On pourrait accorder à ceux que les drysiens jugent sains l’autorisation de se rendre là-bas ou en quelque endroit où ils aient de la parenté. Les autres, c’est ici qu’il faut en prendre soin. »

Tamir acquiesça d’un hochement. « Qu’on envoie tout de suite un message à mon intendante, là-bas. Lady Lytia sait mieux que quiconque ce qu’il convient de faire. J’ai aussi décidé de faire d’Atyion ma nouvelle capitale. La place dispose de solides défenses, et elle a les moyens d’entretenir et de loger une armée. Vu la perte du Trésor d’Ero, je suis trop démunie pour agir, ici.

À présent, pour ce qui est de Korin. J’ai besoin de savoir où il se trouve et s’il peut être raisonné. J’ai aussi besoin de connaître le nombre des magiciens que Nyrin a sous la main. Aussi longtemps que le vieux Barbe de Goupil côtoiera mon cousin, je crois qu’il exercera sur lui une influence pernicieuse. Jorvaï, Kyman, je souhaite que vous mettiez sur pied des groupes de reconnaissance. Arrangez-vous pour choisir vos meilleurs cavaliers et venez me rendre compte de l’état des choses cet après-midi. Et, encore une fois, merci à tous pour votre soutien. »

L’audience s’était plutôt bien passée, mais Tamir en sortit aussi fourbue que perturbée d’avoir dû parler si longtemps. En sa qualité de jeune prince, elle avait été éduquée pour le rôle de chef, mais elle continuait à se sentir beaucoup plus à l’aise sur le champ de bataille, l’épée au poing. Or, tout ce monde-là n’escomptait pas simplement qu’elle gagne une bataille mais qu’elle décide du sort de la patrie.

Tout ça, plus apprendre à trimbaler des jupes, rectifia-t-elle avec aigreur pendant que l’attroupement se dispersait. De quoi en avoir par-dessus la tête pour une seule matinée.

Elle prit Ki par le coude et l’entraîna. « Viens un peu, j’ai besoin de marcher.

— Tu t’en es drôlement bien tirée ! s’exclama-t-il à voix basse en se portant à sa hauteur.

— J’espère. » Elle se dirigea vers l’échelle permettant d’accéder au chemin de ronde qui dominait le port et la citadelle dans le lointain. La longueur de la robe rendait l’escalade hasardeuse. Son talon s’empêtra dans l’ourlet, et il s’en fallut de rien qu’elle ne dégringole sur Ki.

« Enfer et damnation ! Une seconde, s’il te plaît. » Elle cala ses pieds sur les barreaux puis empoigna le bas de sa jupe et de sa camisole pour le fourrer dans sa ceinture de cuir comme Iya le lui avait montré. Le procédé se révéla plutôt efficace. Lorsqu’elle atteignit le haut de l’échelle, l’idée de concevoir une agrafe spéciale pour l’améliorer lui trottait déjà dans la tête.

Ses doigts lui démangeaient de tenir un style et une tablette.

Les sentinelles en faction s’inclinèrent respectueusement sur leur passage. Après avoir pendant un moment arpenté de conserve le rempart, ils s’arrêtèrent devant une embrasure de créneau et, appuyés sur le parapet, regardèrent les mouettes tournoyer au-dessus des vagues. Le temps était clair, l’eau verte et argentée dans la lumière de l’après-midi. Si Tamir se bornait à regarder vers l’est, le monde avait l’air impeccablement propre et sans entraves. Derrière elle, la ville, réduite à des décombres charbonneux, continuait à se consumer, et les grèves étaient jonchées de débris de bateaux naufragés.

« Tu sais, tout ce que tu as dit sur l’avancement au mérite et sur les récompenses réservées à la loyauté ? Il était évident que ce n’étaient pas des paroles en l’air, dit finalement Ki. Le cœur de chaque guerrier battait pour toi, dans la cour ! J’ai aussi vu Iya chuchoter quelque chose à Arkoniel. Je parie que même elle était impressionnée. »

Tamir considéra la mer, les sourcils froncés.

Ki lui posa une main sur l’épaule. « Je sais que tu lui en veux encore de tout ce qui s’est passé et de la façon dont ils t’ont menti. Mais, à force d’y penser et d’y repenser, je vois pourquoi ils se sont conduits de la sorte.

» Moi aussi, je suis furieux contre eux, poursuivit-il. Enfin, surtout contre Arkoniel, parce que c’est lui que nous connaissions le mieux.

Seulement... Eh bien, j’ai réfléchi. Ne crois-tu pas que ça risque d’avoir été sacrément dur aussi pour lui ? Tu t’es aperçue de la manière dont il te regarde ? Comme il a l’air fier parfois, mais si triste aussi ? Peut-être que tu devrais lui donner une seconde chance, non ? »

Tamir lui répondit par un haussement d’épaules rétif. Préférant changer de sujet, elle tira sur les jupes de sa robe. « Alors, comme ça, tu ne trouves pas que je suis complètement grotesque dans cette tenue ?

— Ma foi, il me reste encore à m’y habituer, reconnut-il.

— Et moi, je dois m’accroupir pour pisser ! marmonna-t-elle.

— Est-ce que ça fait mal ? À l’endroit d’où ta queue et tes couilles se sont détachées, je veux dire ? J’ai foutrement failli tomber dans les pommes quand c’ est arrivé. »

Ce souvenir fit frissonner Tamir. « Non, ça ne fait pas mal, mais je ne peux pas me permettre de m’appesantir moi-même là-dessus. J’ai simplement l’impression de ... d’un vide à cet endroit. Les nichons me tracassent beaucoup moins que ça. Ça, ça me fait l’effet d’être un de ces pauvres bougres que les Plenimariens ont châtrés ! »

Ki grimaça et se pencha près d’elle, épaule contre épaule. Tamir s’appuya sur lui, pleine de gratitude, et, pendant un moment, ils se contentèrent de rester là, immobiles, à contempler les mouettes.

Finalement, Ki s’éclaircit la gorge et dit sans la regarder. « Illior a bien pu te priver de ça, mais tu as les ... les attributs d’une fille en leur lieu et place, pas vrai ? Ce n’est pas comme si tu étais un eunuque ou n’importe quoi.

— Je suppose que oui. »

Il haussa un sourcil. « Tu supposes que oui ?

— Je n’ai pas précisément exploré, confessa-t-elle misérablement.

Chaque fois que j’y pense, j’en suis malade ! »

Ki s’abstint de tout commentaire, et, lorsqu’elle eut enfin la force de le regarder, elle découvrit qu’il s’était empourpré jusqu’aux oreilles.

« Qu’y a-t-il ?

Il secoua la tête et se pencha par-dessus le parapet, toujours sans la regarder.

« Allons, Ki ! Je sais tout de suite quand tu as quelque chose à dire.

— Ce serait déplacé de ma part.

— Voilà bien la première fois que je t’entends dire un truc pareil. De quoi s’agit-il ?

— Eh bien... si tu es une fille normale là, dans ce cas ... » Il s’arrêta pile en rougissant encore davantage. « Par les couilles de Bilairy, Ki, sors-le sans ambages »

Il poussa une espèce de grognement plaintif. « Eh bien, si tu es une véritable fille, dans ce cas, tu n’as vraiment rien perdu. Pour bai ... pour la bagatelle, je veux dire. Les filles me disent qu’elles y prennent autant de plaisir que les hommes. »

Sachant qu’il parlait de filles avec lesquelles il avait couché, Tamir fut à son tour incapable de le regarder.

« C’est ce que chacune des femmes de mon père et mes sœurs aînées ont toujours affirmé, en tout cas, et qu’elles étaient plus portées sur la chose que les hommes, ajouta-t-il précipitamment. Peut-être pas dès la première ou la deuxième fois, mais par la suite, hein ? Toutes celles que je connais sont formelles, elles aiment ça.

— Je présume que tu en sais personnellement un bout » , répliqua-t-elle.

Après un moment de silence, il soupira. « Tu n’as jamais rien fait de tout ça, n’est-ce pas ?

— Non. Je ne désirais pas les filles. »

Avec un hochement de tête, il se replongea dans la contemplation de la mer. Ils savaient tous les deux pour qui elle avait éprouvé du désir.

7

Lutha était assis seul, vers le bas de la longue table, loin de Korin et des autres, parmi des soldats et des hobereaux qu’il ne connaissait pas, des hommes à la dérive que la recherche d’un roi à servir avait attirés à Cima.

Eux savaient qui il était, cependant, et ils le lorgnaient avec curiosité pardessus leur vin, se demandant sans doute ce qu’il fichait là, au lieu d’occuper sa place légitime, au diable. Ils devaient le croire en disgrâce, et ils ne se trompaient pas tant que ça.

La honte et le ressentiment bouillonnaient dans son cœur quand il voyait Korin et les plus âgés des Compagnons se gondoler avec Nyrin pendant que Caliel, ignoré, fixait sombrement le fond de son hanap. Depuis son entrée dans le cercle des Compagnons, à l’âge de huit ans, Lutha n’avait pas un seul jour cessé de servir loyalement Korin. Cal non plus. Or, voilà que c’était à peine si Korin leur adressait la parole à l’un et à l’autre. Et cela parce que, le matin même de leur arrivée ici, Caliel s’était avisé de suggérer qu’un des leurs reparte pour Ero s’enquérir de ce qu’il en retournait vraiment à propos de Tobin, et que lui-même avait abondé dans son sens.

Des rumeurs, il en avait toujours couru sur Tobin - la démence dans sa famille, son fantôme démoniaque ... sans compter, bien entendu, les ragots sur ses relations avec Ki. Mais, pour ce qui était de la toute dernière affaire, ni Lutha ni Caliel ne savaient qu’en penser. Ils avaient nagé trop de fois avec Tobin tout nus pour croire qu’il ait pu être une fille déguisée en garçon. Du coup, Lutha se trouvait écartelé entre deux hypothèses, ou bien que Tobin était subitement devenu fou d’une manière ou d’une autre, ou bien qu’il s’était tout simplement métamorphosé en un traître et un imposteur.

Seulement, il n’arrivait pas à imaginer qu’aucune s’applique au Tobin que lui connaissait, ni, moins encore, que Ki se soit fait le complice d’une pareille pantalonnade. Non, décidément, il se passait là quelque chose de très bizarre ...

Fatigué de subir les coups d’œil obliques de ses voisins de table, Lutha n’avait pas de plus grande envie que de s’esquiver pour regagner sa chambre avec Barieüs ou Caliel et une gourde de vin, mais Caliel ne décarrerait jamais d’auprès de Korin, et Barieüs avait actuellement les mains pleines, attaché qu’il était à assumer vaille que vaille les divers services normalement impartis à ceux des autres écuyers tombés pendant la bataille d’Ero.

Ce que nos rangs se sont éclaircis ! songea-t-il en s’envoyant une nouvelle gorgée de vin pour desserrer l’étau qui lui broyait brusquement le gosier. Nikidès était celui qui lui manquait le plus. Il avait été son premier ami, à la cour, et voilà qu’il était mort. Ç’avait été un sacré choc aussi pour Barieüs, qui se languissait en plus, à part lui, de Lynx, son petit béguin.

S’il les regrettait également, Korin le montrait en picolant plus que jamais, le soir, et Nyrin paraissait tout faire sauf essayer de l’en dissuader.

Grâce à la défaveur de Caliel et à la disparition de Tanil, il ne restait plus personne pour refréner Korin. La réprobation de maître Porion était loin de se relâcher, mais il ne pouvait pas se permettre de dire grand-chose, étant donné son rang. Korin n’était plus l’élève du vieux maître d’armes, il était son roi.

C’était une cour étrange et maussade que celle qu’ils tenaient là. Korin, qui se revendiquait haut et fort roi légitime de Skala, s’était même fait couronner par un prêtre tremblant, mais ils vivaient comme des exilés sur leur tronçon d’isthme isolé et battu par les vents.

Les cours de la forteresse empestaient encore le feu et le sang. Demeurée fidèle à Tobin, la garnison avait résisté de son mieux, mais, outre qu’il bénéficiait du titre de Protecteur des lieux qu’Erius lui avait conféré, Nyrin tenait sa garde au faucon rouge prête à intervenir. Une fois taillés en pièces les défenseurs, Korin avait vu les portes de Cima s’ouvrir devant lui. Le spectacle de tous ces Skaliens massacrés par des mains skaliennes avait retourné les tripes de Lutha, la nuit de leur entrée. Il y avait au surplus des femmes parmi les morts, et même un petit page qui devait avoir tout au plus six ans. À quelle engeance de guerriers fallait-il appartenir pour égorger un page ?

De par sa position défensive formidable, cependant, Cima se trouvait être l’une des clefs capitales du pays. Elle occupait le point le plus resserré de l’étroite langue rocheuse qui reliait la péninsule skalienne aux riches territoires agricoles du nord. Du haut de son rempart occidental, il suffisait de posséder un bras vigoureux pour lancer une pierre dans la mer d’Osiat ; la flèche d’un archer posté sur le mur oriental atteignait sans difficulté la mer Intérieure.

Cela impliquait aussi néanmoins que, de quelque côté qu’il souffle, le vent la balayait, saturé de sel et d’humidité qui l’imbibaient littéralement.

Les draps de lit en étaient trempés, toutes les portes, gondolées, grinçaient durement sur leurs gonds rouillés. Si fréquemment que Lutha se léchât les lèvres, elles avaient un goût saumâtre. Un froid gluant sévissait perpétuellement dans la grande salle elle-même, en dépit des torches qui l’éclairaient en permanence et des flambées que l’on entretenait jour et nuit dans les cheminées.

Un bras passé par-derrière le dos de Nyrin, cet ivrogne de Korin s’amusait présentement à taquiner Alben en tiraillant les longs cheveux noirs dont le jeune lord était si faraud. Celui-ci s’esbaudit et le repoussa.

Korin chancela sur le banc et cogna le bras de Caliel dont le vin se répandit sur la nappe. Alben fit une embardée qui le propulsa contre son autre voisin de table, Urmanis, qui l’envoya paître en lâchant un juron. Alben perdit l’équilibre et bascula cul par-dessus tête au milieu des éclats de rire. Même Vieille Barbe de Goupil se joignit à l’hilarité générale. Désormais particulièrement intime avec ces deux-là, le magicien s’était aussi efforcé d’enjôler Caliel, mais sans parvenir à lui faire quitter ses distances.

Lutha n’avait jamais beaucoup aimé Alben et Urmanis. Ils étaient bouffis d’arrogance et pouvaient se montrer de petites ordures quand la fantaisie leur en prenait, ce qui se produisait assez souvent. Ils s’étaient toujours alignés sur tous les caprices de Korin, si répugnants qu’ils puissent être, et ils jouissaient ces temps-ci d’une faveur insigne.

Tout autre était le cas du malheureux Caliel. Car s’il conservait encore la place qui lui revenait à table, ses relations avec Korin s’étaient considérablement dégradées. Avec ses yeux noirs et ses cheveux dorés, Caliel avait été constamment jusque-là le soleil qui dissipait les humeurs sombres de Korin, le seul des Compagnons à savoir, de connivence avec Tanil, le câliner jusqu’à ce qu’il renonce à monter quelque farce vicelarde ou le remmener se coucher avant qu’il ne se soit soûlé à mort. Or, maintenant, Korin ne l’écoutait plus guère.

Korin présentait mieux durant la journée, peut-être parce qu’alors il s’abstenait de boire. Encore en tenue de deuil, il accueillait, escorté par les Compagnons restants et par Porion, les gentilshommes soucieux qui affluaient à sa cour. Il portait sa peine avec une dignité au-dessus de son âge. En moins d’une année, il avait perdu sa femme, son enfant, son père et sa capitale. Ceux qui n’avaient pas été témoins de ses hésitations pendant la bataille se laissaient séduire par l’éclat de son regard et par son sourire facile. Ils voyaient son père en lui : énergique, jovial et charmant. C’était les larmes aux yeux que des nobles assez vieux pour être ses grands-pères s’agenouillaient pour baiser son anneau et toucher la garde de la grande épée suspendue à son ceinturon. En des moments pareils, Lutha en venait presque à oublier ses doutes personnels.

À une heure avancée de la nuit, cependant, dans le cadre intime de ses propres appartements, Korin se soûlait plus que jamais la gueule, et, du coup, lui revenait cet air lugubre et hagard. L’air même qu’il avait eu après leur première équipée contre les brigands et que lorsqu’ils s’étaient tous retrouvés acculés par sa faute, à Ero. Quand il était ivre, la peur transparaissait. Et Nyrin le coudoyait en permanence, avec ses chuchoteries.

Se. « conseils » , ainsi qu’il se plaisait à baptiser la bile dont il gorgeait le jeune roi... !

Vieille Barbe de Goupil ne se montrait pas dans la journée, d’habitude, et Lutha s’en tenait aussi loin que possible à toute heure. Il n’avait que trop souvent senti le regard du magicien s’appesantir sur lui. N’importe qui pouvait se rendre compte que le dessein de Nyrin était de pousser Korin à reprendre les choses au point où son père les avait laissées, mais Lutha était assez futé pour garder de telles pensées par-devers lui.

Pour avoir eu l’audace de s’ouvrir des leurs à haute et intelligible voix, une poignée de lords et d’officiers avaient déjà été pendus dans la cour du baile, notamment le très populaire Faren, jeune et beau capitaine au régiment du duc Wethring. Son cadavre ballonné y était encore exposé, virant lentement sans relâche au gré de la brise, une pancarte attachée au cou. Celle-ci ne comportait pour toute inscription qu’une épithète, barbouillée en lettres majuscules : TRAÎTRE.

Il n’y avait que Caliel pour oser encore tenir tête au magicien, et Lutha craignait tout pour lui. D’autres partageaient sans doute son aversion, et Lutha savait pertinemment lesquels, mais Caliel était d’un naturel trop fougueux et franc pour tenir sa langue. Il bravait aussi bien les signes de mise en garde que les crises intermittentes où l’ébriété rendait Korin singulièrement agressif, et il s’acharnait à demeurer à ses côtés, lors même que sa présence était manifestement importune.

« Tu vas finir par atterrir au fond d’une oubliette, si ce n’est pire » , l’avertit Lutha, par une nuit où ils s’étaient blottis dans un recoin des fortifications qu’épargnait la fureur des vents.

Caliel se pencha pour lui souffler à l’oreille . « Il m’est tout bonnement impossible de rester là sans rien foutre à regarder cette canaille lui voler son âme. » Cela lui fit froid dans le dos que même ici, seul à seul, Caliel ait renâclé à prononcer le nom de Nyrin à haute voix.

En plus des quelques magiciens busards survivants et de se. « culs-gris » de gardes, ce dernier avait Moriel à sa dévotion. Moriel le Crapaud.

Avec ses cheveux filasse et son long nez pointu, Moriel ressemblait plutôt à un petit rat blanc, mais il avait le cœur froid et vorace d’un crapaud. Il n’avait pas un instant cessé de fureter dans les parages de la cour depuis que son premier patron, Lord Orun, avait essayé de lui faire supplanter Ki comme écuyer de Tobin.

Alors que Tobin et Korin s’étaient obstinément refusés à avoir le moindre rapport avec lui, il s’était quand même si bien débrouillé pour s’attacher aux basques de Nyrin après la mort d’Orun qu’il semblait désormais n’y avoir aucun moyen de se débarrasser de cette petite crapule, à moins d’empoisonner sa soupe. On le qualifiait de secrétaire du magicien mais, tout en ayant l’air de lui coller perpétuellement au train comme une ombre blafarde à l’ œil chassieux, il n’avait pas pour autant cessé de manigancer ses coups bas d’avant. Il avait la vue perçante et de grandes oreilles, ainsi que la détestable habitude de surgir tout à coup là où on l’attendait le moins. Il se chuchotait parmi les soldats que c’était grâce au témoignage de Moriel que le capitaine Faren avait fait connaissance du gibet.

Or, c’est justement lui que Lutha entrevoyait maintenant approcher d’eux le long du chemin de ronde. Caliel émit un vague reniflement puis s’appuya sur le parapet pour faire mine comme son copain de contempler tout simplement le panorama.

En parvenant à leur hauteur, Moriel s’immobilisa, comme dans l’attente de salutations, mais Caliel lui tourna le dos froidement, et Lutha l’imita.

« Pardonnez-moi mon intrusion, murmura Moriel de ce ton plein d’onction et de sous-entendus qu’il avait attrapé du temps où il faisait partie de la maisonnée de Lord Orun, je n’avais pas l’intention de m’immiscer dans un rendez-vous galant. »

Caliel le regarda s’éloigner puis marmonna, quand il eut disparu. « L’immonde petit lèche-cul ! Un jour ou l’autre, je trouverai un prétexte pour lui trancher la gorge. »

Lutha lui décocha un coup de coude et lui signala d’un mouvement de tête une silhouette fantomatique en robe blanche qui se faufilait à travers les brumes de la cour, juste en contrebas. On ne pouvait savoir s’il s’agissait de Nyrin ou de l’un de ses Busards rescapés, mais le plus sûr était de présumer qu’ils étaient tous des espions.

Caliel demeura silencieux jusqu’à ce que le magicien soit sorti de leur champ de vision. Lutha remarqua qu’il tripotait machinalement l’anneau d’or qui ornait son index droit. C’était la bague au faucon que Tobin avait ciselée tout exprès pour lui. Caliel persistait à la porter, même maintenant, tout comme Lutha persistait à porter le cheval talismanique lui aussi sculpté par Tobin à son intention personnelle.

« Ce n’est pas pour cette Skala-là que j’ai été dressé à combattre » , grommela Caliel.

Lutha se tint coi, attendant qu’il ajoute. « Ce n’est pas le Korin que je connais » , mais Caliel se contenta de lui adresser un signe de tête avant de le quitter.

Ne se sentant pas encore d’humeur à affronter l’humidité de son lit, Lutha s’attarda sur place. La lune qui se démenait pour percer les nuages argentait les brouillards qui s’élevaient au-dessus de la mer d’Osiat. Quelque part, là-bas, par-delà les îles disséminées au petit bonheur, se trouvaient Aurënen et Gèdre. Leur ami Arengil y était-il éveillé, les yeux fixés vers le nord, à s’inquiéter de ce qu’ils devenaient ?

Le souvenir du jour où Erius les avait surpris en train de donner des leçons d’escrime aux filles sur les toits du Palais Vieux hérissait encore Lutha. Frappé de disgrâce, Arengil s’était vu réexpédier chez lui, et Una avait disparu. Les reverrait-il jamais ? se demanda-t-il. L’Aurënfaïe n’avait pas de rival pour le maniement des faucons ...

Comme il commençait à se diriger vers les escaliers, un mouvement furtif sur le balcon de la tour lui attira l’ œil. Grâce au halo des lampes que laissaient encore filtrer les fenêtres, il discerna là-haut une silhouette qui l’observait - Nalia, l’épouse du roi de Skala. Étourdiment, il agita la main. Il eut plus ou moins l’impression que la jeune femme lui retournait son salut avant de se réfugier à l’intérieur.

« Bonne nuit, Altesse » , chuchota-t-i1. En droit, elle était princesse consort mais, en fait, son sort ne valait guère mieux que celui d’une prisonnière.

Lutha n’avait causé avec elle qu’une seule fois, le jour de son mariage précipité avec Korin. Lady Nalia n’était pas jolie, c’est vrai; elle avait des traits quelconques, et la tache de naissance lie-de-vin qui lui bariolait une joue achevait de l’enlaidir. Mais elle était gracieuse, parlait bien, et il y avait dans son port triste et fier quelque chose qui avait fait vibrer la corde sensible de Lutha. Personne ne savait où Nyrin avait déniché une fille de sang royal, mais Korin et les prêtres n’avaient apparemment rien trouvé à redire à sa généalogie.

Quelque chose clochait, néanmoins. À l’évidence, elle ne s’était mariée que sous la contrainte et, depuis lors, il lui était interdit de quitter sa tour, sauf de loin en loin, et sous escorte renforcée, pour de brèves promenades nocturnes sur les remparts. Elle ne participait pas aux repas, pas plus qu’aux chasses ou balades à cheval, contrairement à ce qu’aurait dû faire une noble dame. Nyrin prétendait que sa sécurité s’opposait à ce qu’elle sorte, que son statut d’ultime héritière authentique du sang la rendait trop précieuse, eu égard à l’incertitude excessive des temps.

« Est-ce que ça ne te paraît pas un peu bizarre, à toi, qu’elle ne puisse même pas descendre dîner dans la grande salle ? avait demandé Lutha à Caliel. Si elle n’y est pas en sécurité, c’est alors que les choses vont beaucoup plus mal qu’on ne veut nous le faire accroire !

— Ce n’est pas cela, grommela Caliel. Il ne peut pas souffrir sa vue, pauvrette. »

Lutha en eut mal au cœur pour elle. Si elle avait été stupide, ou bien une sale garce comme la première épouse de Korin, il aurait peut-être réussi à l’oublier, recluse dans sa tour. Mais, les choses étant ce qu’elles étaient, il se surprit à s’alarmer pour elle, notamment quand il l’entrevoyait à sa fenêtre ou sur son balcon, mélancoliquement abîmée dans la contemplation de la mer.

Il soupira et reprit le chemin de sa chambre, non sans espérer que Barieüs lui aurait réchauffé le lit.

8

Nalia s’éloigna précipitamment de l’appui du balcon et, toute penaude, jeta un coup d’ œil furtif vers Tomara qui tricotait sur sa chaise auprès de la porte-fenêtre ouverte. En fait, elle ne s’était avisée de la présence du jeune homme, en bas, sur le chemin de ronde, que lorsqu’il l’avait saluée.

Elle n’était pas à la recherche de qui que ce soit.

Elle était simplement en train de fixer le pavage de la cour, au pied de la tour, pour tâcher de savoir une fois de plus si elle mourrait ou non sur le coup en sautant dans le vide. Le faire serait d’une simplicité enfantine. Le garde-fou n’était pas bien haut, il lui arrivait à peine à la ceinture. Il lui suffirait d’y monter ou même seulement de l’enjamber puis de se laisser aller. Elle ne croyait pas Tomara assez forte pour la retenir.

Quelques secondes de courage, et elle serait délivrée de cette déshonorante captivité.

Si Lord Lutha ne l’avait pas fait tressaillir, elle aurait peut-être réussi à se décider, cette nuit. Mais le petit geste amical qu’il lui avait adressé l’avait fait reculer, et elle redoutait que Tomara ne se soit aperçue de sa réponse impulsive.

Mais celle-ci releva simplement les yeux de son ouvrage et sourit. « Brrr, ce qu’il fait froid, cette nuit, ma Dame ! Refermez la porte, je vais nous faire une infusion. »

Nalia s’assit devant le petit secrétaire et regarda Tomara s’affairer à ses préparatifs, mais ses pensées vagabondaient autour du geste aimable de Lutha. Une main pressée contre sa poitrine, elle refoula ses pleurs.

Comment se peut-il qu’une chose aussi banale qu’un signe de main à quelqu’un d’inconnu, la nuit, m’ait fait battre le cœur si fort ? Peut-être parce qu’on ne lui avait rien manifesté qui ressemblât davantage à de l’humanité pure et simple depuis des semaines qu’elle subissait ce cauchemar ?

Si j’avais le courage de ressortir et de réaliser ce que j’ai projeté, se trouverait-il encore là pour me le voir faire ? Ma mort l’affligerait-elle ? Affligerait-elle qui que ce soit ?

Elle en doutait. Korin et les quelques serviteurs et gardes qu’on lui permettait de voir lui donnaient tous - même Nyrin - d. « princesse » , à présent, mais elle n’était rien de plus qu’une prisonnière, un pion sur leur échiquier. Comment pareille catastrophe avait-elle pu se produire ?

Elle avait été si heureuse, à Ilear, pendant son enfance et son adolescence. Mais Nyrin ... ce même Nyrin qu’elle avait appelé son gardien, et puis qui était devenu son amant... Nyrin l’avait trahie, traitée avec une cruauté à couper le souffle, et voilà qu’il attendait d’elle des remerciements !

« Tu seras davantage en sécurité, ici, ma chérie » , lui avait-il affirmé, le jour où il l’avait amenée dans cet endroit épouvantable, isolé du monde. Elle avait exécré Cirna dès l’instant où ses yeux s’étaient posés sur la forteresse et néanmoins fait tout son possible pour se montrer courageuse. Nyrin n’avait-il pas promis, après tout, qu’il viendrait la voir plus souvent ?

Mais il n’en avait rien fait, et, peu de mois plus tard, la folie s’emparait de la garnison. Une faction de soldats, ceux qui portaient le faucon rouge sur leur tabard gris, s’était jetée sur la garde locale. Les bruits horribles qui montaient des cours jusqu’à sa fenêtre l’avaient terrifiée. Pelotonnée dans ses appartements avec sa nourrice et son page, elle avait cru voir arriver la fin du monde.

Nyrin était bel et bien venu, cette nuit-là, mais pas du tout pour la sauver. Sans le moindre préavis ni un embryon d’explication, il avait introduit chez elle un jeune étranger qui, dépenaillé, l’ œil cave, empestait le sang, la sueur et le vin.

Nyrin, oui, Nyrin, qui avait joué avec elle quand elle était petite, qui lui avait enseigné les plaisirs de la chair et fait oublier son reflet disgracié, ce monstre s’était contenté de sourire et d’annoncer. « Permets-moi, Nalia, de te présenter ton nouvel époux » .

Elle en était tombée raide.

Quand elle avait repris connaissance, elle était allongée sur son lit, et le prince Korin se trouvait assis là, à la dévisager. Il n’avait pas dû s’apercevoir tout de suite qu’elle était de nouveau consciente, car elle eut le temps de surprendre l’expression révulsée de sa physionomie juste avant qu’il ne l’en efface. Lui, tout sanglant et puant, lui, l’intrus chez elle, avoir l’impudence de la regarder de cet air-là !

Ils étaient seuls, et elle poussa un cri tout en se reculant, persuadée qu’il voulait la violer.

Korin, il fallait le porter à son crédit, s’était montré délicat. « Jamais de ma vie je n’ai forcé de femme » , lui avait-il dit. Il était beau, malgré toute sa crasse, ne put-elle s’empêcher de remarquer, et d’une gravité si impressionnante !. « Vous êtes de sang royal, une de mes parentes. Loin de moi tout désir de vous déshonorer.

— Alors, qu’est-ce que vous voulez ? » demanda-t-elle d’une voix défaillante en remontant la courtepointe jusqu’à son menton pour dissimuler sa chemise de nuit.

La question parut l’embarrasser un peu. Peut-être se figurait-il que l’entrée en matière glaciale de Nyrin suffisait comme explication. « Le roi mon père est mort. Le roi, c’est moi, maintenant. » Sa main sale saisit la sienne, et il essaya de sourire, mais assez vainement. Son regard continuait d’errer sur la tache violacée qui, semblable à des éclaboussures de vin, courait de la bouche jusqu’à l’épaule de Nalia. « Il me faut une épouse. C’est vous qui porterez les héritiers de Skala. »

Elle lui avait éclaté de rire au nez. La seule réponse qui lui vint à l’esprit fut. « Et Nyrin n’y voit pas d’objection ? » Il y avait une partie de sa pauvre tête abasourdie qui ne parvenait pas encore à concevoir que son amant, son protecteur, l’avait trahie.

Pour le coup, Korin fronça les sourcils. « C’est une prophétie qui a conduit Lord Nyrin à vous protéger et à vous cacher pour vous permettre d’accomplir cette destinée. »

Mais il a été mon amant ! Il m’a fourrée dans son lit un nombre incalculable de fois ! Elle tenta de lui jeter ces vérités à la figure, s’imaginant que c’était le seul moyen de s’épargner une telle déchéance. Mais rien ne sortit, ne serait-ce qu’un murmure. Ses lèvres étaient paralysées comme par un froid glacial qui se répandit ensuite dans sa gorge et, après avoir submergé son cœur et son ventre, se concentra finalement entre ses jambes, où il prit brièvement la forme de sensation brûlante que procure l’écartèlement d’un baiser d’amant. Elle hoqueta et rougit, mais le silence persista. Elle venait d’être la proie de quelque sortilège. Mais produit de quelle manière ? Et par qui ?

Se méprenant sur ses intentions, Korin lui releva la main pour la porter à ses lèvres. Sa moustache noire et soyeuse la chatouilla d’une façon qui n’avait absolument rien de comparable avec le contact familier de la barbe cuivrée de Nyrin. « Nous serons dûment mariés, Dame. Un prêtre m’accompagnera quand je viendrai vous voir demain.

— Demain ? dit-elle, ayant recouvré la voix, fût-ce à peine audiblement.

Si tôt ?

— Nous vivons des temps d’incertitude. Plus tard, quand la situation sera devenue plus stable, il nous sera peut-être loisible d’avoir un véritable festin de noces. Pour l’heure, la seule chose qui importe est que notre enfant soit légitime. »

Notre enfant. Elle était donc appelée à n’être rien de plus qu’une jument royale. Pour la première fois de sa jeune existence, Nalia sentit monter en elle les prémices d’une véritable colère.

Votre cher ami Nyrin m’a prise plus de fois que je ne saurais le dire moi-même ! Elle mourait d’envie de le hurler, mais l’étau glacé lui ferma de nouveau la bouche et lui coupa le souffle par la même occasion. Elle plaqua une main sur ses lèvres inutilisables, pendant que des larmes de peur et de dépit roulaient le long de ses joues.Korin prit conscience de sa détresse, et, chose tout à son honneur, une compassion sincère se lut dans ses prunelles sombres. « Ne pleurez pas, je vous en prie, Dame. Je sais, tout cela est tellement soudain ... » Mais il gâcha de nouveau les choses en se levant aussitôt pour se retirer et en ajoutant . « Moi non plus, je n’ai pas eu le choix. Mais c’est notre devoir de penser à Skala. »

Une fois seule, elle avait tiré les couvertures par- dessus sa tête et s’était mise à sangloter. Elle n’avait pas de famille, pas de protecteurs, aucun ami vers qui se tourner.

Après avoir longuement pleuré dans la nuit, elle avait fini par s’assoupir sur son oreiller trempé. En se réveillant, au petit matin, elle constata qu’elle était toujours seule et n’avait plus de larmes à verser.

Elle alla se poster devant la fenêtre donnant vers l’est et regarda le ciel s’embraser par-dessus la mer Intérieure. En bas, des patrouilles d’hommes à la poitrine ornée du faucon rouge arpentaient le rempart, tandis que les vrais oiseaux planaient en toute liberté sur la brise matutinale, au-delà.

Je n’ai jamais été libre, moi, comprit-elle brusquement. On l’avait constamment bercée d’illusions, et elle s’en était satisfaite comme la dernière des gourdes. La colère qu’elle avait éprouvée la veille l’envahit à nouveau, mais plus violente maintenant. Puisqu’elle ne pouvait compter sur l’aide de personne, il lui fallait dès lors se tirer d’affaire par elle-même. Elle n’était pas une enfant, après tout. Et elle avait assez fait l’idiote.

Comme on n’avait pas encore autorisé Alin et Vena à revenir, elle s’habilla toute seule puis s’installa devant le secrétaire. Vu l’impuissance où elle se voyait réduite de dire la vérité au prince, elle allait la lui révéler par écrit.

Mais quel qu’il fût, la malignité de celui qui l’avait ensorcelée la veille était insondable. Sa main se pétrifia sur la page et l’encre sécha dans la plume à chacune de ses tentatives. Avec un cri d’épouvante, Nalia laissa tomber la plume et s’éloigna de l’écritoire à reculons. Nyrin l’avait régalée dès sa petite enfance d’histoires magiques fabuleuses, mais elle n’avait jamais rien vu jusque-là de plus époustouflant que les tours de passe-passe exécutés par des escamoteurs de foire. En l’occurrence actuelle, on aurait plutôt dit qu’il s’agissait d’une malédiction. Elle s’évertua à proférer de nouveau les mots, là, seule dans la quiétude de sa chambre: Roi Korin, je ne suis pas vierge. Mais les mots refusèrent de venir. Elle repensa à la sensation bizarre qui l’avait saisie la première fois où elle avait essayé de lui confesser la vérité, et à la manière dont celle-ci s’était déversée vers le bas de son corps.

« Oh, Dalna ! » murmura-t-elle en s’effondrant sur ses genoux. Elle glissa une main tremblante sous sa chemise et finit par exhaler un sanglot terrifié. « Créateur miséricordieux ! »

Elle se trouvait bel et bien sous l’emprise d’un maléfice, elle avait recouvré sa virginité. Et c’est sur ces entrefaites que s’était imposée à elle pour la première fois l’idée du balcon et de l’interminable chute jusqu’aux pavés.

Sa nourrice et son page n’avaient jamais reparu. À leur place, on lui avait dépêché la vieille Tomara pour la servir et lui tenir compagnie.

« Où sont passés mes serviteurs personnels ? lui demanda Nalia d’un ton furibond.

— Je ne sais rien des autres serviteurs, Altesse, répondit-elle. On est descendu me chercher au village, en me disant que j’aurais à m’occuper d’une grande dame. Je n’ai pas exercé ces fonctions depuis que ma maîtresse est morte, il y a quelques années de ça, mais je suis encore capable de faire des nattes et de ravauder. Maintenant, venez, que je brosse vos jolis cheveux, vous voulez bien ? »

Tomara se montrait bienveillante et soigneuse, et il n’y avait rien de déplaisant dans ses manières, mais Nalia n’en regrettait pas moins ses propres gens. Elle subit patiemment sa toilette puis s’en fut occuper sa place près de la fenêtre pour tâcher de voir ce qui se passait en bas. Elle parvint à distinguer des cavaliers qui grouillaient dans la cour puis entendit leurs montures piaffer sur la route au-delà des murs.

« Vous savez ce qui s’est passé ? » questionna-t-elle enfin, n’ayant personne d’autre à qui parler.

« Ero est tombée, et un traître essaye de s’emparer du trône, Altesse, lui dit la vieille en relevant son visage ridé de dessus un ouvrage de broderie qui ressemblait fort à un voile de mariée.

— Vous savez qui est Lord Nyrin ?

— Pardi, Dame, c’est le magicien du roi !

Magicien ? » Pendant un moment, Nalia crut que son cœur avait cessé de battre. Un magicien. Et un magicien assez puissant pour servir un roi.

« Et comment, oui ! Il a sauvé la vie au roi Korin, à Ero, et il lui a fait quitter la ville avant que les Plenimariens soient arrivés à le capturer. »

Nalia rumina ces informations puis les recoupa avec le débraillé piteux de son visiteur de la nuit précédente. Il a pris la fuite, ce nouveau roi qu’on me destine. Il a perdu la ville et s’est enfui. Et moi, je suis ce qu’il peut trouver de mieux à épouser !

L’amertume de la réflexion lui fit l’effet d’un baume sur son cœur blessé.

Elle y puisa la force de ne pas se mettre à hurler, de ne pas se ruer sur lui quand Nyrin vint la chercher en fin de matinée pour la conduire au prêtre.

Faute de posséder ce qui s’appelle une robe de mariée, elle revêtit sa tenue la plus élégante et se coiffa du voile hâtivement brodé pour elle par Tomara. Comme elle n’avait même pas de couronne appropriée, celle-ci lui apporta une simple guirlande de paille tressée.

De suite en joyeux atours, pas davantage, pas plus que de musiciens.

C’est escortée d’hommes munis d’épées qu’elle fut emmenée vers midi dans la grande salle. La lumière du jour qui filtrait à l’intérieur par quelques fenêtres étroites ne faisait qu’épaissir les ténèbres ambiantes. Quand ses yeux se furent accoutumés à ces noires pénombres, elle constata que l’assistance de la cérémonie se composait exclusivement de soldats et de domestiques. Toutefois, le prêtre de Dalna qui se tenait auprès de la cheminée avait à ses côtés une poignée de jeunes gentilshommes, les Compagnons.

Comme elle n’avait pas de père pour parler en son nom, c’est par Nyrin que fut donné le consentement, sans qu’elle puisse faire autre chose qu’obéir. Une fois qu’eurent été prononcées les bénédictions et que Korin, la retirant de son propre doigt, eut enfilé au sien une bague trop lâche ornée de pierres précieuses, Nalia se retrouva affublée des titres d’épouse et de princesse consort de Skala.

C’est par la suite, autour d’une piètre chère, que les Compagnons lui furent présentés. Grand et blond, Lord Caliel avait une physionomie aimable, plutôt triste. Lord Lutha n’était guère plus qu’un adolescent du genre dégingandé et somme toute dénué d’attraits, sauf qu’il avait un sourire si spontané qu’elle s’était surprise à lui sourire en retour et à lui serrer la main. La même gentillesse émanait de son écuyer, un garçon aux yeux bruns nommé Barieüs. Les deux suivants, Lord Alben et Lord Urmanis, répondirent davantage à son attente; fiers, beaux garçons, et ne se souciant guère de déguiser leur dédain pour ses dehors quelconques. Même leurs écuyers étaient des malotrus.

Pour finir, Korin lui présenta son maître d’armes, un vieux guerrier grisonnant dénommé Porion. C’était un homme agréable et respectueux, mais son statut social le plaçait à peine au-dessus d’un troupier banal, ce qui n’empêchait pas Korin de le traiter avec la plus grande considération.

Pris en bloc, et y inclus les magiciens de Nyrin, tout le monde réuni là formait une société des plus singulière autour de son jeune mari. Elle médita la chose tout en picorant son agneau rôti sans grand enthousiasme.

Ces agapes achevées, on l’abandonna de nouveau à elle-même dans la tour jusqu’à la tombée de la nuit. Tomara s’était débrouillée pour trouver dans cette affreuse forteresse des huiles et du parfum. Après avoir dûment apprêté sa maîtresse pour la couche nuptiale, elle s’éclipsa.

Nalia y gisait, rigide comme un cadavre. Elle ne se berçait pas d’illusions, sachant en quoi consistaient ses obligations. Lorsque la porte s’ouvrit enfin, toutefois, ce fut non pas Korin qui pénétra dans la chambre et vint se pencher au-dessus du lit mais Nyrin.

« Vous ! siffla-t-elle, en se reculant vivement contre les oreillers. Vous, vipère ! Vous, traître ! »

Le magicien lui décocha un sourire et s’installa sur le rebord du matelas. « Allons, allons. Sont-ce là des façons de parler à ton bienfaiteur, ma chérie ?

— Bienfaiteur ? Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? Si j’avais un poignard, je vous le plongerais volontiers dans le cœur, pour vous faire éprouver ne serait-ce qu’un soupçon de la douleur que vous m’avez infligée ! »

La lueur de la chandelle fit flamboyer sa barbe rouge quand il secoua la tête. Et il y avait eu un temps où cette couleur lui avait paru belle, idiote !. « Je t’ai sauvé la vie, Nalia, quand les purges du roi t’auraient fait périr. Tandis qu’on massacrait ta mère et toute sa parentèle, moi, je t’ai protégée, je t’ai élevée, et te voilà désormais princesse consort, grâce à mes soins. Tes enfants gouverneront Skala. Où est la trahison dans tout cela ?

— Je vous aimais ! J’avais confiance en vous !

Comment avez-vous pu me laisser croire que vous étiez mon amant, quand vous n’avez jamais eu l’intention de me garder ? » Elle était en pleurs et se détestait pour sa faiblesse.

Nyrin tendit la main et, d’un bout de doigt, recueillit l’une de ses larmes.

Il brandit celle-ci vers la flamme de la chandelle et l’y fit rutiler comme un joyau rare. « Force m’est de confesser un rien de défaillance de ma part. Tu étais une petite créature si mignonne, si affectueuse ... Dans le cas où Korin se serait trouvé une épouse sortable, qui sait ? Je t’aurais peut-être même conservée pour mon propre usage. »

Une fois de plus, la colère consuma les larmes. « Vous osez parler de moi comme si j’étais un chien de chasse ou un cheval que vous auriez acheté ? Est-ce vraiment là tout ce que j’étais pour vous ?

— Non, Nalia. » Il y avait de la tendresse dans sa voix, et lorsqu’il s’inclina pour lui effleurer une joue, elle s’abandonna quelque peu à cette caresse familière, malgré qu’elle en eût. « Tu incarnes l’avenir, mon cher petit oiseau. Le mien. Celui de Skala. Par ton intermédiaire, et la semence de Korin aidant, je rétablirai l’ordre et la paix dans le monde. »

Elle le fixa d’un air incrédule quand il se leva pour prendre congé. « Et vous saviez tout cela, quand vous m’avez découverte dans mon berceau, déjà orpheline ? Comment ? »

Nyrin sourit, et quelque chose dans son sourire la glaça jusqu’au tréfonds du cœur. « Je suis un magicien de première force, ma chère, et touché des dieux. Ils m’ont révélé maintes fois, sous forme de visions, que tel était ton sort, telle ta destinée.

— Un magicien ! lui lança-t-elle pendant qu’il se dirigeait vers la porte.

Dites-moi, c’est vous qui m’avez jeté un sort et rendu ma virginité ? »

Cette fois, le sourire qu’il lui décocha fut une réponse éloquente.

Peu après, Korin vint la rejoindre, empestant le vin comme la veille, mais propre, en l’occurrence. Sans lui consentir ne serait-ce qu’un coup d’œil, il se déshabilla, révélant par là une belle anatomie de jouvenceau mais une panne d’érection. En parvenant au chevet du lit, il hésita puis souffla la chandelle et, se glissant sous les draps, grimpa sur Nalia. Il ne se donna même pas la peine de l’embrasser avant de lui relever sa chemise de nuit et d’astiquer entre ses jambes son membre flasque pour le forcer à se roidir. Il tâtonna vers ses seins et les caressa, puis farfouilla au creux de ses cuisses pour tenter gauchement de lui donner un peu de plaisir afin qu’elle parvienne à l’état requis.

Nalia rendit grâces aux ténèbres qui interdisaient à son nouvel époux de voir les larmes de colère et d’humiliation qui ruisselaient sur son visage. Elle se mordit les lèvres et retint son souffle afin de ne surtout pas se trahir pendant qu’elle refoulait de son mieux des souvenirs érotiques autrement savoureux, maintenant souillés à jamais.

Elle poussa un cri lorsque se déchira son fallacieux hymen, mais douta que Korin s’en soit seulement avisé, si tant était qu’il en eût cure. Il semblait encore plus pressé d’en finir qu’elle-même avec cette corvée, et, lorsqu’il se mit à gicler en elle, c’est le nom d’une autre femme qui lui vint aux lèvres : Aliya. Elle eut l’impression qu’il pleurait quand ce fut terminé, mais il se laissa aussitôt rouler sur le flanc et la quitta trop précipitamment pour qu’elle sache à quoi s’en tenir.

Et c’est ainsi que s’était achevée la nuit de noces de la princesse consort de Skala.

Elle en cuisait encore de rage et de mortification, mais il lui était loisible de puiser quelque réconfort dans le fait que, jusqu’à présent, elle avait refusé à ses geôliers l’unique chose qu’ils attendaient d’elle. Son sang lunaire était venu et reparti. Ses entrailles demeuraient vides.

9

Toutes fondées que fussent ses intentions, Tamir dut abandonner l’espoir de partir pour Atyion de sitôt. Il y avait encore trop à faire à Ero.

Les pluies de printemps sporadiques continuaient.

Les allées qui couraient entre les rangées de cabanes édifiées à la hâte et les tentes s’apparentaient plus souvent à des canaux qu’à des chemins. On avait manqué de temps pour établir des postes de garde. Les gentilshommes assez malchanceux pour ne pas posséder de domaine où se retirer se retrouvaient coude à coude avec des familles de commerçants, quand ce n’était pas avec des mendiants à demi morts de faim qu’avaient fait affluer jusque-là les générosités éventuelles de la reine.

Elle était sur pied ou en selle depuis l’aube jusqu’au crépuscule, quand elle n’avait pas en plus à tenir sa cour. Ses repas se réduisaient souvent à un morceau de viande et un croûton de pain qu’on lui passait pendant qu’elle se démenait.

La situation n’offrait qu’un seul avantage; pour l’instant du moins, personne n’avait essayé de lui faire porter une robe ailleurs que dans la maison d’Illardi. Hors de celle-ci, elle était libre de circuler en bottes et haut-de-chausses.

Les premiers secours d’Atyion arrivèrent enfin, sous la forme d’une caravane conduite par Lady Syra, dont Lytia avait fait son sous-intendant.

Tamir se porta à sa rencontre quand le train de fournitures se présenta aux abords du camp.

« Altesse ! » Syra fit une révérence puis lui remit un état minutieux de ce qu’elle convoyait. « J’ai apporté de la toile de tente, des couvertures, de la bière, de la farine, du mouton salé, du poisson séché, du fromage, des haricots secs, du bois de chauffe et des herbes médicinales. De nouveaux charrois sont en route. Lady Lytia a organisé des logements temporaires dans la ville et dans les cours du château pour les réfugiés que vous enverrez s’abriter là-bas.

— Merci à vous. Je savais qu’elle ferait les choses comme il sied. » Elle extirpa de la manche de sa tunique un document scellé qu’elle lui tendit. « Voici un acte par lequel je transfère la propriété des cent acres de terres en jachère sises entre le mur nord et la mer afin de pourvoir à une extension de la ville. Libre aux gens d’y construire et de s’y installer, quitte à verser un loyer au château. Je compte sur vous pour le transmettre à Lady Lytia.

— Je n’y manquerai pas, Altesse. Mais cela signifie-t-il que vous avez décidé de ne pas rebâtir Ero ?

— D’après les drysiens, les puits et le sol y sont trop grièvement infectés.

Il faudra plus d’un an pour les assainir. Et les prêtres déclarent d’une seule voix que le site est maudit. On m’a conseillé de brûler ce qui reste afin de purifier le pays. Skala doit se doter d’une nouvelle capitale, et plus forte.

Pour l’heure, c’est Atyion qui en tiendra lieu.

— Sous la simple réserve que nous réussissions jamais à t’y faire aller

... » , marmotta Ki, ce qui fit glousser quelques-uns des autres Compagnons.

La rumeur de l’arrivée d’approvisionnements s’étant répandue comme une traînée de poudre à travers les baraques, les gens s’amassaient déjà.

Tamir lut bien de la gratitude sur les traits de certains, mais la plupart des physionomies exprimaient l’avidité, la rogne, l’impatience et le désespoir. Ils étaient encore près de huit mille dans la plaine, compte non tenu des soldats, et l’on n’avait eu jusque-là que trop d’incidents violents à déplorer.

Dans les rapports quotidiens de ses prévôts, il n’était question que de vols, de viols et autres crimes. Les lois demeurant en vigueur, elle avait ordonné plus de pendaisons que son esprit ne supportait seulement de le concevoir, mais c’était une situation intenable.

Et le répit d’aujourd’hui n’était que provisoire, se rappela-t-elle. Ce que la rouille avait épargné des moissons d’hiver pourrirait bientôt dans les champs si on ne le récoltait pas, et la plupart de celles de printemps n’étaient toujours pas semées. Il fallait absolument que, d’ici à l’hiver prochain, tout ce monde ait un toit solide au-dessus de la tête et engrange de quoi manger, sans quoi la mort ferait de nouveaux ravages.

Tout épuisants que fussent ces tas de problèmes, Tamir était à cent lieues de se plaindre d’avoir tant de choses à faire durant la journée. Ses occupations lui fournissaient un bon prétexte pour éviter les magiciens, tout en l’empêchant de penser à ce que lui réservaient les nuits.

Le jour, Frère lui fichait la paix mais, à la faveur des ténèbres, l’esprit teigneux faisait irruption dans sa chambre où la harcelait en rêve, exigeant justice.

Pour ne rien gâcher, Ki s’était mis en tête, au bout de quelques nuits embarrassantes passées ensemble et plus ou moins blanches pour tous les deux, d’aller coucher dans la garde-robe attenante à la chambre à coucher.

Sans souffler mot, il avait tout bonnement déménagé en douce. De temps à autre, il lui prenait aussi fantaisie de prendre congé pour partir de son côté se balader à cheval, après le repas du soir. Il n’avait jamais éprouvé jusque-là le besoin de s’isoler d’elle. Elle se demanda s’il n’était pas à la recherche d’une fille - d’une vraie fille, rectifia-t-elle avec amertume à culbuter.

Il eut beau sortir de sa réserve et se remettre à la traiter comme il l’ avait toujours fait, il y avait quelque chose d’irrévocablement changé dans leurs relations, prétendre le contraire ne servait strictement à rien. Lorsqu’il disparaissait chaque nuit dans la petite pièce contiguë, Ki laissait soigneusement ouverte la porte de séparation, belle différence ! Il aurait tout aussi bien pu se trouver à Atyion.

Et, ce soir, tout à fait pareil. Il affichait une belle humeur lorsqu’il s’était joint à elle et au reste des Compagnons pour disputer des parties de bakshi, mais quand le jeu s’acheva, quelques heures plus tard, il inventa un prétexte pour se défiler. Lynx se glissa dehors à sa suite, ainsi qu’il le faisait parfois.

Tamir mourait d’envie de le cuisiner pour savoir où Ki se rendait, mais la fierté lui ferma la bouche.

« Ce n’est quand même pas comme si j’étais sa femme, grommela-t-elle en retournant vers sa chambre. - Vous disiez, Altesse ? demanda Una, qui la talonnait de beaucoup plus près qu’elle ne croyait.

— Rien » , répondit-elle sèchement, gênée.

Baldus avait tout préparé pour la nuit. Son regard s’attarda derrière elle, dans l’expectative, lorsqu’elle entra. Il cherche Ki, songea-t-elle.

Una l’aida à se défaire de son diadème et de ses bottes, et Baldus accrocha son baudrier d’épée au râtelier, avec son armure.

« Merci. Je peux me débrouiller toute seule pour le reste. »

Mais Una traîna les pieds un moment comme si elle avait quelque chose à dire.

Tamir haussa un sourcil. « Eh bien ? Qu’y a-t-il ? » Una hésita, non sans lancer un coup d’œil vers le garçonnet. Puis elle se rapprocha et, baissant la voix . « Ki ... Il n’est pas allé voir une maîtresse, vous savez. »

Tamir se détourna vivement pour cacher l’embrasement de ses joues. « Comment le savez-vous ?

— Le hasard a voulu que j’entende Tharin essayer de le taquiner pour le lui faire avouer, l’autre jour. Ki était passablement furieux de ce que le capitaine insinuait.

— L’évidence est-elle si criante ? Est-ce que j’alimente maintenant les conversations de tous mes Compagnons ? s’enquit-elle pitoyablement.

— Non. J’ai simplement pensé que cela pourrait un peu vous alléger le cœur, de connaître la vérité. » Tamir s’effondra sur son lit en poussant un gémissement puis resta sans bouger, le visage enfoui dans les mains. « Je ne suis pas douée pour être une fille. - Bien sûr que si. Vous n’y êtes pas encore habituée, c’est tout. Une fois que vous serez mariée et que vous commencerez à avoir des enfants ...

— Des enfants ? Par les couilles de Bilairy ! » Elle tâcha de s’imaginer avec un gros ventre et ne put réprimer un mouvement d’horreur.

Una éclata de rire. « Mais une reine ne fait pas que mener des guerres et que prononcer des discours ! Il vous faudra un héritier ou deux. » Elle marqua une pause. « Vous n’ignorez quand même pas comment...

— Bonne nuit, Una ! » la congédia Tamir d’un ton ferme, les joues empourprées de nouveau.

Una pouffa doucement. « Bonne nuit. »

Tamir aurait presque été contente de recevoir une visite de Frère en cet instant précis. Plutôt cela que de rester là, seule, comme une potiche, à remâcher pareilles pensées. Après avoir envoyé Baldus se coucher sur sa paillasse, elle alla se changer dans la garde-robe puis revint s’installer au coin du feu pour siroter un hanap de vin.

Évidemment, qu’une reine devait avoir des enfants. Si elle mourait sans postérité, le pays se retrouverait en proie au chaos, déchiré par des factions rivales prêtes à tout pour imposer une nouvelle ligne de succession. Mais, lorsqu’elle tenta de s’imaginer en train de s’accoupler avec Ki ... ou avec n’importe qui d’autre dans ce but-là, elle se sentit toute chose.

Bien sûr, qu’elle savait comment on faisait l’amour.

C’était d’ailleurs Ki qui lui avait fourni les premières explications, dans la prairie du fort, avec pour figurants deux brindilles de bois fourchues, et, en petit rustre qu’il était alors, sans se soucier de la crudité des termes. Que ne pouvait-elle maintenant rire de cette ironie du sort !

Elle acheva de vider son hanap et sentit la chaleur du vin se répandre dans tout son être. Cela, joint au roulis des vagues sous sa fenêtre, la rendit un peu somnolente, et elle laissa son esprit dériver. Alors qu’elle commençait à s’assoupir, il lui revint une chose dont Lhel lui avait une fois parlé. Il s’agissait d’un pouvoir propre au corps des femmes, lors du flux et du reflux du sang qui suivait la lune.

Tamir s’était remise à saigner la veille et avait depuis passé pas mal de temps à maudire l’inévitable tyrannie des hémorragies, des serviettes-

éponges et des douleurs qui lui tordaient les tripes à l’improviste. Encore une blague cruelle du sort, tout comme d’avoir à s’accroupir pour pisser. Et cependant, il y avait un fond de vérité dans les propos désinvoltes d’Una. Un dessein se trouvait derrière tout cela.

L’idée d’une énorme bedaine ronde faisant ballonner par-devant sa tunique n’en persistait pas moins à la perturber.

Profondément endormi, Baldus s’agita sur sa couche en geignant tout bas. Tamir alla lui remonter sa couverture jusqu’aux épaules et l’y borda, puis demeura plantée là, à contempler son visage auquel le sommeil donnait tant de douceur et d’innocence. À quoi pouvaient bien ressembler les sentiments que l’on éprouvait, se demanda-t-elle, lorsqu’on regardait un enfant de sa propre chair ? Le sien aurait-il ses yeux bleus ?

Ou bruns ?

« Enfer et damnation ! » maugréa-t-elle, avant d’aller se resservir de vin.

Le cheval emprunté par Ki fit un écart lorsqu’une bourrasque humide lui jeta aux naseaux une âcre bouffée des fumées qui s’élevaient d’un tas de décombres calcinés juste au-delà des vestiges de la porte nord. À ses côtés, Lynx brida sa propre monture, tout en scrutant nerveusement les ténèbres de la place où ils patrouillaient actuellement.

« Calme, calme. » Ki flatta l’encolure de l’animal pour le tranquilliser puis rajusta le linge trempé de vinaigre qui lui couvrait la bouche et le nez.

Quiconque allait s’aventurer dans les ruines devait porter l’un de ces masques, afin de se protéger de la peste. Ki savait qu’il prenait un risque absurde, en venant ici. Officiellement, c’était pour participer à la traque des pillards, et il en avait tué quelques-uns, mais, à la vérité, ce qui l’y attirait plus qu’à son tour, c’était la recherche de lieux familiers. Et pourtant, lorsque d’aventure il tombait sur l’un de ceux-ci - auberges, théâtres et tavernes hantés naguère avec Korin -, leur vue ne faisait qu’empirer son chagrin.

L’odeur du vinaigre avait beau être infecte, elle était toujours préférable aux relents que dégageaient encore les venelles et les rues. Des humeurs fétides et la puanteur de chair en décomposition, les effluves de l’incendie s’enchevêtraient aux brumes nocturnes pour vous suffoquer.

Ils chevauchèrent près d’une heure sans rencontrer âme qui vive. Lynx n’avançait que l’épée au clair, et ses yeux sans cesse en alerte, au ras du masque, étaient à l’affût du moindre danger.

Il y avait encore beaucoup trop de cadavres abandonnés de tous côtés.

Les quelques Charognards restants s’affairaient jour et nuit à charreter les corps désormais putréfiés jusqu’aux terrains de crémation. Les morts étaient noirs, enflés, et nombre d’entre eux avaient été salement déchiquetés par des chiens affamés, des porcs ou des corbeaux. Le cheval de Ki fit un nouvel écart lorsqu’un énorme rat fusa d’une ruelle adjacente avec dans la gueule ce qui avait tout l’air d’être une main d’enfant.

L’ardeur des flammes à tout dévaster s’était montrée telle que, même au bout de près de deux semaines, des poches de braises continuaient à se consumer sous les ruines, pièges mortels pour les pillards ou pour les habitants malchanceux cherchant à sauver tout ce qu’ils pouvaient. Au sommet du Palatin ne se détachaient plus en noir sur le ciel constellé d’étoiles que des façades de pierre éventrées, là où l’on avait vu se dresser des palais immenses et des demeures somptueuses. Les lieux étaient désormais déserts, mais leur solitude s’accordait, ces dernières semaines, avec les états d’âme de Ki.

« Nous devrions prendre le chemin du retour, murmura finalement Lynx en tripotant son masque. Je ne comprends pas pourquoi tu t’obstines à venir traînasser dans ces parages. C’est déprimant.

— Vas-y. Je ne t’ai pas demandé de m’accompagner. » Il poussa son cheval dans une allée.

Lynx l’y suivit. « Ça fait des jours et des jours que tu n’as pas dormi.

— Je dors. »

Un regard alentour lui révéla qu’ils avaient abouti dans la cour du théâtre. Les environs autrefois familiers ressemblaient à un paysage de cauchemar. Ils donnèrent à Ki le sentiment de n’être plus lui-même qu’un fantôme, à l’instar de Frère. Mais mieux vaut cela que de me tourner et retourner sans trêve sur ma couchette solitaire, songea-t-il avec amertume.

Les choses étaient plus faciles durant le jour.

Comme Tamir s’opiniâtrait à ne s’habiller en femme que le moins possible, il y avait des moments où Ki parvenait à se faire accroire qu’il avait Tobin sous les yeux. Mais, lorsqu’il se laissait aller à dormir, ses rêves lui montraient le regard navré de Tobin perdu dans une figure étrangère.

Aussi préférait-il au lieu de cela se contenter furtivement de petits sommes et, la nuit, venir à cheval piétiner ses songes dans ces coins-là. Si Lynx s’était mis à l’escorter volontiers, c’était sans qu’il l’en eût sollicité. Il ignorait si c’était à la requête expresse de Tamir que celui-ci veillait sur lui, ou si c’était de son propre chef. Il pouvait d’ailleurs aussi bien s’agir d’une habitude contractée du temps où il était un simple écuyer. De toute manière, cela faisait plusieurs nuits successives que Ki n’arrivait pas à s’en débarrasser. Non que Lynx ne se montrât de bonne compagnie. Il parlait peu, et il lui laissait toute latitude pour ressasser les idées noires qui s’acharnaient à le harceler, quelque violence qu’il se fit pour les expédier au diable.

Comment ai-je pu vivre dans l’ignorance, toutes ces années ? Comment Tobin est-il arrivé à garder un tel secret vis-à-vis de moi ?

Ces deux questions brûlaient toujours aux confins de son âme, mais il aurait été mortifié de les proférer à haute voix. C’était Tobin qui avait souffert le plus. Il - elle - n’avait supporté seul - seule - le poids de ce secret qu’afin de les protéger tous. Arkoniel avait bien mis ce fait en évidence.

Tous les autres, même Tharin, s’en étaient accommodés assez aisément.

Seul Lynx avait l’air de comprendre. Ki s’en avisa là, soudain, en jetant pardessus l’épaule un coup d’œil vers son silencieux ami. En un sens, ils avaient tous les deux perdu leur seigneur et maître respectif Tamir était encore éveillée quand Ki rentra dans la chambre en catimini.

Il crut qu’elle dormait, et elle se garda de le détromper, soigneusement immobile et muette sous ses courtepointes, tout en épiant son visage à la lueur diffuse de la veilleuse, pendant qu’il traversait la pièce à pas feutrés vers la garde-robe. Il avait l’air fatigué, et empreint d’une tristesse qu’elle ne lui avait jamais vue durant la journée. Elle fut tentée de le héler au passage pour l’inviter à venir la rejoindre dans le lit trop vaste. Il n’était pas juste qu’il ait à souffrir de la fermeté qu’il s’imposait. Mais elle n’eut pas le temps de rassembler son courage ni de surmonter l’embarras que lui causait la présence entre ses cuisses de la serviette détrempée qu’il avait déjà disparu.

Elle l’entendit se déshabiller, puis perçut le grincement des sangles du sommier.

Elle se tourna du côté du seuil qu’il venait de franchir et où sa chandelle faisait vaciller des ombres. Était-il couché, là-bas, sans pouvoir s’endormir, comme elle, et lui aussi les yeux attachés sur l’embrasure de la porte ?

Le lendemain matin, elle le regarda bâiller sur son petit déjeuner et lui trouva une mine singulièrement pâle et tirée. Leur repas terminé, elle rassembla son courage pour l’attirer à part.

« Est-ce que tu préférerais qu’Una prenne ta place, pendant la nuit ? »

Il eut l’air sincèrement surpris. « Non, bien sûr que non !

— Mais tu ne dors pas ! Tu ne me serviras plus à grand-chose, une fois à bout de forces. Qu’est-ce qui cloche ? »

Il se contenta de hausser les épaules avant de lui sourire. « Des rêves anxieux. Je serai beaucoup plus tranquille quand tu te seras installée à Atyion, c’est tout.

— Tu es sûr ? »

Elle attendit, lui offrant ainsi l’occasion d’en révéler davantage. Elle souhaitait de tout son cœur la lui voir saisir, bien qu’elle n’eût pas envie d’entendre ce qu’il risquait de dire, mais il se borna à sourire en lui administrant une tape sur l’épaule, et ils laissèrent inexprimées tous deux leurs pensées véritables.

10

Planté sur les remparts, Nyrin jouissait de l’air humide de la nuit. Il vit s’éteindre la lumière dans la tour de Nalia, où Korin était remonté.

« Besogne bien, mon roi » , murmura-t-il. Maintenant qu’il l’avait désensorcelé, Korin ne risquait plus d’engendrer des monstres avec elle.

L’heure avait enfin sonné, l’heure choisie par le magicien, qu’intervienne la conception d’un héritier de Skala.

« Messire ? » Plus en tapinois que jamais, Moriel apparut tout près de lui. « Vous paraissez ravi de quelque chose.

— Je le suis, cher garçon. » Il n’avait également qu’à se louer de lui.

Malgré tous ses vices, cet immonde dépravé d’Orun avait remarquablement façonné le moutard à jouer les espions, les mouchards et à vendre sa loyauté. Sa loyauté, Nyrin avait largement les moyens de se la payer, tout en sachant pertinemment qu’il ne fallait pas pousser trop loin la confiance en elle. Oh non, mais, enrobé de charmes comme il l’était, le jeune Moriel se montrerait avisé d’éviter de lui mettre des bâtons dans les roues !

« Au fait, tu m’as tenu à l’œil ce nouveau lord ?

Celui qui nous est arrivé hier ?

— Le duc Orman. Oui, messire. Il paraît tout à fait subjugué par le roi.

Mais le duc Syrus s’est de nouveau plaint que Korin ne manifeste toujours pas la moindre intention de marcher contre l’usurpateur. »

Moriel ne faisait jamais référence à Tobin nommément. Il y avait là l’indice d’une haine tenace, et Tobin n’était pas le seul des Compagnons contre qui s’exerçât sa rancune. « Comment se comporte Lord Lutha ?

— Le plus maussadement du monde et, comme d’habitude, cramponné aux basques de Lord Caliel. Je les ai de nouveau surpris en train de faire des cachotteries sur les remparts, cette nuit. Ils n’aiment pas beaucoup la façon dont se passent les choses, actuellement. Ils pensent que vous avez détourné Korin du droit chemin.

— Ça, je le sais déjà. Ce qu’il faut que tu me fournisses, c’est une preuve de trahison. Une preuve irréfutable. Korin n’agira pas à moins. »

L’adolescent se montra déconfit. « Tous les deux sont rentrés se coucher.

y a-t-il quelque chose d’autre que je puisse faire pour vous, messire ?

— Non, tu peux aller au lit. Oh ... Moriel ? » Celui-ci s’immobilisa, avec sur sa bouille blême une expression de lièvre déboussolé.

« Ton aide m’est des plus précieuses, en définitive.

Je compte sur toi, tu sais. »

Moriel s’éclaira nettement. « Merci. Bonne nuit, messire. »

Bien, bien, songea Nyrin en le regardant s’éloigner.

Apparemment, tu possèdes toujours un cœur à conquérir. Et moi qui étais persuadé qu’Orun te l’avait depuis longtemps arraché et réduit en bouillie ... Mais c’est très pratique, savez-vous, ça !

Il replongea dans sa contemplation nocturne. Le ciel était limpide, et les étoiles y brillaient avec tant d’éclat qu’elles donnaient à sa noirceur un ton d’indigo sombre.

Les sentinelles qu’il croisa lui adressèrent des saluts respectueux.

Nombre d’entre elles faisaient partie de sa garde personnelle, et les hommes qui n’en étaient pas eurent assez de jugeote pour lui manifester la courtoisie requise. Il avait trifouillé dans les esprits des divers capitaines et généralement découvert en eux un terrain fertile, ensemencé de tous les doutes et de toutes les craintes propices à ses manipulations. Même celui de maître Porion s’était révélé étonnamment facile à sonder, mine de rien ; le sens imperturbable de ses devoirs vis-à-vis de Korin l’entraînant à remplir spontanément la tâche du magicien, celui-ci se voyait dispensé de toute espèce d’intervention.

Nyrin avait appris de son propre maître, Kandin, que le plus grand talent des magiciens de son acabit était leur capacité à lire dans le cœur des êtres inférieurs et à en exploiter les faiblesses. Il s’était engouffré dans les failles de Korin comme par une porte ouverte à deux battants, malgré l’ardente antipathie qu’il lui inspirait. Il n’avait eu qu’à guetter son heure et qu’à attendre un changement de saison favorable. Ses premiers pas, il les avait faits, prudemment, pendant la dernière année de la vie d’Erius, alors que le prince s’était déjà dévoyé dans le doute, la boisson et le commerce des putains de bas étage.

L’occasion s’était présentée juste après la mort du vieux roi, lorsque Korin, complètement perdu, sombrait face aux problèmes, et Nyrin avait sauté dessus pour prendre l’avantage en s’insinuant comme un ver dans le cœur du fils, ainsi qu’il l’avait déjà fait avec le père.

Ce dernier s’était montré nettement plus coriace. Il avait été un homme d’honneur, doublé d’un caractère énergique, et c’est seulement lorsque la démence s’était mise à lui ronger l’esprit que Nyrin avait réussi à prendre pied en lui.

Korin, en revanche, était depuis toujours un pusillanime bourrelé de craintes. Nyrin avait eu d’abord recours à la magie pour le soumettre à son emprise, mais il obtenait depuis peu des résultats aussi satisfaisants par le simple biais de quelques mots soigneusement choisis entremêlés d’habiles flagorneries. Et ce d’autant plus facilement que la trahison du bien-aimé cousin n’aurait su survenir à point mieux nommé ...

Tandis qu’il promenait son regard sur la forteresse plongée dans le noir, Nyrin eut une délectable bouffée d’orgueil. Tout cela était son ouvrage, de même que l’avaient été la mort par le feu des illiorains et la proscription d’une foultitude de nobles résolument hostiles à sa politique. Il éprouvait notamment une jouissance insigne à écrabouiller de beaux seigneurs et de gentes dames de haute naissance. Il jouissait de la trouille qu’il inspirait et se souciait comme d’une vesse du nombre de gens qui pouvaient l’exécrer.

Leur haine n’était-elle pas l’estampille même de son triomphe ?

Ses origines n’avaient rien d’aristocratique. Il était l’unique rejeton de deux domestiques du palais. Au temps de sa prime jeunesse à la cour, d’aucuns, se considérant comme ses supérieurs, s’étaient complu à lui interdire d’oublier son état, mais il lui avait suffi de capter finalement la faveur du roi pour qu’ils ne tardent pas à apprendre, en dépit de son parler mielleux, ce qu’il en coûtait de se mettre en travers de sa route. Il n’eut garde, évidemment, d’exercer des représailles directes contre eux, préférant jouer sur la promptitude d’Erius à signifier son déplaisir. Grâce à quoi certains de ses premiers détracteurs s’étaient brusquement retrouvés dépossédés de leurs titres et terres ... nombre de ces dernières lui ayant été données depuis lors.

Il ne déplorait pas la modestie de sa naissance ; au contraire même, il s’en félicitait. Ses débuts dans l’existence l’avaient marqué d’une empreinte indélébile en lui enseignant de précieuses leçons sur la manière de marcher du monde.

Issu d’une famille de tanneurs, son père, un homme simple et taciturne, avait fait un mariage au-dessus de sa condition, en épousant une femme de chambre du Palais Vieux que son travail appelait souvent dans les appartements de la reine Agnalain, du temps où celle-ci n’était pas encore démente. Cette union lui avait permis d’abandonner le métier fétide des siens pour devenir l’un des jardiniers de Sa Majesté.

Les parents de Nyrin habitaient une maison minuscule coiffée de chaume dans le voisinage de la porte nord. Chaque jour, sa mère le réveillait alors que les étoiles scintillaient encore, et, quittant leur humble quartier plongé dans les ténèbres, ils grimpaient avec son père l’interminable pente raide menant au sommet du Palatin. Au fur et à mesure qu’ils gravissaient les rues abruptes, il voyait le ciel s’éclaircir et les maisons, plus on montait, devenir plus vastes et plus luxueuses. Une fois à l’intérieur du Palatin proprement dit, il avait l’impression de se retrouver dans un immense parc de féerie. Des villas élégantes se pressaient sur le pourtour des murailles, encerclant la masse sombre du Palais Vieux. Il n’y en avait qu’un seul, à l’époque, et c’était un lieu vivant, foisonnant de couleurs et de courtisans, de parfums suaves ; sa décadence inexorable n’avait débuté que lorsque Erius l’avait délaissé, après la disparition de sa mère, ne pouvant plus supporter l’idée d’y vivre, dans la crainte perpétuelle que le fantôme vindicatif de la folle ne vînt le tourmenter la nuit. Quand, des années plus tard, ayant conquis la confiance du jeune roi, Nyrin eut accédé à ses pensées intimes, il apprit le motif de cet abandon. Erius avait assassiné sa mère en l’étouffant sous un coussin, après avoir eu vent que la vieille, dans sa démence, s’était persuadée que lui-même et son bambin de sœur conspiraient contre elle, et qu’elle venait de signer l’ordre de les exécuter tous deux.

Pendant l’enfance de Nyrin, toutefois, le Palais Vieux était encore un endroit merveilleux, avec ses pièces et ses corridors tendus d’admirables tapisseries, les dessins fantastiques de ses dallages multicolores. L’un des sous-intendants s’était entiché du petit rouquin et lui permettait de donner des miettes aux poissons des bassins. Les gardes du palais fascinaient également Nyrin. Ils étaient tous grands, ils portaient des tabards rouges somptueux, et de belles épées leur battaient la hanche. Dans le secret de son cœur, il souhaitait éperdument pouvoir devenir l’un d’eux, l’âge venu, pour arborer une épée semblable et faire le planton tout en contemplant les poissons à longueur de jour.

Il aperçut maintes fois la reine Agnalain qui, pâle et osseuse, avec des yeux d’un bleu dur, marchait comme un homme, à grandes enjambées, dans ses jolies robes, et se montrait toujours environnée d’une volée de beaux jouvenceaux. Il la vit aussi de temps à autre accompagnée du jeune prince, un garçon guère plus âgé que lui. Erius, il s’appelait, et il avait des cheveux noirs tout bouclés et des yeux noirs rieurs, ainsi que sa propre bande de camarades de jeu, dénommés les Compagnons royaux. Nyrin l’enviait, non pas pour la splendeur de ses vêtements ni même pour son titre, mais pour les amis qu’il possédait là. Lui, il n’avait pas le loisir de jouer, et puis, l’aurait-il eu, pas de copain avec qui le faire.

Il lui arrivait d’escorter sa mère dès les premières lueurs de l’aube pour apporter la bière et le pain noir que la reine prenait chaque jour pour petit déjeuner. « Comme un soudard » , déclarait sa mère d’un ton réprobateur, sans qu’il vît en quoi ce genre de mets pouvait être malséant pour une souveraine. Elle lui laissait quelquefois grignoter les croûtons que celle-ci n’avait pas mangés, et il s’en faisait un régal; ils étaient d’une pâte épaisse et moelleuse, imbibée de sel et de sirop noir, infiniment plus savoureux que les maigres galettes d’avoine qu’on lui donnait aux cuisines pour tout repas.

« Une telle nourriture ne lui paraissait peut-être pas dénuée d’agrément sur le champ de bataille, quand elle était encore un guerrier ! » grimaçait sa mère, comme dépitée par le comportement de sa glorieuse maîtresse.

Sa physionomie se renfrognait de même chaque fois - ce qui arrivait souvent - qu’elle découvrait un jeune lord vautré le matin dans le lit d’Agnalain. Nyrin n’y vit jamais deux fois le même. Toute scandalisée qu’elle en fût aussi, sa mère s’abstenait à ce sujet de formuler le moindre commentaire, et elle lui flanqua une bonne taloche le jour où il s’avisa de demander s’ils étaient tous les époux de la reine.

Pendant la journée, les couloirs fourmillaient d’hommes et de femmes parés d’atours magnifiques et de joyaux éblouissants, mais lui et sa mère étaient tenus de se tourner face au mur lorsqu’ils les croisaient. Il ne leur était pas permis d’adresser la parole à leurs supérieurs ni d’attirer si peu que ce soit l’attention. « Le devoir d’un domestique est de se rendre aussi invisible que l’air » , lui enseigna-t-elle, et il eut tôt fait d’apprendre à se plier strictement à cet axiome. Et c’est d’ailleurs exactement comme tels qu’ils se voyaient traiter par les beaux seigneurs et les gentes dames, eux et l’armée de serviteurs qui circulaient au sein de la noble cohue, les bras chargés de son linge sale et de ses cuvettes de déjections nocturnes.

La reine l’avait remarqué cependant, une fois où sa mère ne l’avait pas fait reculer assez tôt pour éviter qu’on ne s’avise de sa présence. Agnalain le toisa de la tête aux pieds puis se pencha pour l’examiner de plus près. Elle sentait les fleurs et le cuir.

« Tu as une toison de renard. Est-ce que tu es un renardeau ? » gloussa-t-elle en fourrant gentiment les doigts dans ses boucles rouges. Son timbre était rauque mais le ton affable, et les commissures de ses yeux bleu sombre se plissèrent quand elle se mit à sourire. Jamais il n’avait été gratifié d’un tel sourire par sa propre mère.

« Et quels yeux ! reprit la reine. Tu accompliras de grandes choses, avec des yeux pareils. Qu’est-ce que tu as envie de faire, quand tu seras un homme ? »

Enhardi par la bienveillance de ses manières, il avait timidement pointé l’index vers un garde qui se tenait à proximité. « J’ai envie d’être comme lui et de porter une épée ! »

La reine Agnalain éclata de rire. « Tu veux commencer tout de suite ? Ça te dirait, de couper la tête à tous les traîtres qui rôdent dans le palais pour m’ assassiner ?

— À tous, oui, Majesté ! répliqua-t-il du tac au tac. Et je nourrirai aussi les poissons. »

Lorsqu’il fut assez costaud pour charrier un arrosoir, ses visites à l’intérieur du palais prirent fin. Son père l’emmena travailler dans les jardins. Les grands seigneurs et grandes dames traitaient les jardiniers comme s’ils étaient invisibles, eux aussi, mais son père agissait de même à leur égard. Les gens lui étaient totalement indifférents, et il se montrait farouche et réservé même vis-à-vis de sa langue acérée d’épouse. Après ne lui avoir jamais accordé beaucoup d’attention jusque-là, Nyrin en vint à découvrir qu’il renfermait en lui-même des quantités de connaissances secrètes.

Sans pour autant desserrer davantage les dents ni faire preuve d’une patience excessive, celui-ci lui apprit à reconnaître un plant de fleur dès la germination de la graine, à fixer en espalier contre un mur un arbre fruitier de façon plaisante, à repérer les maladies, à éclaircir un parterre ou tailler un buisson juste à la bonne époque pour qu’ils s’épanouissent à souhait.

Quitte à regretter les poissons, Nyrin se rendit compte qu’il avait du talent pour ce genre de choses et que, malgré son âge, il leur portait d’avance un réel intérêt. Il se plaisait tout particulièrement à manier les grosses cisailles de bronze pour éliminer les branches mortes et les drageons inopportuns.

Il n’avait toujours pas le temps de jouer ni de se faire des copains. Par compensation, il se prit à aimer voir le jardin se transformer au fil des saisons. Certaines plantes crevaient, faute de soins constants, tandis que les mauvaises herbes prospéraient et pullulaient partout si vous leur laissiez un seul jour de répit.

Il atteignit l’âge de dix ans sans que personne se soit seulement douté qu’il était un magicien-né.

Un jour, quelques-uns des Compagnons d’Erius décidèrent de se divertir en jetant des cailloux au petit apprenti jardinier. Lui, qui était en train de tailler un rosier buisson, fit de son mieux pour les ignorer. Invisible. Il devait rester invisible, alors même qu’il était parfaitement évident que les damoiseaux goguenards le voyaient très bien et mettaient dans le mille plus qu’à leur tour. Eussent-ils été de petits rustres comme lui qu’il ne se serait pas défendu non plus. Ça, il ne savait pas le faire.

Ce n’était d’ailleurs pas la première fois qu’ils se moquaient de lui et le taquinaient, mais il s’était toujours contenté de baisser la tête et de détourner son regard en affectant de ne pas être là. Dans son tréfonds, cependant, quelque chose de noir s’agitait, mais on l’avait trop bien entraîné à se cantonner dans son état pour qu’il identifie là quoi que ce soit qui s’apparente à de la colère envers ses supérieurs.

Seulement, aujourd’hui, c’était différent. Aujourd’hui, ils ne se bornaient pas à le railler. Il poursuivit sa taille, tout en supprimant soigneusement les gourmands, bien attentif à ne pas laisser les longues épines lui piquer les doigts. Son père se trouvait juste au-delà du buisson, affairé à désherber un massif de fleurs. Nyrin le vit jeter un coup d’œil par-dessus l’épaule puis se remettre au travail, ce qui était manifestement un constat d’impuissance.

Les cailloux crépitaient tout autour de lui, frappant tantôt ses pieds, tantôt rebondissant à deux doigts de sa tête contre le treillis de bois. La peur le tenaillait, car on exerçait ses agresseurs pour en faire des guerriers, et ils étaient probablement capables de le blesser méchamment s’il leur en prenait fantaisie. Le sentiment désespéré de sa petitesse s’exacerba, mais quelque chose d’autre s’agita de nouveau, dans le fond de son âme, mais beaucoup plus fort, pour le coup.

« Ho, l’aide-jardinier ! le héla l’un de ses tortionnaires. Quelle bonne cible tu fais ! »

Un caillou suivit le sarcasme et le frappa entre les épaules. La douleur fit chuinter Nyrin, dont les doigts se crispèrent sur la tige de rosier qu’il était en train d’élaguer. Des épines se plantèrent dans sa chair qui se mit à saigner. Il demeura tête baissée, tout en se mordant la lèvre.

« Il ne l’a même pas senti ! s’esclaffa l’un des autres garçons. Holà, toi, qu’est-ce que tu es ? Un bœuf, pour avoir le cuir si épais ? »

Nyrin mordit sa lèvre plus durement. Reste invisible.

« Voyons voir s’il sent celui-ci. »

Un nouveau caillou le frappa derrière la cuisse, juste au ras de sa tunique. C’était un pointu, celui-là, et qui lui fit très mal. Il affecta l’indifférence et entreprit de cisailler un surgeon, mais maintenant son cœur lui martelait la poitrine d’une manière inconnue de lui jusqu’alors.

« Te l’avais bien dit... Tout à fait comme un bœuf, épais et stupide ! »

Un autre caillou lui cingla le dos, puis encore un autre.

« Tourne-toi, petit bœuf rouquin. Il nous faut ton mufle pour cible ! »

Un caillou l’atteignit derrière le crâne, assez violemment pour lui faire lâcher ses cisailles. Sans parvenir à s’en empêcher, il porta sa main à l’endroit cuisant de l’impact et l’en retira tout empoissée de sang.

« ça l’a fait remuer ! Encore un coup, vas-y, mais pas si mollo, qu’on voie s’il se retournera. »

Nyrin voyait son père persister à faire comme s’il ignorait les sévices infligés à son propre fils. C’est alors que lui vint brusquement la conscience exacte du gouffre qui séparait les gens du commun des nobles. On avait eu beau lui apprendre à respecter ses supérieurs, jamais il n’avait pleinement saisi, avant cet instant précis, que le respect n’était pas réciproque. Ces gamins savaient qu’ils avaient tout pouvoir sur lui et se délectaient d’en user.

Un caillou plus gros lui heurta le bras tandis qu’il se penchait pour récupérer les cisailles.

« Demi-tour, bœuf roux ! Qu’on t’entende beugler ! - Balances-y-en un autre ! »

Quelque chose de beaucoup plus gros l’atteignit à la tête, assez rudement cette fois pour l’étourdir. Il lâcha de nouveau les cisailles et s’effondra sur ses genoux. Ce qui se passa par la suite lui parut quelque peu douteux jusqu’à ce qu’il rouvre les yeux et se découvre étendu sous la charmille dont il s’occupait auparavant, et dont des flammes d’un bleu surnaturel dévoraient à présent les rameaux si soigneusement émondés.

Son père survint là-dessus pour le traîner à l’écart de cette fournaise ardente.

« Qu’est-ce que tu as fait là, petit ? souffla-t-il, plus apeuré qu’il ne l’avait jamais vu. Au nom du Créateur, qu’est-ce que tu as fait là ? »

Nyrin se remit lentement sur son séant et jeta un regard alentour. Un petit rassemblement se formait, composé de nobles autant que de serviteurs, pendant que d’autres couraient chercher de l’eau. Les trois garçons qui l’avaient tourmenté s’étaient esquivés.

L’eau se révéla sans effet contre le feu bleu. Il continua à brûler jusqu’à ce que la charmille soit réduite en cendres.

Des gardes arrivèrent avec les porteurs d’eau, et leur capitaine exigea de savoir ce qui s’était passé. Nyrin fut d’autant plus incapable de lui répondre qu’il n’en avait pas la moindre idée. Son père demeura muet, comme d’habitude. Finalement, un gaillard à larges épaules se fraya un passage parmi la presse, tirant par l’oreille l’un des agresseurs de l’enfant. À ses côtés, le jeune lord faisait une assez vilaine grimace.

« Je crois savoir que ce petit voyou se servait de toi comme cible d’entraînement » , dit le soldat, sans lâcher l’autre dont les orteils touchaient à peine terre.

En dépit de cette posture pour le moins fâcheuse, il ne se privait pas de fusiller Nyrin du regard pour qu’il sache à quoi s’en tenir sur ce qui l’attendait s’il parlait.

« Allons, mon gars, retrouve-moi ta langue » , reprit l’homme d’un ton impérieux. Il n’était pas en colère contre Nyrin, semblait-il, mais tout simplement impatient d’en finir avec une besogne déplaisante. « Je suis Porion, le maître d’escrime des Compagnons royaux et, en tant que tel, responsable de leur comportement.

Celui que voici faisait-il partie de ceux qui t’ont maltraité ? »

Un coup d’œil éloquent de son père l’avertit tacitement de garder le silence, rester invisible.

« Je ne sais pas. J’avais le dos tourné, marmonna t-il en fixant obstinément ses sabots crottés.

— Tu es sûr de ça, mon gars ? insista Porion d’un ton sévère. Moi, certains de ses camarades m’ont bel et bien affirmé qu’il en faisait partie. »

Il avait beau sentir le regard de maître Porion s’ appesantir sur lui, il s’abstint de relever la tête et vit les talons des belles bottes du jeune lord se poser sur l’ herbe quand son accusateur le relâcha.

« Parfait, dans ce cas. Nylus, tu retournes au terrain d’exercice, ta place est là-bas. Mais ne t’imagine pas que je vais cesser de te tenir à l’

œil ! » aboya Porion. Le jouvenceau s’empressa de prendre le large, non sans avoir décoché à Nyrin un dernier sourire en coin triomphal.

Porion s’attarda un moment à contempler d’un air pensif les vestiges de la charmille. « On raconte que c’est toi qui as fait ça, mon gars. C’est vrai ? »

Nyrin haussa les épaules. Comment l’aurait-il pu ? Il ne possédait même pas de pierre à briquet.

Porion se tourna vers son père, qui traînait toujours dans le coin. « C’est ton garçon ?

— Ouais, m’sieur, bredouilla le bonhomme, accablé de n’être pas invisible pour le questionneur.

— Du sang d’un quelconque magicien, dans ta famille ?

— À ma connaissance, aucun, m’sieur.

— Eh bien, tu ferais mieux de l’amener à un véritable magicien qui puisse en juger, et dare-dare, avant qu’il ne commette quelque chose de pire qu’un petit incendie. »

La physionomie de Porion prit une expression encore plus sévère lorsqu’il jeta un nouveau coup d’œil vers Nyrin. « Je ne veux plus le revoir sur le Palatin. Telle est la loi de la reine. Un magicien-né inculte représente un trop grave danger. Allez, emmène-le se faire examiner, avant qu’il ne blesse quelqu’un. »

Nyrin écarquilla les yeux, incrédule. L’autre garçon s’était tiré quitte de l’avoir blessé, et maintenant c’était lui qu’il fallait punir ? Abandonnant toute prudence, il tomba aux pieds du maître d’armes. « Par pitié, m’sieur, ne me renvoyez pas ! Je travaillerai dur, et je ne causerai plus de problèmes, je le jure par le Créateur ! »

Porion pointa le doigt vers la charmille anéantie. « Ce qui veut dire que c’est bien toi qui as fait ça, n’est-ce pas ?

— Je vous l’ai dit, j’en aurais été incapable ! » Tout à coup, la grosse patte de son père s’abattit sur son épaule et le remit sur pied. « Je vais me charger de lui, m’sieur » , annonça-t-il. Il empoigna le bras grêle de son fils et l’entraîna de force hors du jardin, comme un criminel, puis lui fit quitter le palais.

Sa mère le battit pour avoir perdu sa position et le maigre salaire y afférent. « Tu as couvert la famille d’opprobre ! s’emporta-t-elle, tout en cinglant ses épaules chétives de coups de ceinture. Nous allons tous crever de faim, maintenant, sans le supplément d’argent que tu rapportais à la maison. »

Son père finit par l’arrêter de frapper en retenant son bras, puis il monta coucher le mioche en sanglots.

Pour la première fois de sa vie, Nyrin le vit alors s’asseoir près de son lit et le regarder avec ce qui ressemblait à un intérêt véritable.

« Tu ne te souviens de rien, fils ? Tu me dis la vérité vraie ?

— Non, Papa, de rien, jusqu’au moment où j’ai vu la charmille en flammes. »

Son père soupira. « Eh bien, ça y est, tu t’es fait congédier. Magicienné ? » Il secoua la tête, et le cœur de Nyrin chavira. Tout le monde savait quel sort était réservé à ceux de leur condition qui avaient eu la malchance de naître avec une touche de pouvoirs anormaux.

L’imagination hantée de visions sinistres, Nyrin ne dormit pas une seconde cette nuit-là. Sa famille allait connaître la famine, et lui, jeté sur les routes, marqué d’infamie, se ferait lapider, tout cela par la faute de ce que ces jeunes nobles appelaient une blague ! Que n’avait-il parlé quand il en avait l’occasion ... Le visage lui cuisait à la seule idée de sa soumission vaine.

Cette idée s’enracina, arrosée par l’humiliation de s’être laissé imposer silence par un seul coup d’œil du coupable. S’il s’était expliqué, peut-être qu’on ne l’aurait pas flanqué à la porte ! Si ces trois garçons ne s’étaient pas servis de lui pour se divertir, ou si son père les avait empêchés de continuer, ou si lui-même avait bougé, ou s’il s’était retourné plus tôt, ou s’il s’était défendu ...

Si, si, si. Piqué, rongé au vif, il perçut la remontée de la sensation noire.

Dans les ténèbres, il éprouva des picotements aux mains et, quand il leva celles-ci en l’air, il Y avait des étincelles bleues qui, tels des éclairs de chaleur, dansaient entre ses doigts. Affolé, il les plongea dans le broc d’eau qui se trouvait à son chevet, de peur de mettre le feu à la literie.

Les étincelles cessèrent de jaillir, et rien de fâcheux ne se produisit. Puis, tandis que sa frousse le délaissait, il commença à ressentir quelque chose de nouveau, quelque chose d’autre qu’il n’avait jamais ressenti jusque-là.

C’était de l’espoir.

Il passa les quelques jours suivants à vagabonder sur les places de marché et à essayer de capter l’attention des conjurateurs qui pratiquaient là leur négoce, trafic de talismans et tours de magie fantaisistes. Aucun d’eux ne fut intéressé par un apprenti jardinier vêtu de gros tissu maison. Ils l’éjectèrent de leurs petites échoppes en rigolant.

Il avait déjà commencé à penser qu’il risquait bel et bien d’avoir soit à mourir de faim soit à courir les routes quand un étranger se présenta à la porte de la chaumière, alors que ses parents étaient partis pour leur travail.

C’était un bonhomme voûté, d’aspect très vétuste, avec ses longues rouflaquettes sales, mais il portait une robe des plus raffinée. Blanche, elle était, et rehaussée de broderies d’argent au col et aux manches.

« C’est toi, l’apprenti jardinier qui sait faire du feu ? demanda-t-il à Nyrin en le fixant durement dans les yeux.

— Oui, répondit-il, tout en se perdant en conjectures sur ce que c’était que ce vieux-là.

— Est-ce que tu peux m’en faire tout de suite, mon garçon ? » s’enquit celui-ci.

Nyrin bafouilla. « Non, m’sieur. Uniquement quand je suis en colère. »

Le vieillard sourit et, le frôlant au passage, entra sans y être invité. Tout en promenant un regard circulaire sur l’humble pièce chichement meublée, il secoua la tête sans cesser de se sourire à lui-même. « Tout juste. Eu ta claque d’eux et sorti tes griffes, hein ? Comme ça que ça vient à certains.

Comme ça que ça m’est venu. Jouissif, j’espère ? Une chance pour toi que tu ne les aies pas flambés, sans quoi tu ne serais pas assis peinard, ici, maintenant. Il y en a des tas, des graines sauvages comme toi, qui se font lapider ou brûler. »

Il se laissa délicatement choir dans le fauteuil du père, au coin de la cheminée. « Viens, mon garçon » , reprit-il en l’appelant d’un geste à se planter devant lui. Après lui avoir placé cinq doigts noueux sur la tête, il inclina la sienne pendant un moment. Nyrin sentit un étrange picotement se déverser et se répandre dans tout son être.

« Oh, que oui ! Pouvoirs - et ambition, aussi, murmura le vieux. Je puis faire quelque chose de toi. Quelque chose de fort. Ça te plairait, d’être fort, mon garçon, et de ne plus jamais laisser des chiots pareils oser se permettre d’abuser de toi ? »

Nyrin hocha du chef, et son visiteur se pencha en avant, les yeux brillants comme ceux d’un chat dans la pénombre de la chaumière. « Vite répondu ! Je vois ton cœur dans ces prunelles rouges que tu as ; tu as eu un avant-goût de ce qu’est la magie, et tu as bien aimé ça, n’est-ce pas ? »

Nyrin n’était pas certain que cela soit vrai. Il en avait été effrayé mais, sous le regard pénétrant de cet inconnu, il sentit de nouveau le picotement bizarre, malgré l’absence de contact physique, puisque la main s’était retirée de dessus sa tête. « Est-ce que quelqu’un vous a raconté ce qui s’était passé ?

— Les magiciens ont une oreille pour les rumeurs, mon gars. Ça fait bien des années que j’attendais de dénicher un gosse tel que toi. »

Le jeune cœur étriqué, desséché de Nyrin se gonfla.

Il ne s’était jamais entendu dire quelque chose qui s’approchât si fort d’un compliment, sauf une fois; car il n’avait pas oublié la façon dont la reine Agnalain l’avait dévisagé, ce jour-là, ni de quel ton elle avait déclaré qu’à son avis il accomplirait de grandes choses. Elle avait vu quelque chose en lui, et le magicien d’aujourd’hui le voyait aussi, tandis que le reste du monde mourait d’envie de l’envoyer au diable comme un chien enragé.

« Oh que oui, je le vois dans ces prunelles-là ! reprit l’autre dans un murmure. Tu as de l’esprit - et de la colère, aussi. Tu te délecteras de ce que j’ai à t’enseigner.

— C’est quoi ? »

Les yeux du vieux se rétrécirent, mais il souriait toujours. « La puissance, mon garçon. Les diverses manières de s’en servir et de s’en emparer. »

Il resta jusqu’au retour des parents de Nyrin et leur proposa le marché.

Ils empochèrent une bourse pleine de pièces et, sans seulement lui demander son nom ni où il comptait l’emmener, livrèrent au vieillard leur unique enfant.

Nyrin n’éprouva rien. Pas de douleur. Pas de chagrin. Il les considéra tous les deux, dans leurs vêtements tellement miteux, comparés à la belle robe du vieillard. Il vit que ce dernier leur inspirait une trouille folle, mais qu’ils n’osaient pas la montrer. Peut-être avaient-ils envie maintenant d’être invisibles aussi. Mais lui non. Il ne s’était jamais senti plus visible en ce monde que ce soir-là, lorsqu’il quitta sa maison pour toujours, aux côtés de son nouveau maître.

Maître Kandin ne s’abusait pas sur le compte de Nyrin. Les talents demeurés jusqu’alors en dormance formaient au fond de l’enfant comme une couche de charbons amoncelés. Il suffisait de les titiller un peu pour qu’ils s’embrasent avec une intensité qui stupéfiait son mentor lui-même.

Kandin décela un élève doué et un esprit parent du sien. Ils comprenaient tous les deux l’ambition, et Nyrin découvrit qu’il n’en était nullement dépourvu.

Au cours des années que dura son apprentissage, il n’oublia jamais le temps qu’il avait passé au palais. Il se remémorait l’effet que cela faisait de n’être rien aux yeux de quelqu’un d’autre, ainsi que la manière dont la vieille reine lui avait parlé. Ces deux éléments se combinèrent dans le creuset de son ambition. Kandin l’affûta comme une lame et, quand il en eut terminé, Nyrin était fin prêt pour retourner à la cour et s’y faire une place. Les leçons de son enfance n’étaient pas oubliées non plus. Il savait encore comment s’y prendre pour paraître invisible aux gens auxquels il souhaitait cacher ses pouvoirs ainsi que ses desseins.

Il avait raté sa chance avec la reine Agnalain. Erius s’était débarrassé de sa mère avant que Nyrin n’ait été à même de s’établir, et il avait usurpé le trône, au détriment de l’héritière légitime, sa sœur cadette.

Désormais fort de son honorabilité de jeune magicien et de Skalien loyal, Nyrin était allé un jour présenter ses respects à cette dernière dans la jolie petite maison que son frère avait fait aménager pour elle dans le parc du palais. En principe, elle aurait dû être reine, et l’on grommelait déjà dans la ville que les prophéties et la volonté d’Illior étaient bafouées. Nyrin ne faisait aucun fond sur les prêtres, en qui il ne voyait rien d’autre que des charlatans habiles, mais il ne dédaignait pas pour autant d’appliquer leurs manigances à ses propres fins. Une reine serait la meilleure des solutions.

Les leçons qu’il avait apprises au milieu des parterres de fleurs et des rosiers lui revinrent alors en mémoire. La famille royale était à sa manière à elle un jardin, et un jardin qui nécessitait des soins appropriés.

Issue de l’un des nombreux amants de sa mère, Ariani était le rhizome du trône. En sa qualité de fille unique de la reine, les prétentions qu’elle pouvait faire valoir étaient solides, peut-être même assez solides pour anéantir celles de son frère, lorsqu’elle serait assez âgée, sous réserve de soins attentifs et de bons tuteurs. Nyrin était convaincu de sa capacité personnelle à lui fournir des partisans. Hélas, il découvrit que le rhizome était gangrené. Ariani était très jolie, très intelligente, mais la fatale fragilité se trouvait déjà en elle. Elle était vouée à subir le sort de sa mère, et plus tôt.

Cela l’aurait peut-être rendue plus facile à manipuler, mais le peuple conservait encore de noirs souvenirs des comportements démentiels d’Agnalain. Non, Ariani ne ferait pas l’affaire.

Cela décidé, il s’insinua à la cour d’Erius, aux festins duquel les magiciens étaient les bienvenus.

Le jeune roi était fait d’une étoffe plus forte que sa sœur. Beau, viril, vigoureux de corps et d’esprit, il s’était déjà acquis le cœur de la population grâce à une impressionnante série de victoires sur les Plenimariens. Aussi fatigués de la guerre qu’ils l’étaient de la folie royale, les Skaliens firent la sourde oreille avec les rabâcheurs de prophéties poussiéreuses et ignorèrent les ronchonnements des illiorains. Erius était adoré.

Heureusement pour Nyrin, il n’était pas non plus totalement exempt des fragilités maternelles, mais juste assez pour le rendre malléable. À l’instar de ce que faisait son père avec ses espaliers d’arbres fruitiers, Nyrin émonderait et taillerait le caractère flexible du souverain pour le ployer selon le patron le mieux adapté à ses propres vues. Certes, une semblable entreprise exigeait du temps et de la patience, mais ces deux denrées-là, Nyrin en avait à revendre.

Tout en guettant son heure, il se mit en quête d’autres magiciens susceptibles de lui être utiles et, sous couleur de servir le roi, forma les Busards et leur garde. Il les sélectionnait minutieusement, de manière à n’engager que des gens dont il pouvait être absolument sûr.

Avec Erius, il prépara le terrain en discréditant quiconque lui faisait obstacle, avec une prédilection notable pour les illiorains, et en incitant doucereusement le roi à assurer sa mainmise sur le trône en assassinant tout ce que le sang comportait de prétendantes virtuelles.

Erius devint plus malléable au fur et à mesure que son esprit devenait moins stable, exactement comme prévu, mais il y avait toujours des événements imprévus avec lesquels force était de composer. Erius avait cinq enfants, et sa fille aînée s’était révélée on ne pouvait plus prometteuse, mais la peste s’abattit sur la maisonnée, faisant périr tous les descendants sauf un, le plus jeune et, pour comble, un mâle. Korin.

Nyrin eut alors la vision d’une jeune reine qui, choisie par lui-même, serait la rose idéale de son jardin. Il s’agissait d’une vision authentique, au surplus, puisqu’elle l’avait visité en rêve. Comme nombre de ses collègues, il ne se prétendait que du bout des lèvres l’adepte du dieu qui les patronnait tous officiellement, l’Illuminateur. Leurs propres pouvoirs n’avaient rien à voir avec les offrandes et les saintes fumées hallucinatoires des temples. Ils les tenaient dès leur naissance du sang qui coulait dans leurs veines ; du fil rouge qui, si ténu soit-il, les reliait à un quelconque voyageur aurënfaïe ayant couché avec quelqu’une de leurs ancêtres et transmis par là à tel ou tel de sa lignée le don capricieux de magie. Au réveil de son rêve, il ne s’en surprit pas moins, chose des plus rare, à formuler des actions de grâces à l’adresse d’Illior. Il n’avait pas discerné le visage de la jeune fille, mais il savait sans doute possible que venait de lui être montrée la future reine qui, guidée par la vigilance et la sagacité de son conseiller, ne manquerait pas d’assumer la rédemption de Skala.

Dans le rôle de future reine, Korin n’apparaissait évidemment pas comme le meilleur choix, parmi toute sa fratrie. Celle-ci comprenait plusieurs filles, et Nyrin se serait sans peine accommodé de l’une d’elles pour remplir sa tâche, ce qui aurait permis aux mécontents d’avoir à nouveau leur reine, en accord avec la prophétie. Sans compter qu’il ne pouvait lui-même balayer d’un revers de main toutes les années de famine et d’épidémie qui avaient fini par assombrir le règne d’Erius. L’idéal aurait été qu’une fille survive mais, comme tout bon jardinier, Nyrin devait ne s’intéresser qu’aux pousses vigoureuses.

Ce fut vers la même époque qu’il découvrit Nalia.

Il était parti avec ses Busards liquider la mère qui, lointaine cousine provinciale d’Agnalain, pouvait se prévaloir de sang royal, ainsi que ses jumelles encore au berceau. L’une des petites avait hérité de la beauté du père, l’autre de la disgrâce maternelle, qui la défigurait. Quelque chose comme une vision retint la main de Nyrin au moment de frapper la seconde

; cette plante-là allait compléter son jardin. Elle porterait des filles de sa propre chair, si on la laissait croître en lui consacrant les soins adéquats. Il l’

emporta dans le plus grand secret, se fit d’abord son gardien puis, quand lui en vint la fantaisie, la prit pour maîtresse. En tant que magicien-né, sa semence ne risquait nullement de germer dans ce sein fertile.

Korin n’était pas un garçon stupide, ni un vil individu, au début du moins. Il se défia dès son plus jeune âge, instinctivement, de Nyrin. Mais il était dépourvu d’énergie. En l’absence du roi, qui guerroyait sans relâche au loin, le prince et ses Compagnons se dévergondèrent en toute liberté.

Nyrin ne leur accordait sa bénédiction qu’avec la dernière parcimonie, de temps à autre et comme à son corps défendant. Certains d’entre eux lui furent extrêmement utiles, encore qu’involontairement, quand ils entraînaient Korin dans les bordels et les assommoirs de la ville. La surveillance qu’il exerçait devint plus rigoureuse lorsque celui-ci se mit à répandre sa graine à la volée. À présent qu’il avait solidement implanté son réseau d’espions et de magiciens, il lui était facile de supprimer les bâtards royaux. La princesse Aliya avait fait l’objet d’un émondage regrettable. Elle jouissait d’une santé parfaite et d’un esprit vif, mais il lui manquait le genre habituel de faille qu’il pouvait exploiter. Non, décidément, elle risquait un jour ou l’autre de se révéler une mauvaise herbe d’autant plus dangereuse dans son jardin que l’amour du prince contribuerait davantage à la renforcer.

Vers l’époque de la mort d’Erius, Korin avait déjà sombré dans la dissipation, la débauche et l’ivrognerie. La disparition de sa ravissante épouse et l’horreur des fruits monstrueux qu’elle avait mis au monde l’avaient laissé brisé, déboussolé, mûr à point, quoi, pour une première moisson.

Nyrin coupa court aux délices de sa rêverie pour lever les yeux, une fois de plus, vers la tour plongée dans le noir. Là-haut, bien au-dessus de ce havre à l’abri de tout, les semailles en vue de la saison prochaine battaient leur plein.

11

Après avoir passé son existence entière en magicien libre, a vagabonder où l’appelait sa seule guise, voici qu’Iya se retrouvait non seulement avec une jeune reine inexpérimentée et parfois récalcitrante sur les bras, mais avec un certain nombre de ses propres pairs qu’il fallait organiser en corps.

La Troisième Orëska était à l’origine un noble concept; elle et Arkoniel devaient maintenant découvrir lesquels, parmi leurs collègues magiciens, étaient véritablement capables ou non de se mettre à travailler de conserve.

Tamir avait tenu sa parole et exigé dès le début qu’il soit fait bon accueil aux magiciens d’Iya dans la demeure d’Illardi, malgré les ronchonnements hostiles de certains des lords et des généraux. En retour, ils s’évertuaient à se rendre utiles, en façonnant de petits charmes pratiques, tels que copeaux de feu et protège-toits. Iya, Saruel et Dylias savaient quelques rudiments de l’art de guérir et s’appliquaient à l’exercer dans tous les domaines de leur compétence, avec la bénédiction des drysiens.

Les magiciens de la petite bande personnelle d’Arkoniel étaient arrivés vers la fin de Lithion. Il les avait reçus avec de telles démonstrations de joie qu’Iya en avait été émue. Ils lui avaient sincèrement manqué, notamment un petit garçon de neuf ans aux yeux verts appelé Wythnir qu’il avait pris pour premier élève. Un bout de chou frêle et timide, mais en qui Iya décelait de puissantes potentialités. Arkoniel, qui rayonnait littéralement, reçut d’elle un coup d’œil approbateur.

Toute débordée qu’elle fût, Tamir fit expressément préparer ce soir-là en l’honneur des nouveaux venus un banquet qu’elle donna dans ses propres appartements, non sans y convier les autres magiciens et les Compagnons. À

cette occasion, Arkoniel fit fièrement les présentations.

Les aînés, Lyan, Vornus et l’amie d’Iya, Cerana, ainsi qu’une espèce de rustaud bourru, maussade et d’aspect commun dénommé Kaulin furent les premiers à s’incliner devant Tamir, la main sur le cœur.

« Vous êtes indubitablement la reine de la prophétie, déclara Lyan, en porte-parole de tous. Par nos mains, nos cœurs et nos yeux, nous nous ferons une joie de vous servir, vous et Skala. »

Les cadets s’avancèrent ensuite: d’abord un couple d’allure aristocratique, aux atours en loques, composé d’une dénommée Melissandra et d’un certain Lord Balkanus, puis un gaillard plutôt quelconque appelé Haïn ; il avait à peu près l’âge d’Arkoniel et dégageait la même aura de puissance accumulée.

Lorsque vint enfin le tour des benjamins, Iya vit s’illuminer le regard de Tamir pendant les présentations. D’Ethni, sa presque contemporaine, n’émanait qu’une once infinitésimale de magie. Des jumelles, Ylina et Rala, guère davantage, pas plus que du petit Danil. Parmi eux, Wythnir étincelait comme un joyau dans une poignée de galets d’eau douce. C’était là le genre d’enfant pour qui l’imagination d’Iya s’était emballée, tant d’années plus tôt, lorsqu’elle avait fait part à Arkoniel pour la première fois de son projet de regrouper des magiciens, mais lui manifestait un ravissement similaire pour tous, sans tenir aucun compte de leurs capacités respectives.

« Bienvenue à vous tous, leur dit Tamir. Arkoniel m’a raconté beaucoup de bonnes choses sur vous-mêmes et sur vos études. Je suis heureuse de vous voir ici.

— Je crois savoir que vous avez vécu quelque temps dans notre vieille maison » , ajouta Ki. Il décocha un grand sourire à Arkoniel. « J’espère que vous n’avez pas trouvé votre séjour là-bas trop ennuyeux ?

— Oh, non ! protesta Rala tout de go. Cuistote fait les gâteaux et les tourtes les meilleurs du monde. » Ki mima une désolation comique. « Tu as bien raison. Voilà que j’en ai le mal du pays. »

Sa plaisanterie fit s’esclaffer les gosses, et cela donna le ton pour toute la soirée. La plupart des magiciens les plus âgés se révélèrent on ne peut plus affectueux envers les enfants et leur firent donner le spectacle de leurs petits numéros pour divertir les autres convives après le dîner. Il consista pour l’essentiel en lumières multicolores et chants d’oiseaux, mais Wythnir fit voler comme un essaim d’abeilles à travers la pièce un plat de noisettes.

Les collègues d’Iya ne furent pas longs à se montrer chaleureux vis-à-vis du groupe d’Arkoniel, et tous deux échangèrent un regard de satisfaction.

En se comptant eux-mêmes, plus une poignée d’autres qui les avaient déjà rejoints peu à peu, trente-trois magiciens se trouvaient désormais réunis; les choses démarraient bien.

Après avoir installé les enfants dans leurs nouvelles chambres, elle et lui montèrent flâner sur les remparts.

« Vous ne trouvez pas que c’est inimaginable ? lui dit-il, l’œil flambant d’enthousiasme. Les gosses ont formidablement progressé, alors qu’ils n’avaient pour professeurs qu’une poignée de magiciens de troisième ordre ! Pensez un peu à ce qu’ils vont apprendre, sous la férule de maîtres aussi remarquables que ceux que vous avez rassemblés ! Oh, certains d’entre eux ne seront que guérisseurs ou faiseurs de charmes, je le sais bien, mais il en est quelques-uns qui peuvent devenir de première force en mûrissant.

— Surtout le petit garçon que tu as pris sous ton aile, hein ? »

La physionomie d’ Arkoniel s’éclaira de tendresse et d’orgueil. « Oui, Wythnir ira loin. »

Le ressouvenir d’avoir pensé la même chose de ses premiers élèves la rendit muette. Wythnir était assurément plus brillant que ses camarades, mais elle savait par expérience et de longue main que les chances d’échec balançaient les probabilités de réussite avec un être aussi jeune, si prometteur même qu’il puisse d’abord paraître.

Moins lui importait d’ailleurs le cas singulier de tel apprenti ou tel magicien que le souvenir de la vision qu’elle avait eue voilà bien des années: celle d’un Arkoniel âgé, plein de sagesse, dans une maison de magiciens grandiose, et flanqué d’un autre môme. Elle lui en avait fait part, et elle la sentait prendre en lui de plus en plus de consistance, à présent qu’il avait eu un petit avant-goût de succès.

Et il adorait les enfants. Elle en avait été passablement surprise, elle qui n’avait strictement rien à faire des ordinaires et qui, sauf exception, considérait en tout et pour tout les petits magiciens-nés comme des apprentis potentiels. Elle avait aimé ses propres disciples autant qu’elle était capable d’aimer quiconque mais, sachant que chacun d’eux finirait par la quitter pour suivre ses propres voies, s’y attacher excessivement ne rimait à rien. Peut-être Arkoniel en viendrait-il à comprendre cette attitude, à la longue, mais, pour l’heure, il voyait l’éblouissant palais, fourmillant de vie et d’érudition. Cela se lisait dans ses yeux, et Iya n’eut garde de contrarier la volonté d’Illior. Arkoniel était destiné à emprunter un sentier totalement différent de celui qu’elle-même et ses prédécesseurs avaient foulé.

Il continuait aussi à trimbaler le bol maudit, et il le gardait bien. Peut-

être que son sort était de lui trouver une cachette inviolable. Cet aspect des choses reposait également dans le giron des dieux. Iya n’éprouvait aucun regret, et il lui fallait relever de nouveaux défis.

Dylias et les magiciens d’Ero possédaient une certaine expérience de l’unité, attendu qu’ils avaient fait bande commune pour se protéger des Busards. Iya aurait été ravie de lui voir confier les rênes de l’autorité suprême, mais c’est à elle que tout le monde se montra résolu à les déférer.

« Mais voyons, c’est vous que l’Oracle a gratifiée de la vision ! » lui remémora quelques jours plus tard Arkoniel en riant de l’entendre maugréer. Elle était constamment importunée par quelqu’un sur telle ou telle question de magie, et elle avait toujours des marmots dans les jambes. « Vous êtes l’égide de Tamir. Il allait de soi qu’ils se tournent vers vous.

— L’égide, hein ? marmonna-t-elle. C’est tout juste si elle m’adresse la parole.

— Elle me traite mieux, maintenant, mais il y a encore de la défiance dans son attitude. Vous pensez qu’elle a fini par deviner la vérité ?

— Non, et notre devoir est de la maintenir dans l’ignorance le plus longtemps possible, Arkoniel. Sa situation actuelle lui interdit toute espèce de diversion fâcheuse, et elle a encore besoin de nous. Il se peut d’ailleurs qu’elle ne demande jamais à savoir. Et cela vaudrait mieux. »

Avec l’aide de Dylias, ils continuèrent à surveiller de leur mieux la mer en direction de Plenimar. Certains d’entre eux se relayaient auprès de Tamir, prêts à la défendre contre toute menace. Ils étaient tenus d’observer la plus grande discrétion, tant étaient nombreux les nouveaux alliés de la princesse à afficher leurs préventions foncières et sans nuances à l’encontre du monde des magiciens.

Iya se méfiait tout autant de pas mal de ces nobles et de ces guerriers.

Eyoli s’était remis de ses blessures et avait déjà prouvé sa valeur. Grâce à ses dons d’embrumeur mental, il pouvait pénétrer dans n’importe quel campement et s’y balader en toute liberté, presque inaperçu, l’oreille tendue et l’œil aux aguets. Joints à cela l’étrange sang-sortilège tout neuf d’Arkoniel et la longue mémoire de Tharin au chapitre des intrigues et des loyautés, Iya se flattait que Tamir se trouvait aussi bien gardée que faire se pouvait.

Elle se découvrit encore un allié indéfectible en la personne du grand prêtre de l’Oracle, Imonus. Loin de les avoir quittés pendant tout ce temps, il ne manifestait aucune intention de partir. Lui et les deux autres qui l’avaient accompagné, Laïn et Porteon, consacraient toutes leurs journées à desservir le sanctuaire de fortune qu’on appelait désormais le temple de la Stèle. Les gens y venaient chaque jour pour la contempler et pour entendre de la propre bouche du grand prêtre que leur nouvelle reine était incontestablement l’élue d’Illior.

Après avoir rassemblé les prêtres illiorains rescapés des massacres d’Ero, Imonus leur avait conseillé d’installer vaille que vaille des temples dans les divers camps. Lui-même et ses acolytes se chargèrent d’improviser le plus vaste de tous en dressant sous un dais la stèle d’or, entourée de braseros d’offrandes, dans la cour même de la propriété d’Illardi, juste au-delà des portes fortifiées. Ainsi, quiconque venait rendre visite à Tamir y passait forcément, et la prophétie rappelait à tous ses droits légitimes au gouvernement de Skala.

Grâce à l’autorité que lui conférait l’Illuminateur en personne, les gens pieux croyaient Imonus sur parole. Ils déposaient de modestes offrandes de fleurs et d’argent dans les corbeilles encombrant le pied de la vénérable tablette et touchaient cette dernière comme un porte-bonheur. Tout démunis qu’ils étaient eux-mêmes pour la plupart, ils se débrouillaient néanmoins pour apporter des vivres aux prêtres, pommes ridées et morceaux de pain. Puis ils jetaient des ex-voto de cire et des plumes sur les braseros de bronze ciselé réchappés de tel ou tel temple anéanti d’Ero.

Ceux-ci brûlaient nuit et jour, et le puissant parfum de l’encens illiorain embaumait l’atmosphère, en dépit de l’âcre odeur sous-jacente des plumes carbonisées. Le grand prêtre et ses frères se trouvaient sur place en permanence pour alimenter les braises, dispenser les bénédictions, interpréter les rêves et prodiguer l’espoir.

Iya n’abordait généralement les religieux qu’avec une bonne dose de scepticisme. Elle en avait trop vu s’engraisser de promesses abusives et de prophéties fallacieuses. Mais Imonus était la probité même, et son dévouement pour Tamir total.

« Notre fille de Thelâtimos est forte comme un roc, observa-t-il, alors qu’ils se trouvaient assis côte à côte dans la grande salle après le repas du soir. Elle sait parler, et je suis frappé de voir à quel point elle remonte le moral de son auditoire.

— Oui, je l’ai remarqué moi-même. Peut-être bénéficie-t-elle un brin de l’inspiration d’Illior ?

— Plus qu’un brin, affirma-t-il. Elle accorde plus de crédit à la construction qu’au pouvoir. Ce qui sera tout à la fois pour elle une grâce et un fardeau.

— Est-ce une prédiction ? » demanda-t-elle en haussant un sourcil pour le lorgner par-dessus sa chope.

Il ne répondit que par un sourire.

12

Lorsque, au mois de Nythin, les jours se firent plus longs, plus ensoleillés dans tout le pays, et que les routes s’asséchèrent, Tamir se rendit compte que les nouvelles de la destruction d’Ero et de sa propre métamorphose ne s’étaient pas forcément propagées de pair. Il arrivait encore de domaines lointains des émissaires hétéroclites. Certains apportaient des réponses pour le moins tardives aux convocations de ban lancées par Erius, et ils s’attendaient à lui voir toujours occuper le trône. D’autres venaient en quête d’informations sur la princesse miraculeusement transformée. Quelques braves âmes étaient chargées de missives laconiques la traitant carrément d’imposteur.

Ce fut par l’intermédiaire de ces nouveaux venus que se répandit la rumeur de la présence de Korin à Cima, où il était en train de mettre une armée sur pied. « Cela signifie que nous sommes coupés de la noblesse des territoires situés au nord de l’isthme, sauf par voie de mer, observa Tharin.

— À supposer que nous possédions encore assez de bateaux » , ajouta Illardi. De Volchi à Erind, les chantiers navals s’affairaient à en construire de nouveaux, mais les ports de cette côte ne s’étaient pas tous prononcés en faveur de Tamir. L’auraient-ils fait, d’ailleurs, il fallait du temps pour mettre à flot des vaisseaux d’un pareil tonnage.

« Eh bien, du moins savons-nous où le prince est allé se planquer » , lâcha Ki.

Arkoniel et Iya s’efforcèrent de vérifier la chose en se servant de l’ œil magique et des sortilèges de fenêtre, mais en pure perte.

« Vous n’arrivez pas à distinguer quoi que ce soit à l’intérieur de la forteresse ? demanda Tamir d’un ton incrédule.

— Chaque fois que j’essaye, j’ai l’impression que quelqu’un m’enfonce des couteaux dans les yeux, lui répondit Arkoniel. Nyrin a tramé une sorte de charme protecteur qui englobe l’ensemble des lieux.

— Est-ce qu’il a surpris vos tentatives d’espionnage ?

— Peut-être, mais nous avons été très prudents, dit Iya. Il saurait se garder contre une pareille magie.

— Est-ce qu’il est plus fort que vous ?

— La mise au point de ce genre de préservation ne présente pas de difficulté excessive. Les Busards étaient puissants à leur manière, et il en reste au moins quatre aux côtés de Nyrin. Les sous-estimer ne nous avancera à rien. Nous les avons seulement vus brûler des magiciens. Nous ignorons de quoi d’autre ils sont capables, prévint Iya. Vous avez vu ce que peut faire notre petite bande, au bout de quelques mois à peine, lorsque nous mettons nos talents en commun. Nyrin a eu des années, lui, pour explorer et tester les pouvoirs de ses affidés personnels. Je subodore que, même diminués comme ils le sont, ils représentent encore une force avec laquelle il faut compter.

— Que pouvons-nous faire, alors ?

— Multiplier les éclaireurs » , suggéra Arkoniel.

Comme il ne semblait pas qu’elle ait pour l’heure d’autre solution, elle agit en conséquence puis retourna apprendre à gouverner.

Chacune de ses matinées se passait à tenir sa cour dans le vestibule d’Illardi que l’on avait à la va-vite aménagé en salle du Trône, et où, assistée du duc, de Tharin, de ses Compagnons et de quelques-uns des magiciens d’Iya, elle siégeait sur une estrade à baldaquin.

Cela lui faisait encore un effet bizarre, d’occuper la place d’honneur, mais tout le monde la traitait comme si elle était déjà reine. Les dispositions à prendre pour les lords et les guerriers, tant réfugiés que survenants, continuaient à mobiliser une bonne partie de son attention. Il fallait parer sans fin à des quantités d’urgences, essuyer des tas de conflits. Des bagarres éclatèrent, et le camp tout entier fut placé sous la juridiction d’un tribunal militaire. Les anciens habitants d’Ero commençaient à s’impatienter de leur situation. Le miracle incarné par leur nouvelle reine faisait désormais figure d’histoire ancienne; ils avaient faim, ils étaient crottés, et les promesses de leurs prêtres que l’existence allait s’améliorer ne les satisfaisaient en rien.

Après avoir été jugés sains par les drysiens, des centaines d’entre eux s’étaient déjà vu accorder l’autorisation de partir. Certains se rendirent à Atyion. D’autres avaient de la famille dans diverses villes. Mais il en demeurait encore plus d’un millier dans le campement, et, malgré toutes les fournitures qui affluaient d’Atyion et d’ailleurs, la nécessité d’un rationnement très strict, loin d’être comprise, échauffait les biles.

Certains de ceux qui se trouvaient toujours sur place étaient trop malades pour en bouger, beaucoup ne disposaient d’aucun autre endroit où aller se réfugier, mais la plupart voulaient retourner en ville pour essayer d’y reconstruire ou d’y récupérer ce qu’ils pourraient, malgré les mises en garde contre la pollution de l’eau et la malédiction qui pesait sur le site. Jour après jour, ils se présentaient devant Tamir, l’ accablant de cajoleries, de supplications ou de doléances.

Pire encore, les lords qui étaient venus se joindre à elle s’agitaient chaque jour un peu plus. Elle avait formellement exprimé sa répugnance d’autant plus vive à se précipiter tête baissée dans une guerre civile qu’elle n’avait toujours pas de nouvelles de Korin. Ses généraux et conseillers étaient unanimes à protester que le silence persistant de son cousin ne présageait rien que de funeste et, dans le fond de son cœur, elle subodorait qu’ils avaient raison.

Des guerriers livrés à l’ennui représentaient un danger pour tous. Des affrontements éclataient entre factions rivales, avec leur séquelle de meurtres, de viols et de vols. Elle abandonnait le châtiment des coupables à leurs suzerains respectifs, mais elle était parfaitement consciente qu’il lui fallait soit employer au plus vite les désœuvrés, soit les renvoyer à leur domicile.

« Des équipes de travail, préconisa Tharin. Lorsqu’ils se trouvent chez eux, la plupart sont alleutiers ou fermiers. Mets-les au boulot, qu’ils arrêtent de nous emmerder ! »

La majorité des nobles s’étant laissé convaincre, Tamir eut ainsi sous la main un contingent d’ouvriers non négligeable pour s’occuper des champs et contribuer au nettoyage définitif de la ville.

S’efforcer de maintenir l’ordre était une tâche éreintante et décourageante. Rien ne l’y avait préparée, et le fardeau lui semblait d’autant plus lourd qu’il engageait davantage sa responsabilité personnelle.

« Si je dois être véritablement la reine destinée à les sauver, pourquoi l’Illuminateur s’abstient-il alors de m’indiquer la conduite à suivre ? se plaignit-elle à Imonus.

— On n’a pas signalé un seul cas de peste » , lui fit observer le religieux.

Elle vit mal en quoi cela procurait une bouchée de pain supplémentaire à qui que ce soit.

Elle ne se trouvait pas sans appuis, néanmoins. Le duc Illardi avait de l’expérience en telles matières, et il assumait à sa place la revue de maints quémandeurs. Il jouissait du respect de tous et connaissait infiniment mieux les manières de cour que les chefs militaires. Ce qui ne tarda guère à lui faire tenir le rôle officieux de chancelier.

Nikidès se révélait lui aussi un adjoint inestimable.

Grâce à son illustre grand-père, c’était de première main qu’il s’était initié aux questions de protocole que posait la cour. Plein de tact, impressionnant d’érudition pour ce qui était de l’histoire et des procédures en fait de préséances, doté par surcroît d’une sagesse fort au-dessus de son âge, il s’acquit même en un rien de temps la déférence des lords de province plus vieux que lui.

Tamir les gardait tous deux auprès d’elle pendant les audiences, et ils lui servaient de guides en cas de nécessité.

Ce fut aussi durant cette époque qu’elle vit Tharin sous un nouveau jour.

Elle l’avait toujours connu comme un homme impartial et ferme, un guerrier de première bourre et un ami. Et voici qu’elle lui découvrait une perspicacité roublarde, issue des années passées aux côtés de Père, tant à la cour que sur les champs de bataille. Il n’avait jamais cherché à jouer les chefs, mais il était bon juge des caractères, et il avait la mémoire longue.

Grâce à la puissance de Père et à son influence à la cour, rares étaient les plus grands seigneurs que le capitaine n’avait pas rencontrés à un moment ou à un autre.

Un beau matin s’annonça un jeune chevalier, porteur d’un message du duc Ursaris de Tor Corbeau. Celui-ci était arrivé la veille, escorté par cinq cents cavaliers et hommes d’armes, mais il n’était pas encore venu présenter ses hommages à Tamir.

Tharin, qui le connaissait depuis leur séjour à Mycena, la prévint en privé d’avoir à se défier de lui. « C’est un adepte forcené de Sakor, et il est redevable à ton oncle et de son titre et de ses terres, dont avait été dépossédé un lord qui s’obstinait à faire allégeance à Ariani, après qu’Erius se fut emparé du trône. »

L’émissaire trépigna nerveusement jusqu’à ce que Tamir s’avise de sa présence puis s’inclina bien bas, mais de l’air de quelqu’un chargé d’accomplir une corvée qui le répugne. « Je suis sieur Thomas, et je viens transmettre les salutations de Son Excellence, le duc Ursaris, à ... » Il eut du mal à déglutir. « Au prince Tobin d’Ero. »

Tharin capta le regard de Tamir et haussa légèrement un sourcil. Elle accusa réception de l’avertissement par un imperceptible hochement de tête et gratifia le jeune homme d’un regard sévère. « Vous pouvez dire à votre seigneur et maître que je ne suis plus Tobin. S’il souhaite entrer en pourparlers avec moi, libre à lui de me rendre visite en personne et de me saluer par mon véritable nom.

— Vous pouvez également avertir votre seigneur et maître, intervint le capitaine, que s’il désire à l’avenir s’enquérir de la situation, la bienséance exigerait qu’il ne dépêche pas un sbire notoire sous l’honorable bannière d’un héraut.

— Je suis chevalier, Lord Tharin !

— C’est donc que vous vous êtes élevé dans le monde à force d’ignominies. Je me rappelle un coureur de camp doué pour vider les poches et pour mentir avec dextérité. Je me souviens de vous, sieur Thomas, ainsi que de votre patron.

— Moi aussi, gronda le vieux Jorvaï du fond de la salle d’audience où il était en train de jouer aux dés avec quelques-uns de ses pairs. Et comme Lord Tharin, en l’occurrence, j’ai une bonne mémoire pour les visages et les réputations. Ursaris a toujours voulu beurrer ses tartines des deux côtés. »

Tamir leva la main pour les inviter à se taire. « Si votre patron désire soutenir ma cause, dites-lui qu’il est le bienvenu à ma cour, dans ce cas.

Dans le cas contraire, il ferait bien d’être parti demain matin, sans quoi je le considérerai comme mon ennemi. » Il ne s’agissait pas là d’une menace en l’air, et le messager le comprit fort bien.

« Je transmettrai votre réponse, Altesse. » Il s’inclina puis s’empressa de vider les lieux.

Tamir et sa garde sortirent par le pont Mendigot pour voir ce que le duc allait faire. Il s’était finalement décidé à décamper vers le crépuscule en direction de l’ouest, emmenant ses troupes.

« Bon débarras ! » leur cria Ki en se dressant sur ses étriers puis, le majeur brandi vers le cul des lâcheurs. Bougres de pleutres !

— Le mot ne convient pas, tu sais, dit Tharin. Ursaris a des qualités de chef indiscutables, et la bravoure de ses hommes ne l’est pas moins.

— Ils n’ont pas cru que j’étais réellement ce que je suis, reprit Tamir.

— Je doute qu’il ait cure que ce soit véridique ou pas, répliqua le capitaine. Tout bien réfléchi, il se propose d’appuyer Korin. » Il se pencha vers elle et lui étreignit l’épaule. « Il ne sera pas le seul, tu sais. »

Elle soupira, les yeux fixés sur les bannières qui s’évanouissaient dans un nuage de poussière illuminé par le soleil couchant. « Je sais. Tu crois qu’il y a aussi des partisans de Korin qui l’abandonnent en ma faveur ? »

Tharin balaya d’un geste circulaire les groupes de tentes et d’enclos qui se répandaient dans la plaine. « Ils sont déjà là, et chaque jour en amène de nouveaux. »

Elle opina du chef, mais sans cesser pour si peu de s’interroger sur le nombre de guerriers qu’était en train de rassembler son cousin, lui qui détenait l’Épée de Ghërilain et qui jouissait du nom de son père.

De telles pensées ne faisaient qu’accroître sa gratitude envers les physionomies familières qui l’entouraient.

Et cependant, les sentiments qu’elles exprimaient n’étaient pas tous les mêmes que par le passé ...

Tanil avait eu beau se remettre de ses blessures, son esprit demeurait dérangé. Tamir et Ki lui rendaient visite chaque jour dans la chambre qu’il partageait désormais avec Lynx. Il dormait énormément et passait la plupart de ses heures de veille à contempler la mer par la fenêtre. Il fallait même lui rappeler le besoin de manger. Ses yeux bruns autrefois si vifs étaient maintenant éteints, il avait les épaules environnées de cheveux plats et sales qui ne s’ébouriffaient qu’en deux petites touffes dépareillées à hauteur des tempes, là où l’ennemi avait tailladé ses nattes. C’était un stigmate d’opprobre pour un guerrier. Quirion s’était vu contraint de couper les siennes, lorsqu’on l’avait chassé des Compagnons pour cause de lâcheté.

Tanil allait avoir à prouver de nouveau sa valeur, avant qu’on ne lui permette d’en tresser d’autres.

Tamir doutait qu’il s’en soucie. Le seul être avec lequel il parlait volontiers, sans lui dire grand-chose, d’ailleurs, était Lynx. Qui, respectant son mutisme, restait assis le plus souvent possible auprès de lui, dans la mesure où il n’était pas requis ailleurs, de peur qu’il n’attente à ses jours.

« Déjà bien assez pénible d’avoir subi ce que ces salauds de Plenimariens lui ont fait puis, en le laissant en vie, d’en conserver l’humiliation. Mais, en plus, il se sent coupable de manquement vis-à-vis de Korin, confia Lynx à Tamir et aux autres. Son cerveau divague, et il veut partir à la recherche de Korin, se figurant qu’il est tombé pendant la bataille. À d’autres moments, il se figure entendre Korin l’appeler. Je suis obligé de poster un garde à sa porte quand je m’absente.

— Comment Korin a-t-il pris sa perte, lui ? demanda Ki à Nikidès.

— Comme un coup très dur. Tu sais à quel point ils étaient proches l’un de l’autre

— Mais il n’a pas rebroussé chemin pour chercher le corps, pour faire rendre à son ami les derniers devoirs ? »

Nikidès haussa les épaules. « Le temps manquait.

La citadelle a été submergée juste après, et Lord Nyrin a convaincu Korin de s’enfuir.

J’aurais trouvé un moyen, moi, marmonna Ki, tout en échangeant un regard avec Tamir. Je me serais débrouillé d’une manière ou d’une autre pour savoir à quoi m’en tenir. »

Quelques jours plus tard apparut à la cour, par un après-midi pluvieux, une autre figure familière.

Tamir était censée arbitrer la dispute entre deux meuniers qui se contestaient la possession d’un petit grenier demeuré intact hors les murs de la ville. Elle avait vu son oncle se livrer maintes fois à ce genre d’exercice, mais elle trouvait tout aussi barbant d’avoir à trancher que d’avoir à subir ce spectacle. Elle faisait de son mieux pour ne pas bâiller au nez des plaideurs quand Ki se pencha pour lui toucher l’épaule.

« Vise un peu là-bas ! » Il pointa l’index vers la cohue des pétitionnaires qui faisaient cercle sur le pourtour de la pièce, et elle y distingua une tête à cheveux dorés. Abandonnant à Nikidès le soin de régler le différend des meuniers, elle se précipita au-devant de l’homme lige de Père, Lord Nyanis.

Elle ne l’avait pas revu depuis le jour où il s’était présenté au fort pour y rapporter les cendres de son seigneur et maître, tombé au cours de la dernière bataille. Le sourire affable qu’il lui adressait aujourd’hui chassa ce souvenir au profit d’autres plus heureux, et elle l’embrassa chaleureusement. Il faisait partie du tout petit nombre de lords qu’elle avait connus du temps où elle grandissait à Bierfût, et elle avait toujours eu un faible pour lui. Or, alors même qu’elle l’étreignait, la mémoire lui revint toutefois que Lord Solari et lui avaient jadis été non seulement des bannerets de son père mais également des amis intimes.

« Ainsi, te voilà ! s’exclama-t-il en riant et en la serrant contre lui comme il le faisait à l’époque où elle n’était encore qu’un marmot. Et Ki, lui aussi.

Par les Quatre, ce que vous avez pu pousser, tous les deux ! Et devenir en plus de sacrés guerriers, si j’en crois tout ce qu’on raconte. Pardonne-moi de n’être pas venu plus tôt. Je me trouvais encore à Mycena quand la nouvelle de l’attaque plenimarienne m’est arrivée, et les tempêtes de printemps qui sévissaient sur cette côte nous ont contraints à faire demi-tour. »

Tamir se dégagea. « Vous êtes au courant, pour Solari ? »

Le sourire de Nyanis s’effaça. « Oui. Je lui ai toujours dit que son ambition finirait par le perdre, mais j’étais à cent lieues de m’imaginer qu’elle le pousserait à s’acoquiner avec les Nyrin et consorts. Je n’avais plus eu vent de lui depuis la disparition de ton malheureux père. Si j’avais su quoi que ce soit, j’aurais essayé de le raisonner et même davantage pour te protéger. Cela étant, j’ai des nouvelles pour toi, mais elles ne sont pas fameuses. J’ai reçu un message du fils aîné de Solari, Nevus, pendant que je m’acheminais pour te rejoindre. Le crétin désirait que je me ligue contre toi pour l’aider à s’emparer d’Atyion.

— J’espère que vous lui avez dit non ? » fit Tamir en souriant à belles dents.

Nyanis gloussa. « Ton père était mon suzerain, et c’est à toi que j’engagerai mon épée, si tu veux bien de moi.

— Avec joie. »

Il la considéra de pied en cap ; elle avait fini par s’attendre à subir un tel examen de la part de ceux qui l’avaient connue avant sa métamorphose, et le mélange de stupeur et d’incrédulité qu’il manifesta n’était plus fait pour la surprendre.

« Alors, c’était donc ça, le grand secret de Rhius ?

J’ai eu un entretien avec Tharin à mon arrivée. Il paraît que je dois t’appeler Tamir, dorénavant. Ou me faudrait-il dire Majesté ?

— Altesse, pour l’instant. Il est important que je suive à la lettre les lois et les rituels.

— Ce qui impliquerait que tu récupères l’Épée de la reine ?

— Oui.

— Alors, je vous la verrai au poing, Altesse. »

Nyanis s’agenouilla pour lui présenter sa propre épée dénudée, là, carrément, parmi l’incessant va-et-vient des serviteurs et l’effervescence des plaignants. « D’ici là, je renouvelle la foi de mon cœur et de mon épée au rejeton d’Atyion. Je verrai la couronne de Skala sur votre front et l’Épée de Ghërilain. dans votre main. Je donnerai volontiers ma vie pour cela, princesse Tamir. » Il se releva et rengaina. « Permettez-moi de vous présenter d’autres alliés que je vous ai amenés. »

Il se trouva qu’Arkoniel passa par là tandis qu’elle était en train de saluer lords et chevaliers. « Lord Nyanis ! Je n’avais pas entendu parler de votre arrivée.

— Magicien ! » Ils échangèrent une vigoureuse poignée de main. « Toujours assidu à vos tâches, à ce que je vois. Est-ce que vous avez jamais réussi à apprendre à vos deux élèves à écrire correctement ?

L’un de mes plus prodigieux exploits » , répliqua Arkoniel en souriant.

Prendre un tout petit rien de rouge. Telle était l’expression dont s’était servie Lhel pour désigner le sortilège lorsqu’elle y avait initié Arkoniel. À

l’abri des regards indiscrets, il fit perler de sous l’angle effilé de l’ongle de son petit doigt la minuscule gouttelette du sang de Nyanis et, après l’avoir étalée sur le gras de son pouce, prononça les mots que la sorcière lui avait enseignés. À l’instar de Tamir, il ne souhaitait rien tant que faire confiance au nouveau venu, mais Solari leur avait donné une rude leçon. Il ressentit le chatouillement de la magie à l’ œuvre, et puis un formidable soulagement quand le sang lui signifia qu’il ne recelait pas la moindre trace de male intention.

Utilisé à maintes reprises, le sang-sortilège lui avait déjà permis de découvrir une poignée de lords dont il fallait se défier. Une fois tranquillisé sur la loyauté de Nyanis, il retourna dans la salle d’audience, en quête de nouveaux venus supplémentaires à qui souhaiter la bienvenue.

13

La première vision de son voyage qu’avait eue Mahti était celle d’une rivière, et ce devait bien en être une, malgré le fait que ses pieds ne foulaient jamais que de la terre ferme. Les sentiers qu’ils l’entraînaient à emprunter le conduisirent en direction de l’est et du nord pendant les deux changements de lune suivants.

Au cours des premières semaines, il circula dans des vallées qu’il connaissait, chacune d’elles dévalant tour à tour des sommets telle la fonte des neiges au printemps qui, à force de former goutte à goutte de petits ruisseaux, finit par en grossir de plus conséquents dans les fonds, là où nichent les villages. Il croisa des malades qu’il avait guéris, des femmes avec lesquelles il avait couché, et il apprit le nom des enfants qu’il avait engendrés. On le conjurait parfois de rester, mais les gens d’âge qui savaient lire les marques imprimées sur son oo’lu lui firent don de légers vivres faciles à porter et psalmodièrent des chants d’adieux sans retour lorsqu’il poursuivit sa route.

Il ne fut plus long dès lors à se retrouver dans des vallées dont il ignorait tout, mais il ne souffrit pas de la solitude, car le fantôme de la sorcière Lhel l’accompagnait souvent. Elle pénétrait dans ses rêves, la nuit, et lui parlait de la jeune fille qu’elle lui avait montrée pendant cette première vision. Elle s’appelait Tamir et, grâce au corps qu’elle partageait avec son frère mort, avait eu l’aspect d’un garçon jusqu’à une époque toute récente. Cette opération magique, c’était Lhel qui l’avait réalisée, mais elle était morte avant de pouvoir contempler de ses propres yeux l’accomplissement de la féminité de sa protégée. Cela, joint au fantôme inassouvi du jumeau, maintenait son propre esprit dans les liens de ce monde. Comme bien des sorciers, Lhel se trouvait à l’aise dans cet état. Le fait qu’elle était restée par amour et non par vengeance lui avait valu de devenir un pagathi ‘shesh, un esprit gardien, contrairement au frère de la jeune fille, qui était un noro

‘shesh, lui.

Elle le lui fit voir également, et il était effroyable, avec la rage qui le ligotait à sa sœur et à Lhel. En jouant son chant de vision, Mahti distingua les cordes spirituelles qui les attachaient ensemble tous les trois. Elles étaient d’une extrême solidité.

« Je veille sur elle, mais c’est lui que j’attends, lui confia Lhel, allongée près de lui dans les ténèbres sur le sac de couchage qu’il avait installé au pied d’un chêne. Je lui servirai de guide quand il sera prêt à renoncer.

— Il vous déteste, signala Mahti.

— Fatalement, mais moi, je l’aime » , répondit-elle en appuyant sa tête froide sur l’épaule de Mahti et en l’enlaçant de ses bras glacés.

Elle avait été une beauté, avec ses cheveux drus et son corps opulent. Les marques de la déesse qui la tapissaient ressemblaient à l’ombre projetée par un réseau de fines ramilles sur la neige, et ses pouvoirs continuaient d’irradier de sa personne à la manière d’un parfum. Elle embrasa la chair de Mahti comme si elle était une femme vivante. Vu qu’elle était un pagathi’shesh, il coucha avec elle comme avec une femme vivante à chaque pleine lune, mais exclusivement alors. Lorsque la face de la Mère les éclairait de tout son éclat, il leur était possible de procréer ensemble de nouveaux esprits gardiens qui, par la suite, seraient à même de s’incarner en sorciers de première force. Les autres nuits, ils risquaient en revanche de procréer des âmes de voleurs et de meurtriers. Mais, quitte à ne pas s’accoupler avec lui, elle venait souvent reposer à ses côtés, et il déplorait de ne l’avoir pas connue du temps où elle était en vie.

Elle lui tenait également lieu de guide et lui montrait en rêve les arbres et les rochers sur lesquels il devrait se repérer pour éviter de perdre le chemin qu’il avait choisi. Elle lui parlait aussi de certains des êtres qui entouraient la jeune fille jadis un garçon, lui faisait voir leurs visages : un jouvenceau aux yeux bruns rieurs ; un guerrier blond des contrées du sud empli d’amour et de tristesse; le jeune orëskiri qui, déjà aperçu lors de la première vision, n’était que souffrance ; et une vieille femme orëskiri aux traits acérés comme un silex. C’était par leur intermédiaire à tous qu’il ferait la connaissance de la jeune fille, lui révéla Lhel.

La route se fit de plus en plus rude au fur et à mesure qu’il progressait, toujours en direction du nord et de l’est, et les habitants des lieux ne l’étaient pas moins. Ils avaient beau appartenir encore à sa propre race, ils vivaient trop près des Sudiens pour se montrer généreux ou hospitaliers vis-

à-vis d’un étranger qui se rendait de ce côté-là. Ils lui condescendaient tout juste ce qu’il convenait de politesse pour ne pas offenser la Mère et l’envoyaient promener sans mot dire et d’un air soupçonneux.

Il marcha, marcha, marcha tant et si bien que des collines finirent par succéder aux montagnes. Les villages retha’noïs s’amenuisèrent jusqu’à n’être guère que d’infimes hameaux de plus en plus distants les uns des autres puis qui disparurent à leur tour complètement, et il ne croisa plus de-ci de-là qu’un campement de chasseurs ou un sorcier solitaire.

Au terme de deux autres journées, les collines cédèrent la place à des forêts, et le printemps se précipita à sa rencontre, alors qu’il savait que, chez lui, le matin, les gens étaient encore en train de briser la glace de leurs baquets d’eau. Ici, l’herbe était verte et plus luxuriante que dans aucune des prairies de sa connaissance. Les fleurs étaient différentes, et même les oiseaux. Ainsi que les vieux contes le lui avaient appris, il avait finalement atteint les confins des territoires occupés par les gens du sud.

Les premiers de ceux-ci sur lesquels il tomba étaient une famille de marchands ambulants, qui, pour avoir commercé avec les Retha’noïs, le saluèrent avec respect dans sa propre langue. Le patriarche s’appelait Irman, et il l’accueillit comme un parent sous leur tente et le fit asseoir à ses côtés près du feu.

Après qu’ils se furent lavé les mains et qu’ils eurent mangé ensemble, avec l’épouse du vieillard, ses fils et toute leur ribambelle de femmes et d’enfants, Irman demanda des nouvelles des habitants des monts que Mahti risquait de connaître et s’enquit ensuite de ce qui l’amenait par là.

« Je suis à la recherche d’une jeune fille qui a d’abord été un garçon » , répondit Mahti.

Irman se mit à glousser. « Doit pas y en avoir des tas dans le coin. Où est-elle ?

— Au sud.

— C’est vaste, le sud, à Skala. De juste où tu te tiens, tu as tout le sud autour de toi. Va vers le nord, et tu te retrouveras bientôt dans la mer Intérieure.

— C’est justement pour ça que je dois aller au sud » , répliqua plaisamment Mahti.

Irman branla du bonnet. « Au sud. Pas de problème, alors. Tes congénères ont une manière à eux de se rendre où ils veulent aller. Comme tu portes un superbe oo’lu, en plus, à ce que je vois, tu dois être un sorcier. »

Le ton avait beau être respectueux, Mahti perçut dans la remarque une peur sous-jacente. « Vous autres, vous vous défiez de la magie que je pratique, à ce qu’on m’a dit.

— Comme du poison et de la nécromancie. Je ne crois pas que tu iras bien loin si les gens savent ce que tu es. J’ai eu des aperçus du bien que vous êtes capables de faire, mais la plupart des Skaliens te brûleraient sans y réfléchir à deux fois. »

Mahti médita l’avertissement. Lhel ne lui avait rien dit de ce genre de dangers. 1

« Tu parles skalien ? questionna le vieux.

— Oui, je l’ai étudié tout gosse, répondit-il dans cette langue. Notre peuple l’apprend de marchands tels que vous, de manière à savoir comment se protéger. Il paraît que je n’ai qu’à me prétendre originaire de Zengat pour abuser mon monde. »

Il crut du moins que c’était là ce qu’il avait dit.

Irman et les autres le dévisagèrent un moment, puis éclatèrent de rire.

« Je me suis mal exprimé ? fit-il en guise de nouvel essai.

— Tu sors trois mots corrects par-ci par-là, répondit Irman, tout en s’épongeant les yeux. Les gens te prendront plutôt pour un simple d’esprit que pour un Zengati, en t’entendant baragouiner de cette façon. Sans compter que Skala n’aime pas spécialement les Zengatis non plus ... »

Ainsi donc, il lui serait plus ardu qu’il ne l’avait escompté de circuler dans un pays où personne ne le comprendrait ni ne lui voudrait du bien. « Si vous consentez à m’apprendre à parler mieux, moi, je soignerai volontiers vos maux et vous façonnerai de bons charmes » , reprit-il dans sa propre langue. Il pointa l’index vers le gros ventre d’une des femmes de la maisonnée. « Je jouerai des bénédictions pour l’enfant. »

La future mère le foudroya du regard en marmonnant quelque chose dans sa langue à elle.

Irman lui grogna quelques mots puis gratifia Mahti d’une mine contrite. « T’en fais pas pour Lia. Elle est de la ville et ne vous comprend pas comme nous vous comprenons, nous autres, des collines. J’accepterai tes soins pour mes bêtes, si tu me jures par ta déesse lune que tu n’as pas de male intention.

Par la Mère, je jure de n’opérer que pour le bien » , s’engagea Mahti, une main pressée sur son cœur, tout en agrippant son oo’lu.

Il séjourna trois jours dans la forêt avec la tribu d’Irman, à pratiquer son skalien et à se moquer de lui-même et de son peuple qui s’étaient figurés savoir le parler. En retour, il guérit un bœuf de son éparvin et débarrassa les chèvres de leurs vers. Ses hôtes ne laissaient pas que d’être un peu effrayés lorsqu’il convoquait ses pouvoirs et qu’apparaissaient sur sa peau les marques de sorcellerie, mais Irman ne l’en autorisa pas moins à le défaire d’une dent gâtée puis le pria de jouer sur sa vieille épouse, qui avait une grosseur au ventre.

Celle-ci s’allongea toute grelottante sur une couverture au clair de la lune, pendant que tous les siens suivaient les opérations d’un air aussi anxieux qu’émerveillé. Mahti palpa doucement l’enflure et la découvrit brûlante et teigneuse. L’état de la patiente réclamait des soins en profondeur, comme ceux qu’il avait prodigués naguère à Teolin.

Il prit le mari à part et essaya de lui expliquer que son jeu consisterait d’abord à faire sortir l’esprit du corps, de manière à ne pas perturber le premier pendant qu’il s’occuperait ensuite du second.

Irman se frotta la joue à l’endroit d’où Mahti avait extirpé sa mauvaise dent. Finalement, il acquiesça d’un hochement. « À toi de faire ce que tu peux pour elle. »

Mahti s’installa près d’elle à croupetons puis lui posa la bouche de l’oo’lu presque contre la hanche. « Vous dormir, maintenant, femme, dit-il en se servant de son skalien tout neuf. Bon sommeil. Je rendre vous pas malade.

Vous me donner ... » Il ne connaissait pas le terme approprié. Il avait besoin de son agrément.

« Je vous donne la permission, souffla-t-elle. Ça ne fera pas mal du tout, n’est-ce pas ?

— Du tout douleur » , lui assura-t-il.

Il l’endormit d’un ronronnement et invita son esprit à monter se baigner dans la lumière de la lune avant de se mettre au travail en explorant son abdomen. À son grand soulagement, il s’agissait seulement d’un abcès ovarien. Une saleté, à coup sûr, mais il eut tôt fait de refroidir les humeurs bouillantes et de les drainer. Il faudrait quelques jours et des herbes dépuratives pour achever l’ouvrage, mais il lui fit réintégrer sa chair et lui ordonna de rouvrir les yeux, elle se tâta le flanc et sourit.

« Oh, oui, c’est bien mieux ! Il est un guérisseur de première, Irman ...

Pourquoi est-ce qu’on raconte sur eux des histoires si vilaines ?

— Nous pouvoir faire mal, admit Mahti. Méchants sorciers, aussi, avec en plus ceux qui se battre contre les gens habiter le sud. » Il adressa une petite révérence à son auditoire en guise d’excuses. « Pas les amis, non, mais ceux qui nous tuer pour emparer notre pays.

— C’est vrai que votre peuple vivait autrefois tout le long de la mer orientale ? » demanda l’un des petits fils du patriarche.

Mahti opina tristement du chef. Les vieux chantaient encore les lieux inviolables qui bordaient l’eau salée - sanctuaires de pierre, sources saintes et bois sacrés tombés en désuétude depuis des générations. Les Retha’noïs ne possédaient encore leurs collines et leurs vallées montagnardes que parce que les Skaliens n’en avaient jusqu’à présent pas voulu.

Au matin du quatrième jour, il se prépara à prendre congé. Il avait de nouveau rêvé de Lhel la nuit précédente, et elle était impatiente de le voir se remettre en route, mais vers le nord, une fois de plus, et non vers le sud.

Irman lui donna des vivres et des vêtements plus pratiques à porter pour le long voyage qui l’attendait. Leurs tuniques et leurs culottes étaient taillées plus près du corps que sa chemise flottante et ses pantalons bouffants, et elles étaient cousues sans la moindre espèce de charmes. Mahti en inséra quelques-uns à l’intérieur de la tunique et conserva son collier de dents d’orignac et d’ours, ainsi que ses bracelets. Il accepta aussi un couteau skalien et camoufla le sien dans le sac de toile contenant déjà les provisions de route qu’on venait de lui offrir.

« Et ton cor, dis-moi ? » s’inquiéta Irman pendant qu’il l’ajustait dans sa bandoulière de tissu. Mahti lui répondit par un simple clin d’ œil. Il était assez facile d’empêcher les gens de le voir s’il décidait de le faire.

« Je pouvoir prétendre maintenant que j’être de Zengat ? demanda-t-il avec un grand sourire.

— Ça sera toujours moins dangereux que de dire ce que tu es, je présume

... , répondit Irman. Tu es tout à fait certain qu’il te faut absolument faire ce fameux "séjour" ? Tu ferais bien mieux de rentrer chez toi.

— La déesse m’aider. » Il s’abstint de mentionner Lhel. Les Sudiens n’entendaient rien aux morts.

Il se dirigea vers le sud aussi longtemps qu’il ne fut pas hors de la vue de ses hôtes puis obliqua vers le nord et maintint ce cap toute la journée et celle du lendemain, tandis que la forêt s’éclaircissait peu à peu. Il lui était possible, à certains endroits, de distinguer par-dessus les cimes des arbres une plaine qui s’étendait à l’infini. Elle était verte et parsemée de bois et de lacs. Il pressa le pas, tant il lui tardait de savoir l’effet que cela faisait de marcher dans des lieux pareils, sous un ciel d’une telle immensité.

Il poursuivit sa route dans les mêmes conditions trois jours de plus, et ses pieds le conduisirent finalement aux abords d’une large rivière. Par-delà s’apercevaient des quantités de villages et de fermes, des troupeaux de bétail et des hardes de chevaux.

Comme il ne savait pas nager, il attendit qu’il fasse nuit pour se mettre en quête d’un moyen pour passer sur la rive opposée. La lune se leva, pleine et blanche, dans un firmament limpide, si lumineuse que l’ombre de Mahti se découpait nettement en noir sur l’herbe chargée de rosée.

Il avait presque atteint la berge de la rivière quand il tomba sur un nouveau groupe de gens du sud. Il venait tout juste de quitter l’abri d’un petit bosquet et traversait à grandes enjambées une prairie inondée par le clair de lune lorsqu’il entendit soudain résonner des voix. Trois hommes sortirent en courant des bois plongés dans les ténèbres et foncèrent droit sur lui. Il laissa tomber son sac de voyage et, dégageant l’oo’lu de sa bandoulière, le saisit nonchalamment d’une seule main.

Les individus poursuivirent leur course en poussant des cris probablement destinés à lui faire peur. Il resserra ses doigts sur le bois lisse de l’instrument, mais il souriait.

En se rapprochant, les agresseurs dégainèrent leurs épées. Ils puaient la crasse, et leurs vêtements étaient tout déchirés.

« Eh, toi ! l’interpella grossièrement le plus grand des trois. Je sens d’ici qu’y a de quoi bouffer dans ton sac. Donne !

— J’avoir besoin mes provisions, rétorqua Mahti.

— Par les couilles de Bilairy ! D’où que t’es, pour parler comme si t’avais la bouche pleine de cailloux ? »

Mahti mit un moment à démêler le sens de la question. « De Zengat.

— Putain de mes deux, un Zengati qui débarque par ici tout seul ! s’exclama l’un des autres en s’avançant d’un pas.

— Vous pas combattre, prévint Mahti. Je pas désirer faire mal à aucun.

— C’est-y pas mignon, ça ? gronda le grand diable, tout en réduisant à son tour l’intervalle. Et avec quoi que tu nous ferais "mal" ? Ce bâton de marche ? Je te vois pas d’épée à la ceinture, ami ... »

D’un air curieux, Mahti pencha la tête de côté. « Vous m’appeler "ami", mais voix et épée dire "ennemi". Vous en aller, vous. J’aller mon chemin en paix. »

Ils étaient désormais presque assez près pour frapper. Mahti soupira. Il les avait généreusement prévenus. Portant l’oo’lu à hauteur de ses lèvres, il leur souffla le rugissement d’un couguar. Comme il l’avait escompté, la stupéfaction fit reculer d’un bond ses assaillants.

« Merde alors, c’était quoi, ça ? » lâcha le troisième.

À son timbre, il était plus jeune que ses camarades.

« Vous partir, les avertit de nouveau Mahti. Je tuer vous, si vous pas faire.

— C’est pas un Zengati, ça, grogna leur chef. On s’est attrapé là une petite ordure de sorcier des monts.

C’est qu’un de ces beugleurs à la manque. Coupons-y sa gorge avant qu’y nous fasse des conneries. »

Ils n’eurent pas le temps de se jeter sur lui que Mahti se mit à leur jouer le vrombissement des abeilles. Ils s’immobilisèrent encore un coup, mais en laissant choir leurs armes, cette fois, pour s’empoigner douloureusement la tête à deux mains. Le jeunot s’affala sur ses genoux en poussant des hurlements.

Mahti joua plus fort, tout en regardant les deux autres s’effondrer à leur tour et se tortiller par terre. Le sang qui jaillissait de leurs oreilles et de leur nez paraissait noir au clair de lune. S’il s’était agi d’innocents, la magie ne les aurait pas malmenés à ce point. Il n’y avait que les coupables, avec le meurtre au cœur et du sang sur les mains, pour réagir de la sorte. Il continua de souffler, de plus en plus fort et en redoublant d’énergie, jusqu’à ce qu’ayant cessé de glapir et de se démener tous trois gisent inertes dans l’herbe. Alors, il enchaîna par la mélopée qu’il avait utilisée pour dégager de leur corps les âmes de Teolin et de la vieille épouse d’Irman et la joua sur celui du meneur. Mais, en l’occurrence, il la fit s’achever sur un croassement suraigu de corbeau qui sectionna net le fil spirituel ténu qui reliait l’âme à la chair. Il opéra de même avec l’homme au chapeau, mais le garçon, il lui laissa la vie. Celui-ci était assez jeune pour n’avoir peut-être pas adopté de plein gré le genre d’existence qu’il menait.

Les esprits des deux morts voletaient autour de leurs cadavres comme des chauves-souris furieuses. Mahti leur laissa trouver ce que les gens du sud pouvaient bien avoir d’après-vie et reprit son propre voyage sans jeter l’ombre d’un coup d’œil en arrière.

14

Le temps était constamment imprévisible dans les parages de l’isthme, mais l’été arriva finalement même là, avec son cortège de journées plus chaudes et de vents moins âpres. L’herbe rêche, en haut des falaises, se décida à renaître et forma comme une longue bande de velours vert entre le bleu et l’argent des mers qui la bordaient de part et d’autre. De petites fleurs tapissèrent les bords de la route et poussèrent jusque dans les lézardes de la maçonnerie, tout le long des murailles et à l’intérieur des cours.

En chevauchant sur les falaises avec Korin et les Compagnons, Lutha s’efforça de puiser quelque espoir dans la saison nouvelle. Du sud affluaient toujours au triple galop des rumeurs confuses propagées par les nobles et les chefs de guerre encore sous le choc.

Le campement tentaculaire qui envahissait peu à peu la partie plate du terrain devant la forteresse abritait près de cinq mille hommes en tout. Il ne s’agissait pas uniquement de cavaliers et de fantassins, d’ailleurs. Quinze gros vaisseaux commandés par le duc Morus de Havre Cerfwoir se trouvaient ancrés dans le port de Cima. Les rapports étaient unanimes sur le fait que Tobin n’avait à sa disposition, lui, que les quelques bateaux rescapés de l’attaque plenimarienne.

Korin découvrit dans les nouveaux venus des généraux chevronnés, Morus inclus, qu’il avait officiellement nommé amiral ; le fils aîné du duc Solari, Lord Nevus ; et le bouillant, redoutable Lord Ursaris de Tor Corbeau, qui passait pour avoir l’une des meilleures cavaleries des territoires du nord.

Ce dernier n’était arrivé que tout récemment, mais il s’était vite débrouillé pour obtenir une place d’honneur à la table du roi. Comme Lutha l’avait surpris plutôt deux fois qu’une en grande conversation avec Nyrin, c’est à l’influence du magicien qu’il imputait cette faveur. Les généraux semblaient tous être au demeurant dans ses petits papiers.

Le soir, les longues tables de l’immense salle pullulaient de lords à mines graves qui buvaient à la santé de Korin et juraient par Sakor de reprendre Ero pour son souverain légitime.

Or, il suffit à Lutha de croiser ces mêmes hommes dans les corridors ou dans les cours du château pour surprendre des bribes de disputes à voix basse et de débats véhéments. Il n’était un secret pour personne que la chute d’Ero avait entraîné la perte du Trésor. On racontait que le jeune roi ne s’était pas particulièrement distingué pendant la bataille. On en faisait beaucoup de gorges chaudes, mais ses défenseurs eux-mêmes en étaient maintenant venus à se demander pourquoi il ne faisait toujours pas mouvement pour marcher contre le prétendant.

Les discussions s’interrompirent net et les regards se détournèrent piteusement dès que l’on eut repéré l’emblème de Lutha, mais il en avait suffisamment attrapé au passage pour s’alarmer. Quelques-uns des nobles s’éclipsèrent à la faveur de la nuit, cependant la grande majorité d’entre eux resta, sous couleur d’inaltérable fidélité envers la mémoire du père de Korin.

Des bruits, il en courait des tas et des tas sur Tobin, ou Tamir, comme il se faisait appeler maintenant, en plus des informations rapportées par les mouchards de Nyrin, mais ils étaient aussi contradictoires que difficiles à avaler. Il en était un toutefois qui vous rebattait les oreilles avec une constance impressionnante, c’est que l’Oracle d’Afra avait envoyé ses propres prêtres pour bénir cette reine par substitution.

On parlait aussi d’une gigantesque tablette d’or portant une inscription magique. Un espion qui l’avait vue de ses propres yeux rapporta qu’il s’agissait en fait de la stèle d’or de Ghërilain, autrefois dressée dans la salle du Trône du Palais Vieux. Nyrin s’inscrivit immédiatement en faux. N’était-il pas de notoriété publique que la prestigieuse tablette avait été détruite ?

« Des illiorains, des prêtres félons et des fripouilles de magiciens, voilà ceux qui voudraient vous imposer une reine de supercherie ! » assena-t-il à tous les douteurs. Chacun des repas du soir lui fournissait un prétexte pour stigmatiser la faction rebelle. « Des traîtres, tous tant qu’ils sont. Et la trahison ne saurait être tolérée. Qu’ils soient de basse ou de haute naissance, ils doivent être considérés comme ce qu’ils sont, une menace pour la paix de Skala. Ils se sont tenus à l’affût jusqu’ici, telles des vipères lovées dans les hautes herbes, et maintenant, voici qu’ils se faufilent hors de leurs repaires afin de mordre les talons de ceux qu’ils se figurent vulnérables.

— Qu’est-ce que vous en dites, en l’occurrence, Lord Nyrin ? » lui lança d’un air de défi un lord grisonnant dénommé Tyman, un soir où l’on était assis à picoler dans la grande salle. « Est-il possible à un magicien de transformer un garçon en fille ?

— Sans l’aide d’un couteau bien aiguisé et de quatre solides gaillards pour le tenir, vous voulez dire ? » riposta Nyrin avec un sourire entendu.

Si la plaisanterie fit s’esbaudir de bon cœur toute l’assistance, en revanche, Lutha, qui se tenait aux côtés de Caliel, le sentit frissonner, lui-même en éprouvant un vague haut-le-cœur.

Subitement, il perçut qu’un regard s’appesantissait sur lui et, relevant les yeux, s’aperçut que cette ordure de Moriel le dévisageait une fois de plus, engrangeant sans doute des choses à cafarder plus tard à son patron. Il avait bu plus que sa ration coutumière de vin. Avec un reniflement de mépris, il balança son hanap à la tête du petit fouinard. Mais cet enfant vicieux esquiva le projectile et fila se fourrer dans la foule.

« Mais si vous entendez par là grâce à des moyens magiques, alors, force m’est de vous désappointer, poursuivit Nyrin. La magie d’Orëska ne dispose d’aucun sortilège susceptible d’opérer quoi que ce soit de tel. Il ne faudrait rien de moins que recourir à la nécromancie pour réaliser semblable métamorphose.

— De la nécromancie ? À Skala ? demanda sèchement Caliel. Je croyais que vous-même et vos Busards aviez déraciné ce genre de choses depuis belle lurette. N’allez pas me dire que vous en avez raté quelques-unes ? »

De sa place à table, Nyrin se pencha pour lui sourire. « La nécromancie est une menace permanente, messire, et nous ne devons pas relâcher notre vigilance à son encontre.

— Mais pourquoi diable le propre clergé de l’Oracle irait-il s’acoquiner avec des nécromanciens ? s’entêta Caliel.

— Nous n’avons aucune preuve que ce soit le cas, répliqua durement Nyrin. Lorsque nous marcherons sur Ero et que nous capturerons ces traîtres, vous vous rendrez compte, j’en suis convaincu, qu’il n’y a là qu’un tissu de mensonges.

— Si nous marchons, maugréa quelqu’un vers le bas de la table, du côté de Lutha.

— Un complot illiorain, grommela Korin pardessus le bord de sa coupe, d’une voix quelque peu pâteuse. Ils ont harcelé et maudit mon père jusqu’à la tombe. Ils ont traîtreusement livré la ville aux Plenimariens.

— Quoi ? » s’exclama Ursaris.

Caliel et Lutha échangèrent un regard ahuri. C’était la première fois qu’ils entendaient parler d’un pareil complot.

Korin hocha sombrement la tête. « J’ai mes espions et mes sources. »

Sa réflexion suscita l’échange d’un nouveau coup d’œil furtif entre les deux amis; c’était Lord Nyrin qui dirigeait le réseau d’espionnage royal, et c’était de lui que Korin tenait la totalité de ses renseignements.

« Vous tous qui étiez dans la ville... Vous avez vu leurs marques en forme de croissant apparaître de toutes parts des mois avant l’attaque, poursuivit Korin, s’adressant désormais à l’ensemble des convives. Vous les avez entendus parler de trahison contre mon père à chaque coin de rue, vous les avez entendus dire qu’en portant la couronne il avait fait s’abattre la peste et la famine sur le pays. Mon père, avec toutes ses victoires ! L’homme qui avait pansé comme un père attentionné les plaies causées au pays par la démence ravageuse de sa propre mère ! » Il reposa si brutalement sa coupe de vin devant lui que la lie du fond lui éclaboussa sa tunique. Ses prunelles sombres jetaient des éclairs, et sa voix se mit à trembler. « Mon père a été un homme de cœur, un héros de Skala ! Ariani n’était rien qu’une gosse, et l’ennemi était à nos portes. Vous auriez voulu avoir une gosse sur le trône, à l’époque ? Où est-ce qu’on en serait maintenant, hein ? » Il était à présent planté sur ses pieds, et il gueulait presque. « Et elle n’a pas fini par devenir aussi folle que sa mère, peut-être, hein ? Et Tobin qui s’y met à son tour ? » Il s’interrompit, la poitrine haletante.

Ce spectacle angoissait de plus en plus Lutha; le roi Erius s’était comporté de la même façon, quand il commençait à piquer ses crises.

« J’ai toujours pensé qu’il marchait à côté de ses bottes, et ça dès le jour où il s’est ramené à Ero, débita Alben d’une voix languide, intervenant comme d’habitude dès qu’il s’agissait d’appuyer une calomnie qui visait Tobin. Th as été bon pour lui, Korin, tu as été meilleur qu’un frère, et voilà comment il te rend la monnaie de ta pièce. »

Korin se laissa retomber dans son fauteuil, l’air passablement hébété. « Dingue. Il est devenu dingue !

— De quelle certitude pouvons-nous nous targuer ? demanda Caliel. Sauf votre respect, Lord Nyrin, je ne sais rien des espions dont vous vous servez.

Je ne sais pas davantage jusqu’à quel point ils sont des observateurs dignes de foi. Et je doute fort qu’aucun d’entre eux connaisse Tobin comme nous l’avons nous-mêmes connu. »

Un silence de plus mauvais augure encore tomba sur la tablée lorsque Nyrin se tourna derechef vers le contestataire. « Est-ce le discernement de Sa Majesté que vous mettez en doute à ce propos, Lord Caliel ? »

Celui-ci se raidit, conscient de l’impair qu’il venait de commettre, et Lutha le vit chercher du regard le soutien de Korin. Korin se concentra sur l’épluchage d’une pomme, comme s’il ne prêtait aucune attention à la conversation.

Le restant des lords et des guerriers avaient assisté à cette passe d’armes comme une meute de loups jaugeant les forces en présence afin de mieux choisir la proie sur laquelle ils se jetteraient ensuite. Caliel ne s’en tirait pas à son avantage. Même Alben et Urmanis demeuraient sur leur quant-à-soi.

Lutha était mortifié de son propre mutisme, mais avant qu’il n’ait trouvé quelque chose à dire, Cal capta son regard et secoua la tête pour le dissuader d’intervenir. Lutha n’obtempéra que la mort dans l’âme.

« Je dis tout simplement qu’ici nous nous situons beaucoup trop loin d’Ero » , reprit Caliel à la seule adresse de Korin, comme s’il n’y avait personne d’autre dans la pièce.

Korin se contenta de finir d’éplucher sa pomme, d’en couper une tranche et de la tremper dans son vin.

« Ce qu’il y a de vrai dans tout ça, nous le saurons quand nous aurons capturé le prince Tobin et toute sa clique de traîtres ! s’exclama le jeune Nevus. Nous sommes prêts à suivre notre véritable roi, n’est-ce pas ? cria-t-il, aussitôt approuvé par des ovations.

— C’est sur le Palatin que nous célébrerons le solstice d’été ! glapit quelqu’un d’autre.

— Ouais, Majesté, donnez l’ordre ! Nous pouvons être là-bas vers la fin de la semaine » , ajouta maître Porion.

Korin sourit et pressa son poing contre son cœur pour accuser réception du message, mais il ne se leva pas pour annoncer l’entrée en campagne.

Un regard à la ronde sur l’assistance permit à Lutha de percevoir le même courant d’impatience tacite qu’il avait déjà ressenti, camouflé derrière toutes les beuglantes et le martèlement frénétique des coupes de vin. La compagnie s’égailla peu après, laissant aux alliés de Korin le choix d’aller vaille que vaille rejoindre leur tente en pleins courants d’air ou de roupiller dans la grande salle, ivres morts, sur le plateau des tables ou les bancs. Lutha sortit dans le sillage de Caliel, avec qui il espérait parler, mais celui-ci lui fit non d’un signe de tête et se retira seul vers sa propre chambre.

Complètement démoralisé, Lutha était en train de regagner la sienne avec Barieüs quand ils se firent intercepter par les autres Compagnons qui les entraînèrent chez Urmanis.

« Quelle mouche a piqué Cal ? demanda Alben.

Qu’est-ce qui lui prend de tourner le dos à Korin maintenant, juste au moment où il a le plus besoin de lui ?

— Tourner le dos, lui ? Lutha regarda tour à tour d’un air incrédule Alben et Urmanis. Vous n’avez donc pas prêté la moindre once d’attention à rien ? Je sais que vous n’avez jamais eu de sympathie pour Tobin, mais êtes-vous prêts pour autant à laisser Nyrin jouer le lord Chancelier, le grand prêtre et Sakor seul sait quel autre rôle du même acabit ? Vous savez ce que Korin peut avoir l’air d’être et, avec tous les événements qui se sont produits, il est pire que jamais ... »

Les Compagnons s’étaient toujours exprimés sans détours, entre eux, tant lords qu’écuyers, même avec Korin. Aussi ni Lutha ni Barieüs ne s’attendaient-ils à voir les deux autres tirer leurs poignards et les acculer dans l’angle le plus éloigné de la porte.

« Vous avez tous les deux prêté un serment ! gronda Alben. Vous êtes les Compagnons du roi, et c’est à lui qu’appartient votre loyauté. Pas à Cal ou à Tobin ou à quelque prêtre que ce soit. En est-il ainsi ou pas ? »

Barieüs se déplaça pour couvrir Lutha.

« Vous savez que nous sommes loyaux ! » hoqueta celui-ci, moins choqué par le miroitement de l’acier dénudé que par le scepticisme qu’il lisait dans les yeux de ses camarades. « Et Cal de même, palsembleu ! Nous nous tracassons seulement pour Korin, voilà tout ! Ça fait une éternité qu’il n’est plus lui-même, et il boit tant et plus ... et... »

Et Nyrin s’acharne sur lui comme une fièvre maligne, songea-t-il, mais quelque chose dans le regard des autres empêcha les mots de sortir de sa bouche. Il n’avait peut-être pas l’esprit le plus vif de Skala, mais son instinct ne le trompait pas, qui l’avertissait à présent que dire à quiconque du mal de Nyrin était malavisé.

« Rengainez vos lames, à moins que vous n’ayez l’intention de vous en servir, dit-il à la place, tout en affectant de prendre les choses à la légère. Par les couilles de Bilairy, Alben, c’est moi que tu es en train de traiter de traître ? »

Les autres rangèrent lentement leurs poignards, et Lutha entendit Barieüs exhaler l’ombre d’un soupir étouffé.

Urmanis le gratifia d’un sourire désappointé puis lui ébouriffa les cheveux. « Nous vivons des temps incertains, frérot. Th devrais réfléchir avant d’ouvrir ta grande gueule de crétin. Je suis moi aussi fâché de voir la tournure que prennent les relations de Korin et Caliel, mais ne laisse pas ton cœur t’aveugler sur tes obligations. Ce n’est pas Korin qui a trahi Skala.

Tobin, si. »

Lutha lui repoussa la main puis le bouscula pour se diriger vers la porte. « Je suis aussi loyal que toi, et Cal pareil, lança-t-il par-dessus l’épaule. Tu n’as aucun droit de nous accuser, simplement parce que nous parlons sans fard ! Korin n’a que faire d’esclaves et de larbins, contrairement à un quelconque Overlord plenimarien. C’est de guerriers qu’il a besoin. De guerriers skaliens ! Garde-toi d’oublier, toi, ce que nous sommes. »

Le temps d’avoir franchi le seuil, il tremblait de tous ses membres et fut doublement heureux de la présence de Barieüs qui le talonnait. Une telle colère bouillait en lui qu’il lui fallut cracher trois fois pour se préserver qu’elle lui attire la poisse.

« Qu’est-ce qui se passe ? interrogea Barieüs dès qu’ils furent en sécurité derrière leur propre porte. Comment peuvent-ils rester sur leur cul, là, bien peinards, dans cette foutue salle, à regarder Barbe de Goupil insulter Caliel comme ça ?

Je l’ignore. Et puis ils ont l’impudence de mettre en doute ma loyauté, de me le balancer à la gueule ? » Lutha cracha encore un coup puis se mit à arpenter la chambre exiguë. « Peut-être qu’ils sont tous en train de devenir aussi braques que la vieille Agnalain en personne ! Mais je vais te dire un truc, tout de même. Que Korin ne se décide pas dare-dare à sauter le pas d’une manière ou d’une autre, et les ovations ne tarderont pas, elles, à se faire moins tapageuses.

Nyrin fut encore plus frappé que Lutha de l’impatience des guerriers. Le jeune roi la sentit, lui aussi, et il les aurait volontiers emmenés dès le lendemain, sans l’intervention subtile du magicien. Bien que conscient des risques que comportait le report indéfini de l’ouverture des hostilités, celui-ci n’était pas encore prêt à laisser filer la laisse de Korin.

La femme de charge de Nalia, Tomara, s’était prise d’affection pour sa nouvelle maîtresse, mais cela ne l’empêchait pas de rester l’informateur privilégié de Nyrin. Lorsqu’elle s’était présentée chez lui, la nuit précédente, elle avait une mine toute déconfite.

« Son flux de lune est revenu » , dit-elle en exhibant une serviette sanglante à titre de preuve.

Avec un froncement de sourcils, Nyrin se dirigea vers l’un des gros coffres verrouillés qui s’alignaient dans ses appartements et farfouilla parmi les sachets d’herbes qu’il recelait. Après en avoir sélectionné trois, il mélangea des fleurs et des feuilles sèches dans une cuvette puis les empaqueta soigneusement dans une pochette de lin.

« Faites-lui ses infusions avec ceci, et veillez à ce qu’elle les boive. Elle concevra.

— Bien sûr qu’elle le fera, jeune et vigoureuse comme elle est, lui confirma la vieille. Et puis le jeune roi est si assidu, en plus ! » Elle lui adressa un clin d’œil. « Les draps en portent un fameux témoignage. »

Nyrin sourit et lui donna un sester.

Assis près de sa fenêtre ensuite, il murmura, les yeux levés vers la tour de Nalia . « C’est pour moi que tu dois concevoir, ma petite fille. » Il n’était pas inquiet, seulement impatient. Il avait prévu la naissance d’un héritier pour la lignée d’Erius. Et ainsi en adviendrait-il.

15

La compagnie d’éclaireurs du capitaine Ahra reparut par un petit matin pluvieux, vers la fin du mois de Gorathin, avec des renseignements plus précis sur la position de Korin à Cirna. Les seigneurs du nord s’étaient pour la plupart déclarés en sa faveur, et le commerce des produits originaires de cette région s’était interrompu.

Ahra se rendit directement à la salle d’audience, sans prendre le temps de retirer son armure et ses bottes boueuses. Elle mit un genou en terre devant Tamir et, la main gauche posée sur la poignée de son épée, porta son poing droit contre sa poitrine. « Le prince Korin a rassemblé des forces considérables, dans les cinq mille hommes, peut-être, et vingt navires. J’ai la liste des nobles qui se sont officiellement ralliés à lui.

— Lord Nyrin est-il encore avec lui ?

— Oui, et tout le monde a une peur mortelle de cette canaille et de la poignée de magiciens qu’il lui reste. La garnison loyale que vous aviez là a été massacrée et remplacée par sa propre garde de culs-gris.

— Des nouvelles des Compagnons ? demanda Ki.

— Lord Caliel et Lord Alben ont été aperçus, et il paraît qu’il y en a d’autres, mais je ne suis pas arrivée à savoir qui ni combien. Maître Porion se trouve avec eux. Korin ne se montre guère à l’extérieur de la forteresse. »

Tamir échangea avec Ki et Nikidès un coup d’œil soucieux. Lutha et Barieüs avaient-ils survécu ?

. « Pas étonnant qu’Alben se soit démerdé pour s’en tirer, marmonna Ki.

Garol est aussi probablement là-bas, près de lui.

— C’est quand même une bonne chose que Caliel et maître Porion soient encore aux côtés de Korin ... , rêva Nikidès. Ils réussissaient toujours à lui faire entendre raison.

— Peut-être, mais ils vont le soutenir, de toute façon » , objecta pensivement Tharin.

Tamir opina du chef et se tourna de nouveau vers Ahra. « D’autres informations ?

— Eh bien, Korin porte désormais la couronne de son père et l’Épée de Ghërilain. Il affirme que c’est lui, le roi.

— Affirmation dénuée de validité. Il n’a pas été consacré comme il sied, déclara Imonus.

— Je gage que ce scrupule ne le retient pas, répondit Ahra. Il a dépêché des hérauts pour appeler les nobles de Skala à se joindre à lui contre vous, Altesse. Il prétend que vous n’êtes rien d’autre qu’un garçon dément accoutré d’une robe, un fantoche manipulé par des prêtres et des magiciens véreux. »

Les mains de Tamir se crispèrent sur les bras de son fauteuil; les termes l’avaient blessée dans sa chair vive. Elle avait beau savoir qu’il n’y avait pas lieu d’en être surprise, la confirmation de tout ce qu’elle n’avait pas cessé de redouter la cinglait tout de même de plein fouet.

« C’est Nyrin qui lui a fourré ça dans la tête, suggéra Nikidès, encore que d’un ton guère convaincu.

— Moi, je n’en douterais pas une seconde, dit Ahra. Korin a pris une nouvelle épouse, en plus. La princesse consort Nalia, on l’appelle. J’ai ouï dire qu’on la surnommait Nalia la Moche, ou encore Nalia la Défigurée, rapport à une marque de naissance sur son visage. »

Tamir frotta la tache rose sombre qui maculait son avant-bras gauche.