée sur une pique, aux côtés de celles qui pourrissaient déjà sur le faîte des remparts, mais il n’en éprouva rien d’autre qu’un désintérêt hébété. En revanche, s’imaginer la mort de ses amis, notamment celle de Barieüs, lui brisa le cœur.

Il n’avait pas la moindre idée de l’intervalle qui les séparait de l’aube quand il entendit un rire et des murmures de voix, puis un léger coup frappé contre la porte. Il ne bougea ni pied ni patte, tel un lapin pétrifié devant un renard.

Un moment plus tard, il entendit retirer la barre avec un bruit râpeux. La peur le saisit alors, tandis que la porte s’ouvrait toute grande, non sans un léger grincement de ses gonds.

Il faisait encore sombre à l’extérieur, et les gardes n’avaient pas de torches. Lutha ne discerna rien d’autre que la silhouette indistincte, assez petite, d’un individu planté dans l’embrasure.

« C’est qui ? » demanda-t-il, la gorge si sèche qu’à peine réussit-il à s’extirper les mots.

« Un ami. » Lutha ne reconnut pas la voix, réduite à un chuchotement, mais elle lui parut être celle d’un jeune homme. « Debout, tous ! Vite ! »

Lutha se rassembla péniblement sur ses genoux. À la suite d’un imperceptible cliquetis s’éclaira tout à coup une petite lanterne munie de volets. Elle révéla, debout, un jeune homme blond qui la tenait, ainsi qu’un baluchon de vêtements.

« Dépêchez-vous d’enfiler ça » , les pressa-t-il en secouant son paquet et en tendant à chacun d’eux une chemise et un manteau des plus ordinaires. Il abaissa son regard sur Caliel et resta bouche bée. Celui-ci n’avait pas bougé.

Son dos était tout noir de sang séché et de plaies à vif.

« Qui êtes-vous ? Pourquoi faites-vous cela ? » souffla Lutha en enfilant prestement sa chemise.

« Un ami de la reine, répliqua l’inconnu d’un ton impatient. Elle serait très malheureuse de votre mort. De grâce, hâtez-vous avant que quelqu’un ne survienne.

— Réveille-toi, Cal » , l’exhorta tout bas Lutha en lui secouant le pied.

Caliel émit un gémissement. À peine conscient, il était trop faible et déboussolé pour se relever tout seul. Avec l’aide de l’étranger, Lutha et Barieüs le mirent debout. Il avait la peau sèche et brûlante, et un nouveau gémissement décousu lui échappa quand leur sauveur l’emmitoufla dans le manteau. « Que ... Qu’est-ce qui se passe ?

— Je vais vous tirer d’ici avant que Korin ne pende trois braves supplémentaires » , lui répondit l’inconnu. Il aveugla de nouveau sa lanterne et entrebâilla la porte afin de scruter les parages. « Ça va. Partez tout de suite. On est sur le point de relever la garde.

— Non, peux pas ! murmura Caliel, confondu.

Veux pas déserter... »

Lutha resserra son emprise sur lui. « Par pitié, Cal, ne nous cherche pas noise. Nous sommes en train de t’aider. »

À eux trois, ils réussirent à lui faire franchir le seuil.

La cour était plongée dans l’ombre, la torche fichée près de la porte éteinte, mais Lutha parvint à repérer deux formes allongées par terre. Il se demanda comment leur frêle guide s’y était pris pour triompher d’eux, et si figurait parmi les victimes l’homme qui lui avait parlé la veille avec bonté. Il espéra que non.

En se maintenant dans l’ombre et en évitant les gardes stationnés à la porte principale de la forteresse, ils finirent par arriver devant une petite poterne percée dans le rempart de l’ouest. Un nouveau garde y gisait, mort ou inconscient.

« Il n’y a pas eu moyen de vous procurer des chevaux, ce qui va vous contraindre à l’entraîner à pied du mieux qu’il vous sera possible.

Empruntez le sentier qui longe les falaises et passez au large des campements. Si vous entendez quiconque sur vos arrières vous pouvez vous planquer... ou sauter dans le vide. »

Lutha fut moins choqué du conseil qu’il ne l’aurait été quelques jours plus tôt. « Au moins, dites-moi votre nom. »

L’autre hésita avant de chuchoter. « Eyoli. Veuillez dire à Tamir que je me trouve toujours à Cima, et que je lui enverrai des nouvelles aussitôt que possible. Partez, maintenant, vite ! Volez des chevaux s’il vous est possible d’en trouver, mais filez d’ici avant le lever du soleil. »

Là-dessus, Eyoli se contenta de les pousser vers la sortie de la poterne et en referma la porte sur eux avant même que Lutha n’ait songé à le remercier.

À l’extérieur, les murailles étaient quasiment à l’aplomb du gouffre. Une maigre bande herbeuse et tourmentée de terrain en séparait leur base, et la lumière des étoiles y pâlissait un sentier de chèvre dont les méandres se faufilaient entre des monticules et des rochers. À peu de distance rougeoyaient les feux de veille du camp méridional. Lutha scruta les ténèbres environnantes en priant qu’à une heure aussi avancée de la nuit ils ne rencontrent pas âme qui vive en chemin. Ils n’étaient pas plus en état de se battre que de se mettre à galoper.

Il leur fallait presque porter Caliel, ce qui n’était pas une tâche facile.

Non qu’il fût lourd, mais outre qu’il était plus grand qu’eux deux, il chancelait comme un demi-mort. Sous son bras, Lutha percevait la chaleur du sang qui suintait au travers du manteau et ruisselait le long de son propre dos dont l’effort avait rouvert les lacérations de la veille. À force de volonté, ils tenaient le coup; mais c’est à peine si Lutha osait respirer, tant il s’attendait à entendre d’un instant à l’autre s’élever du haut du rempart un cri d’alarme ou s’abattre le sifflement furieux de volées de flèches.

Mais la chance les favorisait, apparemment. Ils s’éloignèrent de la forteresse sans croiser quiconque. Attentifs à contourner à distance respectueuse les tentes isolées, ils continuèrent leur progression sur plus ou moins d’un mille en se reposant aussi fréquemment que leurs forces menaçaient de les abandonner et que Caliel dérivait de la conscience à l’inconscience. Après qu’ils eurent dépassé le dernier piquet de garde, ils coupèrent à travers la lande pour rejoindre la route qui s’enfonçait au loin dans une petite forêt.

Lutha souffrait mille morts, et il n’avait pas avalé la moindre gorgée d’eau depuis près de vingt-quatre heures. Ses étourdissements se multiplièrent au fur et à mesure qu’ils avançaient, et Barieüs ne se trouvait pas dans une forme plus brillante.

« Qu’est-ce qu’on va faire ? » chuchota-t-il d’une voix râpeuse saturée de souffrance et d’appréhension. Les arbres semblaient encore hors d’atteinte et, à l’est, les premières lueurs de l’aurore apparaissaient sur l’horizon.

« Chez Tobin, graillonna Caliel en titubant d’une manière délirante entre eux. Il nous faut. .. nous avons à découvrir ...

— Oui. » Cela les ferait sûrement stigmatiser comme traîtres, mais leurs vies ne vaudraient pas un ses ter de plomb s’ils retombaient entre les griffes de Korin. Et puis merde ! il ne peut nous pendre qu’une seule fois.

Néanmoins, il se surprit à lorgner Barieüs pardessus l’épaule de Caliel.

Ils se connaissaient depuis leur naissance. Si, par sa faute, il lui arrivait quelque chose de plus ...

Barieüs saisit son regard en flagrant délit et grinça. « La ferme là-dessus.

Où tu vas, je vais. »

Lutha sourit pour cacher son soulagement. Atyion se trouvait au diable.

Et il n’était seulement pas certain qu’ils réussiraient à se réfugier à temps dans la forêt.

Il n’y avait pas plus de domaines que de villages dans cette partie de l’isthme, pas un endroit où voler un cheval. Tandis que l’aurore éclairait peu à peu le ciel, ils persévérèrent coûte que coûte et parvinrent finalement à charrier Caliel sous le couvert des arbres juste au moment où le soleil s’arc-boutait pour émerger des flots et dardait ses premiers feux. Une étroite route poudreuse s’enfonçait en sinuant dans le sombre de la futaie. Des ronciers et des taillis de canebaie la bordaient tout du long, trop drus pour qu’ils puissent s’y frayer passage. Pour l’instant du moins, force leur était de se cantonner à la chaussée.

Les oiseaux qui se réveillaient alentour chantaient pour saluer la venue du nouveau jour, et leurs appels se mêlaient aux soupirs d’une brise fraîchissante qui faisait doucement bruire les frondaisons.

Ils n’entendirent le martèlement des sabots que lorsque les cavaliers furent arrivés tout près.

« Ils nous talonnent ! » gémit Barieüs en chancelant, et il faillit lâcher Caliel quand il jeta un regard en arrière par-dessus son épaule.

Le désespoir submergea Lutha. Il leur était impossible de s’échapper, à moins de se cacher, et si les cavaliers provenaient de la forteresse, ils étaient probablement guidés par la même saleté de magie qui leur avait déjà permis de retrouver Caliel aussi promptement.

« Abandonnez-moi. Fuyez, vous, marmonna Caliel en se débattant faiblement pour se libérer de leur étreinte.

— Pas question de te laisser. » Lutha chercha vainement quelque abri que ce soit.

« Ne sois pas stupide ! » geignit Caliel en s’écroulant par terre, évanoui.

Le tintement des harnais leur était désormais parfaitement audible, ainsi que le bruit saccadé des sabots. « Par les couilles de Bilairy, ils sont au moins une vingtaine ! s’exclama Barieüs.

— Aide-moi à le tirer à l’écart de la route » , lui commanda Lutha, tout en s’échinant à traîner dans les ronces le corps inanimé de leur camarade.

« Trop tard ! » se lamenta l’écuyer.

Le tapage de la chevauchée s’aggravait, il couvrait désormais complètement les trilles et pépiements matutinaux. Au travers des arbres s’apercevaient des scintillements métalliques.

Tout à coup, ils se figèrent, suffoqués par les sonorités les plus étranges qu’ils eussent jamais entendues. Elles étaient toutes proches et semblaient parvenir de tous les côtés à la fois. Lutha eut l’impression qu’elles combinaient les coassements du crapaud-buffle et le cri du héron, mais que leur amalgame s’étirait en un vrombissement soutenu de pulsations bizarres.

Barieüs et lui se reployèrent sur Caliel pour le protéger de cette nouvelle menace. Le son s’amplifia, tantôt vers l’aigu, tantôt vers le grave, et fit se hérisser les petits cheveux de leur nuque.

Les cavaliers parurent au détour du virage et affluèrent en troupe serrée.

À leur tête se trouvait un magicien, comme l’indiquait sans conteste sa robe blanche. Lutha et Barieüs tâchèrent de traîner Caliel dans une brèche du roncier, mais son épaisseur les empêcha d’opérer la percée. Ils se pelotonnèrent tant bien que mal dans cette impasse, écorchés douloureusement par les épines qui perforaient le dos de leur manteau, et Lutha s’accroupit sur le corps de Caliel.

Les cavaliers passèrent en trombe, certains d’entre eux si près des fugitifs que Lutha n’aurait eu qu’à tendre la main pour toucher leurs bottes. Mais pas un seul ne jeta l’ombre d’un coup d’œil aux malheureux dépenaillés qui les regardaient, incrédules, défiler tous à bride abattue quand ils n’auraient eu qu’à fondre sur eux pour les capturer.

L’invraisemblable vrombissement continua de retentir jusqu’à ce que le dernier cavalier se soit évanoui derrière un autre virage et que le dernier cliquetis de harnais se soit éteint dans le lointain, puis il s’interrompit aussi brusquement qu’il avait débuté. Dans son sillage, Lutha perçut aussitôt des criailleries de mouettes et les piochements cadencés d’un pivert solitaire.

Caliel avait entre-temps repris connaissance et grelottait d’épuisement.

Les plaies de son dos s’étaient rouvertes; de sombres taches de sang et de sueur empoissaient le tissu grossier de son manteau.

« Au nom des Quatre, qu’est-ce qui vient de se passer ? chuchota Barieüs.

— Je ne le sais pas plus que toi » , marmonna Lutha. Un instant plus tard, ils entendirent tous trois ce qui était sans risque de méprise des bruits de pas dans la forêt, par-delà l’inextricable fourré de ronces. Quel qu’il fût, le marcheur se fichait éperdument de passer inaperçu. Non content d’écraser bruyamment sous ses pieds les brindilles qui tapissaient le sol, il poussait l’insouciance jusqu’à siffloter.

Peu après émergea du roncier sur la route, en arrière, un petit homme noiraud. Il portait en bandoulière sur une épaule un sac et était vêtu de l’ample tunique à ceinture et des culottes délabrées d’un vulgaire paysan. Il se révéla qu’il n’avait pas d’armes, exception faite d’un long coutelas dont la gaine était enfilée dans sa ceinture et du bâton d’allure singulière qui reposait sur son autre épaule. Long d’environ deux tiers de toise, il était couvert de toutes sortes de motifs. Il semblait trop décoré pour être une arme et beaucoup trop épais pour être une simple canne de marche.

Tandis que l’inconnu se rapprochait, Lutha s’avisa qu’il n’avait rien d’un Skalien. Ses cheveux en bataille et noirs dévalaient jusqu’au bas de ses épaules en boucles rêches. Cela, joint à ses prunelles sombres, presque de jais, le désignait comme Zengati. Lutha le dévisagea prudemment pour tâcher de savoir s’il se trouvait devant un ami ou un ennemi.

Le bonhomme dut deviner son tracas mental, car il s’arrêta à quelques pas de lui, posa son espèce de houlette en équilibre dans le creux de l’un de ses bras puis tendit les deux paumes afin de montrer qu’elles étaient vides.

Après quoi il sourit et dit, d’une voix dotée d’un terrible accent . « Amis, vous besoin aide. »

Maintenant, Lutha voyait que ce qu’il avait pris pour un bâton était une espèce de cor en bois. Son vis-à-vis portait un collier en dents de bêtes enfilées sur une lanière de cuir et dont le décor était identique à celui de ses bracelets.

« Qu’est-ce que vous nous voulez ? » demanda-t-il. L’autre le regarda d’un air suffoqué. « Ami. » Il pointa le doigt dans la direction prise par les gens de Nyrin. « J’aider, oui ? Ils partir.

— Ce boucan, vous voulez dire ? C’est vous qui l’avez produit ? » questionna Barieüs.

L’étranger souleva son cor pour le leur montrer puis gonfla démesurément ses joues et appliqua ses lèvres sur l’embouchure. Elle consistait en une espèce de large anneau de cire. Un bêlement lancinant retentit à l’autre extrémité de l’instrument. Il modula quelques autres de ces sons bizarres, tel un museux qui échauffe sa cornemuse, puis la tonalité se modifia pour se restabiliser dans le vrombissement profond qu’ils avaient d’abord entendu. Pendant qu’il écoutait, Lutha s’aperçut que son regard était invinciblement attiré vers les pieds de l’inconnu. Ils étaient aussi sales et calleux que s’ils n’avaient jamais chaussé de bottes. Ses mains étaient également malpropres, mais toutefois moins, et leurs ongles soigneusement taillés. Des bouts de feuilles mortes et de brindilles étaient enchevêtrés dans ses cheveux.

Sa musique vous déconcertait tout autant que sa personne, et elle était indiscutablement celle qui les avait frappés tout à l’heure de stupeur

« C’est de la magie, n’est-ce pas ? s’exclama Barieüs. Vous êtes un magicien ! »

L’homme arrêta de jouer et opina du chef. « Ils pas entendre, ces cavaliers. Voir pas. »

Lutha éclata carrément de rire. « C’est de la belle et bonne magie, ça.

Merci ! »

Il faisait déjà mine de s’avancer pour serrer la main de leur sauveur quand Caliel lui saisit le bras. « Non, Lutha ! Ne vois-tu pas ? » Il s’étrangla. « C’est un sorcier ! »

Lutha se figea. Il aurait été moins choqué de tomber sur un mage centaure descendu des monts Nimra. On en rencontrait plus communément que des sorciers des collines, et ils étaient accueillis beaucoup plus volontiers. « Est-ce vrai ?

— Sorcier, oui. Je Mahti. » Il se toucha la poitrine, comme si Lutha risquait de ne pas comprendre.

« Mââââh-tîîî ? Retha’noï. Ce que vous appeler "boble dégoline".

Peuple des collines, râla Caliel. Méfie-toi de lui... L’éclaireur d’une razzia, probablement. »

Mahti renifla et s’assit en tailleur dans la poussière de la route. « Pas razzia. » Deux de ses doigts mimèrent des mouvements de jambes sur le sol. « Marche longs jours.

— Vous faites un voyage ? s’enquit Lutha, intrigué malgré la réaction de Caliel.

— Long marcher, "vôô-yaz" ?

— Oui. Des jours et des jours. »

Mahti opina joyeusement du chef. « Vôô-yaz. - Pour quoi faire ? interrogea Barieüs.

— Veiller vous. »

Les trois Skaliens échangèrent des coups d’ œil sceptiques.

Mahti farfouilla dans une bourse graisseuse suspendue à sa ceinture avant de se fourrer dans le bec quelque chose de noirâtre et de ridé qu’il se mit à mastiquer bruyamment. Il la proposa ensuite au trio qui le fit sourire en coin par la promptitude de ses refus. « Voir vous dans ma chanson de rêve ... » Il s’interrompit pour brandir deux doigts crasseux. « Ces nuits.

— Il y a deux nuits ? »

Il dressa trois doigts et les pointa vers chacun d’eux. « Voir toi, et toi, et toi. Et je trouver ça. »

Il piocha dans une autre petite bourse et tendit une bague d’or toute déformée. Caliel la considéra fixement. « C’est... Elle m’appartient. Je l’ai perdue quand ils m’ont attrapé. »

Mahti ploya son torse et la déposa sur le sol devant Caliel. « Je trouver.

Je courir dur pour venir ici. » Il souleva l’un de ses pieds nus pour leur faire voir des entailles encroûtées de terre dans la plante épaissie de callosités. « Toi courir aussi, pour échapper d’un ami qui a ... » Il s’interrompit de nouveau, en quête du terme propre, puis attacha un regard attristé sur Caliel. « Ton ami, il qui détourner sa face. »

Caliel s’écarquilla.

Mahti secoua la tête puis toucha de nouveau sa poitrine au-dessus du cœur. « Toi avoir souffrance de cet ami.

— Ta gueule, sorcier.

— Cal, ne sois pas grossier, murmura Lutha. Il ne dit là que la vérité.

— Je n’ai que foutre de me l’entendre assener par des bougres de son engeance, riposta Caliel. Ce n’est qu’une combine, de toute façon. Pourquoi ne lui demandes-tu pas ce qu’il cherche ?

— Je dire toi, répondit Mahti. Vous mes guides.

— Guides ? reprit en écho Lutha. Vers quoi ? »

Mahti haussa les épaules puis, inclinant sa tête du côté de Caliel, fronça les sourcils. « Je d’abord soigner. Ami qui détourner sa face blesser toi. »

Caliel ébaucha un mouvement de recul, trop faible pour faire davantage.

Mais Mahti n’essaya pas de se rapprocher de lui. Il demeura parfaitement immobile, à ce détail près qu’il éleva l’embouchure du cor vers ses lèvres.

L’ouverture opposée reposait sur le sol devant lui, orientée vers Caliel.

Gonflant à nouveau ses joues, le sorcier se mit à échauffer son instrument. « Arrêtez-le ! » Caliel tâcha de se débattre pour se libérer, les yeux fixés sur le cor comme s’il s’attendait à le voir cracher des flammes.

Mahti ignora ses protestations. Ajustant plus commodément le cor contre sa bouche, il entreprit de lui faire exhaler le sortilège vrombissant.

Sous les yeux horrifiés de Lutha, des lignes noires apparurent sur la peau du Retha’noï pendant qu’il jouait et se mirent à y grouiller comme des mille-pattes pour former des motifs barbares, enchevêtrés de traits et de cercles.

« Tu l’as entendu ! Il ne veut pas de ta magie ! » glapit Barieüs en bondissant pour s’interposer entre Caliel et le sorcier. Lutha fit la même chose, tout prêt à repousser va savoir quelle espèce d’agression.

Mahti leva les yeux vers eux, des yeux pétillants de malice ouverte, et le cor émit un son rigolard et vulgaire, avant d’opter pour une tonalité d’un tout autre genre.

Cela débuta par un vrombissement, mais pour tomber immédiatement dans des sonorités plus graves et plus douces. Les symboles tapissaient désormais intégralement le visage, les mains et les bras du sorcier, ainsi que la partie découverte de sa poitrine. Ils rappelèrent à Lutha les tatouages qu’il avait vus sur les gens de Khatmé, sauf qu’ils s’en différenciaient par un aspect plus fruste et plus anguleux. Ils étaient en revanche identiques à ceux qui décoraient les bracelets et le collier de dents et de crocs. Barbares était le seul qualificatif qui puisse s’y appliquer. Leur vue lui remémora tous les contes abominables qui couraient sur le peuple des collines et sur sa magie.

Et cependant, malgré son angoisse instinctive, les sons qui émanaient du cor agissaient sur lui comme un étrange sédatif. Lutha succomba lentement à l’effet de leur magnétisme et sentit ses paupières s’appesantir. Dans une certaine mesure, il comprit qu’il était sous l’empire d’un sortilège mais fut impuissant à y résister. Barieüs papillotait en vacillant sur place. Caliel continuait de haleter, mais il avait maintenant les yeux paisiblement clos.

Le bourdonnement se prolongea quelques minutes et, à sa stupeur, Lutha se retrouva assis par terre auprès de Caliel et en train de lui enjoindre de rester couché et d’appuyer sa tête sur sa cuisse. Caliel s’étendit sur le flanc, et la traction que son changement de posture exerça sur les plaies de son dos collées au tissu de son manteau par le sang coagulé le fit grimacer.

La sonorité du cor s’était de nouveau modifiée sans même que Lutha s’en aperçoive. Elle était à présent plus légère et plus haute, et de longs trilles succédaient à de petites bouffées de notes. Caliel poussa un soupir et devint tout flasque contre lui. Lutha n’aurait su dire s’il s’était assoupi ou évanoui, mais il constata qu’il respirait en tout cas avec plus d’aisance qu’auparavant.

Il jeta un coup d’œil vers Barieüs ; l’écuyer dormait profondément sur son séant, un sourire tranquille aux lèvres.

Lutha refoula vigoureusement le sommeil pour assurer la garde de ses compagnons, tout en surveillant le sorcier avec un mélange d’émerveillement et de suspicion. Tout sale et commun qu’il pouvait paraître, celui-ci disposait manifestement de pouvoirs extraordinaires. Il les avait domptés tous les trois sans rien utiliser de plus que cette étrange musique, si l’on pouvait qualifier cela de musique.

Plus étrange encore était la façon dont il semblait extraire la douleur du dos de Lutha. Celui-ci avait beau y éprouver des brûlures et des démangeaisons, le pire de la souffrance causée par les plaies de la flagellation se faisait de plus en plus sourd, presque supportable.

Le son s’éteignit finalement, et Mahti s’avança et, après avoir laissé sa main posée sur le front de Caliel pendant un moment, hocha la tête. « Bon.

Il dormir. Je revenir. »

Le sorcier abandonna son sac par terre mais emporta le cor et traversa la route pour aller vagabonder dans les bois. Les ronciers semblaient aussi denses de ce côté-là que ceux auxquels s’étaient heurtés les desseins de Lutha, mais le sorcier n’eut aucune peine à les traverser avant de s’évanouir au-delà parmi la futaie.

À présent que le charme était rompu, Lutha se sentit mortifié qu’on ait pu les duper aussi facilement. Se refusant à réveiller Caliel, il décocha un caillou à Barieüs afin de l’arracher à son roupillon.

L’écuyer sursauta et se mit à bâiller. « J’étais en train de rêver. Je croyais

... » Ses yeux bouffis errèrent alentour et finirent par repérer le sac du sorcier. « Oh. Oh ! » Il sauta sur ses pieds. « Où est-il passé ? Qu’a-t-il fait à Cal ?

— Chut. Laisse-le dormir » , chuchota Lutha.

Barieüs commençait à soulever des objections quand une expression ahurie s’étala sur sa physionomie. « Mon dos !

— Je sais. Le mien aussi. » Il retira tout doucement sa jambe de dessous la tête de Caliel et l’y remplaça par son propre manteau. Une fois debout, il souleva le manteau et la chemise de Barieüs pour examiner son dos.

L’aspect n’en était pas beaucoup plus plaisant, mais on n’y voyait plus de sang frais. « Je ne sais pas ce qu’il a fait, mais c’est grâce à cela que Caliel repose plus paisiblement. Mahti avait dit qu’il allait le soigner. Peut -être qu’il l’a fait ?

— Il serait une espèce de drysien ?

— Je l’ignore. Les histoires qu’on m’a racontées ne parlaient jamais de sorciers guérisseurs. Ce qu’il a réalisé, l’ensorcellement de ceux qui nous pourchassaient, ça, je me serais davantage attendu à ce que ce soit dans ses cordes.

— D’après toi, qu’est-ce qu’il voulait dire, que nous lui servirions de guides pour aller quelque part ? demanda Barieüs, non sans jeter à la ronde un regard nerveux pour essayer de repérer leur bonhomme.— Je l’ignore aussi. » Il se pouvait que Caliel l’ait percé à jour et qu’il s’agit là de quelque combine mais, dans ce cas, pourquoi se donner la peine de les secourir ?

« Tu crois, toi, qu’il nous a vus en rêve, comme il l’a prétendu ? »

Lutha se contenta cette fois de hausser les épaules.

Si le type était un sorcier, tout était possible, alors, présuma-t-il. « Peut-

être que c’est un dingue et qu’il est parti à l’aventure loin de ses pareils. Il se comporte de manière un peu loufoque. »

Un grognement rieur les fit tous deux bondir en se retournant d’un bloc.

Mahti surgit des ronces avec une poignée de petites plantes et s’accroupit au chevet de Caliel. Celui-ci ne se réveilla pas lorsqu’il le fit délicatement basculer à plat ventre et souleva ses vêtements immondes afin de mettre son dos à nu. Les lacérations s’étaient encroûtées et rouvertes à maintes reprises au cours de la nuit, et elles présentaient déjà un aspect pourpre et boursouflé.

Mahti ouvrit son sac et en retira une chemise froissée en tissu de fabrique maison. Il la jeta à Lutha, ainsi que son coutelas. « Faire pour mettre dessus » , intima-t-il, lui signifiant manifestement par là de la découper en bandes.

Pendant que celui-ci s’employait à sa tâche, le sorcier prit quelque chose d’autre dans ses affaires et commença à le mastiquer pendant qu’il frottait vivement ses paumes pour réduire en miettes les jeunes pousses qu’il avait cueillies. Au bout d’un moment, il cracha un jus noirâtre sur la purée d’herbes et pétrit l’ensemble avec un peu d’eau tirée de sa gourde puis entreprit d’appliquer par légers tapotements ce cataplasme rudimentaire sur les blessures du dormeur.

« Tu es un drysien ? » questionna Barieüs. Mahti secoua la tête. « Sorcier.

— Ma foi, il n’en fait pas mystère, au moins » , marmonna Lutha.

Mahti ne se méprit pas sur les inflexions de ce commentaire et haussa un sourcil vers l’auteur tout en finissant de bander la poitrine et le dos de son patient. « Mon boble ? Nous faire peur nos bambins avec histoires de vous. » Son regard s’abaissa sur le corps inerte de Caliel, et son nez se fronça de dégoût. « Aucun Retha’noï faire ça. » Une fois qu’il en eut terminé avec le dos, il toucha les ecchymoses enflées qui signalaient les côtes abîmées. « Je réparer os, maintenant. Retirer eau malade.

— Qu’est-ce qu’il entend par là ? interrogea Barieüs.

— Le pus, je suppose, répondit Lutha. Et tu guéris avec ça, n’est-ce pas ? » Il désigna le cor qui gisait par terre à proximité.

« Oui. Oo’lu.

— Et c’est de lui que tu t’es servi pour nous cacher, tout à l’heure ?

— Oui. Hommes sorciers retha’noïs jouer tous oo’lu pour leur magie.

— J’ai entendu raconter que les gens de ta sorte les utilisaient sur le champ de bataille. »

Mahti se borna à reprendre ses soins. Lutha échangea un regard anxieux avec son écuyer. L’absence de réponse avait également frappé celui-ci. « Nous sommes sensibles à ce que tu as fait pour notre ami. Que réclames-tu pour paiement ? demanda Lutha.

— Paiement ? » Mahti eut l’air amusé.

« Comme tu nous as secourus, nous devons bien te donner quelque chose en retour ?

— Je dire vous. Vous guider moi quand votre ami pouvoir vôô-yaz.

— Ah, c’est encore à ça qu’on revient ? » Lutha soupira. « Où est-ce que tu veux aller ?

— Où aller vous.

— Mais non ! Je demande vers quel endroit tu souhaites que nous te guidions. Non que ça ait la moindre importance. Nous allons déjà quelque part, nous. Je n’ai pas de temps pour partir à l’aventure en ta compagnie. »

Alors qu’il était impossible de savoir ce qu’il comprenait au juste de cette déclaration, le type des collines opina avec enthousiasme. « Vous guider. » Barieüs ne put s’empêcher de pouffer.

« Parfait, nous guider, maugréa Lutha. Simplement, ne viens pas te plaindre ensuite à moi si nous n’aboutissons pas là où tu te flattais d’arriver ! »

REMERCIEMENTS

Merci, d’abord et surtout au Dr Doug, ma principale muse et mon meilleur ami. À

Pat York aussi, Anne Groell, Lucienne Diver, Matthew et Timothy Flewelling, Nancy Jeffers, au Dr Meghan Cope et à Bonnie Blanch pour leurs remarques secourables et leur patience, ainsi qu’à tous les lecteurs qui m’ont si fort encouragée au fil des années.