Un indice de sagesse, à ce qu’on assurait. Elle se demanda ce que pouvait bien signifier celle de l’inconnue.

« Vous êtes sûre d’avoir bien entendu ? s’enquit Lynx. Korin n’est pas le genre d’homme à mettre une petite laideronne dans son lit.

— Elle passe pour être de sang royal, une cousine à je ne sais trop quel degré. Sa mère n’était autre que Lady Ana, qui avait épousé Lord Sirin de Darie.

— Je me la rappelle, intervint Iya. Elle aussi portait une marque de naissance lie-de-vin sur la figure, elle n’avait pour ainsi dire pas de menton, mais elle était intelligente et suffisamment bien née pour se trouver un bon mari. Les Busards l’ont assassinée pendant les purges. J’ignorais en revanche qu’elle eût le moindre enfant. Quel âge aurait la fille dont vous parlez ?

— À peu près celui du prince Korin, je crois, répondit Ahra.

— Est-ce qu’elle ne pourrait pas être un imposteur ? questionna Nikidès.

— C’est possible, évidemment, mais ils seraient insensés de recourir à une pareille supercherie. La vérité n’est pas difficile à apprendre, dit Imonus.

— La vérité peut toujours se truquer, fit Arkoniel.

Néanmoins, il serait stupide d’essayer de fabriquer une fausse héritière alors que Korin lui-même est en droit de revendiquer sa propre ascendance royale.

— Nyrin doit vouloir que s’y ajoute la légitimité d’une descendante directe de la lignée féminine, déclara Iya, les sourcils froncés. Par la Lumière, c’est de longue main qu’il jouait sa partie ! Si Korin engendre une fille avec elle, Tamir, cette enfant-là serait en mesure de réclamer le trône qui vous revient.

— Personne au monde ne peut faire valoir des prétentions plus évidentes que la princesse Tamir ! objecta Kyman. Elle est la fille de l’héritière légitime et issue, sans solution de continuité, de la lignée de Ghërilain. Je suis d’avis que, plus tôt nous nous débarrasserons de Korin et de cette petite arriviste, mieux cela vaudra. Éliminons-les tous les deux avant qu’ils ne se reproduisent !

— Souhaiteriez-vous me voir devenir si vite comme mon oncle ? » soupira Tamir.

Kyman s’inclina, mais sa barbe laissait percer des regards fulminants. « Je n’entendais pas vous manquer de respect, mais vous devez comprendre que la seule existence d’une telle enfant constituerait une menace. »

Iya hocha sombrement la tête. « C’est un fait indubitable, Tamir. »

En sondant les prunelles pâles et dures de la magicienne, Tamir se sentit brusquement glacée, comme si Frère venait de surgir dans son dos. Le démon ne se voyait nulle part, mais la sensation pénible persista. « Je suis la fille d’Ariani, de la lignée de Ghërilain, et l’Élue d’Illior. Des cousines éloignées ne me font pas peur, pas plus que leur progéniture éventuelle.

— Vous courez tous après des ombres, de toute manière, ajouta Ki. Korin n’a jamais engendré d’enfant qui ait vécu.

— Je plains cette Nalia plus que je ne la redoute » , reprit Tamir d’une voix douce. Aucune des personnes présentes, pas même Ki, n’avait vu ce qu’elle avait vu, debout près de Korin dans la chambre de l’accouchement : Aliya en train de hurler de douleur et de mourir sur un lit détrempé de sang pour mettre au monde une chose morte qui n’avait ni bras ni visage. « Si la volonté d’Illior est bien que je sois reine, reine je serai; mais, comme je vous l’ai déjà dit, ce n’est pas avec le sang d’une parente sur mes mains que je gouvernerai. »

Pour une fois, Tamir rendit grâces à ses longues jupes lorsqu’elle se leva.

Sans elles, la manière dont ses genoux s’entrechoquaient n’aurait échappé à personne. « Ce que j’ai déclaré devant les remparts d’Ero, je vous le déclare à tous maintenant : quiconque assassine un de mes parents, n’importe lequel de ma parentèle, est mon ennemi ! »

Chacun s’inclina devant elle. Du coin de l’œil, Tamir vit Arkoniel et les autres magiciens faire de même, la main sur le cœur. Seule Iya demeura imperturbable, à la considérer sans ciller de ce regard fixe qui l’avait tellement effrayée dans sa prime jeunesse. L’accès de frayeur identique qu’il lui inspirait déclencha cette fois sa colère. Il lui rappelait par trop ce que lui avait fait ressentir le voisinage de Nyrin.

Une fois terminée l’audience, elle alla se réfugier dans ses appartements, manifestement pressée par le besoin de se retrouver seule. Ki et Tharin la suivirent, mais ils se heurtèrent à une porte expressément close.

Le capitaine entraîna le jeune homme à l’écart des plantons qui leur avaient refusé l’accès et branla du chef. « Elle s’est parfaitement conduite, jusqu’ici, grâce à son bon cœur et à sa probité, mais j’ai aperçu dans la foule, aujourd’hui, des physionomies incrédules. Ces hommes risquent tout pour sa cause, et ils savent maintenant que Korin dispose d’une armée plus de deux fois supérieure à la sienne. Elle ne peut pas se permettre de laisser la magnanimité tourner à la pusillanimité devant eux. T’est-il possible de lui en parler ?

— J’essayerai. Mais elle a raison de proclamer qu’elle refusera d’agir comme le faisait son oncle. » Il s’interrompit, le temps d’examiner attentivement son aîné. « Vous pensez aussi qu’elle a raison, n’est-ce pas ? »

Tharin sourit et lui tapota l’épaule. Il n’avait plus à se baisser pour ce faire, Ki était désormais aussi grand que lui. « Évidemment. Mais maîtresse Iya n’a probablement pas tort non plus de suspecter Nyrin d’être doté d’une malignité pire encore que nous ne l’en créditions. Il ne s’est sûrement pas contenté d’improviser cette fille comme une bulle de savon.

— Là, je n’y puis rien. Mais, pour Tamir, qu’est-ce que je fais ? » demanda Ki, tout en louchant d’un air malheureux vers la porte fermée.

Tharin lui pressa l’épaule. « Tu as toujours pris grand soin d’elle, tant comme écuyer que comme ami, et je sais que tu vas continuer à la soutenir.

Veille simplement à ce qu’elle ne se tourmente pas outre mesure sur cette affaire.

— Plus facile à dire qu’à faire, grommela Ki. Elle est têtue.

— Le portrait craché de son père. »

Ki chercha le regard de Tharin. « Est-ce que le duc Rhius a fait assassiner des gens pour en arriver où nous sommes ? Lui ou sa femme ?

— Ariani n’a jamais fait de mal à quiconque de toute sa vie, sauf à ellemême et à son enfant. Rhius a exécuté ce qu’on attendait de lui quand ses devoirs le lui imposaient, mais jamais à ses propres fins. Il a servi Skala et accompli tout ce qui devait l’être. Nous avons, dans le temps, réprimé la rébellion de quelques lords, et certains ont été liquidés en douce. Mais c’était pour Skala. Aide Tamir à accepter cela, veux-tu ?

— Je m’y efforcerai, mais vous savez que je prendrai son parti, quoi qu’elle décide.

— Exactement comme de juste, et j’agirai de même. Vas-y, maintenant.

Tu es le seul être qu’elle ait envie de voir actuellement, j’en suis sûr et certain. »

Lorsque Ki se glissa dans la chambre, Tamir était assise au coin du feu, le menton appuyé sur sa main. C’était l’une de ses postures familières, tout comme l’était la mine mélancolique qu’il surprit avant qu’elle ne relève les yeux. Il éprouva l’irrésistible envie de se précipiter vers elle et de la serrer dans ses bras, mais il n’eut pas le temps de se résoudre à céder ou non à son impulsion qu’elle se tourna vers lui pour lui décocher un regard narquois.

« Je vous ai entendus, vous deux, faire des messes basses dans le couloir.

De quoi était-il question ?

— Il m’a prié de ne pas te laisser te tourmenter outre mesure.

— Je vois. Th es censé procéder comment pour aboutir à ce beau résultat ? »

Il se mit à sourire. « T’amener à t’enivrer assez pour que tu dormes un bon coup, pour changer ? Je t’entends, moi, t’agiter en tous sens et ronchonner toute la nuit. »

Elle haussa un sourcil. « Nous faisons la paire, alors. »

Il haussa les épaules. « Il t’arrive parfois de parler à Frère pendant ton sommeil. Il rôde dans les parages, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui le retient par ici ? »

Elle se borna à secouer la tête en signe d’ignorance, mais il devina qu’elle était loin de tout lui dire. « Il n’en a pas terminé avec moi, je présume, répondit-elle finalement. Ne t’inquiète pas, je puis me charger de lui. »

Ki comprit que le compte n’y était toujours pas, mais il abandonna la partie. « Je suis désolé qu’il t’ait fallu entendre toutes ces histoires à propos de Korin. Elles ont dû te faire de la peine. »

Elle haussa les épaules. « Mets-toi à sa place. Que penserais-tu ? Si je pouvais seulement lui parler !

Je n’ai pas l’impression que l’occasion va s’en présenter de sitôt. »

Tamir alla se coucher pleine d’anxiété pour Korin, mais ce fut Frère qui, de nouveau, guettait l’heure de hanter ses rêves, décharné et couvert de sang, l’ œil noirci de haine. Il tenait dans ses mains quelque chose, quelque chose de terrible qu’il voulait à tout prix lui montrer.

« C’est à nous qu’ils ont fait ça, Sœur ! » siffla-t-il.

Il avait les mains tout ensanglantées, et elle fut d’abord incapable de comprendre pourquoi. Ce qu’il portait n’était rien de plus que l’une des poupées de chiffon de leur mère - un garçon, sans bouche, exactement comme toutes les autres poupées qu’elle avait réalisées pendant l’enfance de Tamir. Mais, lorsqu’ il la lui jeta, elle remarqua qu’elle était aussi maculée de sang. Du sang qui dégouttait d’une plaie béante dans la poitrine de Frère.

Elle était à vif, absolument comme dans la vision qu’elle avait eue de Frère, le fameux jour où Lhel, au creux de son chêne, était en train d’opérer leur seconde liaison.

Une douleur déchirante dans sa propre poitrine lui coupa brusquement la respiration.

« Voilà ce qu’ils ont fait ! jappa Frère. Toi ! Et tu les laisses vivre ! C’est sur tes mains qu’est à présent mon sang ! »

Baissant les yeux, Tamir s’aperçut qu’il disait vrai.

Elle les avait poisseuses de sang et tenait dans l’une le canif d’argent de la sorcière et dans l’autre son aiguille d’argent acérée.

Elle se réveilla pantelante et couverte de sueur froide. La lampe de chevet s’était éteinte. La chambre était complètement plongée dans les ténèbres, mais elle entendit un bruit et se rejeta contre ses oreillers, tout en cherchant fiévreusement son ceinturon d’épée accroché au montant du lit. Ses mains lui faisaient l’effet d’être encore humides et gluantes. Du sang ?

« Altesse ! » retentit quelque part dans le noir la voix terrifiée de Baldus.

Et Frère fut là, présence rougeâtre et grondante, au pied du lit. Il n’était pas nu ni ensanglanté, mais l’une de ses mains tenait encore la maudite poupée sans bouche, tandis que l’autre pointait vers Tamir un index tacitement accusateur.

Elle effleura à tâtons la courroie de son fourreau puis se mit à crier à son tour quand des mains chaudes et puissantes se refermèrent sur la sienne

. « Non ! Fiche-moi la paix !

— C’est moi, Tob ! »

Elle se démena pour se dégager, mais l’étreinte de Ki ne se relâcha pas pour si peu, et elle en fut singulièrement réconfortée, aussi réconfortée que par le fait qu’il ait utilisé son nom d’autrefois. Elle n’eut pas besoin de regarder pour savoir que Frère s’était entre-temps volatilisé.

Là-dessus, la porte s’ouvrit à la volée derrière eux, la silhouette d’un garde se découpa, l’épée au poing, sur la lumière des lampes du corridor, et Baldus poussa un piaulement d’effroi quand le vantail le souffleta.

« Altesse, quelque chose qui ne va pas ? » demanda le capitaine Grannia.

Ki laissa retomber la main de Tamir et s’écarta du lit, sans rien d’autre sur la peau qu’une chemise longue. « Juste un cauchemar. Son Altesse va bien. »

Tamir se vit réduite à imaginer l’effet que devait produire la situation.« Un cauchemar, comme il l’a dit, gronda-t-elle. Regagnez votre poste et fermez la porte. »

Grannia les regarda une dernière fois d’un air perplexe, salua et s’exécuta.

Alors que Tamir s’attendait à voir Ki regagner sa couchette, il s’assit, au contraire, et l’attira contre lui. Trop secouée pour protester, elle s’abandonna, tout heureuse du bras qui l’enlaçait. Elle sut grand gré aux ténèbres qui empêchaient Ki de s’apercevoir à quel point son contact la faisait rougir.

« M’est avis que nous venons peut-être de donner le départ à des commérages » , grommela-t-elle.

Ki pouffa. « Comme si nous ne l’avions pas déjà fait !

— Altesse ? » chuchota Baldus. La peur faisait encore trembloter sa voix.

« Tout est rentré dans l’ordre, lui affirma Ki. La princesse a simplement fait un très mauvais rêve. Dors. »

Les yeux de Tamir s’étaient à présent suffisamment habitués au noir pour discerner les contours de Ki, mais elle l’aurait reconnu de toute manière. Il se baignait aussi souvent qu’il en avait l’opportunité, mais il sentait toujours vaguement le cuir et les chevaux, le grand air, le vin et la sueur propre. C’était une odeur agréable, réconfortante et familière. Sans réfléchir, elle leva la main et enfouit ses doigts dans les mèches soyeuses de sa nuque et le sentit sursauter, surpris.

Il la serra plus fort et lui souffla . « C’était à quel sujet, tout ça ?

— Sais pas. » Elle n’avait pas envie d’y repenser si peu que ce soit, en tout cas pas dans des ténèbres aussi épaisses. Baldus continuait à geindre, là-

bas, près de la porte. Elle savait trop bien l’effet que ça faisait, d’avoir peur dans le noir.

« Viens ici » , l’appela-t-elle.

Il grimpa sur le lit et se blottit, tremblant, contre ses jambes. Elle s’assura à tâtons qu’il avait emporté une couverture puis lui caressa les cheveux pour le tranquilliser. Ils étaient rêches et frais sous ses doigts, sans rien de semblable à ceux de Ki.

« Je suis désolé, Altesse, balbutia finalement l’enfant.

— Désolé de quoi ?

— De n’être pas courageux. J’ai cru voir un fantôme. J’ai cru que vous le voyiez, vous aussi. » Tamir sentit le bras de Ki l’enserrer plus étroitement. « Ce n’était qu’un mauvais rêve. »

Le page ne tarda guère à s’endormir, et Ki alla le reposer sur sa paillasse puis revint au bord du lit. « Le pire, c’est que ce n’est pas la première fois que je t’entends l’interpeller dans ton sommeil, Tamir. Ne saurais-tu me confier ce qui se passe ? Je sais qu’il rôde dans le coin. Il m’arrive parfois de sentir sa présence, et je vois bien comment tu deviens tout à coup muette, les yeux fixés sur quelque chose que personne d’autre ne peut voir. S’il est dans mes moyens de faire quoi que ce soit pour t’aider ... »

Elle chercha sa main et l’attira pour lui faire reprendre sa place auprès d’elle. « Il m’en veut encore pour les circonstances de sa mort, mais il ne lui est pas possible de me révéler quoi que ce soit, mis à part que je dois le venger » , murmura-t-elle.

Ki demeura silencieux pendant un moment, à lui caresser les phalanges avec son pouce sur un rythme apaisant qui la fit frissonner jusqu’en haut du bras. Puis il finit par dire . « Il y a quelque chose dont je ne t’ai jamais parlé.

— À propos de Frère ?

— Oui. Ça m’était complètement sorti de la mémoire. C’est arrivé le jour de la mort d’Orun.

— Il Y a des années de cela. » Elle s’était elle-même efforcée d’oublier ce jour-là, où elle avait vu Frère tuer son impudent gardien rien qu’en le touchant.

« Lorsque tu es partie le voir chez lui, je suis resté dans la maison de ta mère, tu te souviens ? Je ne t’ai jamais raconté - je ne l’ai jamais raconté à quiconque - que j’ai vu Frère ce jour-là, pendant ton absence. C’était la première fois.

« J’allais et venais anxieusement dans la chambre de Tharin, à me poser des tas de questions sur les motifs pour lesquels Orun voulait se débarrasser de moi, à m’inquiéter de te savoir seule avec lui et tout et tout. Et puis voilà que, brusquement sorti de nulle part, Frère m’apparaît et me dit quelque chose comme "Interroge Arkoniel". Malgré la trouille bleue que sa vue me flanquait, je lui ai demandé à propos de quoi j’étais censé interroger le magicien. Mais il a refusé de s’en expliquer, se contentant de me dévisager avec ces yeux morts qu’il a, et il a fini par s’évaporer. » Ki marqua une pause. « Là-dessus, on t’a rapportée à demi morte, on nous a raconté ce qui était arrivé à Orun, et j’ai oublié tous les détails de cette histoire. Mais, maintenant, le fait que son fantôme continue d’errer me donne à réfléchir.

Crois-tu qu’Arkoniel en sache plus sur lui qu’il ne consent à le dire ? »

Le rire creux et chuintant de Frère dans les ténèbres leur tint lieu à tous deux de réponse plus que suffisante.

« Si Arkoniel est au courant de quelque chose, alors Iya doit l’être aussi, répliqua Tamir.

— Dans ce cas, peut-être devrais-tu leur parler ? Je sais bien que tu leur voues encore une solide rancune, mais leur devoir est de t’aider, pas vrai ? »

Comme elle haussait les épaules d’un air rétif, Ki soupira puis s’installa plus confortablement à ses côtés. « J’ai quelque répugnance à l’admettre, mais force m’est de constater que je suis de moins en moins furieux contre Arkoniel. D’ailleurs, s’il ne savait pas quelque chose, pourquoi est-ce lui que Frère nous conseillerait d’interroger ?

— Quelque chose d’autre que les mensonges dont ils m’ont abreuvée toute mon existence ? maugréa Tamir avec amertume.

— Je comprends ta hargne, mais je les crois quand ils affirment que leur unique désir a été de te protéger coûte que coûte dans la mesure du possible. Questionne-le, tu veux bien ?

— Je suppose que je vais y être obligée. Je n’ai simplement pas trouvé de moment favorable pour le faire, avec toutes les tâches qu’il fallait accomplir.

Mais il se peut aussi... Ma foi, il se peut que je n’aie pas envie de savoir. »

Ki l’enlaça de nouveau et la serra contre lui. « Tu as encore de l’affection pour Arkoniel, n’est-ce pas ? »

Elle opina du chef. Au cours des mois écoulés depuis sa métamorphose, elle avait commencé à se rappeler ce qu’étaient leurs relations antérieures.

Elle demeurait blessée par la duplicité dont les magiciens avaient fait preuve à son égard, mais, au fond d’elle-même prévalait le souvenir du professeur attentionné, patient, qu’Arkoniel avait été. À l’époque, elle ne l’avait certes pas accueilli à bras ouverts, d’ailleurs. Il s’était montré maladroit, ne comprenant rien aux enfants, mais il avait, en dépit de cela, fait de son mieux pour lui rendre moins pesante sa solitude. Et c’était lui qui avait persuadé Père et Iya de faire venir au fort un autre gosse, un compagnon pour elle. Ki.

Assise ici, comme ça, toute proche de ce dernier qui, par le fait de sa seule présence, dissipait les ténèbres et la peur, elle décida qu’elle avait tout lieu, ne serait-ce que pour cette raison, de pardonner bien des choses à Arkoniel. Restait à voir si son indulgence s’étendrait jusqu’à Iya.

« Peut-être n’est-il pas nécessaire que tu leur demandes, chuchota subitement Ki. Peut-être qu’à la place il te suffirait d’aller consulter le prêtre de l’Oracle.

— Imonus ?

— Pourquoi pas ? Il parle au nom de l’Oracle, n’est-ce pas ? Tu pourrais au moins lui poser la question.

— Je suppose que oui. » Elle avait encore du mal à s’accoutumer à l’idée que l’Illuminateur la patronnait tout spécialement. « Je le rencontrerai dans la matinée. »

À son corps défendant, elle se renfonça dans ses oreillers, trop certaine que Ki n’allait pas se faire faute de la quitter pour retourner dans son cagibi.

Or, loin d’en rien faire, il s’assit près d’elle et, s’accotant contre les traversins, s’empara fermement de sa main. Au bout d’un moment, elle le sentit bouger puis lui effleurer les cheveux d’un baiser gauche et furtif.

« Terminé, les mauvais rêves, cette nuit » , chuchota-t-il.

Trop défiante d’elle-même pour oser parler, Tamir se borna à lui presser la main et à y appuyer sa joue.

Ki n’avait nullement médité de l’embrasser. Il avait purement et simplement cédé à une impulsion soudaine, et il rougissait encore de son geste, dans le noir. Le silence consécutif de Tamir mit le comble à son embarras, malgré le fait qu’elle ne l’avait pas repoussé, n’avait pas non plus retiré sa main.

Qu’est-ce que je suis en train de faire ? songea-t-il.

Qu’a-t-elle envie que je fasse ?

Qu’ai-je envie de faire ?

Le souffle de Tamir était tiède et régulier contre son poignet, sa joue douce contre ses doigts. Il savait qu’elle n’utilisait pas de parfum, mais il était prêt à jurer que de sa chevelure émanait une suavité nouvelle, quelque chose de tout sauf de masculin, décidément. Pendant un instant, il n’y eut sur le lit que lui-même et une fille, n’importe laquelle.

Justement pas n’importe laquelle, se rappela-t-il à l’ordre, mais cela ne servit qu’à augmenter sa gêne. Était-elle endormie, ou attendait-elle qu’il se fourre sous les couvertures en sa compagnie ?

Comme ami, ou bien comme amant ?

Amant. À cette idée, tout son être s’embrasa et se glaça, et les pulsations de son cœur s’accélérèrent.

« Ki ? » Un murmure ensommeillé. « Allonge-toi, qu’est-ce qui te retient ? Th vas attraper un torticolis.

— Je ... hum ... Bon. » Il se coula un brin plus bas. L’haleine de Tamir frôlait à présent sa joue, et l’une de ses tresses était venue lui chatouiller la main. Il esquissa le mouvement de déplacer la mèche avec sa main libre, mais le laissa un moment en suspens, frappé par la sensation soyeuse qu’éprouvaient ses autres doigts. Il pensa à celle que sa nuque avait éprouvée sous les doigts de Tamir et ressentit l’ombre du même frisson qu’alors.

Une caresse de fille, en dépit des doigts calleux.

Il tourna légèrement la tête, et la respiration de Tamir lui effleura le coin de la bouche. Quelle impression cela ferait-il, de baiser la sienne ?

Son cœur battait maintenant si fort que c’ en était douloureux. Il se détourna, au bord de la panique. Sa confusion ne connut plus de bornes quand s’y mêlèrent inextricablement, vagues mais évidents, les premiers symptômes d’une érection, phénomène qui ne l’avait jamais affecté jusque-là, s’agissant de Tamir. Jamais de cette façon.

« Tamir ? » chuchota-t-il, sans même savoir au juste ce qu’il voulait dire.

L’unique réponse qu’il obtint d’elle fut le rythme égal et paisible de son souffle. Elle dormait.

Enfer et damnation, me voilà bien ! se réprimanda-t-il en silence, le regard dardé vers les ténèbres du plafond. Comment vais-je m’y prendre, hein, pour me sortir de ce guêpier ?

16

Après un sommeil sans plus de rêves, pour une fois, Tamir se réveilla tôt, le lendemain, consciente dès avant d’avoir ouvert les yeux que Ki ne l’avait pas quittée de toute la nuit. Elle avait la joue pressée contre son épaule et, en bougeant pendant qu’elle dormait, lui avait lâché la main et passé un bras autour de sa taille. Il était encore assoupi, couché sur les couvertures, la tête formant contre les traversins un angle des moins confortables, et une main crispée sur son coude à elle.

Pendant quelques instants de demi-somnolence, rien ne distingua ce matin-là de n’importe quel autre matin de leur prime jeunesse. Mais, lorsqu’elle eut recouvré tous ses esprits, Tamir sursauta. Que valait-il mieux faire ? Rester immobile et ne pas réveiller Ki ? Essayer de retirer son bras avant qu’il ne s’aperçoive de la posture qui était la leur ? Pétrifiée par l’indécision, elle demeura là, à étudier les traits du dormeur, la joue et la main frôlées par des mèches de ses longs cheveux qui s’étaient déployés sur le traversin. Ses cils sombres faisaient sur sa peau hâlée l’effet de coups de pinceau délicats sur un parchemin, et les menus picots qui constellaient son menton captaient la lumière du petit jour. Ses lèvres à peine entrebâillées semblaient d’une douceur extrême.

Si proches, songea-t-elle, exactement comme dans le rêve qu’elle avait fait tant de fois et au cours duquel ils s’embrassaient presque, au bord des falaises qui surplombaient le port. Quelle impression cela donnerait-il ? C’était si tentant, de n’avoir qu’à s’incliner juste un petit peu plus pour savoir à quoi s’en tenir ... !

Mais elle n’eut pas le temps d’en trouver le courage qu’il ouvrit les yeux en papillotant, ce qui la fit reculer. Il referma instinctivement la main sur son bras, la clouant dans sa position, à un souffle d’intervalle. Si près.

Ki écarquilla les yeux puis la libéra et se coula si précipitamment de dessous son bras qu’il bascula pardessus le rebord du lit et s’affala par terre avec un bruit sourd du dernier comique.

Juste comme dans mes rêves, songea-t-elle, écartelée entre le fou rire et le chagrin de cette retraite précipitée.

« Euh ... bonjour, bégaya-t-il en rougissant jusqu’aux oreilles lorsqu’elle se pencha vers lui.

— Tu ... tu n’avais pas l’air installé bien commodément... » , débuta-t-elle avant de s’arrêter pile, le visage en feu quand elle s’aperçut que, la chute ayant retroussé sa chemise de nuit jusqu’à la ceinture, son sexe s’exhibait à demi érigé.

Elle se détourna promptement, tentée de retourner s’enfouir sous les couvertures jusqu’à ce qu’elle soit en mesure de comprendre ses émotions désordonnées. Ça ne veut rien dire, strictement rien. Ça m’arrivait tout le temps, avant...

Après s’être dépêché de rabattre sa chemise, Ki lui adressa un sourire mal ficelé. « Non, j’étais très bien. Et tu as dormi ! Plus de cauchemars ?

— Non, pas de rêves.

— Eh bien... Bon. » Sa gêne était toujours aussi manifeste, en dépit de son sourire. Du coup, elle se sentit encore plus mal dans sa peau.

« Je suis désolée. J’aurais dû te réexpédier dans ton propre lit.

— Ça ne m’a pas dérangé du tout, protesta-t-il. J’ai seulement... Est-ce que tu as faim ? »

Non, j’ai envie de t’embrasser, songea-t-elle, horripilée.

Elle fut soulagée quand il s’habilla et partit chercher de quoi déjeuner.

Elle s’empressa de passer dans sa penderie, y préleva une robe au hasard et l’enfila à la va-vite par-dessus sa camisole. Lorsque Ki finit par reparaître, elle avait repris tout son empire sur elle-même, ou se l’affirma du moins.

Après avoir avalé leur pain et leur fromage arrosés de bière, ils se rendirent de conserve dans la cour au temple couvert d’une bâche. De petites oriflammes frappées de l’Œil d’Illior et du croissant de lune flottaient à ses cordages et à ses piquets, certaines d’entre elles presque réduites à des haillons.

L’un des prêtres d’Afra était assis sur un tabouret bas sous l’auvent. Les pans volumineux de sa robe rouge et son masque d’argent préservaient son anonymat, mais Tamir reconnut Imonus à ses longs cheveux gris.

Frappée par la lumière du matin, la stèle d’or brillait comme un miroir.

Sa surface lisse était maculée d’innombrables empreintes de doigts. Les fidèles émerveillés la touchaient comme un porte-bonheur pendant leurs oraisons. Tamir y plaqua sa paume, tout en imaginant ses ancêtres en train de procéder de même. Peut-être ne s’agissait-il que d’un mirage lumineux, mais elle eut pendant une brève seconde l’impression d’y apercevoir le reflet d’une autre femme, campée juste derrière elle. Son visage était indistinct, mais Tamir parvint à voir qu’elle portait une couronne et une épée.

« Bonjour, Grand-Mère » , murmura-t-elle, sans trop savoir à quel spectre elle avait affaire en l’espèce.

« Il n’appartient qu’à une reine de discerner là une autre reine, déclara Imonus. Vous faites bien de la saluer avec autant de respect. Mais je pense que vous n’êtes pas sans avoir quelque pratique des esprits. »

Tamir laissa retomber sa main. « Je me disais que ce n’était peut-être qu’une ombre.

— Vous êtes trop modeste » , répliqua-t-il d’un ton plutôt malicieux.

Devoir s’adresser à ce masque inexpressif la désarçonnait. « Ne pourriez-vous parler à visage découvert ? Il n’y a personne d’autre par ici.

— Pas lorsque je remplis mon office, Altesse. Pas même en votre faveur.

— Ah. » Pendant un moment, elle s’agita nerveusement sous ce regard impassible, puis finit par brandir les plumes de chouette dont elle s’était munie. « Je suis venue faire une offrande et poser une question. Seulement, je ne connais pas encore les prières appropriées.

— Déposez votre offrande et posez votre question.

Illior vous entendra. »

Tandis qu’elle s’inclinait pour jeter les plumes sur le brasero, quelque chose vola par-dessus son épaule et tomba dans les braises, en éparpillant quelques-unes tout en soulevant une petite gerbe d’étincelles. C’était un bout de racine noueux, qui se ratatina au contact du feu, se mit à fumer puis s’enflamma, exhalant une odeur d’humus et de résine.

Ainsi, tu es là ... , songea-t-elle.

Frère avait déjà déposé des offrandes de ce genre sur l’autel du petit temple domestique du fort, jadis, à Bierfût : racines, glands, feuilles mortes, cadavres de taupes. Tamir jeta un regard à la ronde sans découvrir le moindre indice de sa présence, à l’exception du morceau de bois.

« Vous êtes assiégée d’ombres et d’esprits » , déclara Imonus d’une voix douce.

Une sensation glaciale escalada l’épine dorsale de Tamir, malgré la tiédeur du soleil sur sa nuque. « Est-ce que vous voyez mon frère ? »

Imonus acquiesça d’un hochement. « Il vous a fait terriblement souffrir, et vous lui. Il continue de vous hanter.

— Oui » , reconnut-elle dans un souffle. Elle gratifia Ki d’un demi-sourire tendu puis mit un genou à terre devant le prêtre, de manière à pouvoir lui parler tout bas. « C’est le motif de ma visite, aujourd’hui. Il exige quelque chose de moi, mais il parle par énigmes, et il ment. Existe-t-il quelque sortilège qu’il vous soit possible d’utiliser ?

— Savez-vous en quoi consiste sa requête ?

— Oui, mais pas la manière de l’exaucer. Vous êtes le serviteur de l’Oracle. Pouvez-vous m’aider à en apprendre davantage ?

— Je n’en suis que le serviteur, comme vous le dites. Le temps est venu de suivre vos ancêtres, Tamir Ariani Agnalain, et de vous rendre en personne à Afra. L’Oracle voit plus loin que n’importe quel prêtre.

— C’est à des journées de marche. J’ai tellement à faire ici, sans compter qu’il me faut conduire mes gens à Atyion.

— Vous devez partir pour Afra, fille d’Ariani.

Chaque reine a fait un pèlerinage là-bas afin d’honorer la générosité de l’Illuminateur et d’y demander conseil en vue de son règne. »

Tamir s’efforça vainement de réprimer son impatience. « Alors, vous ne pouvez pas m’aider ?

— Je n’ai rien dit de tel, Altesse. Je vous ai seulement confessé mon impuissance à répondre à votre question. Il est une autre offrande que vous pouvez faire, toutefois. Mettez une pièce dans la corbeille, et je vous montrerai. »

Elle pêcha un sester dans son aumônière et le jeta parmi les autres offrandes en espèces. Imonus se pencha pour retirer d’un pot couvert qu’il avait à ses pieds un petit sachet de tissu. « Agenouillez-vous devant le brasero, dit-il en lui remettant l’objet. Déposez une autre plume sur les braises avec ceci, puis plongez votre visage dans la fumée. »

Tamir s’exécuta et laissa tomber ses offrandes sur les charbons ardents.

La plume prit feu instantanément et se tortilla jusqu’à n’être plus que cendres. Le sachet d’encens brûla plus lentement et libéra un nuage de fumée au parfum suave. Mais, au lieu de s’élever toute droite en heureux présage, la fumée se contorsionna au ras des braises en vrilles tâtonnantes comme des doigts.

« Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Tamir, alarmée, pendant que celles-ci s’enroulaient autour d’elle.

— C’est le souffle de l’Illuminateur, cette fumée-là. Inspirez-en, Altesse, et il se peut que vous trouviez votre réponse. »

Non sans quelque appréhension, Tamir éventa la fumée pour qu’elle monte lui baigner la figure et l’inhala à pleins poumons. C’était à la fois douceâtre et corsé, mais pas désagréable, quitte à lui donner vaguement le tournis.

La fumée l’enveloppa. Le sachet devait avoir contenu plus d’encens qu’elle ne l’avait d’abord cru ; le nuage était à présent si dense qu’il lui dérobait complètement la vue du temple et de la cour. Prise d’une quinte de toux, elle essaya de le dissiper en agitant la main devant son visage. Il se brouilla sous ses yeux puis s’ouvrit brusquement.

Elle laissa échapper un hoquet de stupeur, car, au lieu d’Imonus et de la stèle, son regard découvrit un haut col de montagne. Une route sinuait durement devant elle, cramponnée aux flancs rocheux de sommets stériles.

Dans le lointain, campé au milieu du chemin sous une arche peinte, Frère lui faisait signe de venir le rejoindre. Une femme se tenait juste derrière lui.

La distance interdisait à Tamir de l’identifier, et cependant, elle entendait distinctement ses paroles, aussi distinctement que si elle s’était trouvée juste à côté d’elle.

« Tu obtiendras ta réponse à Mra, Tamir, reine de Skala. Tu dois être forte pour la recevoir.

— Viens à Mra, si tu l’oses ! fit Frère, goguenard.

— Qu’est-ce qui t’empêche de me la donner tout de suite ? » lui cri a-telle, mais il se contenta d’éclater de rire.

Tamir ressentit un mouvement bizarre et, de manière tout aussi soudaine, se retrouva debout, la nuit, sur le bord d’une crique peu profonde et vaguement familière. En son troisième quartier, la lune était en train de se lever, droit devant elle, et le blanc sillage scintillant qu’elle traçait sur la noirceur des flots semblait aboutir à ses pieds.

« Prends garde, reine Tamir. Sois forte » , lui souffla une voix à l’oreille, mais il n’y avait pas âme qui vive dans les parages. Des vagues léchaient la côte sablonneuse, et elle entendit retentir quelque part aux environs le hululement feutré d’une chouette. « Prépare-toi, reine Tamir.

— Me préparer à quoi ? chuchota-t-elle d’une voix enrouée, sans savoir si elle parlait véritablement ou non. Pourquoi me montrez-vous cela ? »

Un autre bruit lui parvint du grand large. C’était celui de rames barattant l’eau. De grands navires de guerre étaient mouillés là-bas. Elle discernait désormais des nuées de chaloupes qui nageaient à toute force vers la plage.

Elle vit avec désespoir les premières toucher terre et déverser leur plein d’hommes armés - des bretteurs et des archers plenimariens, puis des écuyers charriant des boucliers. Elle n’aurait eu qu’à tendre le bras pour les toucher quand ils passèrent, mais pas un seul d’entre eux ne parut s’aviser de sa présence.

Elle se tourna pour chercher de l’aide, mais les hauteurs qui dominaient la plage étaient désertes. Néanmoins, elle distingua au loin un promontoire familier qui lui révéla où elle se trouvait. C’était la bande côtière où l’ennemi avait débarqué l’autre fois. Au-delà de la crête se dressait la ferme où leur propre intervention avait permis de sauver Tanil et les autres prisonniers.

Une nouvelle invasion. Ils sont revenus !

Les Plenimariens ne lui prêtaient toujours pas la moindre attention mais, lorsqu’elle essaya de prendre sa course, la fumée blanche se reploya de nouveau sur elle, si âcre et drue qu’elle avait beaucoup de mal à respirer.

Elle ferma les yeux, suffoquée, secouée de quintes, et, lorsqu’elle les rouvrit, elle était agenouillée devant le brasero, et Ki, accroupi tout près d’elle, lui étreignait l’épaule.

« Tu es malade ? demanda-t-il d’une voix angoissée.

Tu as une mine épouvantable.

— Les Plenimariens, exhala-t-elle dans un souffle rauque. J’ai vu ... Je les ai vus revenir, la nuit... » Ki soutint son bras d’une main ferme pendant qu’elle se relevait et époussetait ses jupes. « J’ai vu ... J’ai vu une seconde force d’invasion plenimarienne. Il faisait nuit, et ils débarquaient sur la côte, exactement comme la première fois. » Elle reporta son regard vers le prêtre. « Mais, avant ça, j’ai vu quelque chose d’autre ... mon frère, et une porte d’accès aux montagnes, en plein bled.

— C’est la route d’Afra, Altesse. »

Tamir se passa une main sur les yeux, tandis qu’une nouvelle vague de vertige menaçait de la submerger. « Il y avait une femme, aussi. Elle n’a pas arrêté de m’appeler reine Tamir. »

Imonus se toucha le front à deux doigts. « Alors, reine vous êtes, Majesté.

Avec ou sans l’Épée de Ghërilain.

— Écoute-le ! fit Ki d’une voix pressante.

— Mais ...

— Acclamez tous Tamir, la reine authentifiée par la bouche même de l’Illuminateur ! proclama le prêtre.

— Vive la reine Tamir ! »

Encore un peu sous le choc de son étourdissement, Tamir jeta un regard circulaire. Une foule assez clairsemée l’entourait, qui la dévisageait d’un air expectati. « Mais ... ce n’était pas là ce que je demandais ...

— Rappelez-vous ce qui vous a été montré, dit Imonus d’une voix affable.

Il faudra vous rendre à Afra. Mais chaque chose en son temps. Pour l’instant, vous devriez aller toutes affaires cessantes vous entretenir avec vos généraux et vos magiciens.

— Et leur conter quoi ? Que j’ai fait un rêve ?

— Bénéficié d’une vision.

— Mais je ne sais même pas quand l’ennemi viendra !

— Vous avez dit que vous aviez vu la lune. Quelle forme avait-elle ? »

Tamir s’accorda un moment de réflexion. « Celle de son troisième quartier. Croissante.

— Ce serait pour cette nuit même, alors, déclara Imonus.

— Cette nuit !

— Ou bien dans un mois, signala Ki.

— Cela pourrait être aussi bien dans un an, pour autant que je sache.

Sauf le respect que je vous porte, Imonus, je ne suis pas accoutumée à ce genre de choses. »

Le prêtre se mit à rire derrière son masque. « Quelle impression vous a faite la vision ?

— Quelle impression ? Celle que je me trouvais bel et bien sur cette plage avec les assaillants.

— Dans ce cas, rendez grâces à la divinité qui vous patronne, Majesté, et allez tout de suite consulter vos généraux.

— Th n’as pas beaucoup de temps devant toi » , murmura Ki, la sentant sceptique.

« Des visions ! » grommela-t-elle, juste assez fort pour n’être perçue que de lui. Puis elle héla un porteur de cor sur le chemin de ronde. « Sonne l’alarme et le rassemblement. Assure-toi d’être entendu dans tous les camps.

— Une vision. La reine Tamir a eu une vision ! » La nouvelle se propagea comme une traînée de poudre dans toute la cour et par-delà.

Arkoniel sortit en courant de la maison, Wythnir sur ses talons. Elle l’informa le plus vite possible de ce qu’elle avait vu pendant qu’ils se hâtaient vers le vestibule, tout en espérant qu’il ne penserait pas qu’elle était devenue folle.

Il la crut sur parole. « Nous n’avons pas cessé de recourir au sortilège de l’ œil magique pour surveiller la mer orientale, mais elle est très vaste. Il se peut également qu’ils utilisent une magie de leur propre cru pour dissimuler leur approche.

— Dans ce cas, je ne vois pas à quoi peut bien servir la vôtre » , maugréa-t-elle.

Oublié dans l’affolement général, Wythnir attacha sur son maître de grands yeux solennels, une main cramponnée à sa tunique, tout en galopant pour ne pas se laisser distancer.

Arkoniel lui posa une main sur la tête en guise de réconfort. « Je sais que vous vous défiez encore d’elle, Tamir, mais nous avons découvert quelques nouvelles astuces que vous trouverez utiles, je -pense.

— Et Frère, dis ? interrogea Ki. Crois-tu qu’il te serait possible de l’expédier se rendre compte de la situation ?

— J’en doute fort, répondit Tamir. Et même s’il jouait les espions, comment pourrions-nous ajouter foi à ses dires ? Je doute au surplus qu’il se préoccupe beaucoup du sort de Skala. Rassemble tous mes seigneurs liges avec mes généraux dans la salle d’audience. Nous allons faire sursauter les adeptes de Sakor. »

Or, à sa stupéfaction, ses généraux se montrèrent pour la plupart infiniment moins rétifs qu’elle à adhérer à la vision.

« Votre grand-mère et toutes les reines qui l’avaient précédée se sont fiées à des visions de cette sorte, releva Kyman. Il est tout à fait normal que l’Illuminateur vous ait, vous aussi, gratifiée de sa parole. C’est de bon augure, je dirais.

— Vous êtes la reine d’Illior, murmura Arkoniel, qui se tenait auprès d’elle avec Ki et les Compagnons. Ils vous considèrent désormais comme telle, ainsi que le font vos amis. Ne serait-il pas temps de vous accepter vous-même ?

— Qu’en dites-vous, mes bons amis ? demanda-t-elle aux autres. Il semble qu’Illior entende que je sois reine, même sans l’investiture de rigueur.

— Une épée ne fait pas une reine, répliqua Nyanis.

Vous avez bénéficié de la touche d’Illior toute votre existence. Cela suffit à me satisfaire.

— Moi aussi ! convint le reste de l’assistance.

— Dans ce cas, je suis reine » , déclara-t-elle, et, à sa stupeur, elle se sentit tout à coup aussi légère que si l’on venait de libérer ses épaules d’un fardeau trop lourd. « Sur combien de guerriers pouvons-nous actuellement compter ?

— Tout au plus deux mille, abstraction faite des réserves dont tu disposes à Atyion, la renseigna Tharin, et des gens des camps d’Ero susceptibles de se joindre à nous.

— J’ai déjà chargé plusieurs de mes capitaines d’aller y recruter des combattants robustes, ajouta Illardi.

— La vision m’a révélé une vingtaine de navires, au bas mot. Cela fait quelle quantité d’hommes à bord, d’après vous ?

— Tout dépend du genre des navires en question.

Vous serait-il possible de nous les décrire ? s’enquit Illardi.

— Des trois-mâts, je crois. Aussi longs que nos propres navires de guerre.

— Il pourrait tout aussi bien s’agir d’une seconde attaque que d’un convoi de ravitaillement. Il n’y a pas moyen de savoir s’ils ont reçu la nouvelle de la défaite que vous avez infligée à leurs premières forces.

— Quelques-uns de leurs navires ont réussi à prendre la fuite, lui rappela-t-elle.

— En effet, mais nous ignorons s’ils ont jamais rallié leur port d’attache, spécifia Arkoniel. Il pourrait s’agir d’une nouvelle vague d’assaillants qui n’aient pas eu vent du sort de leurs prédécesseurs. Quel que soit le cas, mieux vaut s’apprêter au pire.

— Illardi, vous avez des cartes terrestres et maritimes de cette région ? demanda Tharin.

— Naturellement. Je vais aller vous les chercher sur-le-champ. »

En attendant, Tamir se tourna vers Arkoniel d’un air impatienté. « Vous vous êtes prétendu détenteur de recettes magiques qui pourraient se révéler utiles. Ne vous serait-il pas possible d’atterrir à bord d’un de ces navires en recourant au procédé qui vous a déjà permis, naguère, de nous rattraper en pleine nuit sur la route d’Atyion ? »

Le magicien réfléchit à la suggestion. « Peut-être, si j’arrivais toutefois à en localiser un de façon précise. Mais, même si je réussissais à ne pas tomber dans la mer au lieu d’atteindre la cible, je serais matériellement incapable de le faire en catimini. Vous avez vu vous-même quelle est la violence du transit. Quelqu’un ne manquerait pas de me voir surgir de l’air.

Et je ne puis m’appliquer à moi-même ce genre de sortilège qu’avec un intervalle de quelques jours. Sa réalisation et son contrôle réclament une énorme réserve d’énergie. Même si tout marchait parfaitement, je me verrais de toute manière dans l’incapacité totale de venir vous rejoindre ensuite.

— Je croyais vous avoir entendu dire que cette Troisième Orëska de votre façon était censée servir Sa Majesté Tamir ? » grommela Kyman.

Arkoniel lui adressa un sourire affligé. « Je n’ai pas dit que je refusais de la servir. Je me bornais à souligner les défauts spécifiques de ce sortilège qui font obstacle à l’accomplissement d’une mission pareille. »

Au même instant, Kiriar pénétra en trombe dans la pièce. « Dame Iya vient de repérer l’ennemi ! »

Tamir confia la charge de la salle d’audience à Tharin et, suivie de Ki et d’Arkoniel, se précipita vers les escaliers qui menaient à l’appartement d’Iya. Ils la trouvèrent à sa fenêtre, tenant de manière assez lâche une baguette de cristal entre ses mains posées sur l’entablement. Ses yeux étaient clos, mais elle avait néanmoins l’air de scruter la mer. Tamir ne put s’empêcher de faire de même, s’attendant presque à distinguer des voiles au-delà de l’entrée de la crique. « Vous les voyez ? » demanda-t-elle tout bas.

Iya hocha la tête et rouvrit les yeux. « Je les ai seulement entr’aperçus pour l’instant. J’ai compté trente vaisseaux de guerre, bondés d’hommes armés. Deux mille au minimum, je gagerais. Ils se trouvent largement à l’ouest des îles. Ils pourraient être ici dès cette nuit, s’ils cinglent bien à destination d’Ero. Il est trop tôt pour l’affirmer.

— Je crois connaître leur destination ... » Proférer cela lui faisait encore l’effet d’une incongruité. « En tout cas d’après ma vision. Ils se proposent de débarquer juste au même endroit que la première fois.

— Tamir m’a suggéré une assez bonne idée, lui dit Arkoniel. Le plenimarien, vous le parlez comment, ces temps-ci ?

— Encore très couramment, répondit Iya.

— Bon. Le mien n’a jamais été fameux. » Arkoniel glissa un clin d’œil à Tamir. « Je crois me souvenir que vous avez déjà vu ce sortilège aussi.

Maintenant, je suis obligé de vous demander à tous d’observer le plus profond silence. Le son porte, avec celui-ci. Iya, où se trouvent-ils ?

— À l’ouest et au sud de l’île de Petite Airelle. Tu te souviens du bosquet de chênes qu’il y a sur la pointe, là-bas ?

— Ah, oui. » Il ferma les paupières et pressa ses paumes l’une contre l’autre devant lui. Ses lèvres se mirent à bouger sans bruit pendant un moment, puis il ouvrit lentement les mains. Un petit cercle lumineux apparut entre elles, en suspens dans l’air. Tamir et les autres se déplacèrent pour regarder par-dessus son épaule.

« Regardez au travers, Tamir, chuchota-t-il. Qu’est-ce que vous voyez ? »

C’était comme épier par une trouée de haie. Elle se pencha davantage et entrevit du bleu scintillant. Des bruits lui parvenaient aussi, quelque chose comme des eaux torrentueuses et des cris d’oiseaux de mer. Étourdiment, elle contourna le magicien pour mieux voir.

« Ne touchez pas ! » la prévint-il.

Il écarta les paumes, et le cercle s’agrandit jusqu’à une largeur de main, semblable à un hublot par lequel ils avaient une vue d’ensemble sur le grand large, avec à l’horizon la ligne sombre d’une île boisée. Arkoniel exhala un murmure, et le champ de vision défila d’une manière vertigineuse. Tamir finit par apercevoir de nombreux navires qui flottaient comme des joujoux, tout en bas de l’image.

« Les voilà ! » s’exclama Arkoniel dans un souffle, sur un ton tout à la fois vaguement étonné et plutôt content de lui-même. « Et trouvés dès le premier coup, en plus. Nous sommes assez loin d’eux pour être en sécurité.

Ils ne peuvent pas nous entendre de là-bas.

— Ils peuvent aussi nous voir et nous entendre à travers ce truc, n’est-ce pas ?

— Oui, et c’est ce qui m’oblige à me montrer extrêmement prudent. Pas question de nous trahir nous-mêmes, hein ? »

Avec mille précautions, il abaissa l. « hublot » magique pour le pointer sur ce qui se révéla n’être autre que le vaisseau amiral. Des matelots s’affairaient, pieds nus, sur le pont et dans la voilure, mais il y avait d’autres hommes à bord qui paressaient le long du bastingage ou qui flânaient de-ci de-là, et eux portaient des bottes de soldats. Arkoniel en repéra deux que leur aspect désignait comme des officiers et, tout doucement, rétrécit le cercle et le remonta derrière eux. Ils causaient à voix basse. Il était difficile de les entendre par-dessus le fracas des flots qu’éventrait la quille, et le peu de mots que Tamir réussit à saisir appartenait à une langue inconnue d’elle.

Iya écouta de toutes ses oreilles pendant un moment puis secoua la tête et fit signe à Arkoniel d’interrompre l’opération.

« Pour le moment, le plus grand se vante d’un achat de chevaux, dit-elle.

Mais c’est un sortilège de valeur et une bonne idée. Nous essayerons de nouveau dans un petit moment.

— Peut-être que vous devriez en offrir un échantillon à quelques-uns de nos nobles, suggéra Ki. À ceux qui doutaient de l’utilité des magiciens, de toute façon.

— Oui, il se pourrait que nous les amenions à changer d’avis en leur faisant voir à quel point votre magie nous rend service, abonda Tamir.

— Mieux vaut pas, répliqua Iya. C’est un sortilège pratique, et pas exclusivement contre nos ennemis étrangers. D’abord et par-dessus tout, Tamir, c’est vous que nous servons. Il serait préférable que vos autres adversaires ignorent que nous pouvons les surveiller eux-mêmes de cette façon.

— Ce serait aussi courir le risque qu’une personne versée dans les arts magiques parvienne à identifier là quelque chose d’autre qu’un dérivé des formules d’Orëska, ajouta Arkoniel. Vous êtes tous les deux habitués à Lhel et à ses méthodes. Mais vous savez quelle répugnance inspirent à la plupart des gens ceux de sa sorte et leurs procédés magiques.

— Ils les prennent pour de la nécromancie, répondit Ki.

— Voilà. Et il Y va du sort de Tamir qu’en rejaillisse sur sa personne la moindre éclaboussure.

— Avez-vous enseigné ce sortilège à l’un de vos collègues ici présents ? demanda Tamir. - Non, pas celui-ci.

— Vous les surveillez aussi, alors ?

— Non, car aucun d’entre eux ne m’a donné quelque motif que ce soit de le faire. Sans confiance, nous ne saurions nous flatter de réaliser l’espèce d’unité prévue par Iya. Mais je n’hésiterais pas à le faire si j’en soupçonnais un de déloyauté secrète. Ainsi que l’a dit Iya, c’est à vous qu’est vouée notre loyauté, à vous seule, et avec priorité même sur Skala.

— Vous êtes donc les deux seuls à connaître ce sortilège ?

— Les magiciens d’Ero ne savent encore rien de Lhel et, pour l’heure, autant s’en féliciter, lui répondit Iya.

— Ceux que j’avais rassemblés au fort la connaissent, en revanche, dit Arkoniel. Lhel a séjourné quelque temps avec nous. »

Tamir hocha la tête, tout en ruminant ces informations. « Je vous interdis d’utiliser ce type de charme espionneur avec moi. Donnez-moi votre parole de n’en rien faire. »

Les deux magiciens pressèrent une main sur leur cœur et prononcèrent leur serment.

« Vous avez aussi ma parole d’ami, ajouta Arkoniel d’un ton grave. Nous trouverons d’autres moyens de veiller sur vous. Nous l’avons toujours fait.

— Mes guetteurs occultes, hein ? »

Iya sourit. « Aux aguets en votre faveur.

— Très bien. Maintenant, quels sont donc ces tours de magie que vous avez tellement envie de me faire voir, Arkoniel ?

— Allons dans la cour.

» J’ai passé un temps fou à méditer sur la manière de s’y prendre pour combiner des sortilèges en vue du meilleur avantage offensif possible, confia-t-il pendant qu’ils redescendaient. Je crois en avoir découvert quelques-uns qui seront des plus efficaces et qui ne réclament qu’un petit nombre d’entre nous, au lieu de nous épuiser tous à la fois, comme l’a fait celui mis en œuvre devant les portes d’Ero. »

Dans la cour, ils trouvèrent Haïn et Saruel qui poireautaient auprès des flammes d’un brasero. Lui tenait un arc, et l’on avait dégagé un espace de champ de tir au bout duquel était plantée une cible de bois ronde.

« Vous comptez vous joindre à mes archers ? lui demanda Tamir, dévorée de curiosité.

— Non, Majesté, répondit-il en lui tendant l’arc, ainsi qu’une flèche dont la tête était embobinée dans un morceau de tissu dégoulinant d’huile. Si vous voulez bien avoir l’amabilité de nous assister pour notre démonstration ? Le feu, voilà la clef, expliqua Arkoniel. Venez par ici, je vous prie. »

Il la fit se détourner de la cible de manière à ce qu’elle se retrouve postée face au mur de courtine en planches.

Ki jeta un coup d’œil alentour. « Elle a votre cible par le travers. »

Le sourire d’Arkoniel s’élargit pendant qu’il embrasait la pointe de la flèche d’un simple claquement de doigts. « C’est ce que tu te figures.

Apprêtez-vous à tirer sur mon commandement, Tamir. »

Il s’écarta de quelques pas et trama un motif dans l’espace avec sa baguette. Un petit cercle ténébreux apparut en l’air tout près du bout de celle-ci. Sur un ordre silencieux, il se dilata jusqu’à atteindre quelque deux pieds de large. Le magicien se recula. « À si peu de distance, voici qui devrait être une cible facile pour un archer aussi adroit que vous. S’il vous plaît ? »

Tamir banda la corde et laissa filer. La flèche enflammée frappa dans le mille du cercle noir et y disparut. Le cercle s’évanouit en un clin d’œil sans laisser trace de la flèche au-delà. On aurait dû la voir vibrer, fichée dans la palissade toute proche, mais elle s’était littéralement volatilisée.

« À présent, si vous voulez avoir l’obligeance de revenir vers la cible ? » dit Arkoniel.

La flèche ardente s’y était logée dans le mille, sa hampe et son empennage se carbonisaient déjà. Le bois massif de la cible se mit à fumer sous leurs yeux, et puis à flamber.

« Saruel a ajouté à l’huile un joli brin de magie, expliqua le magicien.

— Oui, tout ce qu’elle touche, une fois mise à feu, brûle tout à fait à fond, dit la femme khatmé. Elle est très dangereuse et ne doit pas être maniée avec nonchalance.

— Par les couilles de Bilairy ! » Ki s’esclaffa. « Ainsi, vous pouvez dépêcher une flèche où ça vous chante, et, quoi qu’elle atteigne, elle y mettra le feu ? Il est de première, ce truc ! »

Tamir préféra s’appesantir, elle, sur la trajectoire impossible du trait. « Comment cela se peut-il ?

— Simplement grâce au charme de translation. Je visualise l’endroit où je souhaite que se rende un objet, et c’est là qu’il ressort. Une flamme normale est soufflée pendant la translation, mais le sortilège de saruel la rend suffisamment vigoureuse pour résister au processus. Enfin, la plupart du temps, de toute manière.

— Et vous êtes certain que ça marchera, contre les bateaux ? »

Arkoniel se frictionna la barbe, tout en lorgnant la cible qui brûlait. « Selon toute vraisemblance, compte tenu des expériences que nous avons réalisées jusqu’ici.

— Époustouflant ! fit Tamir, sincèrement impressionnée.

— C’est le don qu’il a, dit fièrement Iya. Il est déjà venu à bout d’idées dont je n’aurais jamais seulement rêvé. Ni quiconque d’autre, apparemment.

— Même à Aurënen, personne n’a jamais mis au point de sortilège semblable à celui-ci, précisa Saruel. L’Illuminateur l’a doté d’une vision spéciale.

Comment mon oncle a-t-il jamais osé tourner le dos à cet immortel ?

— Nous avons vu ce qu’il en résultait, dit Iya.

Quant à vous, vous êtes déjà en train de soigner les plaies du pays et d’y restaurer la faveur d’Illior. Et vous jouissez aussi de celle de Sakor. Ils sont les patrons de Skala, et vous les incarnez tous deux. Ce n’est nullement par hasard. »

17

Le temps manquait à Tamir pour rassembler l’intégralité de ses forces.

En aurait-elle eu le loisir d’ailleurs qu’elle renâclait à laisser la ville entièrement ouverte aux assaillants sur la foi d’une seule et unique vision.

Elle expédia des messagers à cheval en amont comme en aval de la côte jeter l’alerte et prier Atyion d’envoyer de nouveaux renforts. Trois lords possédaient des domaines à moins d’une demi-journée de route, mais l’un d’eux l’avait déjà ralliée avec ses cinquante hommes, et les deux autres ne s’étaient seulement pas donné la peine de se déclarer pour ou contre ses prétentions au trône.

Elle réunit ses généraux dans la bibliothèque d’Illardi pour étudier les cartes.

« Il y a des eaux profondes à l’endroit où vous pensez qu’ils arriveront, et une longue plage de sable propice au débarquement, dit leur hôte, l’index pointé vers la zone en question. Autant de place qu’on en veut pour échouer des chaloupes ou des transports de chevaux. Le plus probable est qu’ils confieront la besogne à des bretteurs et des archers, et que ces derniers risquent de se mettre à tirer du bord des chaloupes au fur et à mesure qu’elles seront sur le point d’aborder. C’est une tactique où ils sont passés maîtres.

Si tant est qu’elles abordent, objecta Ki. Je me retrouverais en face d’une armée massée, moi, je battrais en retraite.

— Pas si tu étais un Plenimarien, lui signifia Tharin. Leur Overlord se montre impitoyable envers ceux qui n’exécutent pas aveuglément ses ordres point par point, jusqu’au bout, et quoi qu’il en puisse coûter.

Jorvaï approuva d’un hochement. « C’est exact.

Mais, en tout état de cause, le dénuement de la plage joue encore à notre avantage.

— Nous pouvons masser nos archers en première ligne, et la cavalerie derrière, intervint Tamir. Leurs propres archers seront forcément éparpillés, et l’instabilité des barques les desservira, si adroits soient-ils, pour viser et ajuster leur tir. En dépit de toutes les leçons d’ histoire que nous a données Vieux Corbeau, je n’ai pas souvenir d’une seule bataille où ce genre d’attaque ait permis à l’assaillant d’avoir le dessus.

— Ne les sous-estime pas, la prévint Tharin. J’ai beau détester faire l’éloge d’un ennemi, je les ai combattus toute mon existence et, pour être tout à fait honnête, ils méritent leur réputation. Ils sont aussi intrépides que brutaux.

— Dans ce cas, nous ferons en sorte que leur sang rougisse la marée montante. » Tamir se tourna vers le reste de l’assistance. « Avec des guerriers tels que vous sous mes ordres et Illior de notre côté, comment pourrions-nous subir un échec ? »

En définitive, elle opta pour deux cents archers montés, appuyés par cinq cents cavaliers en armes. Jorvaï et Kyman commanderaient les ailes. Ellemême dirigerait le centre, avec Tharin et ses Compagnons, plus Nyanis et les escouades d’Atyion. Illardi resterait à Ero pour en assurer la protection.

Ces décisions prises, elle renvoya les généraux à leurs camps respectifs mais demeura dans la bibliothèque avec Tharin et ses Compagnons, une carte reployée lui servant d’éventail. La journée était devenue torride.

« Eh bien, vous vous êtes trouvé des écuyers ? demanda-t-elle. Nous allons en avoir besoin.

C’est fait, Majesté, répondit Nikidès. Je vais les faire mander tout de suite avec leur parenté pour la cérémonie d’investiture. »

Iya avait suggéré en privé qu’il serait sage de promouvoir des membres des maisonnées ralliées à Tamir. Celle-ci en était tombée d’accord et fut ravie de trouver Illardi, Kyman et l’un des chevaliers de Jorvaï qui l’attendaient dans l’atmosphère suffocante du vestibule. Avec eux se tenaient deux garçons et une fille armés de pied en cap malgré la chaleur.

Grand, l’œil noir, le premier qui attira son regard était le fils aîné d’Illardi, Lorin. Ce choix la satisfit pleinement; elle l’avait vu se battre sur le terrain d’entraînement et estimé talentueux. Les deux autres étaient inconnus d’elle mais avaient l’air fermes et robustes. Ils étaient tous d’aspect très juvénile, et aucun n’avait encore gagné ses tresses, mais elle-même était beaucoup plus jeune qu’eux lors de sa propre admission dans le cercle des Compagnons de Korin.

« Arkoniel a déjà bavardé avec eux, tout à l’heure, lui chuchota Tharin. Il a été content d’eux. »

Sans faire de façons, elle alla rejoindre tout ce petit monde au coin de la cheminée. « Compagnons, présentez ceux que vous avez choisis. »

De par sa naissance, Nikidès bénéficiait de la préséance. « Majesté, voici Lorin, fils du duc Illardi, dont je vous prie humblement d’accepter les services en qualité d’écuyer au sein des Compagnons.

— Désires-tu servir de cette manière ? » demanda-t-elle au jouvenceau. Il mit sur-le-champ un genou en terre et offrit son épée. « De tout mon cœur !

— Duc Illardi, accordez-vous votre autorisation pour nouer ce lien ?

— Oui, Majesté, répondit fièrement celui-ci.

— Alors, j’accepte l’entrée de votre fils à mon service. Lève-toi, Lorin, et joins tes mains avec celles de ton nouveau seigneur et maître pour vous lier. »

Lorin et Nikidès s’étreignirent les mains. Après quoi le duc Illardi déboucla son baudrier d’épée et en enroula la longue lanière autour des poings du garçon. « Sers comme il sied, mon fils, ton seigneur et ta reine.

— Je le jure par les Quatre ! s’engagea celui-ci d’un ton solennel.

— Lord Nikidès, je vous prie de prendre soin de mon fils comme de votre serviteur.

— Par les Quatre, il sera comme un frère pour moi ! »

Una lui succéda selon le protocole et présenta la jeune fille, dont le teint hâlé faisait valoir la blondeur rebelle emprisonnée vaille que vaille dans une tresse ébouriffée. « Ma reine, voici Hylia, fille de sieur Moren de Colath. Elle fait partie des cavaliers d’Ahra, et nous avons combattu côte à côte depuis que j’ai rallié leurs rangs. Je vous prie humblement d’accepter ses services en qualité d’écuyer au sein des Compagnons. »

Ki s’épanouit. « Je me porte garant d’elle, moi aussi. Nous avons grandi tout près l’un de l’autre, et chacune de nos rencontres donnait lieu à une empoignade. »

Une fois prononcés les serments, sieur Moren embrassa sa fille sur le front.

Lynx présenta là-dessus son propre candidat, un garçon de quatorze ans nommé Tyrien, neveu de Lord Kyman. « Son père est mort, et sa mère demeure chez elle, mais je réponds de lui » , dit Kyman, une main posée sur l’épaule de son protégé. Tyrien avait une tête de moins que Lynx, mais il était sec et nerveux, costaud, et il avait un soupçon de sang aurënfaïe, comme en témoignaient ses grands yeux gris et sa carnation claire.

Le rituel se répéta, et Tyrien prit la place qui lui revenait aux côtés de Lynx.

« Soyez les bienvenus, mes amis, dit Tamir aux nouveaux écuyers. Je suis convaincue que vous servirez bien Skala et que vous saurez vous montrer dignes du titre de Compagnons royaux. Nous vivons actuellement des temps incertains, et vous aurez tous une occasion sous peu de faire vos preuves au combat. Montrez-vous des guerriers valeureux, et c’est de ma propre main que seront tressées vos nattes. »

Ce petit discours terminé, son regard se posa sur Ki.

Sur ses propres instances, il n’avait encore que le titre d’écuyer, mais elle était résolue à changer les choses. Il était plus que cela pour elle, et nul ne l’ignorait.

Mais ils sont loin de tout savoir, songea-t-elle en se rappelant son embarras lorsqu’ils s’étaient réveillés tous deux ce matin. Je ne le comprends moi-même qu’à moitié.

« Majesté ? Imonus s’approcha, tenant un objet camouflé sous un linge.

J’ai quelque chose pour vous. »

Il souleva le linge, et un heaume magnifique apparut. L’acier de sa coiffe et de ses oreillons, la maille de son couvre-nuque étaient niellés d’or, et une couronne d’or toute simple en ceignait le frontal.

« D’où l’avez-vous tiré ? s’étonna-t-elle.

— Des fourgons chargés de ce que contenaient les cryptes royales, ma Dame. J’ignore à quelle reine il appartenait, mais je soupçonne qu’aucune d’entre elles ne verrait d’inconvénient à ce qu’une de leurs parentes le porte au combat. Il siérait que l’ennemi sache qu’il a devant lui une reine authentique. »

Tamir le tourna et le retourna pour mieux admirer la délicatesse du travail. Sur les oreillons, les niellures d’or représentaient le dragon d’Illior en posture rampante. « Il est bien beau. Merci. »

Imonus s’inclina. « Il remplira toujours son office jusqu’à ce que la couronne véritable honore votre front. »

Excité comme une puce, Baldus gambadait gaiement quand elle regagna ses appartements avec Ki. « Altesse, regardez ! Regardez ce qui est arrivé ! Et juste à temps pour la bataille !

— Il faut dorénavant l’appeler Majesté » , l’avisa Ki pendant qu’avec un cri de stupeur joyeuse elle allongeait le pas pour se rapprocher du lit.

Les couturières de la maisonnée d’Illardi n’avaient pas chômé. Un tabard de soie neuf était somptueusement brodé à ses armes, et une nouvelle bannière s’étalait à côté de lui.

Désireuse d’avoir un dernier moment de solitude en compagnie de Ki, Tamir congédia le page.

Il avait le sang en ébullition, et ses yeux brillaient avec un éclat qu’elle ne leur avait pas vu depuis des semaines. « Il te tarde, n’est-ce pas ?

— Comme à toi. »

Elle sourit. « Ça devrait nous changer joliment des gémissements de meuniers.

— Ça promet d’être une sacrée bataille, si les magiciens ne se sont pas fourré le doigt dans l’ œil.

— Mais nous sommes plus frais et dispos pour accueillir l’ennemi sans broncher.

— Vieux Corbeau serait fier de toi. Th t’es montrée sa digne élève en matière d’histoire et de stratégie. » Il s’interrompit pour la lorgner plus attentivement. « Toi, tu t’es mis quelque chose en tête, en plus de la bataille

... » Elle hésita, ne sachant trop par quel bout s’y prendre pour aborder avec lui la question de sa promotion. « Ça m’est venu pendant la cérémonie des investitures.

Je n’ai que faire de te traiter en simple écuyer. Tu m’es aussi cher que

... » Elle demeura court une seconde et se sentit rougir. « Que Caliel à Korin, acheva-t-elle précipitamment. Ce n’est pas juste, après toutes les épreuves que nous avons traversées ensemble. »

Les yeux bruns de Ki se rétrécirent. « Pas question.

Cela ne t’empêcherait pas de rester toujours ...

Non, Tamir ! » Il croisa ses bras, les lèvres pincées en un pli buté. « Nous avons subi tous les deux assez de changements pour tenir encore un peu la route de conserve. Ce n’est pas le moment pour toi de débourrer un écuyer bleu.

— Tu es aussi méchant que Tharin.

— Il est resté l’homme de ton père, non ? Il n’y a pas de honte à ça.

— Bien sûr que non, mais tu mérites davantage de respect. Et lui aussi.

— Je suis à tes côtés, Tamir. Si les gens ne respectent pas cette position, alors, qu’ils aillent au diable ! Je n’ai jamais rien eu à foutre de l’idée qu’on se fait de moi, et tu le sais parfaitement. »

C’était un mensonge, évidemment. Les quolibets du genr. « chevalier de merde » e. « chiard de voleur de chevaux » l’avaient profondément blessé, même s’il avait été trop fier pour le confesser jamais.

Est-il permis à une reine de prendre son écuyer pour consort ? L’intrusion brutale de cette lubie la fit de nouveau rougir, et elle se détourna pour affecter d’admirer le tabard tout neuf. Pour l’instant, elle laisserait Ki suivre sa fantaisie mais, tôt ou tard, elle veillerait à l’élever à la place qui lui revenait. Et quiconque alors aurait envie de se le rappeler sous les espèces d’un chevalier de merde pourrait aller se faire voir chez Bilairy.

Iya et plusieurs autres magiciens n’avaient entre-temps pas cessé de monter leur garde, et ils envoyèrent annoncer que l’intention des Plenimariens était effectivement de débarquer juste à l’endroit prévu par Tamir.

Le soleil était au zénith et l’atmosphère étouffante dans la maison quand Ki l’aida à revêtir sa tunique matelassée et son haubert de mailles aurënfaïe.

En nage lui-même dans sa propre armure, il la sangla sans ménagement dans sa cuirasse d’acier bruni puis contrôla que celle-ci s’ajustait aussi bord à bord que possible des deux côtés. La lumière en fit miroiter l’élégante ciselure d’or. À l’instar du heaume, cette pièce avait été réalisée pour une femme guerrier, et l’éclat de son métal rehaussé d’arabesques accentuait la modeste courbure du sein de Tamir. Ce dernier détail l’effarouchait plutôt.

Elle ne put néanmoins résister au désir de jeter à la dérobée un coup d’œil oblique vers le miroir.

Ki se mit à rire en lui enfilant par-dessus la tête le tabard de soie. « Fichtrement contente de toi, pas vrai ? »

Tamir fit une grimace revêche à son reflet. « Est-ce que j’ai la dégaine d’une reine ? »

Il la coiffa de son nouveau heaume. « Là, oui. Il ne te manque que l’Épée.

— J’en possède quand même une bonne. » Elle la tira au clair et la brandit. Ç’ avait été celle de son père.

Ki lui pressa l’épaule. « Il serait fier de toi, et ta mère aussi, je parie, si elle pouvait te voir maintenant. »

Tamir n’aurait pas demandé mieux que de pouvoir le croire. « En route, dit-elle. Je veux être bien placée pour recevoir nos hôtes lorsqu’ils se présenteront. »

Les Compagnons et les porte-étendards plantonnaient déjà dans la cour.

Arkoniel, Saruel et Kiriar se trouvaient avec eux. Les deux hommes ne portaient pas d’armure, mais ils avaient adopté une tenue propice à une chevauchée rapide. La Khatmé avait gardé sa longue robe sombre, elle, mais cela ne l’empêchait pas d’être en selle à califourchon, ses jupes retroussées sur des bottes montantes d’équitation.

« Comment est Iya ? s’enquit Tamir auprès d’Arkoniel. - Éreintée.

— Vous aussi, vous avez eu recours à la magie.

Vous n’êtes pas trop fatigué ? »

Arkoniel sourit. « Je me suis occupé de diverses tâches, mais elles n’étaient pas aussi éprouvantes. Je suis prêt pour la bataille. Nous le sommes tous.

— Mon aile orëskiri, dit-elle en souriant. Puisse Sakor s’adjoindre à Illior pour votre travail d’aujourd’hui. »

Lynx lui tenait son cheval. Elle regrettait l’ancien, Gosi, qui avait disparu depuis la chute d’Ero, mais le petit palefroi n’aurait pas convenu pour le genre de besogne imminent. Elle montait désormais un grand étalon noir baptisé Minuit, un aurënfaïe issu de ses propres haras d’Atyion. Il était dressé pour la bataille, rapide et nerveux, pas ombrageux pour un sou. Elle avait personnellement veillé à ce que Ki dispose d’un cheval de valeur identique, un superbe alezan dénommé Vif.

Elle alla faire une ultime offrande au temple des Quatre et fut heureuse de constater que la fumée du brasero de Sakor s’élevait droit vers le ciel, ce qui était un excellent présage pour la suite des événements militaires. Elle visita également la stèle et brûla de l’encens et des plumes de chouette en l’honneur d’Illior. La fumée la caressa de nouveau, mais sans que l’Illuminateur lui procure de visions supplémentaires.

Elle franchit la porte et, tandis qu’elle gagnait sa place à la tête de la colonne montée, fut accueillie par les étourdissantes ovations tant des cavaliers que des guerriers plantés en spectateurs sur le bord de la route. Un âpre vent de mer fustigeait au-dessus des rangs les bannières de ses lords vassaux, flamboyantes dans la lumière de l’après-midi.

« Ta-mir ! Ta-mir ! Ta-mir ! » La scansion de son nom lui fit froid dans le dos.

Elle se dressa sur ses étriers pour saluer. Les acclamations redoublèrent quand elle poussa sa monture au galop pour dépasser le reste de la colonne.

Une assurance paisible s’empara d’elle, comme c’était toujours le cas en pareille occurrence. C’est pour cela que je suis née.

18

Ils atteignirent la crique juste avant le crépuscule, et Tamir dépêcha des éclaireurs en quête d’éventuelles forces avancées. À l’horizon, tout juste parvint-elle à discerner quelques silhouettes sombres.

Arkoniel vérifia qu’il s’agissait bien de navires ennemis. « Ils doivent compter débarquer après la tombée de la nuit, tout à fait comme vous l’aviez prévu.

— Oui. » La lune en son troisième quartier se levait derrière les assaillants. Elle était beaucoup plus haute dans la vision. « Je veux que les cavaliers se tiennent à un quart de mille en arrière. Les archers se tapiront ici le long des hauteurs de la plage. Encore une chose, au fait. Savez-vous si l’ennemi convoie des magiciens dans ses troupes ?

— Je n’ai vu trace d’aucun.

— Bon. »

Elle alla parcourir les ailes et deviser avec les capitaines pendant qu’ils partageaient un repas froid avec leurs guerriers. Il ne pouvait être question de feux qui alerteraient l’ennemi. Par une nuit aussi limpide, la plus petite flamme se serait vue à des milles de distance. Chacune des compagnies d’archers alignées le long de la côte disposait d’un monceau de bûches toutes prêtes et d’une coupe de copeaux à feu qu’il suffirait de jeter dessus pour qu’elles s’enflamment instantanément, le moment venu.

On ordonna d’observer le plus profond silence, car le son portait, lui aussi. Debout avec sa garde, Tamir se fit tout oreilles et tout yeux.

« Là, finit par chuchoter Saruel. Arrivez-vous à discerner la lueur des voiles ? Ils naviguent toutes lanternes éteintes. »

Les magiciens jouissaient d’une vue plus perçante dans le noir que la plupart des êtres ordinaires, mais Tamir fut bientôt en mesure de distinguer l’éclat disséminé de voiles baignées par le clair de lune. Elle ne tarda pas non plus à percevoir le grincement des agrès et le claquement de la toile.

Les premiers vaisseaux ennemis pénétrèrent dans la crique sans se douter de l’accueil qu’on leur réservait, et ils mirent à l’eau les premières chaloupes. Solidement équipées de rameurs, elles nagèrent à toute vitesse vers le rivage.

Tamir et ses Compagnons se tenaient au milieu de la plage, l’arc au poing. Nyanis était des leurs, ainsi que l’un des capitaines des archers. Sur un signe d’elle, Nyanis éparpilla quelques copeaux à feu sur le bois sec, et les flammes se déchaînèrent. En un instant, d’autres feux jaillirent le long de la plage. Tamir sourit à Ki lorsque leur parvinrent des chaloupes à l’approche les premiers cris d’alarme.

Il lui tendit une flèche dont la pointe émergeait d’un bouchon de tissu imbibé de poix. Elle l’encocha sur la corde, l’enflamma puis la décocha vers le ciel. Les Plenimariens des chaloupes n’avaient plus le temps de battre en retraite. Le signal donné par Tamir avait déjà déclenché le tir mortel de deux cents archers skaliens, et une volée de traits enflammés fusait vers eux.

Des centaines de flèches illuminèrent le ciel et, pendant un moment, les chaloupes projetèrent des ombres sur les flots. Puis elles touchèrent leur but, et les ténèbres se refermèrent, peuplées de glapissements. Une deuxième volée suivit, puis une troisième et une quatrième. L’eau répercuta de nouveaux cris de douleur et de nouvelles vociférations.

Néanmoins, comme l’avait prédit Tharin, les Plenimariens ne cédèrent pas à l’épouvante immédiatement. Des volées de riposte sifflèrent dans l’atmosphère. Ki et les autres Compagnons brandirent leurs boucliers pour protéger Tamir, et une demi-douzaine de pointes vinrent s’y ficher. D’autres frappèrent le sol autour d’eux, et se plantèrent toutes frémissantes dans le sable.

« Arkoniel, à vous ! » ordonna-t-elle.

Le magicien trama dans l’air un disque noir qui tournoyait à quelques pas devant lui, et Lynx et Ki couvrirent Tamir avec leurs boucliers pendant qu’elle décochait au travers une flèche ardente qui disparut tandis que le cercle s’évanouissait.

Un instant plus tard, la voile d’un navire mouillé au loin prit feu. Les flammes s’y propagèrent avec une vitesse surnaturelle, grâce au sortilège de Saruel.

« Ça marche ! » coassa Arkoniel.

Les flammes s’attaquèrent prestement aux mâts et se répandirent sur le pont en contrebas. À la faveur de leur flamboiement rouge, ils aperçurent des matelots qui abandonnaient le bâtiment.

Arkoniel et ses collègues tramèrent le charme plusieurs autres fois, jusqu’à ce que dix vaisseaux se consument. Ils avaient disséminé les attaques au sein de la flotte; le vent transmit des lambeaux de voile embrasés à d’autres navires. La rade était illuminée par la violence des incendies.

Les Plenimariens des chaloupes expédièrent de leur mieux quelques volées supplémentaires mais plus disparates, faute de pouvoir se concentrer comme les Skaliens.

« Ils déguerpissent ! » gueula un guetteur, et la nouvelle courut tout le long des lignes.

Les guerriers poussèrent leurs cris de guerre et entrechoquèrent leurs boucliers dans un vacarme de défi assourdissant. Comme il s’éteignait, cependant, Tamir perçut l’appel d’un cor signalant une attaque sur son flanc nord.

« Ils doivent avoir débarqué des forces sur cette partie de la côte ! beugla Tharin. Compagnons, préservez votre reine !

— Nyanis, tenez les chaloupes en respect avec vos archers, commanda Tamir. Compagnons, en selle ! »

Elle rallia sa cavalerie et galopa vers le nord pour y affronter l’ennemi. Il était impossible d’en évaluer précisément le nombre, mais la lune donnait assez de lumière pour permettre de voir que c’étaient des troupes considérables qui se portaient à leur rencontre d’un pas rapide. On en vint aux prises à un demi-mille au nord de la crique, cavaliers contre fantassins, et de part et d’autre retentirent des invectives belliqueuses.

« Pour Skala et les Quatre ! » clama Tamir, poursuivant l’avantage que lui conférait sa cavalerie pour écraser les Plenimariens.

Taillant de droite et de gauche, elle se fraya un passage au travers de piques et d’épées brandies. Minuit se cabra sur son ordre en ravageant l’espace de ses sabots ferrés d’acier. Les beuglements des Plenimariens se transformèrent en piaulements sous ses coups, et du sang chaud lui éclaboussa le bras et la figure. La jouissance de la bataille l’empoigna, supprimant toute notion de souffrance ou de fatigue. Elle eut vaguement conscience que Ki hurlait quelque chose derrière elle.

Elle jeta un coup d’œil à la ronde et repéra son étendard personnel qui ballottait par-dessus les têtes d’un massif de fantassins, puis Ki et les autres qui se battaient frénétiquement pour renouer le contact avec elle.

Et puis il y eut subitement trop de bras qui se tendaient vers elle, trop de mains qui l’agrippaient, la tiraillaient, tentaient de l’arracher de selle. Elle fit des moulinets en tous sens, abattant son épée sur tout ce qui se trouvait à sa portée. Minuit s’ébroua et se mit à ruer, envoyant baller ceux qui s’efforçaient de l’atteindre aux jambes en dessous du caparaçon. Tamir resserra sur lui l’étau de ses cuisses et entortilla sa main de rênes dans sa crinière pour se cramponner. La hauteur du pommeau de la selle assura sa stabilité lorsque l’étalon tenta de se cabrer de nouveau. Elle le brida, soucieuse de voir trop de lames acérées prêtes à le frapper au ventre.

Quelqu’un empoigna sa cheville et tira dessus d’un coup sec dans l’espoir de la désarçonner.

Juste au moment où elle ne doutait plus de sa chute imminente, l’homme qui tenait son pied lâcha prise et tomba à la renverse. Tout en se redressant en selle, Tamir baissa les yeux et aperçut dans la cohue le visage blême de Frère. La chute de cadavres intacts signala seule son sillage alors qu’il se volatilisait une nouvelle fois.

Là-dessus, Ki surgit, rugissant de fureur, pendant que Tharin et lui massacraient les Plenimariens encore accrochés aux jambes de Tamir et au harnachement de l’étalon noir. Les autres Compagnons eurent tôt fait de se rallier à eux et de déblayer l’espace autour d’elle.

Une pique atteignit Lynx à l’épaule, et il s’en fallut de rien qu’il ne vide les étriers, mais Tyrien envoya son agresseur mordre la poussière. Juste au-delà, Una et Hylia se battaient côte à côte, élargissant la clairière déjà défrichée. Sur la droite de Tamir, Kyman et ses cavaliers refoulaient eux aussi l’ennemi. Au loin, elle distingua la bannière de Jorvaï qui flottait sur les combattants.

« Sus à ceux-là, percée puis demi-tour ! » cria-t-elle en pointant son épée vers la ligne ténue de soldats ennemis qui les séparaient de la plage.

Ils s’exécutèrent puis revinrent à bride abattue s’ enfoncer dans les rangs adverses. Ils risquaient d’être accablés sous le nombre, mais leurs chevaux leur donnaient l’avantage, et leur première charge démolit le dispositif plenimarien. Ils s’y engouffrèrent en balayant les fantassins désorganisés comme une faux dans un champ de blé, les taillant en pièces et les foulant sous les sabots de leurs montures.

« Ils se débandent ! » hurla Tharin.

Un sauvage mugissement de victoire attira le regard de Tamir, et elle aperçut Nikidès qui, le visage en sang, poussait des clameurs en brandissant son épée noircie, flanqué du jeune Lorin, terrible à voir et tout aussi sanglant.

« À moi ! » lança-t-elle en ralliant son monde pour une nouvelle charge.

L’ennemi rompit le contact pour tâcher de s’enfuir vers les chaloupes qui l’avaient amené. Il y avait là aussi des navires au mouillage, mais Tamir n’avait pas sous la main de magiciens pour les incendier.

Avec ses cavaliers, elle se précipita à la poursuite des fuyards, les massacrant et les repoussant jusque dans l’eau, puis battit en retraite pour laisser aux archers de Kyman le soin de les achever et de brûler leurs embarcations. Certains réussirent à s’échapper dans les ténèbres en faisant force de rames à reculons, mais les cadavres de leurs camarades jonchaient le sable et ballottaient au gré de la marée montante.

Tamir et les siens retournèrent à l’endroit de la plage où les archers de Nyanis se tenaient prêts à reprendre le combat. Elle démonta près d’un de leurs feux de guet.

« Pour le moment, les chiens ont regagné leurs chenils » , l’informa-t-il en l’examinant. Elle était couverte de sang, et son tabard était en loques, maculé. « On dirait que vous avez pris du bon temps.

— Un peu trop bon, susurra Tharin en la foudroyant d’un regard noir. Tu as laissé ta garde à la traîne, et tu as été à deux doigts de perdre Ki par dessus le marché.

— Alors, vous devriez apprendre à galoper plus vite, tous les deux » , rétorqua-t-elle. Il avait raison, bien entendu, mais elle n’était pas prête à l’admettre.

Il soutint son regard un moment puis fit une moue et se détourna, trop avisé pour en dire davantage en présence des autres nobles.

Les magiciens la rejoignirent près du feu, et ils se tinrent en silence pendant un moment, émerveillés par leur succès.

« Que croyez-vous qu’ils vont faire, maintenant ? finit par s’inquiéter Arkoniel. Ils restent encore plus nombreux que nous, et il est trop tôt pour compter sur nos renforts. »

Tamir haussa les épaules. « S’ils reviennent, nous les combattrons de nouveau. Ils ont perdu l’effet de surprise, et ils le savent. Je crois qu’ils vont demander à parlementer. »

Lorsque les brumes de l’aube se déchirèrent au-dessus des flots, les faits lui donnèrent raison. Le navire amiral plenimarien hissa un ample pavillon blanc. Après avoir donné l’ordre à son porte-étendard personnel de lui retourner son signal, Tamir convia l’intégralité de ses forces à se masser bien en vue le long de la plage.

Une chaloupe arborant une version réduite du pavillon de pourparlers fut mise à la mer et toucha terre. Le commandant des adversaires était un type gigantesque à barbe noire, et il était vêtu d’une cotte de mailles et de cuirs noirs fastueux. Son surcot affichait l’emblème d’une noble maison. De la demi-douzaine d’hommes à mines graves qui l’accompagnaient, aucun ne portait d’armes.

Ils débarquèrent en barbotant, mais le commandant laissa les autres au bord de l’eau et gravit sans escorte à grandes enjambées la déclivité sablonneuse. Lorsqu’il aperçut Tamir campée là, coiffée de son heaume couronné, il hésita, peut-être surpris de ne pas rencontrer un adversaire plus formidable.

« Je suis le duc Odonis, général de Plenimar et amiral de la flotte de l’Overlord » , annonça-t-il d’un ton bourru. Il parlait le skalien avec un accent pachydermique. « À qui est-ce que je m’adresse ?

— Je suis Tamir Ariani Agnalain, reine de Skala, répondit-elle, tout en retirant son heaume pour lui permettre de mieux distinguer ses traits. C’est avec moi que vous parlementerez. »

Ses sourcils broussailleux firent un bond de stupéfaction. « Reine ? se gaussa-t-il. Skala n’a pas de reine, actuellement. Qui es-tu, fillette ? »

Fillette ! Elle était encore bien assez Tobin dans sa propre tête pour être doublement offensée par le quolibet. Elle se redressa d’un air solennel. « Je suis Tamir, fille de la princesse Ariani, fille elle-même de la reine Agnalain.

Mon oncle, le roi usurpateur maudit par Illior, a succombé lors de votre première agression contre la capitale. C’est moi qui occupe sa place, à présent, moi, l’Élue d’Illior l’Illuminateur. Les prêtres d’Afra en porteront volontiers témoignage. »

Odonis continuait à la considérer avec un certain scepticisme. « C’est vous qui conduisez cette ... » Il toisa la maigreur de ses effectifs et haussa de nouveau un sourcil goguenard. « Cette bande de coquins ?

— Moi-même. Avez-vous l’intention de poursuivre les hostilités ? Mon armée et mes magiciens sont prêts à vous affronter de pied ferme.

— Des magiciens ? Ah ... l’ Orëska. Des vagabonds sans dents.

— Ils ne sont pas si dépourvus de dents que cela, répliqua-t-elle calmement, le doigt tendu vers les navires en feu. Voilà leur ouvrage.

Permettez-moi de vous en convaincre. »

Arkoniel trama son sortilège une fois de plus, et elle décocha une flèche enflammée droit dans le mille. Au large, la grand-voile du navire d’Odonis prit feu.

Odonis perdit quelque peu de sa suffisance. « Qu’est-ce que c’est que ça ?

— L’ouvrage de mon Orëska, et elle infligera la pareille à tous les bâtiments de votre flotte si vous ne quittez pas immédiatement nos rivages.

— Vous ne nous combattez pas de manière honorable !

— Était-il honorable au commandant qui vous a précédé de surgir sans aucun défi d’entre les crocs d’une tornade et de s’abattre sur une ville endormie ? C’était une attaque de pleutre, et il a été battu à plate couture avec toutes ses forces, conformément à la volonté d’Illior, par des guerriers skaliens et des magiciens skaliens. Ses vaisseaux gisent au fond de la rade d’Ero, maintenant. Le reste des vôtres subira le même sort si vous ne vous retirez pas pour rentrer chez vous. Allez rejoindre votre Overlord, et dites-lui qu’une fille de Thelâtimos gouverne de nouveau, et que Skala jouit une fois de plus de la protection de l’Illuminateur. » Au bout d’un moment de réflexion, Odonis s’inclina avec raideur. « Je transmettrai vos paroles.

— Je n’en ai pas terminé ! aboya Tamir. J’exige réparation pour Ero. Je retiendrai dix de vos vaisseaux. Vous me les livrerez sur-le-champ en venant les ancrer ici même.

— Dix !

— Libre à vous d’emmener les équipages. Je n’ai pas de temps à gaspiller pour leur régler leur compte. Abandonnez ces navires avec l’intégralité de leur cargaison, et emmenez les autres. Faute de quoi, je les brûlerai tous sous vos pieds, et je tuerai tout Plenimarien qui s’aviserait d’aborder nos côtes. »

Elle ignorait totalement si, vannés comme ils l’étaient, les magiciens seraient en mesure de mettre sa menace à exécution, mais, de toute manière, Odonis n’en savait rien lui non plus, et il n’avait guère lieu de douter de son assertion.

Rien qu’à voir la manière dont ses mâchoires jouaient sous sa barbe, il grinçait manifestement des dents, au comble de l’exaspération. Il finit néanmoins par s’incliner de nouveau. « Soit. Dix navires avec leur cargaison mais aucun homme d’équipage.

— Vous livrerez votre bannière personnelle en signe de reconnaissance de votre défaite de ce jour ici. En présence de ces témoins, je vous place inviolablement sous ma sauvegarde, à condition que vous quittiez mes côtes sur l’heure. Touchez-y terre une fois encore, et je n’accorderai merci à aucun d’entre vous.

Je vous suggère enfin de prendre congé tout de suite, avant que je ne risque de me raviser. »

Odonis lui condescendit une dernière révérence et s’empressa de redescendre vers la chaloupe qui l’attendait. Sa retraite se fit sous les huées des gens de Skala.

Tamir demeura immobile à contempler les flots jusqu’à ce qu’il eût pris le large, puis elle s’affaissa d’un air las sur une pierre, peu à peu envahie par le sentiment que sa besogne de la nuit l’avait complètement vidée. « Tharin, fais passer le mot. Chacun doit se reposer un peu d’ici à ce que nous repartions. Vous tous compris » , ajouta-t-elle avec un regard significatif à l’adresse des Compagnons. Avec un grand sourire, ils s’étendirent tout autour d’elle à même la plage sur leurs manteaux.

Ki s’allongea près d’elle, appuyé sur ses coudes. Il avait encore le visage barbouillé de sang, mais une longue tige de folle avoine pendouillait au coin de sa bouche, et il avait l’air pleinement satisfait.

« Ç’ a été un joli brin de bataille, Votre Majesté, mis à part votre charge solitaire endiablée, dit-il en s’arrangeant pour qu’elle soit seule à l’entendre.

— J’étais persuadée que vous vous démerderiez pour vous maintenir à ma hauteur. »

Le fétu se mit à gambiller pendant un moment aux lèvres de Ki, tandis qu’il le suçotait en silence. « À présent que vous êtes ma reine, puis-je encore me permettre de vous informer que je vous botterai le cul d’ici jusqu’à Bierfût si vous refaites jamais ce coup-là ? »

Toute la tension des vingt-quatre heures précédentes se dissipa quand elle commença à rire et lui assena un rude coup de poing sur l’épaule. « Oui, m’est avis que tu peux encore te le permettre. »

Ki lui sourit. « Eh bien, puisque tu t’es débrouillée pour survivre à cette folie, je crois que je vais te confier ce que j’ai entendu déclarer par certains guerriers. Ils te considèrent comme dieu-touchée tout à la fois par Sakor et par l’Illuminateur, excuse du peu.

Je commence à le croire moi-même. » Mais elle n’avait pas oublié non plus l’apparition fugace de Frère dans la mêlée. C’était la deuxième fois qu’il venait à sa rescousse en pleine bataille, et elle l’en remercia par-devers elle.

Arkoniel trouva le répit très bienvenu. Il n’avait jamais jusque-là tramé tant de charmes en un laps de temps aussi bref. Même Saruel était blafarde sous ses tatouages quand ils se retirèrent pour reprendre haleine.

Un regard en arrière lui révéla Tamir et Ki assis côte à côte vers le bas de la plage. La façon dont ils bavardaient en souriant leur donnait presque l’allure des deux gamins qu’il avait eus pour élèves autrefois.

Aguerrie par le drame et par les combats, alors qu’elle n’a même pas seize ans. Toutefois, elle n’était pas la première reine à s’emparer du trône aussi jeune, et d’autres, à son âge, étaient déjà déflorées ou mariées.

Et puis il y avait Ki. Il aurait bientôt dix-sept ans révolus. Pendant que le magicien les observait, celui-ici se pencha sur Tamir et lui dit quelque chose qui les fit éclater de rire.

Arkoniel éprouva un pincement de cœur doux-amer lorsqu’il s’autorisa à effleurer l’esprit du jouvenceau. Ki aimait Tamir de toute son âme, mais la plus grande confusion régnait encore dans ses sentiments.

Respectueux de sa promesse, le magicien se détourna sans toucher aux pensées de Tamir. Après avoir rejoint Saruel et Kiriar en haut de la crique, il s’y pelotonna dans l’herbe rêche et ferma les yeux. Il avait beau savoir que chaque sortilège prélevait son droit de péage, jamais il n’avait éprouvé une pareille sensation d’anéantissement. De quelle utilité seraient-ils à Tamir en cas de guerre véritable, si une seule bataille suffisait à épuiser toute leur énergie ?

Le soleil pointait juste au ras de l’horizon quand une sonnerie de cor le tira de sa somnolence. Les magiciens se redressèrent en exhalant avec un bel ensemble un concert de grognements plaintifs. Arkoniel donna la main à Saruel pour l’aider à se mettre debout.

À sa grande surprise, guerriers et capitaines leur administrèrent des tapes amicales dans le dos et les saluèrent lorsqu’ils se mirent en selle pour rejoindre le reste de la compagnie.

« Par la Lumière, alors, vous autres, vous nous avez accompli là un tour de magiquerie sacrément coquet ! » s’exclama Jorvaï.

Tamir gratifia Arkoniel d’un sourire sincèrement cordial. « La Troisième Orëska a fait ses preuves en ce grand jour. Nous avons perdu moins d’une quarantaine d’hommes. Je me demande quel effet cela ferait, de vider toutes les querelles avec autant de facilité » , musa-t-elle.

Jorvaï renifla. « Laisserait pas grand-chose à faire aux guerriers, pour le coup, hein ? »

Arkoniel ne parvint pas à s’imaginer que la magie réussirait jamais à supplanter la guerre, et il douta d’ailleurs que, le cas échéant, ce serait une bonne chose. La guerre procurait un but à des hommes tels que Jorvaï.

19

Des estafettes ayant été dépêchées pour apporter aux camps d’Ero la nouvelle du succès, Tamir trouva sur le trajet du retour les routes bordées d’une foule enthousiaste qui agitait des fleurs et des bouts de tissu aux couleurs éclatantes tout en scandant inlassablement son nom à pleins poumons.

Devant l’entrée de la demeure d’Illardi, elle tira son épée et proclama. « C’est à Illior, protecteur de Skala, que revient l’honneur de cette victoire ! »

Après avoir fait la tournée des camps, ils se dirigèrent vers les ruines de la porte est de la capitale. Elle y procéda à une libation de guerrier pour les âmes de tous ceux qui avaient péri au cours de la dernière bataille et renouvela ses actions de grâces à l’Illuminateur.

Les cérémonies s’achevèrent dans la cour d’Illardi.

Les soldats prirent congé de Tamir, et les commandants mirent pied à terre et la suivirent dans le temple de la Stèle où les trois prêtres d’ Mra, masqués, attendaient, debout, pour l’accueillir.

« Dites-moi, ma reine, est-ce qu’à présent vous ajoutez foi aux visions de l’Illuminateur ? demanda Imonus.

— Oui, répondit-elle en lui remettant la bannière prise aux Plenimariens.

J’offre ce trophée à Illior en gage de ma gratitude. La vision était véridique, et elle a sauvé maintes vies humaines. Nous n’avons pas été pris à l’improviste, cette fois-ci.

— C’est un signe, ma reine. La convention qu’avait rompue Erius a été restaurée.

Je la ferai respecter aussi longtemps que je régnerai. »

Le soir, Tamir donna un banquet de victoire et fit distribuer de la bière et des victuailles dans les divers camps. Des feux de joie illuminèrent la plaine jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Arkoniel eut la satisfaction de se retrouver en compagnie d’Iya, comme par le passé, à la table principale, et de constater que leurs différents collègues occupaient des places d’honneur parmi la noblesse.

Tout le monde était déjà installé quand Tamir pénétra dans la salle. Elle s’était parée d’une robe de velours bleu sombre brodée d’argent, et portait l’épée au côté. Le diadème d’or qui étincelait sur son front contrastait avec le jais de sa chevelure.

« Elle est plutôt jolie, tu ne trouves pas ? » dit Iya. Arkoniel dut en convenir, quitte à déplorer qu’elle ait encore une démarche d’homme. Ki était auprès d’elle, et sa tunique de velours noir, tout en le vieillissant, lui donnait une allure très aristocratique. Ses cheveux, rejetés en arrière, étaient coiffés en une longue tresse, et les deux fines nattes de guerrier encadraient son visage en toute liberté. En étudiant plus attentivement les autres Compagnons, Arkoniel s’avisa qu’ils avaient fait de même, à l’exception de Nikidès qui s’était contenté de nouer les siens en une simple queue-de-cheval.

« Une idée de Tamir, je crois, murmura Iya. Tout à fait à mon goût.

Signifie un changement. »

Entre les plats de viande et de poisson, Tamir se leva pour faire une libation aux dieux puis pour porter un toast à ses commandants. Une fois que les ovations se furent éteintes, elle se tourna vers les magiciens et les salua avec son hanap.

« Mes amis, débuta-t-elle - et le cœur d’Arkoniel s’arrêta de battre une seconde lorsqu’elle attarda plus longuement ses prunelles sombres sur lui que sur les autres -, mes amis, vous avez une fois de plus prouvé votre inestimable valeur et votre habileté. Skala vous en remercie ! Dans ma ville, aucun magicien dévoué à la Troisième Orëska ne manquera de toit pour l’abriter ni de nourriture pour le restaurer. »

Tandis que le repas reprenait son cours, Arkoniel se pencha vers Iya et lui chuchota. « Croyez-vous qu’elle ait fini par nous pardonner ?

— Je l’espère. Pour assurer sa protection, nous devons demeurer dans son entourage immédiat. »

Le festin s’acheva tard dans la soirée, mais Arkoniel n’eut garde de se retirer aussitôt, dans l’espoir d’avoir un petit entretien avec Tamir. Elle était sur le point de quitter les lieux quand elle s’excusa auprès des autres et l’entraîna vers l’autre bout de la salle dans un coin désert.

« Oui ? »

Arkoniel sourit, un peu gauche et conscient de l’être. « J’ai apprécié vos paroles aimables de tout à l’ heure. Vous savez que je vous ai dédié mon existence, mais ... voilà, j’ose espérer que vous pourrez trouver dans votre cœur le désir de me considérer à nouveau comme un ami. »

Elle demeura muette un moment, puis finit par lui tendre la main. « Je suis navrée de vous avoir montré de la froideur. Ce n’était pas gentil mais, maintenant, je vois vraiment ce que nous pouvons accomplir ensemble. Il fallait que les choses soient. Vous et Iya, vous avez toujours été de fidèles gardiens. »

Refoulant un brusque afflux de larmes, il tomba à genoux devant elle et lui baisa la main. « Jamais je ne vous laisserai, ma reine. »

Elle se mit à glousser. « Holà ! J’espère que vous me laisserez quand même aller me coucher !

— Cela va de soi. » Il se releva et s’inclina.

Elle pivota pour partir puis s’immobilisa, une expression bizarre dans les yeux... qui était interrogative, et peut-être avec une once de suspicion.

Finalement, elle dit . « Lorsque je me rendrai à Mra, Iya et vous m’accompagnerez, n’est-ce pas ? Puisque c’est à vous qu’Illior a parlé là-bas.

— Uniquement à Iya, lui rappel a-t-il.

— Vous avez porté le fardeau, vous aussi. Je vous veux tous les deux avec moi.

— À vos ordres.

— Bon. Je vais tout mettre en ordre à Atyion, puis j’organise le voyage. » Elle se pencha tout près pour lui glisser en confidence. « En fait, je meurs d’envie de filer. Pour me battre et pour banqueter, là, toujours partante, mais tenir ma cour, ce que c’est chiant ! Allez, bonne nuit. »

Arkoniel réprima un fou rire en la regardant rejoindre les Compagnons et prendre congé d’eux.

Cela fait, Tamir se mit en marche avec Ki pour regagner ses appartements.

« Nous avons fait une bonne chère, dit-il en se tapotant joyeusement le ventre. Une bonne chère pour une bonne victoire.

— En effet » , concéda-t-elle, mais d’autres pensées l’avaient obsédée toute la journée. « Th arrives à te figurer en train d’affronter Korin de cette façon ?

— L’idée d’une guerre avec lui continue de te tourmenter.

— Pas toi ?

— Je crois bien, mais que peux-tu faire ? Loin de se donner si peu que ce soit la peine de chercher à nouer le contact avec toi, il n’a rien fait d’autre que de rassembler une année sans bouger de Cima. Th ne supposes quand même pas que c’est juste pour passer son temps, si ?

— Mais je ne me suis pas davantage donné de peine pour le contacter, si ?

— Tu es la reine légitime. C’est à lui qu’il incombe de venir te voir. »

Elle poussa un soupir exaspéré et se laissa tomber dans un fauteuil. « C’est le discours qu’Illardi et les autres n’arrêtent pas de me ressasser. Mais mon cousin n’en fera rien, et, en tant que reine, c’est à moi qu’il échoit de préserver la paix, ne serait-ce pas ton avis ?

— Ma foi, si, mais ...

— J’ai donc fini par m’y résoudre. Je vais lui écrire.

À titre privé, en parente, pas en ennemie.

— Je présume qu’une lettre ne risque pas de faire grand mal, répliqua-t-il d’un ton sceptique. Ni grand bien, probablement, non plus ...

— Va me chercher un héraut, veux-tu ? Je ne serai pas longue. » Elle demeura un moment muette, à se demander ce qu’Iya ou ses généraux penseraient de son plan. « Sois discret, veux-tu ? »

Il lui adressa un regard ironique au moment de sortir. « Ce genre de qualificatif te paraît idoine, maintenant que nous sommes adultes ? »

Tamir passa dans la salle de séjour contiguë à sa chambre et s’installa devant son écritoire. La plume à la main, elle fixa le parchemin vierge, en quête de termes justes. Nikidès et Illardi la secondaient de leur expérience de la cour pour sa correspondance officielle, mais elle voulait tenir à Korin le langage de son propre cœur et non le régaler de formules cérémonieuses.

Les mots se mirent à couler de source.

Au prince Korin

Cousin et frère bien-aimé,

Je sais que tu as eu de mes nouvelles, Kor, et que tu es au courant de ce qui m’est arrivé. Je sais combien ce doit être difficile à croire, et pourtant c’est vrai ...

Quand elle en eut terminé, le texte se brouillait sous ses yeux. Elle les essuya précipitamment d’un revers de manche, de peur que ses larmes ne tachent la feuille et signa:

Ta cousine et sœur aimante, la princesse Tamir, autrefois Tobin.

Elle ne s’avisa que Ki était revenu qu’en sentant une main se poser sur son épaule.

« J’ai envoyé Baldus en bas ... Eh là, qu’est-ce qui ne va pas ? »

Elle se retourna, lui jeta les bras autour de la taille et enfouit son visage dans le velours moelleux de sa tunique. Il la serra contre lui et, au bout d’un moment, elle sentit une caresse effleurer ses cheveux.

« Il ne vaut pas cela, tu sais ! chuchota-t-il. Il ne vaut pas ton petit doigt ! »

À contrecœur, elle dénoua son étreinte puis scella sa lettre avec la luxueuse cire bleue de l’écritoire et y imprima le cachet d’Atyion. « Voilà.

Terminé.

— J’espère que tu sais ce que tu fais » , ronchonna Ki en lui tapotant l’épaule.

Baldus revint escorté du héraut, un jeune homme dont la tresse blonde descendait presque jusqu’au bas des reins. La ceinture de sa tunique bleue laissait dépasser l’insigne de son office, un bâton chapeauté d’argent.

« Galope à Cirna, et ne remets ceci au prince Korin qu’en privé, lui dit-elle en lui confiant la missive scellée. Nul autre que lui ne doit le voir, tu comprends ? Détruis-la en cas de nécessité. »

Le héraut porta le sceau à ses lèvres. « Vous avez ma parole, par Astellus le Voyageur. Je délivrerai votre message dans la semaine, à moins de mésaventure sur les chemins.

— Bien. Attends la réponse de Korin. Comme je vais incessamment partir pour Atyion, c’est là-bas que tu me l’apporteras. Bonne route à toi. »

Il s’inclina et sortit.

« Enfin Atyion, hein ? fit Ki d’un air ravi.

— Et puis Afra, lança-t-elle, tout en cueillant une goutte de cire sur le secrétaire.

— Th n’as pas questionné Arkoniel sur ce qu’avait dit Frère, n’est-ce pas ?

— Quand en aurais-je eu le temps ? » riposta-t-elle, non sans savoir que ce n’était là qu’un méchant prétexte. Au fond d’elle-même, quelque chose la retenait, malgré le fait que son attitude impliquait forcément que la rage de Frère persisterait.

« Eh bien, nous devrions prendre un rien de repos. » Elle releva les yeux et surprit le regard furtif de Ki en direction de la chambre et son agitation fébrile.

A-t-il envie de dormir avec moi de nouveau, ou bien redoute-t-il que je le lui demande ? Elle ne savait pas non plus ce qu’elle souhaitait. Tout avait été si facile, l’autre nuit, quand elle était bouleversée dans le noir ... Maintenant, elle se sentait plus gauche que jamais.

« Eh bien ... bonne nuit » , marmonna Ki, et il résolut le problème en disparaissant dare-dare pour aller se réfugier dans la garde-robe.

« Bonne nuit. » Tamir resta devant l’écritoire pendant quelque temps, à barbouiller négligemment une feuille de parchemin d’esquisses et de petits croquis. Elle n’était nullement pressée d’aller se coucher toute seule.

20

Les premières récoltes engrangées et les semailles achevées, de nouveaux nobles se présentèrent à Cima pour engager leur foi au nouveau roi. Dans chaque groupe de nouveaux venus, Lutha cherchait avidement des visages familiers. Il n’en trouva pas des quantités.

Des hérauts survenaient quotidiennement, mais certaines des missives qu’ils apportaient étaient d’un ton froid et se montraient des plus évasives quant à un soutien quelconque. D’autres semblaient plutôt conçues pour sonder le destinataire et pour soupeser ses chances contre les prétentions de Tobin. Elles lui posaient les mêmes questions que les divers vassaux qui n’avaient pas cessé de se geler les pieds sur place depuis le printemps: pourquoi ne s’était-il toujours pas mis en marche pour reconquérir la capitale ? Pourquoi restait-il dans une forteresse aussi lointaine, alors que le pays avait besoin de lui ? Pourquoi ne s’était-il pas acquitté de la moindre tournée royale ? D’aucuns lui proposaient la main de leurs filles, sans savoir qu’il s’était déjà remarié.

Korin et son escorte rentraient d’une chevauchée matinale sur la route du sud quand Lutha repéra un cavalier qui arrivait sur leurs arrières au triple galop. « Regardez là-bas, dit-il en pointant l’index.

— Un messager » , déclara Lord Nyrin, une main en visière pour ombrager ses yeux.

On fit halte, et le capitaine Melnoth rebroussa chemin avec une poignée d’hommes pour l’intercepter.

L’homme ne ralentit l’allure qu’au moment d’être presque arrivé sur eux.

Bridant alors sa monture couverte d’écume, il cria. « J’apporte des nouvelles pour le roi Korin !

— Approche » , ordonna celui-ci.

Il s’agissait de l’une des créatures de Nyrin. « J’étais en train d’espionner à Ero, Majesté. Il s’est produit un nouvel assaut plenimarien. Ils ont attaqué au nord de la ville, et le prince Tobin les a écrasés.

— Tu as été témoin de la bataille, Lenis ? demanda Nyrin.

— Oui, messire. Ils disposent à la cour, là-bas, de magiciens puissants qui utilisent je ne sais quelle espèce de charmes incendiaires.

— Et en ce qui concerne mon cousin ? interrogea Korin en tortillant les rênes entre ses mains. Il se fait toujours passer pour une fille ?

— Oui, Majesté. Je suis parvenu à la voir ... enfin, le voir, l’entrapercevoir au moment de son départ.

— Et ? » insista Korin.

L’homme eut un sourire en coin. « Il fait une fille très moche, Majesté. »

La plupart de l’auditoire éclata de rire, mais Caliel et Lutha échangèrent des regards anxieux. En termes clairs, le chapeau de Tobin venait de s’orner d’une nouvelle plume. Ses partisans illiorains ne manqueraient pas de considérer sa victoire comme un nouveau signe de la faveur du dieu. Et ceux de Korin, ici, risquaient d’en faire autant. Ils manifestaient une impatience dont la virulence allait constamment croissant, tant les confondait son refus opiniâtre de bouger de là.

« Apporterai-je la nouvelle à la forteresse, Majesté ? » s’enquit le messager d’un ton nerveux.

Korin consulta Nyrin d’un coup d’œil avant de répondre.

Le magicien haussa les épaules. « On ne peut guère se flatter d’empêcher ce genre de nouvelles de circuler. »

Korin fit signe à l’homme de poursuivre sa route. « Enfer et damnation ! s’exclama Alben. Vous entendez ça, Lord Nyrin ? Encore une satanée victoire à porter au compte de Tobin, pendant que nous, nous languissons ici, au diable vauvert, à nous tourner les pouces !

— Sans doute ne s’agissait-il que d’une petite incursion, messire, lui répondit calmement Nyrin. Ce genre d’incidents prend toujours des proportions fantastiques au fur et à mesure qu’il se débite de bouche à oreille.

— Qu’importe, rétorqua Alben.

— Il a raison, vous savez, explosa Lutha. C’est nous qui devrions nous trouver là-bas, à résister à l’ennemi.

— Tiens ta langue, ordonna Korin. C’est à moi de décider quand nous partons ou si nous restons. Rappelez-vous cela, vous, tous tant que vous êtes ! »

En dépit de cette impérieuse déclaration, il écumait lui aussi de rage pendant leur retour à la forteresse. Quelles que fussent ses raisons personnelles de s’y attarder, l’inactivité le frustrait tout autant que les autres.

La nouvelle de la victoire fut encaissée avec toute la rancœur et tout le dépit que Lutha éprouvait lui-même. Ce soir-là, dans la grande salle, et pendant nombre de ceux qui suivirent, il surprit des regards noirs et des grommellements circonspects. Des guerriers qui s’étaient enfuis de la ville avec Korin étaient en proie à une nouvelle flambée de honte. Se pouvait-il, entendit-il certains chuchoter, que cette histoire de prophétie ne fût pas totalement infondée ?

Personne n’osait néanmoins discuter la légitimité du roi.

En cochant la fuite des jours sur le bâton qui lui servait de calendrier, Lutha vit arriver puis passer celui de l’anniversaire de Ki. Caliel et lui le fêtèrent, cette nuit-là, en levant une coupe de vin en son honneur, tout en se demandant s’il l’avait célébré, cette année. Ils avaient subi celui de Korin comme une corvée obligatoire et d’un ennui mortel.

Les relations de Korin et de Caliel ne s’étaient pas améliorées. À table, Cal occupait toujours sa place à la droite du roi mais, alors qu’autrefois tous les Compagnons s’étaient souvent repliés après le souper dans les appartements de Korin, Alben et Urmanis étaient désormais les seuls à y sembler les bienvenus. Quant à Moriel le Crapaud, s’il continuait aussi pour sa part à fouiner dans les parages où sa présence était le moins souhaitée, Korin paraissait en plus s’être pris de sympathie pour lui, et il l’agrégeait volontiers à son cercle intime de beuveries, du moins les nuits où il ne grimpait pas directement rejoindre Nalia dans sa tour.

C’est à la même époque que les Compagnons en vinrent à faire un tout petit peu plus connaissance avec la jeune princesse consort. Elle descendit dîner à la haute table de loin en loin, lorsque Korin les y recevait en privé.

Ils paraissaient encore mal à leur aise l’un avec l’autre, remarqua Lutha.

Si Korin s’était montré un époux aimant et attentionné vis-à-vis d’Aliya, le fait qu’il n’éprouvait aucune affection comparable pour sa nouvelle épouse devenait de plus en plus flagrant. Nalia n’était pas loquace, mais elle s’efforçait poliment de faire un brin de causette avec quiconque se trouvait être son voisin de table. En s’avisant à quelques reprises que les yeux de Lutha étaient fixés sur elle, elle avait timidement souri.

Elle sortait souvent, toujours sévèrement gardée, se promener dans la cour du baile ou sur le chemin de ronde pendant les longues soirées. Lutha et les autres Compagnons lui tenaient lieu de cavaliers servants, mais la sempiternelle présence de Nyrin interdisait à peu près toute espèce de conversation avec elle en ces occasions où Korin, lui, se faisait invariablement remarquer par son absence.

Lutha n’avait que faire de bavardages pour éprouver une sympathie croissante pour elle. Lui-même n’était pas franchement beau garçon, mais il savait pertinemment que ce défaut d’attraits comptait infiniment moins chez un guerrier que chez une épouse. Nalia n’avait sans conteste rien d’une beauté, mais sa voix était assez plaisante pour qu’il se demande ce que donnait son rire, s’il avait jamais l’occasion d’éclater. Il émanait de toute sa personne une dignité de grande dame qu’il admirait, mais ses yeux avaient une telle expression de tristesse qu’il en avait le cœur brisé.

Ce devait être une rude épreuve pour elle, aussi, que d’être l’objet des chuchotements de toute une forteresse curieuse de savoir si elle était finalement enceinte ou non. Korin continuait à rendre des visites nocturnes à la tour, mais Lutha avait vu plutôt deux fois qu’une la tête qu’il faisait en se rapprochant de la porte, et ce n’était pas celle d’un jeune époux comblé. Il était de notoriété publique qu’il passait une heure ou deux là-haut puis retournait dormir dans son propre lit.

En tout état de cause, il y avait dans cette manière de traiter une femme, sa propre femme, attirante ou non, quelque chose de pis qu’incongru. À Ero, Korin s’était plus galamment comporté avec ses putains.

« Peut-être est-ce le souvenir d’Aliya qui l’empêche de mieux se conduire envers Nalia » , suggéra Barieüs, une nuit où les Compagnons se trouvaient tous réunis autour d’un pichet de vin dans l’un des lugubres postes de garde.

« Aliya était belle, et c’est par amour qu’il l’avait choisie, lui rappela Alben. Celle-ci ? Moi aussi, je la ferais tenir sous clef, si elle m’appartenait.

— Voilà un sentiment peu viril, même de ta part » , gronda Caliel. En leur mettant les nerfs à vif, la situation avait délabré les égards mutuels.

« Enfin, tu ne penses pas qu’il a jeté son dévolu sur elle spontanément, par amour ou pour la romance, hein, dis voir ? riposta Alben. Elle est une fille du sang, l’une des dernières subsistantes qui soit en âge de mettre bas, pour autant que sache n’importe qui. Je le tiens de la bouche même de Nyrin.

— De plus en plus intime avec lui, n’est-ce pas ? marmonna Lutha, éméché.

— Tu parles d’elle comme s’il s’agissait d’une chienne primée qu’il a dans son chenil » , enchérit Caliel.

Alben haussa les épaules. « Qu’est-ce que tu te figures qu’il fait avec elle là-haut, la nuit ? Qu’il lui lit de la poésie ?

— Ferme ta sale gueule, bougre de bâtard sans cœur ! aboya Lutha. C’est de la princesse consort que tu parles si légèrement. Elle est une dame du sang !

— Et toi son champion ? » Alben jeta sa coupe par terre et bondit sur ses pieds, bouillant de se battre.

Caliel se précipita entre eux. « Arrêtez ça, vous deux ! Le châtiment prévu pour les bagarres est toujours en vigueur, et je n’ai nulle envie d’être celui qui devrait l’infliger ! »

Alben dégagea rageusement son bras de l’étreinte de Caliel.

« Où c’est qu’elle a sa famille, au fait ? s’étonna tout à coup Urmanis d’une voix pâteuse de pochard. À ce propos, d’où c’est qu’elle est sortie, et comment on sait si elle est bien ce qu’elle prétend ? »

Son intervention laissa tout le monde pantois. Au bout d’un moment, Alben se raffala sur son siège et rafla la coupe de vin de son écuyer. Après l’avoir vidée d’un trait, il se torcha la bouche et maugréa. « Ce n’est toujours pas moi qui vais questionner Korin là-dessus. Allez-y, si ça vous tracasse tant que ça. Par les couilles de Bilairy, Lutha, on jurerait qu’elle est ta femme à toi, quand tu t’emballes comme ça à son sujet ! Si j’étais toi, je me garderais de laisser Korin surprendre les œillades que tu lui faufiles.

Salopard ! » Lutha bondit à nouveau sur ses pieds, ulcéré tout rouge par l’accusation. Il ne fallut pas moins cette fois de Caliel et de Barieüs pour l’empêcher de sauter à la gorge d’Alben. Celui-ci éclata de rire quand ils entraînèrent leur ami de vive force à l’extérieur avant qu’il n’ait pu défendre son honneur.

Installée en chemise près de la porte du balcon dans l’espoir de respirer une bouffée de brise matinale.Nalia baissa les yeux vers son giron maculé de rouge et sourit. Elle se fichait éperdument des souillures et du désagrément de son flux lunaire; elle l’accueillait au contraire comme un signe de répit bienvenu aux empressements glacés de son époux.

Il persistait à venir la visiter presque chaque nuit, et elle ne se refusait jamais à lui, quitte encore à pleurer parfois à chaudes larmes après son départ. Il ne se montrait ni brutal ni grossier, mais pas passionné non plus, loin de là. Leurs rapports se réduisaient à l’accomplissement pur et simple d’un devoir, d’une besogne dont il fallait se débarrasser le plus vite et le plus efficacement possible. Elle n’y prenait pas l’ombre d’un plaisir quelconque et se demandait s’il en éprouvait lui-même, en dehors du soulagement physique conclusif. L’eût-il violentée qu’elle aurait peut-être trouvé finalement le courage de se précipiter dans le vide du haut du balcon. Les choses étant ce qu’elles étaient, elle s’était peu à peu résignée.

Avec Nyrin, elle avait connu l’affection, la passion même, et elle s’était figuré, bien à tort, qu’elle était sa bien-aimée.

L’existence avec Korin ne lui offrait rien de semblable. Lorsqu’il n’était pas ivre, il prenait le temps de siroter une coupe avec elle et de lui dire quelques mots de sa journée avant leur accouplement. Mais, comme il ne faisait que la tanner de conjectures sur le matériel de guerre et les opérations militaires éventuelles, il l’ennuyait mortellement.

Parfois, il l’interrogeait sur sa propre journée, cependant, et elle avait osé lui laisser entendre l’épreuve que représentaient pour elle tant d’heures creuses. Il l’avait étonnée en lui permettant de descendre dîner plus souvent. Quitte à s’opposer encore à ce qu’elle sorte de la forteresse pour aller faire une balade à cheval ou à pied le long des falaises, sous prétexte qu’elle n’y serait pas en sécurité, il se mit à lui procurer de petits réconforts.

Elle avait des tas de livres, maintenant, des corbeilles à ouvrage, du matériel de peinture, et même une cage d’oiseaux jaunes qui l’égayaient.

Korin lui fit également présent de parfums et de produits de beauté, mais elle les reçut plutôt comme des railleries implicites. Son miroir ne lui avait jamais menti, et elle avait depuis longtemps conclu la paix avec ce qu’il reflétait. Ce mari qu’elle avait se figurait-il qu’un peu de fard modifierait l’aspect de son visage ? Elle fut blessée qu’il y attache assez d’importance pour lui envoyer des cadeaux pareils, tout comme elle continuait à l’être qu’il ne consente à la rejoindre au lit qu’après avoir éteint les lampes. Nyrin ne lui avait jamais infligé le sentiment qu’elle était laide.

Nyrin ... Elle avait encore l’impression que son cœur allait se disloquer, chaque fois qu’elle pensait à lui. Elle ne pouvait pas esquiver sa présence; il était là, à table, et il accompagnait souvent ses promenades, lui parlant d’un ton badin de choses indifférentes, comme s’ils n’étaient tous deux que de simples connaissances. Elle se rendait compte à présent de la jouissance perverse que lui procurait ce petit jeu avec elle, tant il était assuré qu’elle se trouverait dans l’incapacité de jamais révéler la vérité à Korin, à supposer qu’elle ait seulement le front de le faire.

Oh, comme elle y aspirait pourtant ! Il lui arrivait de rêver qu’elle la hurlait si fort que Korin passerait sa rage sur son séducteur. Le Korin de ses rêves était un homme plus chaleureux, plus gentil que le véritable à l’état de veille. Elle aurait tellement préféré qu’il ne soit pas si beau ni si froidement attentionné ! Elle ne parvenait pas à se résoudre à l’exécrer aussi totalement qu’elle exécrait Nyrin, mais il lui était tout aussi impossible de l’aimer.

Elle s’habilla puis se replongea dans son fauteuil. « Tomara, veuillez avertir mon mari que mon sang de lune est revenu. »

La bonne femme examina le linge souillé, et Nalia s’aperçut qu’elle comptait en silence sur ses doigts. « Oui, Dame. Si c’est pas pitié !

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Ben, parce que vous n’avez pas conçu, malgré tout le mal qu’il se donne ! »

Nalia fut choquée par le ton légèrement réprobateur. « À vous entendre, ce serait ma faute. N’ai-je pas enduré ses efforts sans me plaindre ?

— Bien sûr que si, ma Dame. Mais il a engendré des enfants avec d’autres femmes, avant vous.

— D’autres ? » exhala-t-elle d’une voix défaillante.

Elle n’avait jamais envisagé les choses sous cet angle.

La vieille lui tapota la main. « y a des femmes qu’ont les entrailles rocailleuses, ma Dame, et qui peuvent pas faire germer la graine de leur mari, si souventes fois qu’il la sème. Si vous finissez par vous prouver stérile, alors, qu’est-ce qu’il fera, notre jeune roi, pour obtenir un héritier ? » Elle secoua la tête et se mit à faire le ménage de la pièce.

Des entrailles rocailleuses ? Nalia pressa ses doigts sur ses lèvres, de peur de trahir le brusque espoir qui l’envahissait. La semence de Nyrin non plus n’avait jamais poussé en elle ! Qu’elle soit stérile, et Korin n’aurait plus rien à faire d’elle. Peut-être alors qu’il la répudierait en faveur d’une autre, et libre, elle serait libre !

Elle se ressaisit bien vite et ramassa son tambour de broderie. « Vous dites que mon époux a déjà eu des enfants avec d’autres femmes ? Est-ce qu’aucun d’entre eux ne peut être son héritier ? Qu’est-il advenu de sa première épouse ?

— Une triste histoire, ça. Elle a eu deux grossesses, mais la première s’est terminée par une fausse couche, et elle est morte en essayant de mettre au monde la seconde fois.

— Et l’enfant ?

— Mort, lui aussi, le pauvre petiot. Si Sa Majesté a eu des bâtards, je n’en ai pas entendu parler. D’ailleurs, y a qu’un héritier légitime qui peut faire l’affaire, dit Lord Nyrin. C’est ça qui fait de vous un joyau si précieux, ma Dame. Vous avez le sang, et Lord Nyrin affirme qu’on pond des filles, dans votre famille. Si vous en donnez une au roi, qui pourra contester ses droits au trône, alors ? Toujours pas ce maudit prétendant d’Ero ! » Elle fit un signe de malédiction. « Purs mensonges ou nécromancie, voilà tout ce que c’est ! Aussi fou que sa mère il est, celui-là, tout le monde est d’accord là-

dessus.

Le prince Tobin, vous voulez dire ? » demanda Nalia. Korin parlait rarement de son cousin, sauf pour le qualifier d. « dingue » et d. « usurpateur » .

« Votre malheureux époux l’aimait comme un frère.

Mais, pendant la bataille d’Ero, le prince Tobin s’est enfui, puis il est revenu avec une bande de renégats à sa solde en proclamant qu’il était une fille et la reine ! »

Nalia la regarda, les yeux écarquillés, puis éclata de rire. « N’allez pas me dire que quiconque ait cru ce bobard ?

Pourquoi vous vous figurez qu’on est là, nous, tout là-haut, plutôt qu’en bas, dans la capitale ? demanda Tomara. Que des traîtres et des abrutis que c’est, mais y en a assez pour appuyer les prétentions du mioche. Va y avoir la guerre, je vous garantis, s’ils essayent d’aller contre le roi Korin. C’te foutaise ! C’est ces illiorains et un paquet de prêtres branques et de magiciens qu’y a derrière ça. Vous voyez où qu’on en est rendus ? Non, ma Dame, vous faut porter une fille pour votre cher et tendre, et tôt fait, comme pour le bien du pays. »

Conformément aux vœux de Nalia, la nouvelle de sa menstruation tint Korin au diable pendant la période escomptée. Elle broda, joua aux cartes avec la femme de charge et se plongea dans ses livres, des histoires de chevaliers succombant pour l’amour de leurs dames. Tomara lui servit des infusions spéciales, des mixtures de feuilles de canebaie, de miel et de racine de licorne, destinées à rendre ses entrailles plus fertiles.

À sa grande surprise, la pensée de la première épouse du roi et des autres enfants qu’il avait bien pu engendrer lui trottait constamment dans l’esprit.

Ce n’était certes pas qu’elle fût jalouse, oh non, mais elle s’ennuyait à mourir, voilà tout, ce qui la rendait avide de commérages, n’importe lesquels.

« Vous pourriez tirer cette affaire au clair pour moi, Tomara. C’est de mon mari qu’il s’agit, après tout. Est-ce que je n’ai pas le droit de savoir ? Ça aiderait, peut-être, la cajola-t-elle un beau jour, sensible à l’attention qu’elle suscitait. J’ai tellement envie de lui faire plaisir ! mentit-elle. Il doit bien y avoir parmi ses gens quelqu’un qui connaisse ses ... goûts ? »

Par chance, la vieille n’était pas sans avoir quelque propension aux ragots, et elle vint à bout de sa tâche les doigts dans le nez. Lorsqu’elle apporta le plateau du souper, le soir même, elle arborait un sourire plein de suffisance.

« Mouais, ça se pourrait » , convint-elle d’un air taquin, pendant qu’elles s’installaient au coin du feu pour prendre ensemble leur repas.

Nalia l’embrassa comme elle avait coutume de le faire avec sa nourrice pour la séduire et lui soutirer des secrets. « Allez, dites-moi, vous avez parlé avec qui ?

— Avec le valet de chambre de Sa Majesté. Il m’a raconté que son maître n’avait pas engendré d’enfants vivants du tout ! Pas même si peu qu’un bâtard. Les ventres ont enflé, mais y a pas eu un gosse qui a vécu.

— Pas un seul ? Ce que c’est triste ! s’exclama t-elle, oubliant un moment ses propres espoirs. Comment s’étonner que Korin ait l’air si morose quand il vient me voir ?

— Ouais, la guigne, murmura Tomara tout en grignotant une tranche de pain, mais l’ œil allumé de malice.

— Il y a quelque chose d’autre, n’est-ce pas ?

— Eh bien, je ne devrais pas vous dire ...

— Tomara, je ... je vous l’ordonne !

— Ben, c’est rien que des racontars, hein ?

Attention ... Les soldats, c’est pire que les vieilles femmes, quand ça s’y met, puis d’un superstitieux ! - Parlez donc ! s’écria Nalia, qui l’aurait volontiers pincée.

— Ben, juste entre nous deux, ma Dame, j’en ai entendu, dans les rangs, des qui chuchotent que la graine de Korin est maudite, rapport à son père qui a piqué le trône à sa sœur. Mais la princesse Ariani était démente comme une belette au printemps, et elle n’a pas eu de fille. Mort-née, que la petite était, si c’est pas elle-même qui l’aura tuée. Qui sait ? Y a pas de miracle, que ce fils à elle, il a tourné mauvais genre.

— Oh, vous allez me rendre folle avec vos boniments ! Le prince Tobin, je n’en donne pas l’ombre d’un fifrelin. Parlez-moi de Korin !

— C’est rapport à la prophétie. Sûrement que vous êtes au courant de ça ?

La Prophétie d’Afra, vous voulez dire ? C’est à cause d’elle que le vieux roi et mon mari sont maudits ?

— C’est ça que les illiorains voudraient nous faire avaler, toujours, renifla Tomara. "Toutes les sécheresses et la rouille sur les récoltes et puis cette peste ? C’est tout parce qu’une ‘fille de Thelâtimos’ occupe pas le trône." Ç’a pas empêché les pluies de revenir ce printemps, si ? »

Nalia réfléchit à cet aspect des choses. « Mais le roi Erius est mort. Peut-

être que ça a rompu la malédiction ?

— Que c’ en dit long sur les illiorains qui veulent à tout prix une reine. Et raison de plus pour que cet autre prince, il débarrasse le plancher, je dis. y a pas plus légitime que Korin, puisqu’il est le fils du premier-né d’Agnalain.

— Mais alors, cette malédiction sur les enfants de Korin ? » s’impatienta Nalia.

Tomara se pencha pour lui souffler en confidence . « Paraît qu’il a engendré que des monstres, morts avant d’avoir pu seulement respirer un coup. »

Nalia frissonna, malgré la chaleur persistante de la journée. « Son autre épouse, elle est bien morte en couches ? »

La vieille s’aperçut tout de suite de son pas de clerc. « Oh, mon chat ! Elle n’était pas de la lignée royale, elle, hein ? C’est pas comme vous. Le vieux roi est mort, et il a emporté la malédiction dans sa tombe. Le soleil brille sur le nouveau roi et sur vous. Vous êtes la dernière, voyez-vous ! Avec plus rien d’autre que deux princes, c’est vous qu’êtes la fille de Thelâtimos, et c’est vos enfants qu’ont la vraie légitimité. Vous serez la mère de reines ! »

Nalia hocha bravement la tête, mais la peur donna une saveur de cendres au pain qu’elle mastiquait.

Ses saignements cessèrent le sixième jour, et si Korin reprit ses visites maussades dès la nuit suivante, il le faisait parfois dans un tel état d’ébriété que c’était à peine s’il était capable d’arriver à consommation.

Tomara se remit elle aussi à l’abreuver de ses sales infusions d’herbes, mais Nalia faisait seulement semblant d’en boire et puis les vidait dans la chaise percée sitôt que la vieille était sortie de la pièce.

21

Tamir prolongea son séjour à Ero de manière à pouvoir y célébrer l’anniversaire de Ki. Ce fut cette année une fête des plus modestes, avec pour seuls hôtes les Compagnons et une poignée d’amis intimes et, au menu, des gâteaux de miel arrosés de toutes sortes de vins. Tout en prenant part aux blagues et à la beuverie, Tamir se surprit à regarder Ki d’un œil neuf pendant qu’il asticotait les nouveaux écuyers qui n’arrêtaient pas de tripoter leurs nattes. Eux n’étaient encore que des gosses, en somme, alors que lui était un homme fait.

En âge de penser à se marier.

Depuis la nuit du banquet de victoire, il s’était réinstallé pour dormir dans la garde-robe, comme si rien ne s’était passé entre eux. Mais peut-être en fait ne s’est il rien passé, songe a-t-elle avec tristesse.

Comme elle avait bu plus de vin que de coutume, elle se réveilla la tête lourde le lendemain matin. Quand la colonne s’ébranla en direction d’Atyion, elle constata que l’ardeur du soleil faisait aussi grimacer et papilloter la plupart des convives de la veille.

Ki paraissait plus frais que n’importe lequel d’entre eux. « Tu es souffrante ? » la taquin a-t-il, et le regard noir qu’elle lui décocha le fit sourire.

Elle se mit en route entourée de ses Compagnons et des magiciens, revêtue pour la galerie d’une robe d’équitation sous sa cuirasse de plates et son baudrier d’épée.

Une fois sortie, la puissante colonne bondait la route, et la lumière du jour faisait flamboyer bannières et armures. Le train des bagages et les fantassins formaient l’arrière-garde. Aujourd’hui, le cortège ne se composait pas exclusivement de soldats. Illardi, Iya et Nikidès avaient passé des semaines à retrouver la trace de ce qu’il restait des plumitifs et des fonctionnaires jadis employés à la cour d’Erius et à tester leur loyauté. La plupart ne s’étaient pas fait prier pour faire allégeance à la nouvelle reine, certains par féauté envers ce qu’elle était et incarnait, mais d’autres dans l’unique espoir de conserver leurs postes officiels.

Ils étaient désormais près d’une quarantaine à chevaucher avec les fourgons : chambellans, secrétaires, archivistes, huissiers et valets de pied.

Ce qui constituait quasiment les éléments d’une cour fin prête.

Les gens qui s’étaient massés sur les bords de la route pour assister au départ étaient moins nombreux que quelques jours auparavant, plus réservés, d’humeur presque revêche.

« Ne nous quittez pas, Majesté ! criaient-ils.

N’abandonnez pas Ero ! »

Placé comme il l’était, juste derrière Tamir, avec les autres magiciens, Arkoniel savait à quel point ces appels la tourmentaient. Elle était jeune et n’aspirait à rien tant qu’à se faire aimer de son peuple.

Une fois que l’on eut parcouru un bon bout de chemin, il retourna vers l’arrière jeter un coup d’œil sur ses petits protégés, qu’il avait embarqués dans une charrette pour toute la durée du voyage.

Le véhicule était vaste et confortable, avec l’auvent de toile qui l’ombrageait et la bonne litière de paille douillette qui servait de couchage aux enfants. Ethni, toute dépitée de devoir rester avec ses cadets, avait insisté pour prendre les rênes. Assis près d’elle sur le siège du conducteur, Wythnir agita la main pour saluer l’arrivée d’Arkoniel. Quantité de fantassins s’étaient amassés autour de la voiture, mis en joie par les menus sortilèges dont les gosses les régalaient. Ils saluèrent le magicien d’un hochement de tête déférent puis s’écartèrent pour lui permettre de chevaucher auprès de ces derniers. Depuis la bataille, il l’avait remarqué comme ses collègues, les simples soldats manifestaient davantage de bienveillance à leur égard.