Lynn Flewelling
La Troisième Orëska
Le Royaume de Tobin
***
**Titre original: The Oracle ‘s Queen Tamir Triad - Livre III (première partie).
Publié par Bantam Dell.
Traduit de l’américain par Jean Sola.
© Lynn Flewelling, 2006.
ISBN 978-2-298-00831-9
Pour Patricia York
14 août 1949-21 mai 2005.
En déplorant que tu ne sois pas là pour voir comment celui-ci s’achève.
Avec toute ma gratitude pour m’avoir constamment rappel. « que la question n’est pas de savoir combien de fois nous respirons mais combien d’instants nous coupent le souffle » .
En attendant nos retrouvailles, ma bonne, ma chère amie.
L’ANNÉE SKALIENNE
1. SOLSTICE D’HIVER - Nuit du Deuil et Fête de Sakor ; observance de la nuit la plus longue et célébration du rallongement des jours ultérieurs.
1. Sarisin : mise bas.
2. Dostin : entretien des haies et des fossés. Semailles des fèves et des pois destinés à nourrir le bétail.
3. Klesin : semailles de l’avoine, du froment, de l’orge (destinée au maltage), du seigle. Début de la saison de pêche. Reprise de la navigation en pleine mer.
II. ÉQUINOXE DE PRINTEMPS - Fête des Fleurs à Mycena. Préparatifs en vue des plantations, célébration de la fertilité.
4. Lithion: fabrication du beurre et du fromage (de préférence au lait de brebis). Semailles du chanvre et du lin.
5. Nythin : labourage des terres en jachère.
6. Gorathin : désherbage du maïs. Toilettage et tonte des moutons.
III.SOLSTICE D’ÉTÉ
7. Shemin : au début du mois, fauchage des foins ; à la fin, puis le mois suivant, pleine période des moissons.
8. Lenthin : moissons.
9. Rhythin : engrangement des récoltes. Labourage des champs et semailles du blé d’hiver ou du seigle.
IV. PLEINS GRENIERS - Fin des récoltes, temps des gratitudes.
10. Erasin: on expédie les cochons dans les bois se gorger de glands et de faines.
11. Kemmin : nouveaux labourages en vue du printemps. Abattage des bœufs et autres bêtes de boucherie, préparation des viandes. Fin de la saison de pêche. Les tempêtes rendent dangereuse la navigation hauturière.
12. Cinrin : Travaux d’intérieurs
1
Les froids remous de la brise nocturne refoulaient dans les yeux de Mahti la fumée piquante du feu de camp du vieux Teolin. Le jeune sorcier papillotait pour s’en préserver tant bien que mal mais n’en demeurait pas moins immobile, à croupetons, pelotonné dans sa peau d’ours qui l’abritait comme une modeste cahute. Gigoter durant cette ultime phase, cruciale, des opérations vous portait malchance.
Le vieux sorcier bourdonnait gaiement tout en faisant incessamment chauffer son couteau dont la pointe et le fil incisaient tour à tour les cercles ténébreux de motifs compliqués qui couvraient à présent presque toute la surface du long tube de bois. Teolin était une antiquité. Sa peau brune ridée faisait sur sa carcasse décharnée des plis flasques comme des loques élimées sous lesquelles pointaient les os. Les marques de sorcellerie qui tapissaient son visage et son corps étaient difficiles à déchiffrer, tant les ravages du temps les avaient distordues. La chevelure hirsute qui lui battait les épaules se réduisait à de maigres mèches jaunies. Des années de pareilles pratiques avaient eu beau les engourdir et les charbonner, ses doigts noueux conservaient leur adresse de toujours.
L’ancien oo’lu de Mahti s’était brisé par une nuit glaciale de la mi-hiver précédente, alors qu’il venait de se jouer des calculs biliaires d’un vieillard.
Découvrir le spécimen idéal de branche de bildi pour en façonner un autre avait nécessité des mois de recherches. Les arbres bildis n’avaient rien de rare, mais encore vous fallait-il dénicher soit un jeune tronc, soit un gros rameau, évidé par les fourmis et d’une taille idoine pour sonner juste. « À la hauteur du menton et de quatre doigts d’épaisseur » , telle était la règle qu’il avait apprise, et tel était celui-ci.
Des branches défectueuses, il en avait trouvé des quantités dans les collines autour de son village: certaines avaient des nœuds, d’autres étaient cassées, d’autres rongées de part en part latéralement. Les grosses fourmis noires qui suivaient la montée de la sève dans le cœur du bois se montraient des ouvrières diligentes mais privées de discernement.
Il avait tout de même fini par en repérer une où tailler son bâton-cor.
Mais fabriquer son propre instrument portait également malheur, eût-on l’habileté requise pour ce faire. Chaque sorcier devait, après l’avoir mérité, le recevoir en don des mains d’un de ses collègues. Aussi Mahti s’était-il attaché sur le dos le matériau du sien par-dessus son manteau de peau d’ours et, chaussant ses raquettes, avait-il pataugé dans la neige trois jours et trois nuits pour aller le confier à Teolin.
Le vieil homme était sans rival comme artisan d’oo’lus dans les collines orientales. Des sorciers mâles recouraient à ses bons offices depuis trois générations, mais il se révélait plus enclin à les débouter qu’à les satisfaire.
La mise en œuvre d’un oo’lu réclamait des semaines. Pendant ce temps, il était incombé à Mahti de débiter du bois, de faire la cuisine et, plus généralement, d’accomplir toutes les tâches usuelles tandis que Teolin se livrait à ses opérations.
Celui-ci commença par retirer l’écorce et par calciner à l’aide de charbons ardents les aspérités que les galeries des fourmis avaient négligées à l’intérieur. Une fois le bâton complètement creusé, il partit s’isoler hors de portée des indiscrets pour en tester le son. Sitôt qu’il en fut content, lui et Mahti se reposèrent une huitaine de jours en échangeant des formules magiques pendant que le tube de bois séchait suspendu aux poutres de la cabane dans le voisinage du trou de fumée.
Après qu’il y eut séché sans se déformer ni se fendiller, Teolin en scia les extrémités à angle droit puis en enduisit l’intérieur avec de la cire d’abeille jusqu’à ce qu’il soit bien luisant. Ce résultat obtenu, ils attendirent deux jours supplémentaires la pleine lune.
La séance était pour cette nuit.
Au cours de l’après-midi, Mahti avait déblayé la neige devant la cabane et sorti une vieille peau de lion pour couvrir la place destinée à Teolin. Il avait allumé un grand feu, empilé tout près force bois de manière à n’avoir qu’un simple geste à faire pour l’alimenter puis s’était accroupi pour l’entretenir.
Teolin s’assit emmitouflé dans sa pelure d’ours mangée aux mites et commença son travail. Armé d’un couteau de fer chauffé à blanc, il grava sur le bois les cercles magiques. Tout en nourrissant les flammes quasi machinalement, Mahti ne le quittait pas des yeux, émerveillé par la façon dont les motifs semblaient affluer au bout de la lame comme de l’encre sur une peau de daim. S’y prendrait-il lui-même avec autant d’aisance, se demanda-t-il, quand l’heure aurait sonné pour lui de façonner les oo’lus d’autrui ?
Maintenant, la face entière et blanche de la Mère flottait au sein du firmament, et Mahti avait les chevilles endolories d’être resté si longtemps accroupi, mais l’achèvement de l’oo’lu approchait.
Lorsqu’il eut fini de tracer le dernier des cercles, Teolin plongea la future embouchure du bâton dans un petit pot de cire fondue puis roula une boulette amollie de celle-ci pour former une espèce d’anneau mince qu’il appliqua sur le pourtour intérieur de l’instrument. Cela fait, il lorgna brièvement Mahti, vis-à-vis de lui, pour évaluer la dimension de sa bouche et pétrit la cire jusqu’à ce que l’ouverture acquière à peu près la circonférence de ses deux pouces joints.
Une fois content du résultat, il adressa un grand sourire édenté à son compagnon. « Prêt pour apprendre le nom de cet instrument-ci ? »
Les battements du cœur du jeune homme s’ accélérèrent pendant qu’il se relevait et étirait ses jambes ankylosées. Son précédent oo’lu, Soc de Lune, l’avait servi pendant sept années. Sept années qui avaient fait de lui-même un homme et un guérisseur. En parfaite conformité avec l’honneur des signes distinctifs de Soc de Lune, il avait implanté maints enfants d’élite dans des entrailles féminines lors des fêtes de la Mère Shek’met. Ses fils et ses filles parsemaient trois vallées, et certains des plus âgés faisaient déjà preuve de talent pour la sorcellerie.
Cette période de son existence avait été révolue dès l’instant où Soc de Lune s’était rompu. Mahti était âgé de vingt-trois étés, et il allait à présent s’entendre révéler en quoi consisterait son avenir prochain.
Tirant son couteau personnel, il s’entailla la paume droite et la tendit au-dessus de l’embouchure de l’oo’lu que lui présentait Teolin. Quelques gouttes de son sang y tombèrent tandis qu’il psalmodiait le charme convocateur. Le réseau noir des marques de sorcellerie qui sillonnaient son visage, ses bras et sa poitrine se mit à le chatouiller comme des pattes d’araignée. Lorsqu’il y plongea sa main, il ne sentit pas la chaleur des flammes et, se redressant, gagna le côté opposé du brasier pour se planter en face du vieil homme. « Je suis prêt. »
Teolin plaça l’oo’lu en position verticale et entonna la bénédiction puis le lui lança.
Mahti l’attrapa gauchement dans sa main de feu, l’agrippa de son mieux en dessous du milieu. Tout creux qu’il était, l’instrument pesait son poids. Il faillit de peu basculer et, s’il était tombé, force aurait été de le brûler puis de tout reprendre depuis le début. Mais, non sans grincer des dents, le jeune sorcier réussit à le maintenir en équilibre jusqu’à ce que les marques magiques visibles sur ses bras se soient intégralement dissipées. Il saisit alors le cor dans sa main gauche et l’examina. L’empreinte noire de sa main de feu brillait, marquée comme au fer rouge dans le bois.
Teolin lui reprit l’oo’lu pour concentrer son attention sur la manière dont les traces imprimées par l’écartement des doigts de son jeune collègue se recoupaient avec les motifs gravés au couteau. Il y consacra un temps fou, tout en se suçotant les gencives et en marmottant.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Mahti. Il s’agit d’un cycle de malchance ?
— Ce que tu as réalisé là est la marque de Séjour.
Elle mériterait que tu craches un coup. »
À l’aide de son couteau, il dessina un cercle dans les cendres qui bordaient le feu. Mahti lampa à la gourde une grosse gorgée d’eau qu’il recracha vigoureusement dans le cercle, puis il s’empressa de se détourner tandis que Teolin s’accroupissait pour interpréter les traces.
Le vieillard finit par soupirer. « Tu voyageras parmi des étrangers jusqu’à ce que cet oo’lu se casse. Si c’est là chance ou malchance, seule le sait la Mère, et elle n’a pas envie de me le dire cette nuit. Mais c’est une marque impressionnante que tu viens de réaliser. Ton voyage sera long. »
Mahti s’inclina respectueusement. Si Teolin affirmait qu’il en irait ainsi, alors il en irait ainsi. Mieux valait en accepter tout simplement l’augure. « Quand est-ce que je devrai partir ? Aurai-je le temps de voir naître l’enfant de Lhamila ? »
Teolin se remit à suçoter ses gencives, les yeux attachés sur les traces du crachat. « Retourne tout droit chez toi demain bénir ses entrailles. Un signe viendra. Mais, pour l’instant, prêtons plutôt l’oreille à ce merveilleux cor que j’ai façonné pour toi ! »
Mahti inséra fermement sa bouche dans l’embouchure de cire. Celle-ci était encore tiède et fleurait l’été. Fermant les paupières, il gonfla ses joues d’air et l’exhala doucement par ses lèvres entrebâillées.
Son souffle anima instantanément la voix profonde de Séjour. Il n’eut pas même à ajuster son style de jeu que déjà l’opulence et la fermeté du vrombissement échauffaient entre ses mains le bois de l’instrument. Le col démanché pour contempler la blancheur de la Mère, il lui adressa des actions de grâces muettes. Quelque nouvelle orientation que dût dorénavant prendre son destin, il savait par avance que Séjour lui permettrait d’accomplir des exploits magiques incomparablement plus grandioses que tout ce qu’il avait pu faire avec Soc de Lune.
La tête lui tournait quand s’acheva l’hymne incantatoire. « Je suis comblé ! haleta-t-il. Êtes-vous prêt ? » Le vieillard acquiesça d’un hochement de tête et retourna clopin-clopant dans la cabane.
Ils étaient convenus de la rétribution dès le jour de leur rencontre. Mahti alluma la lampe à graisse d’ours puis la posa près de la couchette surélevée où s’amoncelaient des fourrures.
D’un haussement d’épaules, Teolin se débarrassa de sa pelisse puis délaça sa robe informe. Les dents d’orignac et d’ours qui la décoraient s’entrechoquèrent avec un léger cliquetis lorsqu’il la laissa choir à terre.
Il s’étendit sur sa couche, et Mahti, s’agenouillant, parcourut du regard le corps de son hôte, le cœur brusquement ému d’une compassion mêlée de tristesse. Nul ne connaissait l’âge de Teolin, pas même Teolin lui-même. Le temps avait dévoré la plupart de sa chair et mis presque à nu son squelette.
Son sexe, qui passait pour avoir épanché sa semence au cours de plus de cinq cents fêtes, gisait à présent comme un pouce ratatiné sur la calvitie de ses bourses.
Le vieil homme sourit gentiment. « Fais ce que tu peux. Ni la Mère ni moi nous n’en demandons davantage. »
Mahti s’inclina pour embrasser son front raviné puis lui remonta jusque sous le menton sa peau d’ours moisie pour l’empêcher de prendre froid.
Cela fait, il s’installa commodément près de la couchette, déposa la bouche du cor à proximité du flanc de son patient, ferma les yeux puis entreprit de faire résonner la mélopée magique.
En combinant l’usage des lèvres, de la langue et du souffle, il conféra au vrombissement une espèce de pulsation rythmique et sonore dont l’éclat lui saturait le crâne et la poitrine et faisait vibrer tous ses os. Il concentra les énergies pour les transmettre à Teolin par l’intermédiaire de Séjour. Il sentit distinctement le chant pénétrer dans le vieil homme, renforcer la vigueur de l’âme en la libérant de la fragilité du corps perclus de douleurs, ce qui lui permettait de s’envoler par le trou de fumée, légère comme des graines floconneuses de laiteron. Prendre un bain de clair de lune pleine avait des effets très bénéfiques pour les âmes.
Elles réintégraient ensuite le corps toutes purifiées et garantissaient dès lors un esprit clair et une bonne santé.
Satisfait à cet égard, Mahti changea de modulation et, resserrant ses lèvres, trama dans la nuit l’appel d’un héron, la fanfaronnade retentissante d’aïeule grenouille et le chorus aigu, flûté de tous les petits crapauds pour qui la pluie n’avait pas de secrets. Grâce à ces sons, il évacua les sables dont l’ardeur martyrisait les articulations du vieil homme et le délivra des minuscules créatures qui lui grignotaient les intestins. En approfondissant ses recherches, il flaira une ombre dans le buste de Teolin et la traqua jusqu’à une masse sombre logée dans le lobe supérieur du foie. Là se trouvait la mort, encore assoupie, roulée en pelote comme un fœtus dans le sein maternel. Cela, Mahti n’était pas en mesure de le déblayer. Il existait des êtres prédestinés à charrier leur propre trépas. Teolin comprendrait.
Pour l’instant du moins, le mal ne causait absolument pas de souffrance.
Laissant son esprit vagabonder dans le corps du vieillard, Mahti soulagea les fractures anciennes de sa cheville droite et de son bras gauche, fit gicler le pus qui encombrait la racine d’une molaire brisée, se dissoudre les calculs de ses reins et de sa vessie. En dépit de son aspect rabougri, le sexe de Teolin demeurait vigoureux. Mahti lui joua dans l’aine le fracas d’un incendie de forêt. Le vieillard avait en lui-même de quoi célébrer quelques fêtes supplémentaires ; pourvu toutefois qu’il plaise à la Mère d’être servie par une autre génération porteuse d’un sang si noble et si ancien.
Comme sa minutieuse enquête ne révélait plus rien que des indices de lésions dès longtemps supportées ou cicatrisées, Mahti s’accorda la fantaisie de jouer le hululement de la chouette blanche dans les longs os de Teolin puis vrombit le rappel de l’âme au sein de la chair de son vénérable compagnon.
Parvenu au terme de ses sortilèges, il eut la stupeur de constater que les premières lueurs de l’aube rosissaient le trou de fumée. Il était en nage et tremblait de la tête aux pieds, mais il se sentait empli d’allégresse. Tout en caressant tout du long la surface lisse de l’ool’u. il lui chuchota. « Nous allons faire de grandes choses, toi et moi. »
Teolin s’agita puis rouvrit les yeux.
« Le chant de la chouette m’a appris que vous aviez cent huit ans » , l’informa le jeune sorcier.
Le vieillard émit un gloussement. « Merci. J’en avais perdu la notion. » Il étendit la main pour toucher l’empreinte de feu laissée par les doigts de Mahti sur l’instrument. « J’ai été visité pendant mon sommeil par une vision qui te concerne. J’ai vu la lune, mais ce n’était pas la lune de la Mère en son plein. C’était un croissant, acéré comme un croc de serpent. J’avais déjà eu la même vision, mais une seule fois, et il n’y a pas trop longtemps de cela. Elle concernait une sorcière du village d’Aigleval.
— En a-t-elle su depuis la signification ?
— Je l’ignore. Elle était partie en compagnie d’orëskiris. Je n’ai jamais eu le moindre vent de son retour. Elle se nomme Lhel. S’il t’arrive de la croiser au cours de tes pérégrinations, salue-la bien gracieusement de ma part. Il se pourrait qu’elle soit à même de t’éclairer.
— Merci, je ne manquerai pas de lui transmettre votre souvenir. Mais vous ne savez toujours pas si ma destinée sera faste ou néfaste ?
— Je n’ai jamais arpenté les chemins de Séjour.
Tout dépend peut-être des lieux où te porteront tes pas. Marche bravement durant tous tes voyages, honore la Mère et souviens-toi de qui tu es. Agis de la sorte, et / tu continueras à être un homme de bien et un sorcier émérite. »
Lorsque Mahti quitta la clairière au point du jour, le lendemain, la bénédiction de Teolin lui picotait encore le front.
Tandis qu’il frayait ses voies dans la neige encroûtée par le gel, avec le poids réconfortant de Séjour fixé par une écharpe en travers des épaules, il subodora les premiers frissons du printemps dans l’atmosphère matinale, et il eut plus tard la confirmation de son pressentiment, quand le soleil se fut élevé par-dessus les cimes, en entendant l’eau qui dégouttait des branches nues.
Il connaissait par cœur le chemin qu’il suivait.
Régulier comme une berceuse, le crissement râpeux de ses raquettes finit par l’induire en un semblant de transe vaporeuse au fil de laquelle ses pensées se mirent à dériver. Les enfants qu’il planterait dorénavant, se demanda-t-il, seraient-ils d’une autre sorte que ceux qu’il avait engendrés sous le signe de Soc de Lune ? Puis cette nouvelle question: en planterait-il seulement, des enfants, s’il se voyait appelé à de lointains voyages ?
La survenue de la vision ne l’étonna pas du tout.
Elles se présentaient souvent à lui dans des moments comme celui-ci, quand il vagabondait seul dans la forêt paisible.
Le sentier sinueux se métamorphosa sous ses pieds en une rivière, et le frêne souple et nerveux de ses raquettes en une frêle embarcation qui oscillait doucement au gré du courant. Loin d’être couverte de bois touffus, la rive opposée découvrait une vaste étendue de campagnes extrêmement vertes et fertiles. Il comprit, selon le mode visionnaire, qu’il devait s’agir là des contrées méridionales où son peuple avait jadis vécu, avant que les intrus venus d’ailleurs et leurs orëskiris ne le refoulent de vive force dans les montagnes.
Sur cette rive se tenait une femme, flanquée d’un grand gaillard et d’une jeune fille, et elle agitait la main en direction de Mahti comme si elle le connaissait. Elle était comme lui de la race des Retha’noï et toute nue. De petite taille et sombre de peau, son beau corps plantureux était tapissé de marques de sorcellerie. En la lui montrant dans toute sa nudité, la vision l’avertissait qu’elle était morte et qu’elle était un esprit venu le rencontrer pour lui délivrer un message.
Salut à toi, mon frère. Je suis Lhel.
Mahti écarquilla les yeux en reconnaissant le nom. Il se trouvait en présence de la femme dont Teolin avait parlé, de celle qui était partie avec les méridionaux pour un séjour connu d’elle seule. Elle lui adressa un sourire, et il lui sourit en retour; telle était la volonté de la Mère.
Elle l’invita du geste à venir la rejoindre, mais l’embarcation qu’il montait refusa de bouger.
Il examina plus attentivement ses compagnons. Ils avaient bien les cheveux noirs, eux aussi, mais ceux de l’homme étaient taillés court, tandis que ceux de la fille cascadaient en longues ondulations jusqu’à ses épaules au lieu de boucler dru comme ceux de sa propre nation. Ils étaient également plus élancés tous deux, et blancs comme un couple d’os. Une aura de magie puissante émanait du jeune homme : orëskiri, sans l’ombre d’un doute, mais nuancée d’un pouvoir que Mahti ne manqua pas d’identifier sur-le-champ. Cette sorcière, Lhel, devait lui avoir enseigné quelque chose de leurs procédés spécifiques. C’était pis que déconcertant, malgré le fait que Teolin n’avait dit d’elle aucun mal.
De l’adolescente, en revanche, ne se dégageait pas le moindre relent magique, mais Lhel désigna le sol aux pieds de celle-ci, et Mahti s’aperçut qu’elle possédait une ombre double, une virile et une féminine.
Il ne savait encore comment interpréter la vision, sauf que les deux inconnus étaient toujours en vie l’un et l’autre et venaient du sud. Les voir ici, dans ses montagnes à lui, ne l’effrayait ni ne le mettait en colère, toutefois. Peut-être cela tenait-il à la manière dont la sorcière avait les mains posées sur leurs épaules, et à l’affection pour eux qui se lisait si manifestement dans ses sombres prunelles. Elle attacha de nouveau son regard sur Mahti et lui indiqua d’un signe qu’il était son légataire. Elle lui donnait ces deux étrangers, les confiait à ses bons soins, mais dans quel but ?
Sans réfléchir, il porta le nouvel oo’lu à ses lèvres et attaqua un chant qu’il ne reconnut pas.
La vision s’évanouit, et le sentier de la forêt se recomposa sous ses yeux.
Il était debout dans une clairière et interprétait toujours cet air inconnu. Il ne comprenait pas dans quel but; peut-être était-ce pour ces jeunes du sud ? Il le leur jouerait lors de leur rencontre et verrait bien à ce moment s’ils le savaient, eux.
2
« C’est une chose que d’accepter sa destinée.
C’en est une tout autre que de la vivre. »
« Je suis désormais Tamir ! »
Ki se tenait aux côtés de son amie dans cette salle du Trône en ruine dont l’atmosphère était empestée par la puanteur âcre et suffocante de la ville en flammes, et il la contemplait pendant qu’elle déclarait publiquement qu’elle était une femme et l’héritière légitime du royaume. Imonus, le grand prêtre d’Afra, en avait établi la preuve en rapportant la stèle d’or perdue de Ghërilain. Elle était aussi haute qu’une porte, et Tamir s’y reflétait des pieds à la tête, couronnée par l’antique prophétie qui y était gravée : Tant qu’une fille issue de la lignée de Thelâtimos la gouverne et défend, Skala ne court aucun risque de jamais se voir asservir.
Elle n’avait pas encore l’allure d’une reine accomplie, plutôt celle d’une fillette loqueteuse et fatiguée, trop frêle pour ses effets d’homme souillés par les combats. Elle n’avait pas eu à se dévêtir cette fois pour la foule, mais il était impossible de se méprendre sur les petits seins pointus qui saillaient sous le tissu lâche de sa chemise.
Un vague accès de culpabilité poussa Ki à détourner d’eux son regard. La seule idée des circonstances dans lesquelles s’était opérée la métamorphose physique de Tobin persistait à le barbouiller.
Toujours vêtus de leurs robes sales, Iya et Arkoniel se trouvaient avec les prêtres au bas de l’estrade. Ils avaient eu beau contribuer à renverser la marée de la bataille, Ki savait aussi désormais à quoi s’en tenir au juste sur leur compte. Ces mensonges perpétuels étaient leur œuvre.
Les prêts de serments et les rituels poursuivant leur cours interminable, il se mit à observer la foule en s’efforçant de partager l’allégresse générale dont il était le témoin, mais il n’arrivait à penser pour l’heure qu’à l’aspect si juvénile et fragile de Tobin - non, Tamir -, à son courage, à son épuisement.
Dans l’espoir de lui donner quelque consistance, il tenta de se répéter mentalement le nom qui chamboulait toutes ses habitudes. Mais il avait eu beau voir de ses propres yeux la féminité qui conférait une pertinence indubitable à ce nom-là, peine perdue, son esprit refusait de s’y accoutumer, à moins que ce ne fût son cœur.
Je suis simplement fatigué.
Ne s’était-il véritablement écoulé qu’une semaine depuis qu’ils avaient pris la route d’Atyion sur l’ordre du roi ? Qu’une semaine en tout et pour tout depuis que lui avait été révélée la vérité sur Tobin, son ami le plus cher, le frère de son cœur ?
Il cligna vivement les paupières afin de chasser la sensation soudaine de brûlure qui lui picotait les yeux. Son ami n’était plus Tobin. Elle se tenait là, juste devant lui, mais il n’en avait pas moins l’impression que Tobin était mort.
Il jeta un coup d’œil oblique vers Tharin, dans la crainte que celui-ci, qu’il considérait comme son maître, son mentor et son second père, n’ait remarqué sa faiblesse. La gifle qu’il en avait reçue le soir où il s’était abandonné à la panique sur la route d’Atyion était trop bien méritée pour qu’il ne lui en ait su gré. Ils avaient formé quelques jours plus tard avec Lynx un trio compact pendant que, campé sur le perron du château, Tobin s’entaillait la poitrine pour en extirper le fragment d’os de Frère, mettant fin par là même au sortilège qui les enchaînait l’un à l’autre et faisant s’abattre le feu mystique destiné à anéantir sa propre enveloppe virile. Ils avaient assisté horrifiés à cette opération sanglante et à l’embrasement consécutif grâce auquel, sans périr pour autant, il s’était dépouillé de sa chair flétrie, tel un serpent de sa peau de l’année précédente, pour céder la place à une adolescente livide aux yeux caves.
Les rites s’achevèrent enfin. Tharin et la garde du corps nouvellement constituée resserrèrent les rangs devant les officiants. Sans s’écarter d’un pouce de Tamir, Ki s’avisa qu’elle vacillait un peu en descendant de l’estrade et, mine de rien, lui saisit le coude afin de la soutenir.
Mais elle dégagea son bras, non sans lui adresser un petit sourire tendu pour l’empêcher de s’abuser. C’était uniquement par fierté qu’elle récusait son aide.
« Votre Altesse nous autorise-t-elle à l’escorter jusqu’à son ancienne chambre ? questionna Tharin. Il vous sera possible de vous y reposer jusqu’à ce que l’on ait réussi à aménager des appartements plus convenables ailleurs. »
Tamir le gratifia d’un sourire reconnaissant. « Oui, je vous remercie. »
Arkoniel se disposait à suivre le cortège quand Iya le retint, et Tamir s’abstint tout autant de jeter un regard en arrière vers eux que de les prier de l’ accompagner.
Les corridors du palais étaient encombrés de blessés. Les remugles de sang empuantissaient l’atmosphère, et les poissons des bassins qui parsemaient les salles nageaient dans une eau toute rose. Des guérisseurs drysiens s’affairaient partout, submergés par le nombre inouï des patients dont l’état réclamait leurs soins. L’allure précipitée qu’on avait adoptée n’empêchait pas Tamir de jeter à la ronde des regards navrés, et Ki n’eut pas de peine à deviner ses pensées. Les soldats qui gisaient là s’étaient battus sous la bannière d’Erius, et c’est en faveur d’Ero qu’ils étaient tombés.
Combien d’entre eux auraient-ils combattu pour elle ? Et combien d’entre eux consentiraient-ils à servir sous ses ordres, maintenant ?
En atteignant finalement son ancienne chambre, elle déclara. « Tu voudras bien monter la garde à ma porte, s’il te plaît, Tharin ? »
Ki hésita, pensant qu’elle entendait le quitter, lui aussi, mais elle balaya ses doutes d’un coup d’œil perçant, et il pénétra derrière elle dans la pièce saccagée qui leur avait auparavant tenu lieu de demeure commune.
Sitôt la porte refermée sur leurs talons, elle s’affala contre le vantail et éclata d’un rire mal assuré. « Enfin libres ! Pour l’instant du moins. »
Sa nouvelle voix continuait à le faire frissonner. À près de seize ans, Tobin n’avait toujours pas perdu son timbre perché de gamin. Encore éraillée par la bataille, celle de Tamir sonnait exactement de la même façon.
Les ombres qui s’accumulaient avec le déclin du jour la faisaient elle-même étonnamment ressembler au prince Tobin, ses nattes de guerrier aidant, ainsi que les longs cheveux noirs qui lui encadraient le visage et lui ombrageaient le front.
« Tob ? » Le vieux diminutif lui échappait encore trop spontanément.
« Tu ne peux plus m’appeler ainsi. »
Ki perçut dans sa voix l’écho de sa propre gêne et voulut lui prendre la main, mais elle se déroba pour se diriger vers le lit.
Nikidès y reposait tel qu’ils l’avaient laissé, toujours inconscient. La sueur et le sang plaquaient ses cheveux blonds contre ses joues, et les bandages qui lui ceignaient le flanc en étaient tout encroûtés, mais il respirait d’un souffle égal. Pelotonné à ses pieds, le petit page de Tarir, Baldus, dormait profondément.
Elle posa une main sur le front du blessé. « Comment est-il ? demanda Ki. — Fiévreux mais en vie.
— Eh bien, c’est toujours ça de pris. »
Des dix-neuf Compagnons qu’il y avait à l’origine, cinq avaient incontestablement péri, et les autres étaient portés disparus, sauf Nik et deux écuyers. Tanil aurait de la chance s’il survivait aux tortures barbares que lui avaient infligées les Plenimariens durant sa captivité. Lynx paraissait toujours aussi invinciblement résolu à ne pas survivre à son seigneur et maître, Orneüs, mais il ne s’en était pas moins tiré de chaque bataille sans une seule égratignure.
« Pourvu que Barieüs et Lutha soient toujours vivants ... » , murmura Ki, non sans s’interroger sur la manière dont leurs amis pourraient en réchapper sans eux. Il s’assit par terre et rebroussa machinalement sa tignasse hirsute. Elle avait considérablement poussé pendant l’hiver. Les fines tresses brunes qui lui encadraient le visage balayaient désormais son torse. « Où Korin a-t-il bien pu aller, selon toi ? »
Tamir se laissa choir près de lui et secoua la tête. « Je n’arrive toujours pas à croire qu’il ait abandonné la ville de cette manière-là !
— Tout le monde s’accorde à en attribuer la responsabilité à Nyrin.
— Je sais bien, mais comment Korin a-t-il pu se laisser subjuguer à ce point par ce salopard ? Il n’a jamais éprouvé plus de sympathie pour lui que nous-mêmes. »
Ki préféra se taire et garder par-devers lui l’âpreté de son sentiment personnel. Dès le jour où ils avaient fait sa connaissance, la pusillanimité du prince royal lui était aussi nettement apparue que ses qualités à Tobin. Elle tranchait sur ces dernières comme un filet de piètre alliage en plein milieu d’une épée somptueuse, et elle l’avait déjà trahi par deux fois sur le champ de bataille. Royal ou pas, Korin était un timoré, travers irrémissible pour un guerrier - et pour un roi, donc ... !
Tamir changea de position pour s’appuyer contre son épaule. « Et, d’après toi, comment auront réagi Korin et les autres, s’ils ont eu vent de mon aventure ? - Nik ou Tanil seront en mesure de nous l’apprendre à leur réveil, je suppose.
— Qu’en penserais-tu, si tu étais à leur place ? » s’inquiéta-t-elle, tout en grattouillant le dos de sa main pour en détacher un rien de sang séché. « Quelle impression ferait-elle, à ton avis, sur quiconque n’en a pas été le témoin oculaire ? »
Il n’eut pas le temps de répondre à cette question qu’Arkoniel se faufila dans la chambre sans avoir frappé. Avec ses picots de barbe et son bras en écharpe, il avait plutôt l’air d’un mendiant que d’un magicien.
Sa vue fut presque intolérable à Ki. Il avait été leur professeur et leur ami, du moins l’avaient-ils pris pour tel. Mais il leur avait menti pendant toutes ces années. Même à présent qu’il connaissait les motifs de sa conduite, Ki n’était pas encore certain de réussir à la lui pardonner jamais.
Arkoniel dut le lire dans ses pensées ou sur sa physionomie, car son regard dénonça un subit accès d’affliction. « Le duc mardi propose que sa villa tienne lieu de quartier général. Elle dispose d’une enceinte solide et n’a subi aucune espèce de dommage. Vous y seriez plus en sécurité qu’ici. Les incendies continuent à se propager.
— Dites-lui que j’accepte son offre, répliqua Tamir sans relever les yeux.
Je veux que Nik soit avec moi, et Tanil aussi. Il se trouve actuellement dans le camp que nous avons envahi hier.
— Cela va de soi.
— Et nous devrions sauver autant que faire se pourra de la bibliothèque royale et des archives avant que le feu ne s’étende.
— On y a déjà veillé, la rassura Arkoniel. Et Tharin a également établi un poste de garde sur le Mausolée Royal, mais je crains que celui-ci n’ait d’abord été quelque peu pillé.
— Toujours sur moi que retombe la charge des morts, on dirait. » Tamir se leva et sortit sur le vaste balcon qui surplombait les jardins du palais et les toits de la ville, au-delà. Ki et Arkoniel l’y suivirent.
Les destructions avaient à peine touché cette partie du Palais Vieux. Des perce-neige et des massifs de narcisses blancs resplendissaient dans l’extinction progressive du jour. Au-delà des murailles s’appesantissaient sur la cité des nuées de fumée que les flammes illuminaient par en dessous.
Tamir leva les yeux vers le ciel maculé de rouge. « L’une des dernières choses que m’ait dites mon oncle avant notre départ pour Atyion fut que, si Ero était perdue, Skala le serait de même. Qu’en pensez-vous, Arkoniel ? Avait-il raison ? Sommes-nous arrivés trop tard ?
— Non. C’est un coup terrible, assurément, mais Ero n’est jamais qu’une ville parmi bien d’autres. Skala se trouve partout où vous vous trouvez. La reine est le pays. Je comprends que les choses vous paraissent lugubres à cette heure-ci, mais il est rare que la facilité préside aux naissances, et elles ne se déroulent jamais dans la propreté. Prenez un peu de repos avant que nous ne déménagions. Oh, puis Iya s’est entretenue avec certaines des femmes de votre garde. Ahra ou Una sont disponibles pour rester avec vous cette nuit.
— Ki est et demeure mon écuyer. »
Non sans avoir marqué un brin d’hésitation, le magicien souffla doucement . « Je ne crois pas que cela soit bien judicieux, vous si ? »
Tamir réagit avec une furie mal réprimée qui faisait flamboyer ses prunelles sombres et devant laquelle Ki lui-même ne put réprimer un mouvement de recul.
« C’est judicieux parce que je dis que ce l’est !
Considérez personnellement cela comme ma première proclamation officielle en tant que future reine. Ne serais-je à vos yeux de magicien qu’un fantoche manipulable à merci comme l’était mon oncle ? »
D’un air consterné, Arkoniel posa une main sur son cœur et s’inclina bien bas. « Non, cela, jamais. J’en fais le serment sur mon existence.
— Je saurai me souvenir que vous vous y êtes engagé, riposta-t-elle d’un ton sec. Quant à vous, sachez vous souvenir de mes propres paroles.
J’accepte mes obligations vis-à-vis de Skala, des dieux, de ma lignée et de mon peuple. Mais je vous préviens tout de suite ... » Un léger tremblement fit vibrer sa voix. « Gardez-vous de me contredire sur ce point, Ki reste avec moi. Et maintenant... partez sur-le-champ !
— Qu’il en soit comme le souhaite Votre Altesse. » Il s’empressa de se retirer, mais non sans décocher en direction de Ki un regard navré.
Ki feignit de ne pas s’en apercevoir. Vous n’avez fichtrement pas volé de supporter les conséquences comme nous le faisons tous !
« Prince Tobin ? » Debout dans l’embrasure de la porte-fenêtre, Baldus frottait ses yeux ensommeillés. Il avait été caché dans un coffre au moment de l’assaut final par le valet de Tamir, Molay. Quand elle et Ki l’y avaient découvert par la suite, il était trop à bout de forces et terrifié pour s’être avisé de la métamorphose de son ancien maître. Il jeta à la ronde un regard abasourdi. « Où se trouve donc la princesse avec qui vous parliez, messire Ki ? »
Tamir alla le rejoindre et lui prit la main. «Regarde-moi, Baldus. Regarde attentivement.»
Les yeux bruns de l’enfant s’écarquillèrent démesurément. « Altesse, êtes-vous ensorcelée ?
— Je l’étais. Je ne le suis plus. »
Il hocha la tête sans grande conviction. « Une princesse enchantée, comme dans les contes des bardes ?» Tamir s’arracha un douloureux sourire. « Quelque chose de ce genre. Il va nous falloir te trouver un endroit où tu sois en sécurité. »
Le menton tout tremblant, le mioche se laissa tomber à deux genoux et lui étreignit la main en la couvrant de baisers. « Je veux vous servir toujours, princesse Tobin. De grâce, ne me congédiez pas !
— Bien sûr que je n’en ferai rien, si tu souhaites rester. » Elle le releva et le serra dans ses bras. « J’ai besoin de chaque homme loyal qu’il me sera possible de trouver. Seulement, tu dois dorénavant m’appeler princesse Tamir.
— Oui, princesse Tamir. » Il se cramponna à elle. « Où se cache Molay ?
— Je l’ignore. »
Ki doutait fort qu’ils le revoient jamais de ce côté-ci de la porte de Bilairy. « Va dormir un moment, Tamir. Moi, je monterai la garde. » À sa grande surprise, elle ne lui opposa pas d’objection et, allant s’étendre auprès de Nikidès à même la nudité du matelas, se tourna sur le flanc et se laissa finalement vaincre par son épuisement.
Ki s’empara d’un fauteuil et s’y installa, son épée dégainée en travers des genoux. Il était l’écuyer de Tamir et accomplirait son devoir, mais c’est avec un cœur d’ami bien lourd qu’il contemplait le visage plongé dans l’ombre.
Les ténèbres étaient closes quand Tharin survint, une lampe à la main.
La soudaineté de la lumière fit ciller Ki. Tamir se dressa instantanément sur son séant, tâtonnant en quête de son épée.
« Tout est prêt, Tamir. » Le capitaine s’écarta pour laisser passer les porteurs du brancard destiné à Nikidès. Lynx entra derrière eux, chargé de l’armure que Tamir avait dû retirer.
« Je t’ai constitué une escorte dans la cour de devant, déclara Tharin. Tu ferais mieux d’endosser ton armure. Les rues sont tout sauf sûres. »
Ki prit des mains de l’autre écuyer le haubert aurënfaïe. Lynx ne s’en offusqua pas. La tâche incombait naturellement à Ki, tout comme l’honneur.
Celui-ci aida la princesse à enfiler le haubert de mailles souple puis lui boucla son corselet de plates. Ces pièces, à l’instar de celles qu’il portait lui-même, ainsi que Lynx et Tharin, provenaient toutes de l’armurerie d’Atyion.
Tout en s’empêtrant les doigts dans les attaches peu familières, il se demanda ce qu’étaient devenues les armures qu’ils avaient laissées à Ero la nuit de leur départ. Perdues avec tout le reste, songea t-il avec regret. La sienne lui avait été donnée par Tobin qui l’avait dessinée lui-même.
Tamir, se reprit-il mentalement. Enfer et damnation ! Combien de temps lui faudrait-il encore pour que ce nom lui vienne à l’esprit naturellement ?
Les autres membres de la Garde royale les attendaient, en selle, dans la cour. Au-delà des murs, les incendies qui l’embrasaient encore illuminaient le Palatin comme en plein jour. Une brise ardente vous soufflait au visage, et les cendres qui s’étaient déposées sur toutes choses les givraient d’un gris funèbre.
Il y avait au moins une centaine de cavaliers réunis là. Nombre d’entre eux brandissaient des torches pour éclairer la marche. La plupart des chevaux avaient la crinière tondue, nota Ki. En signe de deuil pour le roi, peut-être, ou pour des camarades tombés au combat. La poignée d’hommes à quoi se réduisait la garde de Bierfût occupait le premier rang, persistant à former un groupe distinct. Aladar et Hadmen le saluèrent, et c’est d’une âme chagrine qu’il répondit à leur geste amical ; il manquait trop de visages au sein de leur cohorte.
Lady Una se trouvait présente, elle aussi, en compagnie d’Iya, d’Arkoniel et de la clique hétéroclite de collègues que la magicienne avait recrutés. Le restant se composait de soldats au torse toujours barré par le baudrier d’Atyion. Parmi eux se distinguaient avant tout le capitaine Grannia et ses femmes.
Lord Jorvaï et Lord Kyman, les premiers membres de la noblesse à s’être ralliés à Tamir, avaient eux-mêmes amené des contingents assez fournis de leur cavalerie personnelle.
Maniès le Gaucher brandit droit au ciel la bannière en lambeaux de Tamir. Elle arborait encore les deux armoiries conjuguées des parents de la jeune fille, Ero et Atyion. On avait noué tout en haut de sa hampe un long ruban noir, en commémoration du souverain défunt.
« C’est sous la bannière royale que tu devrais chevaucher désormais, déclara Tharin.
— Je n’ai pas encore été couronnée, si ? Au surplus, Korin l’a emportée, elle aussi. » Elle se pencha pour lui chuchoter dans le tuyau de l’oreille. « Tant de monde ? La maison d’Illardi se trouve à moins de trois milles d’ici.
— Je te le répète, les rues demeurent dangereuses.
Des quantités de gens d’Erius ont refusé de nous rejoindre. Il se pourrait qu’ils rôdent encore dans les parages, à mijoter va savoir quel attentat. »
Tamir arrima son épée sur sa hanche et descendit le perron au bas duquel son grand cheval noir était tenu par un homme qui portait encore les couleurs d’Erius. « Ne relâche pas une seconde ta surveillance et ne quitte pas Tamir d’une semelle, grommela Tharin à Ki pendant qu’ils lui emboîtaient le pas.
— Pardi ! » riposta l’écuyer tout bas. Qu’est-ce que Tharin se figurait qu’il allait faire, bayer aux corneilles comme s’ils partaient pour une partie de chasse ?
Comme il sautait sur le dos de son cheval d’emprunt, il s’aperçut que Tamir avait tiré son poignard.
Ayant constaté que la crinière de son destrier n’avait pas été tondue, elle empoigna tout un écheveau de rude crin noir et le trancha net, puis le fit roussir sur la flamme d’une torche voisine. Bien qu’il fût purement symbolique, c’était un acte d’une haute portée. « Pour l’ensemble de ma parenté, dit-elle, assez fort pour être entendue de chacun des assistants. Et pour tous ceux qui sont morts en braves au profit de Skala. »
Du coin de l’ œil, Ki vit Iya sourire et approuver d’un hochement.
Tamir et lui se placèrent au centre de la colonne, préservés de toutes parts par des cavaliers en armes et des magiciens. Jorvaï ouvrit la marche, tandis que Kyman et ses hommes fermaient le ban. Tharin chevauchait aux côtés de sa pupille, et les deux magiciens les flanquaient. Arkoniel portait en croupe Baldus qui, cramponné à lui, l’œil écarquillé, étreignait de sa main libre un petit baluchon.
Eu égard aux feux qui continuaient de ravager une grande partie du Palatin, l’itinéraire habituel jusqu’à la porte principale était impraticable.
Force fut donc de traverser le parc dévasté jusqu’à une petite porte secondaire percée derrière les vestiges du bois sacré drysien.
Ce trajet les fit passer devant le Mausolée Royal. Tamir jeta un coup d’œil furtif vers les ruines noircies du portique. Des escouades de prêtres et de soldats veillaient sur les lieux, mais la plupart des effigies de reines en avaient disparu.
« Ce sont les Plenimariens qui ont abattu les statues ? »
Iya émit un gloussement. « Non, ce sont les défenseurs du Palatin qui les ont fait tomber sur la tête des assaillants.
— Je n’y suis jamais retournée, murmura Tamir.
— Pardon, Votre Altesse ? »
Ki comprit, lui. Le soir même de leur arrivée à Ero, Tamir était descendue dans la crypte pour y déposer les cendres de son père, et elle y avait vu le corps momifié de sa mère. C’était la seule fois où elle s’était aventurée en bas, évitant même de le refaire à l’occasion de la Nuit du Deuil et des autres jours saints. Ki se disait qu’après avoir dû subir tant d’années la compagnie de Frère, les morts, elle en avait eu plus que son content.
Et lui, où se trouve-t-il, à présent ? se demanda t-il. Le démon ne s’était plus du tout manifesté depuis la cérémonie de déliement. Toutes ses esquilles d’os dissimulées dans la poupée s’étaient envolées en fumée grâce à la magie. Peut-être Tamir était-elle en définitive délivrée de lui, conformément à la promesse de Lhel.
Et il est libre, lui aussi. Ki n’était pas près d’oublier la douleur atroce que la physionomie de Frère avait exprimée pendant les tout derniers instants.
En dépit de toutes les peurs, toutes les souffrances que le fantôme, dans sa rage folle, avait suscitées au fil des années, de tout le mal qu’il s’était efforcé de faire, Ki espéra qu’il avait finalement franchi la porte fatale, dans l’intérêt de tout un chacun.
3
Le chaos régnait à l’extérieur du Palatin. Un chaos d’où fusait un fouillis de cris de colère et de sanglots désespérés. La pluie s’était atténuée, mais des effilochures de nuages bas planaient toujours au-dessus de la ville. Les flammes s’acharnaient encore dans certaines cours, et un flot interminable de réfugiés embouteillait les rues. Campés devant les portes, des soldats s’évertuaient à en interdire l’accès pour empêcher les gens de retourner se livrer qui au sauvetage, qui au pillage.
Tamir promena son regard à la ronde sur tous ces gens-là - son peuple.
La plupart d’entre eux n’avaient pas la moindre idée de l’identité de celle qu’ils croisaient cette nuit. Que penseraient-ils s’ils la voyaient abandonner sa capitale ?
« Par la Flamme, j’en ai assez de m’esquiver dans le noir » , maugréa-telle, et Ki opina du chef.
L’effondrement des édifices et les maraudeurs embusqués n’étaient pas le péril le plus grave dans la ville en ruine. Les centaines de corps, victimes de la peste ou des combats, qui pourrissaient à même le pavé alimentaient à présent la maladie. Le. « Charognards » chargés de parer à ce genre de choses étaient presque tous morts eux-mêmes.
Les gardes de Tamir mouchèrent leurs torches aussitôt que l’on eut quitté la ville, de manière à ne pas risquer de servir de cibles à d’éventuels archers ennemis tapis dans le coin. La grand-route du nord était obstruée par un sombre grouillement de gens, de chevaux, de véhicules de toutes sortes qui piétinaient sur des lieues de nuit.
Aurais-je déjà échoué ? s’interrogea-t-elle pour la centième fois.
S’il exigeait une reine de manière aussi impérative, alors, pourquoi l’Illuminateur avait-il choisi des heures aussi dramatiques pour la révéler ? Elle avait déjà interrogé le prêtre d’Afra là-dessus, mais sans obtenir d’Imonus d’autre réponse qu’un sourire horripilant de sérénité. La tournure prise par les événements faisait jubiler tant les religieux que les magiciens, malgré l’innombrable cortège de désolations qui l’accompagnait.
En dépit de quoi le spectacle de ces malheureux sans feu ni lieu lui donnait le sentiment d’être d’une petitesse dérisoire et exténuée. Comment s’y prendre pour les secourir tous ? Le fardeau de son nouveau rôle, avec tout ce qu’il comportait de doutes et d’incertitudes, l’accablait au point de lui paraître bien au-dessus de ses forces.
« Ne t’inquiète pas, lui dit Tharin d’une voix paisible. Les choses prendront un aspect plus favorable, le matin venu. Les nuages sont en train de se dissiper. Je distingue déjà les étoiles. Tu vois ce troupeau, là-
haut ? » Il pointa le doigt vers une constellation. « Le Dragon. Je considère son apparition comme un bon présage, pas toi ? »
Elle parvint à ébaucher un pâle sourire; le Dragon était l’un des emblèmes d’Illior. Elle avait été toute sa vie une fervente adepte de Sakor ; et, maintenant, voilà que c’était d’Illior que semblaient émaner chaque signe et chaque présage. Comme en réponse à ses réflexions, une chouette poussa un hululement clair et net quelque part sur sa droite.
Imonus appela son attention sur le fait. « Encore un bon présage, Altesse. Lorsque vous entendez l’oiseau de l’Illuminateur, vous saluez le dieu. » Joignant le geste à la parole pour lui montrer comment procéder, il se plaqua trois doigts sur le front entre les sourcils.
Tamir copia le geste. Tharin et Ki firent de même, imités à leur tour par ceux des cavaliers de leur entourage qui avaient entendu et vu.
Est-ce parce qu’ils ont accepté de voir la main d’Illior dans tous ces phénomènes ou parce qu’ils s’aligneront sur moi, quoi que je puisse faire ?
À la cour, où elle avait constamment vécu dans l’ombre de Korin, elle avait vu de quelle manière tout le monde réglait sa conduite sur les moindres agissements de son cousin. Si tel devait être son cas, elle se jura de donner un meilleur exemple que lui.
Le duc Illardi se porta au-devant d’eux sur la route avec sa suite montée.
Il avait souvent été l’hôte de Tamir et des Compagnons, pendant les journées torrides de l’été. C’était un homme grisonnant, d’un commerce agréable, en qui elle trouvait toujours un rien de ressemblance avec Tharin.
« Mes salutations, Altesse, dit-il en s’inclinant en selle, un poing plaqué sur son cœur. Tout enchanté que je sois de vous offrir une fois de plus l’hospitalité, je déplore de le faire en de pareilles circonstances.
— Moi aussi, milord. Je me suis laissé dire que vous désiriez me jurer votre foi et appuyer mes prétentions au trône ?
— En effet, Altesse. Notre maison vénère Illior et l’a toujours vénéré. Je suis persuadé que vous trouverez dans les campagnes alentour bon nombre de gens qui se réjouiront comme nous de voir enfin respecter la prophétie de l’Illuminateur.
— Et des quantités d’autres qui n’en feront rien, lâcha Lord Jorvaï pendant que l’on repartait. Les factions de Sakor qui jouissaient de la faveur du roi ne se résigneront pas si facilement à voir supplanter son fils. Certains des partisans de celui-ci ont déjà quitté la ville.
— Ce qui donnera lieu à une guerre civile, alors ? » s’enquit Illardi.
La question fit frissonner Tamir. Oubliant momentanément sa rancune, elle se tourna vers Iya. « Korin va-t-il me disputer la couronne les armes à la main ?
— Nyrin étant toujours en vie pour lui distiller ses poisons dans le creux de l’oreille, oui, je crois la chose hautement probable.
Skaliens contre Skaliens ? Je ne puis croire que l’Illuminateur veuille de moi semblable abomination ! »
Ils atteignirent sans encombre la propriété du duc Illardi. Les grands feux de veille qui brûlaient de place en place au sommet des murailles éclairaient les archers qu’on y avait placés en sentinelles.
Au-delà s’étendait une charmante villa de pierre assez biscornue plantée sur un promontoire dominant la mer. Les Plenimariens l’avaient attaquée au passage; des flèches empennées de noir jonchaient encore la cour du baile et les jardins, mais les portes n’avaient pas été enfoncées.
Tamir et les autres mirent pied à terre devant l’entrée principale de la demeure. L’Œil d’Illior était gravé dans les deux piliers qui flanquaient l’entrée, dont un croissant de lune ornait le linteau. Une peinture représentant la Flamme de Sakor y accueillait les visiteurs, sous le règne d’Erius. La princesse voulut espérer que les loyautés d’Illardi n’étaient pas sujettes à des revirements trop prestes ni trop fréquents.
Il avait toujours réservé un accueil chaleureux aux Compagnons, toutefois, et sa sincérité semblait de bon aloi, maintenant qu’il disait en s’inclinant. « Tout ce qui est mien est vôtre, Altesse. J’ai ordonné de faire préparer un bain et une collation. Peut-être - les prendre dans vos appartements ?
— Oui, je vous remercie. » Elle avait eu plus que son compte de formalités durant cette unique journée.
Il la conduisit, suivie de Ki, de Tharin, et Baldus cramponné à sa main, à une enfilade de pièces dont la terrasse faisait face à la mer. L’ensemble se composait, en sus d’une vaste chambre à coucher, d’un salon, d’une garde-robe et d’antichambres où monter la garde. Au plus chaud de l’été y avait naguère régné une fraîcheur délicieuse. L’atmosphère en était froide et humide, à présent, malgré la flamme des chandelles et les feux qui brûlaient dans les cheminées.
« Je vais vous laisser vous reposer et vous rafraîchir, Altesse, dit Illardi.
Demandez ce que vous voudrez, mes serviteurs vous l’apporteront.
— Moi, je vais surveiller l’installation des hommes, reprit Tharin en se retirant discrètement pour la laisser seule avec Ki. Viens, Baldus. »
Devant l’air affolé du page, Tamir lui adressa un petit signe de tête. « Tu vas m’assister. »
Avec un regard plein de gratitude, il se précipita pour se réfugier auprès d’eux.
En dépit de l’humidité, les couleurs vives des tentures réchauffaient l’ambiance, les draps étaient tout propres et fleuraient le soleil et le vent.
Baldus examina sous tous les angles cette chambre étrangère. « Qu’est-ce que je fais, ma Dame ? Je n’ai jamais assisté de fille jusqu’ici.
— Je n’en ai pas la moindre idée. Aide-moi toujours à me débarrasser de mes bottes, en guise de hors-d’ œuvre. »
Elle s’assit sur le bord du lit et pouffa, pendant que le petit s’échinait à la débotter. « M’est avis que nous pourrions loger toute ta famille dans ce pieu, Ki. »
Il s’affala dans un fauteuil et s’épanouit. « Jusques et y compris les clebs. »
En arrachant la botte d’une ultime saccade, Baldus tomba à la renverse, empoussiérant un peu plus sa tunique déjà toute maculée de boue.
Tamir eut un sourire goguenard en considérant sa chaussette immonde et les taches qui souillaient le reste de ses vêtements. « Je n’ai pas tellement la dégaine d’une dame, si ?
— J’ai comme dans l’idée que celle de la reine Ghërilain ne devait pas être très différente, après ses batailles les plus glorieuses, répondit Ki, tandis que Baldus s’attaquait à la seconde botte.
« Je pue, en plus.
— Tu n’es pas la seule. »
Sa tignasse sale pendait en mèches enchevêtrées, une barbe de plusieurs jours accentuait son air exténué, et l’aspect de la tunique enfilée par-dessus son haubert était innommable. Ils empestaient tous deux le sang et la mêlée.
Baldus galopa vers la table de toilette pour emplir la cuvette au plus tôt.
Tamir se lava la figure et les mains. L’eau était fraîche et parfumée de pétales de rose mais, le débarbouillage terminé, elle se retrouva comme teintée de rouille. Le page la vida par la fenêtre et la renouvela pour Ki.
« Peut-être qu’il ne devrait pas faire ça, s’inquiéta ce dernier. Les gens pourraient trouver malséant qu’il assure aussi le service de ton écuyer.
— Qu’ils aillent se faire pendre ! ronchonna Tamir.
Lave tes putains de mains. »
On dressa sur la terrasse des tables à tréteaux. Tamir et son monde se restaurèrent en compagnie du duc et de ses deux jeunes fils, Etrin et Lorin.
En jouant avec ces derniers lors de ses séjours précédents, Ki les avait trouvés bons garçons, solides et futés.
De quelques années le cadet de Tamir, Lorin était un grand gamin taciturne. Son frère, qui avait à peu près l’âge de Baldus, n’arrêta pas de la dévisager pendant le repas, d’un œil aussi rond que s’il s’attendait à la voir d’un instant à l’autre changer à nouveau de forme sous son nez.
Après que le page se fut attaché à remplir sans défaillance ses obligations, Tamir lui enjoignit de venir s’asseoir auprès d’elle et de croquer quelques bouchées de sa propre portion.
Aussitôt terminées les agapes et la table débarrassée, le duc Illardi déploya des cartes du port afin d’établir l’étendue des dommages qu’il avait subis.
« Les Plenimariens connaissaient leur affaire.
Pendant que leurs forces terrestres attaquaient la côte, leur marine bombardait de poix brûlante chacun des vaisseaux qu’elle pouvait atteindre pour rompre les lignes de mouillage. J’ai grand-peur que tous vos navires de guerre ne soient pour l’heure au fond de la rade ou en train de flamber hors d’atteinte au large. Seul un tout petit nombre de caraques en a réchappé.
Nous avons capturé vingt-sept bâtiments ennemis.
— Sait-on le nombre de ceux qui sont parvenus à s’enfuir ? questionna Tamir.
— Pas plus de dix, affirment les guetteurs de Grand Cap.
— Suffisamment pour rapporter chez eux la nouvelle de leur défaite, observa Jorvaï.
Suffisamment aussi pour y faire savoir la faiblesse d’Ero, prévint Iya.
Nous ne pouvons pas nous permettre de nous laisser prendre à l’improviste derechef. J’ai chargé plusieurs de mes magiciens de surveiller la mer mais, à ne pas savoir de quel côté porter leurs regards, ils risquent de ne pas repérer l’ennemi. Dites aux guetteurs de redoubler de vigilance, notamment par mauvais temps. »
Illardi et les autres finirent par les quitter. On avait apporté et rempli une grande baignoire pendant le dîner, et Ki louchait sur elle avec convoitise.
Cela faisait des jours et des jours qu’ils n’avaient pas décollé de leur selle.
« Baldus, va te poster dans le corridor et monter la garde avec les plantons pendant un moment » , dit Tamir. Elle s’effondra sur le lit puis indiqua la baignoire d’un signe de tête. « Tu veux passer le premier ?
— Non, à toi d’y aller... C’est-à-dire que ... » Une semaine plus tôt, il n’y aurait pas réfléchi à deux fois. Maintenant, il sentait la chaleur lui monter au visage. « Je devrais sortir ... non ? »
La suggestion semblait assez logique, mais Tamir eut brusquement l’air au bord des larmes. « Est-ce que je te dégoûte à ce point ?
— Quoi ? Non ! » se récria-t-il, aussi médusé par la soudaineté de son changement d’humeur que par la manière dont elle avait sauté sur une conclusion si désobligeante. « Comment peux-tu t’imaginer une chose pareille ? »
Elle s’affaissa, le visage enfoui dans ses mains. « Parce que telle est l’impression que j’éprouve. Je n’ai pas cessé une seconde, depuis Atyion, de me sentir comme prisonnière d’un cauchemar sans réussir à me réveiller.
Tout me fait l’effet de sonner faux. Je suis obsédée par cette sensation de vide dans les culottes ... » Ki vit le rouge lui monter aux joues comme à lui-même. « Et ces machins-là ? » Son regard s’abaissa vers les petites pointes dures qui saillaient sous sa chemise de lin crasseuse. « Ils me font mal comme une brûlure ! »
Ki se surprit à regarder de tous les côtés sauf vers elle. « Mes sœurs disaient la même chose pendant qu’ils mûrissaient. Cela passe lorsqu’ils grossissent. - Grossissent ? » Cette perspective lui faisait horreur, semblait-il. « Mais tu veux savoir ce qu’il y a de pire dans tout ça ? »
Elle retira sa chemise par-dessus sa tête, ce qui la dénuda jusqu’à la taille, abstraction faite de la chaîne qu’elle portait en sautoir et sur laquelle étaient enfilées les bagues de ses parents. Ki s’empressa de se détourner une fois de plus.
« Voilà. Tu ne peux même pas me regarder, c’est vrai ou non ? Je t’ai vu chaque jour depuis Atyion flancher et te détourner.
— Tu n’y es pas du tout. » Il lui fit carrément face.
Au cours de sa croissance, il avait vu pas mal de femmes nues. Il n’y avait pas la moindre différence entre Tamir et telle ou telle de ses sœurs, exception faite de l’ecchymose bariolée qu’avait laissée sur son épaule le coup reçu lors du premier assaut contre la ville. Elle s’était estompée pour se résoudre en une grosse flaque verdâtre et jaunâtre au milieu de laquelle se violaçait l’empreinte de la chaîne de mailles qui avait arrêté la flèche. « Ce qu’il y a, c’est... Et puis zut, il m’est impossible de l’expliquer. Toujours est-il que tu n’as pas tellement changé que ça.
— Il ne sert à rien de mentir, Ki. » Elle se recroquevilla sur elle-même, les bras croisés sur ses seins minuscules. « Illior est cruel. Tu ne m’aurais touchée pour rien au monde quand j’étais un garçon, et, maintenant que je suis une fille, tu ne peux même pas me regarder. » Elle se leva pour retirer ses chausses qu’elle expédia baller d’un coup de pied rageur. « Tu en sais foutrement plus que moi sur le corps des filles. Dis-moi, est-ce que j’ai l’air d’une fille ou d’un garçon, maintenant ? »
Ki fut secoué, mine de rien. Ce n’était pas qu’il n’y eût rien d’incongru dans le spectacle qui s’offrait à lui. La petite touffe de poils noirs qui couvrait l’intimité de Tamir ressemblait à celle de n’importe quelle fille.
Non, ce qui lui nouait le ventre, c’était de savoir ce qu’elle était censée dissimuler.
« Eh bien ? » , Tamir était toujours en colère, mais une larme coulait le long de sa joue.
Le cœur de Ki chavira de chagrin; elle n’était certes pas du genre à pleurer pour un rien. « Eh bien, tu es encore maigrichonne, et tu as toujours eu le cul plutôt plat. Mais c’est le cas de tas d’adolescentes. Tu n’es pas assez âgée pour avoir atteint ton... ton plein épanouissement. » Il s’arrêta pour déglutir un grand coup. « C’est -à-dire que si tu avais ...
Des saignements lunaires ? » Elle ne se détourna pas, mais son visage passa du rouge au cramoisi. « J’en ai eu - une espèce - avant mon changement de sexe. Lhel m’a donné des herbes qui les ont fait cesser, presque entièrement. Mais je présume qu’ils vont recommencer. Ainsi, tu sais tout là-dessus, maintenant. Voilà une couple d’années que tu dormais avec un garçon qui saignait !
— Et merde, Tob ! » C’en était trop, pour le coup. Ki s’écroula dans un fauteuil et se prit la tête à deux mains. « C’est ça que je n’arrive pas à saisir.
N’avoir rien pigé ! »
Elle haussa misérablement les épaules et tendit la main pour attraper la robe de chambre que quelqu’un avait laissée au pied du lit. C’était un vêtement de femme, en velours galonné de dentelle d’argent et de broderies.
Elle s’en enveloppa puis se pelotonna contre les traversins.
Ki releva les yeux et papillota de stupeur. « Alors, là, ça fait une différence !
— Quoi ? » grommela-t-elle.
— Ça te donne un air plus... damoiselle. » Cette réflexion lui valut un coup d’œil noir.
Bien déterminé à amener une bonne et franche réconciliation, il parcourut la pièce du regard et découvrit un peigne d’ivoire sur la table de toilette. La chambre avait dû être celle d’une dame, à moins que la duchesse Illardi ne se fût donné la peine de la munir des accessoires adéquats. Il repéra des pots à couvercles ouvragés, de menues babioles et autres bibelots dont il était incapable de deviner l’usage.
Saisissant le peigne, il alla s’asseoir sur le lit auprès de Tamir et se fendit d’un grand sourire. « Puisqu’il me faut être votre enquiquineuse de camériste, Altesse, puis-je me permettre de vous coiffer ? »
Il se vit foudroyer d’un nouveau coup d’œil encore plus noir, mais, au bout d’un moment, Tamir lui présenta docilement son dos. Il s’agenouilla derrière elle et entreprit de lui démêler patiemment les cheveux, parcelle après parcelle, ainsi que procédait autrefois Nari.
« Ne va pas te figurer que j’ignore à quoi tu es en train de t’affairer.
— Et à quoi suis-je donc en train de m’affairer ?
— À étriller le canasson rétif !
— Eh bien, ce n’est pas du luxe. Tu es farcie de nœuds. »
Sur ce, il continua sans plus piper mot. Tamir avait une chevelure opulente, presque aussi noire que celle d’Alben, mais beaucoup moins raide.
Le travail terminé, elle ondoyait en vagues denses le long de son dos.
Peu à peu, ses épaules se détendirent, et elle soupira. « Ce n’est pas ma faute, tu sais ? On ne m’a pas laissé le choix.
— Je le sais. »
Elle tourna la tête pour le regarder par-dessus l’épaule. Quelques pouces à peine séparaient leurs visages, et, pendant un instant, Ki se sentit égaré dans la tristesse de ces yeux bleus. Leur couleur lui rappela l’Osiat, tel qu’il l’avait vu se dessiner sur l’horizon par une journée limpide, du haut du promontoire de Cirna.
« Dans ce cas, qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. Nos relations me font l’effet d’avoir tellement changé, maintenant. Je déteste ça ! »
Pris au dépourvu, Ki laissa sa langue s’emballer et proférer la vérité. « Moi aussi. Je suppose que Tobin me manque, tout simplement. » Elle pivota comme une toupie et l’empoigna par les épaules. « Je suis Tobin ! »
Il essaya de se détourner pour lui cacher les pleurs qui brûlaient ses yeux, mais elle le maintint immobile. « S’il te plaît, Ki, j’ai besoin que toi, tu restes le même ! »
Humilié par sa propre faiblesse, il la força à le lâcher et emprisonna fermement ses mains dans les siennes. « Je suis désolé. Ce n’était pas cela que je voulais dire. Je voulais dire que, maintenant, tu es ...
— Une fille, voilà tout ?
— Non. Tu es appelée à régner, Tamir. Tu es déjà reine, de plein droit. » Elle essaya de se dégager, mais il tint bon. « Une reine dans l’intimité de laquelle ne saurait dormir, tout proche, ce chevalier de seconde zone que je suis pendant les froides nuits d’hiver, en compagnie de laquelle il ne saurait nager, avec laquelle il ne saurait s’amuser à lutter...
— Pourquoi pas ? »
Ce fut lui qui se dégagea pour le coup, tant lui était intolérable la peine qu’il lisait dans ses yeux. « Ce ne serait pas convenable ! Enfin merde, si tu dois être reine, il te faut en assumer le rôle, non ? Tu es toujours un guerrier, mais tu es aussi une femme ... ou une jeune fille, ce qui revient au même. Et que font les garçons et les filles ? Justement rien de tout ça. Pas les nobles, en tout cas » , ajouta-t-il en rougissant. Il s’était contenté de s’envoyer en l’air avec des servantes, en toute simplicité, comme tout le monde, mais c’était la première fois qu’il en avait honte.
Tamir se recula, les lèvres pincées d’un air grave, mais il s’aperçut que leurs commissures tremblaient. « Parfait. Laisse-moi, alors, pendant que je me lave. - Je vais aller voir comment se portent Nik et Tanil. Je ne serai pas long.
— Prends ton temps. »
Il se dirigea vers la porte. Elle ne le rappela pas, se borna à rester assise, là, comme fascinée par un trou dans le lit. Ki se faufila dans le corridor et rabattit doucement le loquet, le cœur en plein désarroi, mais, lorsqu’il se retourna, Tharin et Una se trouvaient là, qui le dévisageaient comme s’ils attendaient quelque chose.
« Elle va ... euh ... se baigner, bafouilla-t-il. Je reviens tout de suite. »
Il les frôla au passage, tête baissée. Pendant qu’il s’éloignait à grandes enjambées, le sentiment le poignait qu’entre Tamir et lui s’était bruyamment refermée à la volée une porte d’une autre espèce, le condamnant, lui, à rester dehors.
Tamir refoula de nouvelles larmes tout en se déshabillant avant de se laisser glisser dans la baignoire. Après s’y être complètement immergée, elle se savonna vivement les cheveux mais ses pensées persistèrent à la harceler.
Elle avait toujours été bizarre, même sous les traits de Tobin, mais Ki l’avait dès le début comprise et acceptée telle quelle. Or, on aurait dit que, maintenant, il n’arrivait plus à voir en elle que l’inconnue qu’elle était devenue ... une fille grêle et dépourvue d’attraits qui l’embarrassait trop pour qu’il la regarde. Elle enfila l’un de ses doigts dans la bague qui avait appartenu à sa mère et y contempla le profil de ses parents. Sa mère avait été belle, et elle l’était restée même après avoir sombré dans la folie.
Peut-être que si je lui ressemblais davantage ... ? s’interrogea-t-elle avec mélancolie. Ses chances étaient des plus maigres à cet égard.
Elle avait violemment envie d’en vouloir à Ki mais, sans lui, la somptuosité de la chambre lui donnait le sentiment d’une solitude excessive. Son attention s’égara vers l’immensité du lit. Il lui était rarement arrivé de dormir seule. D’abord, il y avait eu Nari, sa nourrice, avec elle, et ensuite Ki. Elle tenta de s’imaginer qu’elle le remplaçait par Una, mais cette idée la hérissa; elle gardait un souvenir cuisant du baiser que la jeune fille lui avait dérobé, se figurant que l’extrême réserve de Tobin à son endroit s’expliquait seulement par une timidité puérile. Elle n’avait guère eu le loisir de causer avec elle depuis sa métamorphose mais, grâce à Tharin et aux mesures qu’il avait prises, elle aurait beaucoup de mal à l’éviter, dorénavant.
« Par les couilles de Bilairy ! gémit-elle. Qu’est-ce que je vais faire ? »
Survivre, Sœur. Vivre pour nous deux.
Elle se redressa si brusquement sur son séant que l’eau déborda, inondant le sol. Frère se tenait devant elle, réduit à une silhouette vague mais parfaitement identifiable et que n’affectaient en rien les flammes du feu ni celle de la chandelle.
« Qu’est-ce que tu fabriques ici ? Je croyais ... , je croyais que tu avais mis les voiles. »
Il était pénible de supporter la vue de son aspect actuel - l’image qu’il lui représentait du jeune homme qu’elle aurait sans doute été. Hormis qu’il était aussi pâle que jamais, que ses yeux avaient toujours la même noirceur inexpressive, il se montrait tel que s’il avait vécu, sa lèvre supérieure allant même jusqu’à s’ombrager d’un léger semblant de moustache sombre.
Subitement effarouchée par la fixité du regard qu’il attachait sur elle, Tamir enveloppa ses genoux dans ses bras.
La voix chuchotante et âpre se remit à résonner dans son esprit. Tu vivras, Sœur. Pour nous deux. Tu gouverneras, pour nous deux. Tu me dois une vie, Sœur. « Comment m’y prendrais-je pour m’acquitter d’une dette pareille ? »
Il la considéra simplement sans mot dire. « Pourquoi es-tu encore ici ? demanda-t-elle. Lhel affirmait que tu serais libre dès que j’aurais tailladé ma chair pour en extirper le fragment de ton os. Le reste de ton corps a brûlé avec la poupée. Il n’en subsistait rien, pas même des cendres. »
Les morts ne connaissent pas de repos tant qu’ils n’ont pas obtenu vengeance.
« Vengeance ? Tu étais mort-né. C’est ce qu’on m’a dit. »
On t’a menti. Apprends la vérité, Sœur. Il chuinta le dernier mot comme s’il crachait un juron.
« Est-ce que tu peux me retrouver Lhel ? J’ai besoin d’elle ! »
Le démon secoua la tête en signe de dénégation, et ses lèvres mortes esquissèrent l’ombre d’un sourire qui donna des sueurs froides à Tamir. Le lien de peau et d’os était rompu. Elle se trouvait désormais dans l’incapacité de lui commander quoi que ce soit. Ce constat soudain l’effraya.
« Est-ce que tu es ici pour me tuer ? » murmura t-elle.
Les prunelles noires prirent une teinte encore plus ténébreuse, et le sourire se fit venimeux. Que de fois j’en ai eu envie !
Il s’avança, passa au travers de la paroi de la baignoire et s’agenouilla dans l’eau, devant elle, son visage à deux pouces du sien. L’eau devint sur-le champ d’un froid aussi mordant que celle de la rivière en bas du fort au printemps. Le démon empoigna les épaules nues de Tamir, et ses doigts glacés, d’une épouvantable dureté, s’incrustèrent dans sa chair. Tu vois ? Je ne suis pas un spectre si impuissant que ça. Je pourrais fourrager dans ta poitrine et te broyer le cœur comme je l’ai déjà fait au gros lard qui s’était intitulé ton gardien.
Elle était véritablement terrifiée, maintenant, infiniment plus qu’elle ne l’avait jamais été par lui. « Qu’est-ce que tu veux donc, démon ? »
Ta parole, Sœur. Venge-moi de mes meurtriers. Une prise de conscience abominable perça tout à coup les brouillards de la peur panique. « De qui s’agit-il ? De Lhel ? D’Iya ? » Elle déglutit un grand coup. « De Père ? »
Les assassinés ne peuvent prononcer le nom de leurs assassins, Sœur. Il te faut découvrir cela par toi-même.
« Le diable t’emporte ! »
Frère souriait toujours quand il se dissipa peu à peu. La porte s’ouvrit à la volée, et Tharin et Una se ruèrent à l’intérieur, l’épée dégainée.
« Que se passe-t-il ? » interrogea le capitaine.
« Rien, se hâta de répliquer Tamir. Je vais bien, je ...
Je pensais seulement tout haut. »
Tharin congédia Una d’un signe de tête, et elle se retira en refermant la porte sur elle. Lui parcourut la pièce d’un regard soupçonneux, tout en remettant sa lame au fourreau.
« J’ai presque terminé, reprit-elle en resserrant ses genoux contre sa poitrine. J’avais dit à Ki qu’il pourrait me succéder dans le bain, mais l’eau s’est refroidie. »
Frère avait dérobé ce qu’il y restait de chaleur. Non, garde-toi de penser à lui maintenant, ainsi qu’à ce qu’il a insinué. Elle avait déjà eu trop d’épreuves à supporter pour se voir imposer par surcroît la recherche de meurtriers parmi le cercle rétréci de ses amis dignes de confiance. Elle se cramponna au fait que Tharin ne s’était pas du tout trouvé dans les parages de Mère, au cours de cette funeste nuit-là. Mais Iya si, de même qu’Arkoniel.
Peut-être y avait-il eu quelqu’un d’autre ? Il était par trop douloureux de réfléchir à ce sujet.
« Tu fais une drôle de tête. » Tharin l’aida à sortir de la baignoire et l’enveloppa dans une vaste serviette de flanelle dont il utilisa un coin pour lui frictionner les cheveux.
Après s’être bien épongée elle-même, Tamir laissa tomber la serviette à terre et, sans regarder Tharin, enfila de nouveau la robe de chambre.
Une fois qu’elle fut rhabillée, il la pressa de se mettre au lit, remonta l’édredon pour l’y emmitoufler puis s’assit et lui prit la main. « Voilà qui va mieux. »
Son regard affable la dénoua. Elle lui jeta les bras autour du cou et cacha son visage contre sa poitrine, indifférente à la puanteur de sang et de fumée qui se dégageait encore de lui. « Quel bonheur que tu sois toujours avec moi ! »
Il lui frotta le dos. « Aussi longtemps que je respirerai.
— J’ai l’intention de te faire prince du royaume, aussitôt que je serai reine. »
Il se mit à glousser. « Bien assez fâcheux que tu m’aies fait lord ! Fiche-moi un peu la paix. »
Il repoussa doucement une mèche humide qui s’était plaquée contre sa joue et tirailla l’une de ses nattes. « Tu te fais du souci à propos de Ki. »
Elle acquiesça d’un hochement. C’était d’ailleurs à demi exact.
« Il n’avait pas l’air plus heureux que toi quand il est parti. » Elle le sentit soupirer. « Tu es décidée à le garder près de toi, n’est-ce pas ?
— Tu trouves que j’ai tort ?
— Non, mais tu devrais tenir compte de ses sentiments personnels.
— Je serais enchantée de le faire, s’il consentait seulement à me les faire partager ! Il me traite comme si j’étais quelqu’un d’autre, à présent.
— Eh, mais que cela te plaise ou pas, c’est le cas.
— Non ! »
Il lui tapota l’épaule. « Peut-être bien la même, alors, mais avec quelque chose en plus.
— Des nichons, tu veux dire ?
— Parce que tu appelles nichons ces petites morsures de puce ? » Il éclata de rire en voyant sa mine outrée. « Oui, ton corps s’est modifié, et c’est un phénomène qu’il est impossible de considérer comme négligeable, surtout pour un jeune homme au sang chaud comme Ki. »
Elle se détourna, mortifiée. « J’ai envie qu’il me regarde comme une fille, qu’il m’aime bien de cette manière mais, d’un autre côté, je n’en ai pas envie. Oh, Tharin, je suis tellement paumée !
— Il faut à vos deux cœurs du temps pour se connaître.
— Tu me traites bien toujours de la même façon qu’avant, toi !
— Allons, allons, les choses sont totalement différentes avec moi, non ? À
mes yeux, garçon ou fille, tu es l’enfant de Rhius. Seulement, tu as cessé d’être le bambin que je portais sur mon épaule ou pour qui je bricolais des jouets. Tu es mon seigneur et maître, et je suis ton homme lige. Quel rapport avec la position de Ki ? » Il ramassa la serviette abandonnée par Tamir et frictionna de nouveau sa chevelure qui persistait à dégouliner. « Je sais quelle tournure ont prise tes sentiments pour lui depuis un an ou à peu près. Il le sait, lui aussi.
— Mais cela ne devrait-il pas rendre les choses plus faciles ? »
Il arrêta de la sécher. « Que ressentirais-tu si tu découvrais en te réveillant, demain, que Ki était une fille ? »
Elle battit des paupières à travers ses mèches embroussaillées. « Ce n’est pas pareil ! Cela rendrait notre situation plus inextricable, comme à l’époque où j’étais un garçon. Dans l’état actuel des choses, rien ne nous empêche ...
d’être l’un à l’autre. À condition qu’il le veuille bien !
— D’abord, il faudra qu’il arrête de voir Tobin chaque fois qu’il pose les yeux sur toi. Et ce ne sera pas facile, parce que c’est lui que son regard cherche encore aussi éperdument.
— Je comprends. Qui est-ce que tu vois, toi, Tharin ?
Il lui tapota le genou. « Je te l’ai déjà dit. Je vois l’enfant de mon ami.
— Tu aimais vraiment mon père n ‘ est-ce pas ? » Il opina du chef. « Et il m’aimait.
— Et pourtant, il t’a délaissé pour Mère. Pourquoi n’as-tu pas cessé de l’aimer, alors ?
— Il arrive parfois que l’amour puisse changer de forme plutôt que d’objet. C’est ce qui s’est passé avec ton père.
— Mais tes sentiments pour lui n’ont jamais changé, eux, n’est -ce pas ?
— Non. »
Elle était assez âgée maintenant pour deviner ce qu’il se gardait d’expliciter. « Et ça n’a pas été douloureux ? »
Jamais elle n’avait vu sa physionomie trahir un chagrin d’une telle évidence. En dessous perçait une pointe acérée de colère lorsque, avec un hochement de tête, il répondit . « Comme une brûlure atroce, au début, et longtemps après. Mais pas assez pour me faire prendre mes distances, et je puis affirmer aujourd’hui que je m’en réjouis. Il y a eu une période où j’aurais parlé tout autrement. J’étais un homme fait pour lors, et mon amour-propre me tourmentait.
— Pourquoi es-tu resté ?
— Parce qu’il m’en a prié. »
C’était la première fois qu’il lui en disait autant. « Je me suis toujours demandé ...
— Quoi donc ?
— Après que Maman fut tombée malade et l’eut accablé de son hostilité, vous êtes ... Père et toi, vous êtes redevenus amants ?
— Jamais de la vie !
— Pardon. C’était une goujaterie. » Il y avait eu néanmoins dans cette réponse péremptoire quelque chose qui la déconcertait... - un éclair de fierté. Elle se demanda ce qu’il pouvait bien signifier mais eut le bon esprit de ne pas poser de question. « Ainsi donc, que dois-je faire avec Ki ?
— Lui donner du temps. Il n’aurait jamais pu t’aimer de la façon que tu désirais en tant que Tobin. Ces goûts-là lui sont étrangers, voilà tout. Mais il en a souffert et, maintenant, il souffre de la perte de ce que vous étiez l’un pour l’autre. » Il lui couvrit l’épaule avec la flanelle. « Accorde-lui le loisir de guérir. Tu peux faire cela pour lui, non ? »
Elle acquiesça d’un hochement. Évidemment qu’elle le pouvait. Mais elle n’en éprouvait aucun réconfort pour autant, ce soir-là. « Il est là, dehors ? -
Il est parti tout seul de son côté, mais il va revenir.
Dans ce cas, nous aurons de nouveau besoin d’eau bouillante, sûrement. » Elle se prit à rêver. « Il faudra que je me retire pendant qu’il se baignera ? » Tharin haussa les épaules. « Il serait poli de t’en enquérir. »
4
La cour était bondée de soldats et de domestiques.
Ki se maintint dans l’ombre pour gagner les nouvelles écuries de pierre où l’on prodiguait les soins nécessaires aux blessés.
Illardi élevait des chevaux magnifiques d’origine aurënfaïe ; ses écuries étaient de loin plus attrayantes que la maison natale de Ki, et d’une ampleur beaucoup plus considérable. À l’intérieur, le garçon ne réussit à distinguer dans le halo de sa lampe que des poutres et un appareillage de pierre.
L’atmosphère sentait le bois neuf et la paille fraîche, mais aussi la purulence et la sanie, malgré les herbes que l’on faisait brûler ou bouillir sur des braseros. Une demi-douzaine de guérisseurs drysiens opéraient là, des tabliers maculés de sang enfilés sur leurs longues robes brunes.
Des gens gisaient de toutes parts sur des matelas de fortune, tels des paquets de linge amoncelés dans l’attente du jour de lessive. Ki s’aventura pas à pas parmi eux en quête de Nikidès et de Tanil. L’une des guérisseuses le repéra et se porta au-devant de lui.
« Ce sont les Compagnons que vous êtes en train de chercher, Lord Kirothius ? demanda-t-elle. Nous les avons installés tous les deux ensemble, là-bas, dans cette stalle, tout au bout. »
Il découvrit Nikidès étayé par une couche épaisse de paille fraîche. Une autre silhouette était assise, pelotonnée dans un angle, à l’extrémité de la stalle, et emmitouflée dans plusieurs couvertures. Même sa tête était invisible.
« Tanil ? » Lorsque Ki se rapprocha, l’écuyer exhala un gémissement sourd et se rencogna plus avant dans l’ombre. Ki s’accroupit sur ses talons. « Tout va bien. Ici, tu es en sécurité. »
Tanil demeura coi, quitte à se recroqueviller davantage sur lui-même.
« Ki, c’est toi ? » Un chuchotement presque inaudible.
Ki se retourna. Nikidès s’était réveillé et clignait les yeux vers lui. « Oui.
Comment te sens-tu ? - Mieux, je crois. Où sommes-nous ?
— Au domaine du duc Illardi.
— Illardi ? » Nikidès jeta un coup d’œil à la ronde d’un air abasourdi. « Mais je me figurais ... J’ai rêvé que je me trouvais au Palais Vieux. Il y avait des moribonds autour de moi. Je me suis figuré que je t’avais vu ... et Tobin avec toi.
— Tu n’as pas rêvé du tout. C’est nous qui t’avons fait transporter ici.
Lynx est toujours des nôtres, lui aussi, et il s’en est tiré sans une putain d’égratignure ! Comme moi, mais je crois que nous sommes bien les seuls.
Avec Una, en plus. Tu te la rappelles ? »
Nikidès s’illumina. « Elle est donc vivante ?
— Oui. Elle s’était enfuie pour se joindre aux cavaliers d’Ahra, ma sœur.
Elle a sacrément bien retenu ses leçons. Elle est déjà un guerrier chevronné.
— Ainsi, quelques-uns d’entre nous en ont réchappé, en définitive ?
— Oui. Et toi, qu’est-ce qui t’est arrivé, Nik ? » Nikidès essaya de se mettre sur son séant et poussa un grognement. « Je les avais pourtant bien prévenus que je n’avais pas l’étoffe d’un guerrier ... ! » Avec l’aide de Ki, il réussit à s’appuyer contre le mur. « J’étais avec Korin. Nous tentions de le faire échapper... » Il referma les yeux pour repousser un souvenir pénible. « Je n’ai aperçu l’archer que lorsqu’il était trop tard.
— Tu as eu du pot. La flèche a raté ton poumon. » En changeant une fois de plus de position, Nikidès discerna la silhouette blottie dans le coin. « Qui est-ce ?
— Tanil.
— Les Quatre soient loués, nous t’avions cru mort !
Tanil ? Qu’est-ce qu’il a qui ne va pas, Ki ?
— Il a été fait prisonnier. » Ki se pencha davantage pour lui souffler à l’oreille. « Soumis à la torture et... et violé, quoi, comme ils font, ces salauds.
Nous l’avons trouvé cloué contre une grange, au nord de la ville. »
Nikidès ouvrit de grands yeux. « Miséricorde !
— Il est dans un sale état. Tamir a exigé qu’on le mette tout près de toi.
— Tamir ? »
Ki soupira. « C’est-à-dire Tobin. Tu l’as revue au palais, tu te souviens ? Tu as parlé avec elle.
— Ah. Je croyais que ça aussi je l’avais rêvé.
— Ce n’était pas un rêve. Une prophétie accomplie, du moins à ce qu’on prétend.
— Mais alors, Skala possède à nouveau une reine ! chuchota Nikidès. Si seulement Grand-Père avait vécu pour voir cela de ses propres yeux ... » Il se tut pendant un moment. « Au fait, comment se porte Tobin - la princesse Tamir, je veux dire ?
— Elle se porte comme un charme.
— Elle. » Nikidès murmura . « Il va nous falloir du temps pour nous habituer, n’est-ce pas ? Dis-moi, comment est-ce arrivé ? »
Ki lui résuma brièvement les choses. « Par magie, mais ça n’avait rien de comparable avec quoi que ce soit dont j’aie entendu parler jusque-là.
N’empêche que je l’ai vue de mes propres yeux, nue comme l’aurore, et sans qu’on puisse invoquer le moindre trucage. Elle est désormais Tamir, Tamir Ariani Ghërilain.
— Un nom de bon aloi. »
Il prenait très bien la chose, lui, songea Ki non sans aigreur.
« Ahurissant, non, de penser que la reine dont les illiorains n’ont pas arrêté de parler à mi-voix toutes ces années se cachait en évidence devant tout le monde ?
— Ahurissant, d’accord. » L’amertume perceptible du ton laissa d’abord Nikidès passablement pantois.
« Et Ero ? finit-il par demander.
— Nous en avons expulsé l’ennemi, mais la ville est quasiment réduite à un amas de ruines. » Ki lui pressa l’épaule. « Je suis désolé pour ton grand-père. J’ai appris qu’il était mort en défendant le palais.
— Oui. Il va me manquer, mais ce fut une mort honorable.
— Qu’est-ce que tu peux me dire à propos de
Korin ? Tu sais où ils sont allés ? - Ils ne sont pas revenus ?
— Non. Que s’est-il passé ?
— Les ennemis avaient percé nos dernières défenses. Ils étaient partout, à tuer, incendier. Maître Porion et le capitaine Melnoth ont organisé la retraite, avec ce qui leur restait de soldats pour couvrir notre fuite. Je n’ai pas eu de chance, voilà tout, et je me suis retrouvé coupé d’eux.
— Et ils t’ont laissé comme ça tout bonnement tomber ?
— Lutha n’a rien à se reprocher, si c’est à cela que tu penses. » Il s’interrompit, et Ki lut dans son regard une expression chagrine. « Je l’ai vu tourner la tête dans ma direction, il criait quelque chose. Il voulait rebrousser chemin pour me rejoindre mais, naturellement, cela lui était impossible. C’est envers Korin qu’il avait des obligations.
— Moi, je l’aurais fait, Nik. Et Tamir aussi. » Nikidès fit un signe de dénégation. « Je n’aurais pas souhaité que vous le fassiez. Le devoir prime, en toutes choses. C’est ce que te dirait aussi maître Porion. »
Ki préféra pour l’heure garder ses objections par devers lui. Nikidès était encore trop mal en point pour évaluer pleinement la gravité de la situation. « Tu sais quelle était la destination de Korin ?
— Non. Nyrin s’est borné à commander de lui faire quitter la ville. Nous tâchions de gagner la porte occidentale quand je les ai perdus.
— C’était le magicien qui donnait les ordres ?
— À ce moment-là, Korin n’écoutait les conseils de personne d’autre, pas même ceux de Cal. »
La drysienne qui avait renseigné Ki juste auparavant reparut là-dessus et appliqua son oreille contre la poitrine de Nikidès. Ce qu’elle perçut parut la réjouir. « Vous êtes un veinard, messire. Encore quelques jours, et vous devriez vous retrouver sur pied, mais votre guérison complète prendra du temps. Je vais vous faire apporter du bouillon. Veillez à ce qu’il s’alimente, voulez-vous, Lord Kirothius ?
— Comptez sur moi. » Il adressa un grand sourire à son ami. « Encore que nous n’ayons jamais eu à nous tracasser beaucoup pour te forcer à bouffer ! »
Nikidès répondit par un geste trivial puis reporta son attention sur Tanil.
Celui-ci avait bougé à l’arrivée de la drysienne et paraissait réveillé. « Salut, Tanil. Je suis heureux que tu sois ici. Est-ce que tu as faim ? »
Tanil secoua la tête, et la couverture qui dissimulait son visage glissa à terre.
« Par les couilles de Bilairy ! » s’exclama Nikidès à voix basse.
On avait tellement tabassé le jeune écuyer que sa figure était encore salement enflée et toute bariolée. Ses cheveux noirs pendaient en mèches poisseuses jusqu’à son encolure. On lui avait aussi tranché ses tresses. Mais le pire était son expression absente et terrifiée. Il se reploya sur lui-même en s’étreignant la poitrine à pleins bras. Des ecchymoses jaunissantes tapissaient ses épaules nues, et les bandages qui enveloppaient ses poignets étaient tout ensanglantés. Il regarda ses copains d’un air hagard puis cacha sa tête contre ses genoux.
« Le pauvre ! chuchota Nikidès d’un ton navré.
— Et il a été néanmoins l’un des rares chanceux » , répliqua doucement Ki, tout en s’abstenant de révéler que ses bourreaux s’apprêtaient à l’étriper quand Tamir et ses troupes étaient intervenues. « Les plaies de ses poignets ne sont pas si graves que ça. Les guérisseurs disent qu’il recouvrera sans doute l’usage de ses mains quand tout sera cicatrisé. »
Il en parlait comme à la légère, mais il échangea avec Nikidès un coup d’œil entendu. Les blessures du corps n’étaient rien pour un guerrier, mais avoir subi le déshonneur de pareils outrages et rester estropié ? Il aurait été plus généreux aux autres ordures de le tuer tout bonnement.
La drysienne revint en personne avec deux bols de bouillon d’un puissant fumet. Nikidès sirota une petite gorgée du sien et plissa le nez. « De la viande de cheval !
— Ça, on n’est pas près d’en manquer » , répondit Ki, tout en se déplaçant lentement pour aller s’asseoir auprès de Tanil avec mille précautions. « Elle pue, mais elle va vous revigorer. Allons, là, fais un petit effort. C’est moi, tu vois ? Personne ne va te faire de mal. Nik est là, lui aussi. »
Tanil les considéra d’un œil vide, puis une lueur de conscience parut y poindre. Il laissa Ki porter le bol jusqu’à ses lèvres et réussit à avaler quelques menues lampées avant de s’étrangler et de se détourner.
Après avoir ingurgité bravement sa portion, Nikidès reposa son bol avec une grimace écœurée. « Tu n’as rien dit de ce qui vous est arrivé depuis votre départ d’Ero. »
Ki esquissa en quelques traits les journées chaotiques qu’ils venaient de vivre. « Tharin a réorganisé les vestiges de l’ancienne garde de Bierfût, auxquels il a adjoint Lynx et certains des guerriers d’Atyion pour constituer la nouvelle garde de Tamir » , poursuivit-il, tout en forçant Tanil à avaler davantage de bouillon. « Lord Jorvaï et Kyman d’Ilear s’étaient déjà ralliés à notre cause, et Illardi et un certain nombre d’autres ont juré solennellement allégeance après la bataille. Tamir est cependant loin de n’avoir que des partisans.
— Il fallait s’y attendre, commenta Nikidès d’un air pensif. En tout cas, vous pouvez m’ajouter au nombre de vos hommes liges et compter sur ma loyauté, pour autant que cela ait une valeur quelconque.
— Même en dépit de ton serment de Compagnon ? Tamir te renverra auprès de Korin, pour peu que tu le souhaites.
— Non. Je ne vais pas prétendre que ce parjure ne m’est pas douloureux mais, au fond de mon cœur, je sais qu’il s’impose. Erius a bafoué la prophétie, et où cela nous a-t-il menés ? Si Illior a fait de Tobin une reine, alors, qui suis-je, moi, pour en disputer ? Or donc, en quoi puis-je me rendre utile ? »
Ki lui serra la main et sourit. « En reprenant des forces et en gardant Tanil à l’ œil pour moi. Bon, maintenant, je ferais mieux de rentrer. Prends soin de toi et respecte scrupuleusement les prescriptions des guérisseurs. »
Tout en se sentant un peu mieux d’avoir trouvé son ami réveillé, ce n’est pas sans anxiété sur l’accueil que lui réserverait Tamir que Ki retourna vers la maison. La vilaine tournure que les choses avaient prise tout à l’heure le tourmentait fort, et il lui tardait de rectifier le tir.
Assise sur le lit, Tamir était en train de lire une lettre. Elle avait revêtu sous sa robe de chambre une longue chemise de lin, et ses cheveux humides pendaient au petit bonheur sur ses épaules. Baldus roupillait, roulé en boule sur sa paillasse près de la porte.
Rien qu’à la façon dont elle leva les yeux pour l’observer, lorsqu’il fit son entrée, Ki se rendit compte que sa propre humeur l’angoissait, elle aussi.
« Je viens de voir Nik et Tanil.
— Comment vont-ils ?
— Nik est en train de se rétablir. L’état de Tanil est plus préoccupant. Il est moralement à plat.
— Ça ne m’étonne pas. J’irai demain lui faire une visite. Elle désigna la baignoire d’un geste nonchalant. « J’ai fait apporter un supplément d’eau bouillante. » Elle marqua une pause, l’air à nouveau embarrassé. « Je peux passer dans le salon, si ...
— Comme il te plaira » , répondit-il trop précipitamment. Tenait-elle à rester ou à sortir ? Du diable s’il le savait ! Il eut l’impression qu’il aurait beau faire, il mettrait de toute manière à côté de la plaque. Mais en l’occurrence, elle l’avait vu si souvent nu comme un ver que cela ne changeait strictement rien. Tout ce dont il avait envie, là, maintenant, c’était d’un bain bien chaud et d’un lit bien propre. « Moi, ça m’est égal. »
Suite à tous leurs démêlés précédents, il s’était attendu à ce qu’elle le plante là. Au lieu de cela, elle haussa les épaules et se replongea dans sa lecture.
À ta guise, songea-t-il, non sans s’interroger sur cette nouvelle saute de vent. Il se déshabilla puis se laissa progressivement couler dans l’eau. Elle n’était pas si chaude que ça, mais elle était la plus limpide qu’il ait vue depuis des jours et des jours. Une fois calé confortablement, il se mit à la besogne, armé de l’éponge et du savon.
Tandis qu’il se décrassait, il se surprit à lorgner du côté de Tamir. Elle était toujours absorbée dans sa lettre. Il baissa la tête pour rincer la mousse de ses cheveux mais, quand il se redressa, Tamir fixait toujours la missive.
Celle-ci ne comportait qu’un seul feuillet de parchemin. Il était impossible que son déchiffrage demande autant de temps.
« C’est quoi, ce que tu examines là ? »
Elle releva les yeux en sursaut et rougit un brin, comme s’il l’avait prise en flagrant délit de curiosité coupable. Fichtre, ça, c’était bizarre !
« Une lettre de Lady Myna de Tynford, qui m’offre son allégeance, répondit-elle.
— Déjà ? Les nouvelles vont vite ! »
Elle rejeta la feuille et s’étendit à plat ventre, le menton posé sur une main. « C’est plus fort que moi, je n’arrête pas de penser à Korin. Une retraite est une chose mais, de sa part, s’enfuir comme ça, purement et simplement, et abandonner la ville grande ouverte à l’ennemi ? Ça paraît complètement délirant !
— Je suis convaincu qu’il avait ses raisons de le faire à ce moment-là. » La trouille, j’en jurerais, songea-t-il tout en grattouillant une tache de sang sur son genou gauche.
Le regard de Tamir se perdit dans le vague pendant un moment. Elle fronçait les sourcils, perplexe. « Maudit soit ce Nyrin ! C’est sûrement lui qui a démoralisé Kor.
— Je n’en doute pas. Mais peut-être aussi que Korin s’est laissé influencer sans trop de difficulté. » Tant pis pour le tact...
Tamir lui décocha un regard oblique. « Je le reconnais, Ki, tu l’avais bien jugé depuis le début, mais je persiste à dire qu’il a aussi des qualités. Dès que nous saurons où il se trouve, j’appellerai à des pourparlers. Il doit bien y avoir un moyen de résoudre ce différend, et sans guerre !
— J’admets que l’idée d’affronter des amis sur le champ de bataille ne me sourit guère. Dût-il s’agir d’Alben ou de Mago. Enfin, de Mago, peut-être. »
Cette réflexion lui attira un sourire fugace. Il se mit debout pour rafler la flanelle sèche que quelqu’un avait déposée près de la baignoire, tout en remarquant que Tamir détournait le regard. Il noua prestement la serviette autour de sa taille et chercha d’un coup d’œil à la ronde quelque chose d’autre à mettre que sa tenue dégoûtante d’avant.
On avait également préparé des vêtements propres à son intention. Une longue chemise de lin brodée de soie blanche autour du col et froncée aux poignets. Il l’enfila par-dessus la tête puis ne bougea ni pied ni patte, ses chausses à la main, ne sachant trop que faire ensuite.
Tamir, constata-t-il alors, se trouvait dans le même embarras que lui. Ils aspiraient tous deux à se comporter avec autant de simplicité que si rien n’avait changé.
Elle haussa les épaules, sans vraiment le regarder.
« Tu restes ?
— D’accord. » Mais il enfila ses chausses quand même avant de souffler toutes les lumières sauf une. Puis il retourna vers le lit d’un pas hésitant.
Devait-il coucher par terre à côté de Baldus ? Tamir s’étant entre-temps fourrée sous les couvertures, la courtepointe remontée jusqu’au nez, il ne distinguait plus que ses prunelles sombres fixées sur lui, dans une expectative impénétrable.
Toujours aussi perplexe, il s’enveloppa dans une couverture de secours et s’étendit sur le bord opposé du lit. Ils étaient allongés face à face, leurs visages à peine éclairés par la lueur de la veilleuse. Un intervalle de moins de deux empans les séparait l’un de l’autre, mais il leur faisait l’effet d’une lieue.
Au bout d’un moment, Tamir tendit la main vers lui.
Il enlaça ses doigts aux siens, ravi du contact chaleureux. Elle les avait rudes et hâlés par des journées de chevauchée, alors que ceux des filles avec lesquelles il avait couché étaient blancs et doux, voués à trembler ou à caresser. Tamir, elle, lui tenait la main fermement, avec assurance, comme elle l’avait toujours fait. Ki s’en sentit tout chose, intérieurement, lors même qu’il vit ses paupières peu à peu se clore et ses traits se détendre à la faveur du sommeil. Avec son visage à demi enfoui dans l’oreiller et ses cheveux éparpillés sur sa joue comme ça, elle ressemblait de nouveau à Tobin.
Il attendit d’être absolument certain qu’elle dormait vraiment pour lui lâcher la main et se laisser basculer sur le dos, en position instable sur l’arête du matelas, et submerger par la nostalgie des nuits où ils avaient avec tant d’innocence dormi chaudement dans les bras l’un de l’autre.
5
Dans son rêve, elle était toujours le Tobin qui avait vécu au fort, et la porte de la tour n’était jamais verrouillée.
Il gravit l’escalier qui menait au salon dévasté de Mère, tout en haut, et y découvrit Frère qui l’attendait. Main dans la main, les jumeaux grimpèrent sur l’ entablement de la fenêtre donnant à l’ouest du côté des montagnes.
Entre les pointes de ses bottes, Tobin aperçut la rivière dont les flots noirs, en contrebas, déferlaient sous la glace comme un énorme serpent captif se démenant pour se libérer.
L’étreinte se resserra sur sa main,. c’était Mère qui se trouvait désormais avec lui, pas Frère. Ariani était blême et en sang, mais elle sourit lorsqu’elle se précipita dans le vide, entraînant Tobin dans sa chute.
Mais il ne tomba pas. Il prit son essor dans le ciel et, bien au-delà des montagnes qu’il survolait, parvint à une falaise qui surplombait la sombre mer d’Osiat. En jetant un coup d’œil en arrière par-dessus l’épaule, il vit les collines désormais familières se détacher sur des cimes enneigées. Comme toujours dans ce rêve-là, l’homme vêtu de robes se tenait là-bas, au loin, lui adressant des signes de la main. Tobin verrait-il jamais le visage de l’inconnu ?
Là-dessus, Ki apparut à ses côtés et, lui saisissant la main, l’attira jusqu’au bord du gouffre pour lui montrer le havre magnifique qui s’étendait à leurs pieds. Tobin voyait s ‘y réfléchir leurs deux visages, côte à côte, telle une miniature peinte sur une feuille d’argent.
Tamir avait fait ce rêve si souvent qu’elle n’ignorait plus qu’elle était en train de rêver, mais elle ne s’en tourna vers Ki qu’avec davantage d’ardeur.
Peut-être que cette fois-ci ...
Mais, comme toujours, elle se réveilla en sursaut avant que leurs lèvres n’aient pu se toucher.
Ki était roulé en boule à l’autre bout du lit, et il ouvrit les yeux dès qu’elle bougea. « Tu étais agitée. Est-ce que tu as pu seulement dormir un peu ?
— Oui. Et je meurs de faim, maintenant. » Elle demeura là, étendue de tout son long, à le contempler avec une tendresse douce-amère, tandis qu’il bâillait, s’étirait et se frottait les yeux. Il n’avait pas lacé le décolleté de sa chemise, et elle vit que le petit cheval qu’elle avait fait pour lui en guise d’amulette aussitôt après leur rencontre pendait toujours à son cou au bout de sa chaîne. Il ne l’en avait jamais retiré depuis qu’elle le lui avait offert, pas même quand il se baignait. Pendant un instant fugitif, ce matin-ci aurait pu passer pour n’importe quel autre de ces matins du bon vieux temps où ils se réveillaient ensemble pour affronter une nouvelle journée.
L’illusion vola aussi promptement en éclats que l’avait fait son rêve lorsque Ki mit tant de hâte à se lever et à se diriger nu-pieds vers la sortie.
« Je vais nous chercher quelque chose à manger, annonça-t-il sans se retourner. Je frapperai avant d’entrer. »
Tamir soupira, devinant qu’il tenait à lui donner le temps de s’ habiller.
Peu après, on cogna un petit coup à la porte, et Lady Una pénétra dans la chambre, encore équipée de ses bottes et de sa tunique crottées. Elle arborait cependant un baudrier neuf aux couleurs de la garde personnelle de Tamir.
Baldus se réveilla enfin et se mit sur son séant en se frottant les yeux.
« Va te dénicher de quoi déjeuner, lui dit Tamir.
— Oui, Altesse. » Tout en bâillant, il examina de pied en cap la nouvelle venue d’un air curieux, et ses yeux s’attardèrent avec admiration sur l’épée qu’elle avait au côté. Puis il finit par la reconnaître et s’inclina précipitamment. « Lady Una ! »
Celle-ci le dévisagea puis lâcha un petit cri de stupéfaction avant de s’agenouiller devant lui en s’emparant de sa main. « Tu es bien le fils de Lady Erylin, n’est-ce pas ? Je gage que tu connais mon frère, Atmir. Il est le page de la duchesse Malia, à la cour.
— Oui, Dame ! Nous prenons des leçons ensemble, et parfois nous jouons à ... » Il s’interrompit net, et sa physionomie se défit. « Enfin, nous le faisions ... , avant.
— Est-ce que tu l’as vu, depuis l’attaque ? »
Il secoua tristement la tête. « Je n’ai revu aucun de mes copains, depuis l’arrivée de l’ennemi. »
Tout gentil qu’il était, le sourire d’Una ne réussit pas à cacher son désappointement. « En tout cas, je suis bien contente que tu sois sain et sauf, toi. Si je vois Atmir, je lui dirai que tu es à sa recherche.
— Merci, ma Dame. » Après avoir fait une révérence à Tamir, Baldus s’éclipsa.
Una se redressa, au garde-à-vous. « Pardonnez-moi, Altesse. Je n’avais pas l’intention d’être agressive. C’est simplement que je n’ai toujours pas la moindre nouvelle d’aucun des membres de ma famille.
— Pas besoin de vous excuser. Pauvre Baldus. Il ne comprend véritablement rien à ce qui s’est passé.
J’espère que vous retrouverez tous les deux votre parenté. » Elle se tut, l’air d’attendre quelque chose. « Qu’est-ce qui vous amène ? »
Una sembla tout à coup sur des charbons ardents. « Lord Tharin a pensé que vous pourriez avoir besoin d’aide, Altesse. »
Subitement consciente qu’elle était assise là sans rien d’autre sur elle qu’une chemise de nuit de femme, Tamir finit par trouver la robe de chambre et par s’en revêtir. « Mieux ? »
Hâtivement, Una s’inclina de nouveau. « Je suis confuse. Je ne sais que vous dire, en vérité, ni quelle attitude adopter.
— Vous comme le reste du monde ! » Elle étendit largement les bras. « Eh bien, ça y est, me voilà. Rincez-vous l’œil tout votre soûl. »
Una s’empourpra. « Ce n’est pas cela. Vous savez, la fois où je me suis jetée sur vous pour vous embrasser ? Si j’avais su, jamais je n’aurais fait une chose pareille. »
Tamir continuait à en garder un souvenir cuisant. « Ce n’était pas votre faute. Enfer et damnation ! Je n’étais pas au courant moi non plus, à l’époque. Croyez-moi, je ne vous en garde pas rancune. Oublions-le tout simplement. » Elle passa machinalement une main dans ses cheveux emmêlés. « À vous de vous regarder, maintenant, un guerrier, en définitive ! Je présume que ces leçons d’escrime ont eu leur utilité, après tout.
— C’était un bon début, reconnut Una, manifestement soulagée par le changement de sujet. Mais je suppose que j’étais la seule fille à ne pas me trouver là pour faire les doux yeux aux garçons. »
Ki n’y avait pas vu l’ombre d’un inconvénient, se rappel a-t-elle. Elle repoussa cette pensée sur-le-champ. « Ainsi donc, c’est le capitaine Ahra qui a terminé votre éducation ?
— En effet. Comme les histoires de Ki à propos de sa sœur me trottaient dans la tête, j’ai galopé tout droit vers les domaines de Lord Jorvaï la nuit où je me suis enfuie, et je l’y ai trouvée. J’ai placé toute ma confiance en elle, et elle a promis de faire de moi un soldat. Ses méthodes n’étaient pas tout à fait aussi raffinées que les vôtres, cependant. » Elle sourit à belles dents. « Je dois l’avouer, j’ai été quelque peu surprise, à notre première entrevue. Elle est beaucoup plus ... raboteuse que Ki. »
Tamir éclata carrément de rire. « J’ai rencontré toute sa famille, et le qualificatif est des plus indulgent. Mais dites-moi, pourquoi vous être enfuie de cette façon ? La rumeur a couru que le roi vous avait fait périr - voire votre père.
— Ce n’est pas loin de la vérité. L’idée de perdre la faveur de votre oncle épouvantait Père. Après m’avoir rossée, il m’a annoncé qu’il allait m’expédier vivre auprès d’une tante antédiluvienne dans les îles de la mer Intérieure jusqu’à ce qu’un mariage le débarrasse de ma personne. Alors, je me suis sauvée. Sans rien emporter d’autre que ceci. » Elle toucha la poignée de son épée. « C’était celle de ma grand-mère. Mère me l’a donnée avec sa bénédiction quand je suis partie. Mais les choses sont différentes à présent, n’est-ce pas ? Il est de nouveau possible aux femmes, même nobles, d’être des guerriers.
— Oui, même nobles. »
Oubliant ses chausses et son épée, Una lui fit une révérence gracieuse. « Ma loyauté vous est acquise jusqu’à la mort, Altesse. »
Tamir s’inclina. « Et je l’accepte. Maintenant, dites-moi, en toute honnêteté, vous trouvez, vous, que j’ai tant que ça l’allure d’une fille ?
— Eh bien ... Peut-être que si vous vous coiffiez ? Et n’aviez pas l’air aussi renfrogné ? »
Tamir émit un reniflement aussi peu féminin que possible, tout en remarquant avec une pointe d’envie qu’Una était ravissante, avec son visage ovale et ses cheveux sombres et soyeux.
Baldus pointa son nez juste au même instant. « Maîtresse Iya, Altesse.
Elle souhaiterait vous voir. » Tamir manifesta sa répugnance à cette intrusion en fronçant les sourcils mais acquiesça d’un signe de tête.
La magicienne était vêtue d’une robe de beau lainage brun serrée à la taille par une ceinture de cuir ouvragé, et ses longs cheveux gris flottaient librement sur ses épaules, ce qui la faisait paraître plus jeune et moins austère qu’à l’accoutumée. Elle charriait sur un bras ce qui semblait être un certain nombre de tenues de dame.
« Salut, Una. Bonjour, Altesse. Ki nous a annoncé que vous étiez réveillée. Vous vous êtes bien reposée, j’espère ? »
Tamir haussa les épaules, tout en louchant d’un air soupçonneux sur les falbalas.
Iya sourit et les exhiba. « Je suis venue vous aider à vous habiller.
— Je ne mets pas ce genre de trucs !
— Je crains que ce ne soit indispensable. Il circule déjà bien assez de rumeurs prétendant que vous n’êtes qu’un garçon jouant à faire la fille sans que vous en rajoutiez. De grâce, Tamir, vous devez m’en croire à cet égard. Il n’y a rien d’humiliant à porter une robe, n’est-il pas vrai, Lady Una ? Cela n’a pas brisé votre carrière de soldat.
— Non, Maîtresse. » Una décocha un coup d’œil contrit à Tamir.
Mais il y avait encore trop de Tobin dans sa personnalité pour que Tamir cède si facilement. « Tharin et Ki s’en tordront les côtes ... et le reste de ma garde aussi ! Enfin, diantre, Iya, j’ai porté des culottes toute ma vie. Je me prendrai les pieds dans les jupes. Chaussée d’escarpins, je me tordrai les chevilles et j’aurai l’air d’une gourde !
— Raison de plus pour vous y accoutumer tout de suite, avant d’avoir une cohue de nobles et de généraux à impressionner. Allons, ne faites donc pas tant d’histoires ...
— Je ne m’affublerai pas de volants pour chevaucher, la prévint Tamir. Et du diable si je monte jamais en amazone, ça, je vous en fiche mon billet ! Quant aux on-dit, je m’en branle comme de ma première chaussette.
Ne messied-il pas à une princesse de s’exprimer en termes aussi grossiers ? intervint Un a, tout en s’efforçant vainement de réprimer un sourire.
— Chaque chose en son temps, repartit Iya. Au surplus, ses aïeules juraient toutes comme des Charognards. La reine Marnil arrivait à faire rougir même ses généraux. Pour aujourd’hui, attachons-nous simplement aux dehors. La duchesse Kallia va vous dépêcher sa couturière personnelle, Altesse. En attendant, elle a poussé l’obligeance jusqu’à vous prêter quelques-uns des effets de sa fille aînée. Vous avez à peu de chose près la même taille, toutes les deux. »
Ce n’est pas sans rougir que Tamir retira sa chemise de nuit. Après quoi elle se sentit grotesque à souhait quand ses deux compagnes lui firent endosser une camisole de lin puis lui enfilèrent par-dessus la tête une encombrante robe de satin vert.
« Avant que nous ne la lacions, que dites-vous de celle-ci ? s’enquit Iya en la faisant pivoter pour la placer devant le miroir.
— Je la hais ! jappa Tamir, qui condescendit à peine un coup d’œil à son reflet.
— J’admets que sa couleur n’est pas idéale pour vous. Elle vous donne un teint cireux. Mais il faut bien que vous portiez quelque chose, et nous n’avons pas tellement l’embarras du choix. »
Tamir les rebuta l’une après l’autre avant de jeter finalement son dévolu, non sans répugnance, sur une tenue de chasse en laine bleu sombre à col montant qui avait au moins le mérite d’être plus simple et dépourvue de fioritures que tout le reste du lot, plus courte devant, et qui, taillée plus ample, lui permettait de bouger sans difficulté. Les manches se laçaient sur l’épaule, laissant à ses bras leur liberté de mouvement. Le style du modèle l’autorisait aussi à porter ses bottes au lieu des chaussures douillettes apportées par Iya. Lorsque Una eut achevé de la sangler là-dedans, le corsage était encore loin de l’engoncer, mais son accoutrement n’était pas aussi inconfortable qu’elle s’y était attendue.
« Ceci va avec la robe, je crois. » Iya lui tendit une ceinture en cuir repoussé figurant des feuilles et des fleurs. Elle plombait sur ses hanches étroites, se nouait avec un fermoir d’or d’où pendait jusqu’à ses genoux une longue lanière qui s’achevait par un gland d’or. Tamir s’empara de celui-ci, émerveillée par sa délicatesse. « Son travail rappelle les ouvrages d’Ylanti.
— Vous avez toujours eu le sens des beaux objets. » Una exhiba la pendeloque d’épée que Tobin avait ciselée pour elle quelques années plus tôt. « Est-ce que vous pratiquez encore la joaillerie ? »
Tamir releva les yeux, dépitée de s’être laissé surprendre à trouver à son goût si peu que ce soit de son costume ridicule. « Tous mes outils ont sombré avec le naufrage d’Ero.
— Vous vous en procurerez de nouveaux, je suis sûre, affirma Iya. Vous avez le don. Vous ne devez pas le négliger. Maintenant, Una, voyez donc ce que vous pouvez faire avec cette tignasse-là. La queue de mon cheval a plus fière allure. »
Tamir s’assit, à bout de patience, pendant qu’Una la peignait. « Rien de trop sophistiqué. Je ne veux pas m’enquiquiner à me toiletter tout le temps comme ... comme une gonzesse ! »
Sa réflexion fit glousser simultanément les deux autres.
« Rien ne s’oppose à ce que vous restiez coiffée comme vous l’avez toujours été » , lui dit Una, tout en retorsadant d’une main experte les nattes de guerrier. « Toutes les femmes soldats de ma connaissance portent leurs cheveux dénoués ou sous la forme d’une longue tresse dans le dos, de manière à se dégager la figure. Voyons ce que cela donne. » Elle lui repoussa les cheveux en arrière et les entrelaça en une tresse épaisse, puis tira de son aumônière une petite lanière de cuir rouge. « Vous voyez, pas de rubans. Et je vous en donne ma parole, pas non plus de noeunœud. Là. Regardez un peu. »
Tamir fit de nouveau face au miroir et fut plutôt étonnée de ce qu’elle y vit. « Passez-moi mon baudrier d’épée. »
Après l’avoir bouclé par-dessus la ceinture, elle contrôla de nouveau son reflet. Tout compte fait, la robe était assez flatteuse. Elle la faisait paraître non plus maigrichonne et anguleuse mais mince. Les petites nattes latérales et l’épée confirmaient toujours son état de guerrier, mais elle avait un peu perdu de son allure garçonnière. Elle fit un effort pour ne pas se renfrogner.
Personne ne s’aviserait de la qualifier de beauté, ça, sûrement pas, mais, rehaussés par le coloris du tissu, ses yeux semblaient d’un bleu plus intense.
« J’ai gardé de côté pour vous quelque chose que votre père m’avait confié voilà bien des années. » Iya tira des plis de sa robe un mince diadème d’or et le lui présenta. C’était une belle parure, et d’une extrême simplicité, car elle se composait en tout et pour tout d’un bandeau gravé d’un motif de vagues stylisées. « C’est du travail aurënfaïe. Il appartenait à votre mère. »
Tamir esquissa le geste de s’en coiffer, mais Una l’arrêta. « Non. Avec vos cheveux rejetés en arrière, il ferait un effet discordant. Laissez-moi faire. »
Elle défit la grosse tresse et lui ébouriffa les cheveux avec les doigts.
Après quoi, elle souleva ceux du dessus du crâne et les enfila dans le diadème avant de le déposer sur son front puis de les laisser retomber pardessus, de manière à ce que seule se voie la partie antérieure du cercle d’or.
Enfin, elle lissa les petites nattes pour les rétablir à leur place. « Et voilà ! Désormais, les gens sauront que vous êtes une princesse. »
Tamir retira la chaîne d’or qui lui ceignait le col et la rompit pour récupérer les deux anneaux qui coulissaient dessus. Elle mit le sceau noir massif de Père à son index droit, puis à son annulaire gauche la bague au portrait d’améthyste, qui s’y adapta parfaitement. Lorsqu’elle étudia de nouveau son reflet, elle se trouva une expression plus douce, presque émerveillée. Cette fois, c’était bel et bien une fille qui lui retournait son regard, malgré le fait qu’elle avait toujours l’impression d’être un garçon affublé d’une robe.
Iya se campa juste derrière elle, une main plaquée sur la bouche et ses yeux brillant d’un éclat suspect. « Oh, ma chère enfant, regardez-vous donc
... La véritable reine-guerrière de retour enfin ! Una, appelez vite Ki et Tharin, et Arkoniel aussi, s’il est là, sur le palier. »
Tamir se planta nerveusement près du miroir pendant que les hommes entraient, Baldus sur leurs talons.
« Que vous êtes jolie ! s’exclama le page.
— Merci. » Elle dévisagea le capitaine et l’écuyer, les défiant de s’esclaffer.
« Le mioche a raison, commenta Tharin en s’ approchant d’elle et en la faisant pivoter dans un sens puis l’autre. Par la Flamme ! Qu’est-ce que tu en dis, Ki ? Notre jouvencelle fait des progrès confondants, non ? »
Ki n’avait pas arrêté de la fixer pendant tout ce temps-là sans piper mot.
Finalement, il lui adressa un signe de tête affirmatif assez peu convaincant. « Mieux.
— Mieux ? » Le cœur de Tamir chavira un brin, et elle s’en voulut mortellement de sa faiblesse. Moins d’une heure qu’elle portait une robe, et voilà qu’elle se comportait déjà comme l’une de ces péronnelles de la cour !
« Non, vraiment, reprit Ki au plus vite. Tu es beaucoup plus jolie, avec tes cheveux coiffés et tout et tout. Cette robe te va bien, aussi. Je parie qu’elle ne t’empêcherait pas de te battre, si tu te voyais obligée de le faire. »
Elle tira son épée et exécuta toute une série de bottes et de parades. Les jupes virevoltaient autour de ses jambes, et le talon de sa botte se prit une ou deux fois dans leur ourlet. « Il faut les raccourcir.
— Tu vas lancer une nouvelle mode » , dit Tharin avec un sourire épanoui.
Una se mit à rire. « Ou bien déclencher un scandale !
— Oui, mieux vaudrait peut-être porter des chausses pour vous battre, fit Iya d’un ton rêveur. Sinon, dans le cas où vous seriez prise au dépourvu, essayez ceci. » Elle releva le côté droit de sa longue robe et en fourra le bord dans sa ceinture. « C’est plus facile aussi de courir, comme ça. »
À se figurer une existence empêtrée de cotillons, Tamir exhala un gémissement grognon.
« Venez çà, Altesse. Votre cour attend, lui dit la magicienne. Montrons-lui sa reine, qu’elle propage la nouvelle. »
6
La première audience officielle donnée par Tamir se tint dans la cour de la villa. Flanquée de ses amis et de sa nouvelle garde, elle trouva dans les jardins brunis par l’hiver une foule houleuse de guerriers, de magiciens et de maîtres des guildes effarés qui mouraient d’envie d’avoir des nouvelles.
Elle jeta un regard circulaire sur l’assistance, en quête de visages familiers, et finit par repérer Nikidès qui, écroulé dans un fauteuil près de la fontaine, bavardait avec Lynx et Iya.
« Je ne m’attendais pas plus à te voir déjà levé que présent ici ! » s’écria-t-elle, oubliant que tant de regards la suivaient pendant qu’elle se portait vers lui pour le serrer gauchement dans ses bras.
« Ordre des guérisseurs » , répliqua-t-il d’une voix râpeuse. Il n’était pas rasé, et sa bouille ronde avait la lividité du parchemin, mais il la contemplait, l’œil brillant, d’un air fasciné.
Elle lui saisit la main. « Ce que je regrette ton grand-père ! Ses avis nous seraient si précieux, à présent... ! »
Il opina tristement du chef. « Il ne t’aurait servie que trop volontiers, et je ferai de même. » Il la détailla plus minutieusement. « Tu es bel et bien une fille. Lumière divine ! Je ne demandais qu’à le croire, mais cela ne semblait pas possible. J’espère que tu feras de moi ton historiographe de cour. M’est avis que nous n’allons pas manquer d’événements miraculeux à consigner scrupuleusement par écrit.
— Te voilà titulaire du poste. Mais il me faut aussi des Compagnons.
J’aimerais bien que toi et Lynx, vous soyez les premiers, ainsi que Ki, naturellement. » Nikidès se mit à rire. « Es-tu bien sûre que tu veux de ma personne ? Tu n’es pas sans savoir pertinemment quel piètre homme d’épée je fais !
— Tu as d’autres talents. » Elle se tourna vers Lynx. Ses yeux conservaient leur expression tourmentée, même quand il souriait. « Et toi ?
— Écuyer de Lord Nikidès, tu veux dire ? C’est ce qu’a suggéré Lord Tharin.
— Non. Tu es mon ami, et tu t’es battu à mes côtés.
Je t’élève à la dignité pleine et entière de Compagnon. À vous de vous trouver des écuyers personnels. »
La stupéfaction fit papilloter Lynx. « C’est trop d’honneur, Altesse, et ma féauté vous est acquise à jamais ! Mais vous n’ignorez pas que mon père était seulement chevalier. Je suis un simple cadet, et je n’ai pas de terres en propre. »
Tamir fit face à l’assemblée, la main posée sur la poignée de son épée. « Vous avez tous entendu, je suppose ? Eh bien, écoutez attentivement. Les gens loyaux, hommes et femmes, des services desquels je n’aurai qu’à me louer seront jugés d’après leurs mérites et non d’après leur naissance. Il n’y a pas un seul noble à Skala dont les ancêtres soient nés coiffés de quelque bandeau que ce soit. Si la volonté d’Illior est bien que je gouverne Skala, alors, j’entends faire connaître à tous que ce sont les cœurs et les actes qui comptent pour moi, pas les origines. Libre à toi, Nikidès, de consigner cette déclaration comme l’un de mes premiers décrets, si tu veux bien. »
Elle n’aurait su dire s’il toussait ou riait quand il s’inclina vers elle du fond de son fauteui. « J’y consacrerai une note, Altesse.
— Et faites que nul n’en ignore, toute personne que je choisirai d’élever se verra accorder autant de respect qu’un noble de six générations. Étant acquis de même que je n’y réfléchirai pas à deux fois pour priver de leurs titres et propriétés ceux qui s’en révéleraient indignes. »
Elle surprit une mise en garde sur les physionomies d’Iya comme de Tharin, mais la plupart de l’auditoire l’ovationna.
Elle se tourna ensuite vers Una. « Et vous, Lady Una ? Vous plairait-il de rejoindre également nos rangs ? »
La jeune fille ploya le genou et offrit son épée. « De tout mon cœur, Altesse.
— Affaire entendue, alors. »
Lynx s’agenouilla, lui aussi, et Tamir mit de nouveau son épée au clair et lui en toucha l’épaule. « Je te fais lord ... mais, un instant, quel est ton véritable nom ? »
Nikidès parut sur le point de fournir cette petite information, mais Lynx lui cloua le bec d’un coup d’œil acéré. « On m’appelle Lynx depuis si longtemps que j’ai l’impression que tel est mon vrai nom. Je souhaiterais continuer à le porter, si faire se peut.
— À ton aise, répondit Tamir. Je te fais Lord Lynx, avec des terres et des biens qui seront déterminés ultérieurement. Lady Una, j’accepte aussi votre propre foi. La première tâche que je vous confie à tous deux en qualité de mes Compagnons est de veiller soigneusement sur mon chroniqueur royal.
Sans exclure vos propres personnes » , ajouta-t-elle en dardant sur Lynx un regard impérieux.
Lynx hocha la tête d’un air penaud. « Bilairy ne semble pas vouloir encore de la mienne, Altesse.
— Tant mieux. Je ne saurais me passer de toi. » Ces détails réglés, elle alla occuper le siège que l’on avait sorti pour elle et concentra toute son attention sur les gentilshommes de l’assistance. « Mes amis, je vous remercie tous de ce que vous avez fait. Je veux être franche avec vous, par la même occasion. Je ne sais pas au juste ce que sera la suite des événements.
Selon toute apparence, je vais me voir dans l’obligation de partir affronter Korin et quiconque soutiendra ses prétentions au trône. La guerre civile me fait horreur, mais les choses risquent d’en venir là. S’il en est parmi vous qui se soient ravisés sur la question de me soutenir, libre à eux de se retirer.
Personne n’y mettra d’obstacle. Seulement, qu’ils s’en aillent tout de suite. »
Le silence accueillit sa proposition, et personne ne bougea. Au bout d’un moment, Lord Jorvaï s’avança pour s’agenouiller devant elle et pour lui offrir son épée. « Bien que je vous aie déjà juré ma foi sur le champ de bataille, Altesse, je tiens à renouveler cet acte en présence des témoins d’aujourd’hui. Acceptez Colath comme votre allié lige.
— Ainsi qu’Ilear » , déclara Kyman.
Un par un, tous les autres réaffirmèrent leurs serments. Aucun ne se déroba.
Tamir se leva et brandit la main pour les saluer. « Je ne détiens pas l’épée de Ghërilain et ne porte pas la couronne mais, avec l’autorisation d’Illior et en présence de ces témoins, j’accepte votre féauté, vous confirme dans vos possessions et vous compte pour des amis chers à mon cœur. Je n’oublierai jamais la vue de vos bannières venant à mon secours lorsque j’en avais la plus extrême nécessité. »
Une fois clos le chapitre des serments guerriers, Tamir en vint à celui des maîtres et maîtresses des guildes qui avaient impatiemment attendu jusque-là qu’elle daigne s’occuper d’eux. L’un après l’autre, ces hommes et femmes revêtus des insignes de leurs professions vinrent s’agenouiller devant elle et lui engager la foi de leurs guildes respectives. Bouchers, forgerons, charretiers, boulangers, maçons ... Le flux semblait interminable, mais Tamir fut heureuse de trouver là une occasion de distinguer les chefs des classes populaires de la ville.
Finalement, le soleil était presque au zénith quand elle en vint à Iya et à ses collègues.
« Votre bravoure durant la bataille ne sera pas oubliée. Messeigneurs et vous, bonnes gens, je vous prie d’honorer ces valeureux magiciens. »
La foule s’inclina devant eux ou les acclama, mais en manifestant des degrés d’enthousiasme plutôt mitigés. En dépit de toutes leurs prouesses, et Tamir le comprit, les forfaits perpétrés par Nyrin et ses Busards restaient en travers de bien des gorges, et cette rancune particulière se traduisait par une suspicion plus ou moins prononcée vis-à-vis de l’ensemble de la corporation. En fait, les magiciens libres de Skala n’avaient jamais joui d’une réputation sans mélange. Pour une personnalité grave et sérieuse telle qu’Iya ou pour une généreuse telle qu’Arkoniel, il y avait cent escamoteurs de champ de foire et truqueurs à trois sous. Sans compter ceux qui, à l’instar de Nyrin, s’attachaient aux riches et aux puissants pour aboutir à leurs propres fins. Tamir avait beau avoir pour sa part des motifs de défiance tout personnels, sa dette envers les dix-neuf magiciens patronnés par Iya n’en était pas moins énorme.
Certains portaient des robes, la plupart étaient vêtus comme des marchands ou des hobereaux, tandis que d’autres avaient la dégaine d’humbles voyageurs, mais une bonne moitié d’entre eux se révélaient avoir été blessés au cours des combats. Tamir eut la joie de voir dans leurs rangs la blondeur juvénile d’Eyoli, l’embrumeur mental, qui l’avait aidée à gagner Atyion pendant la bataille, et qui, en route, avait bien failli le payer de sa vie.
Deux des personnages présentés par Iya, Dylias et Zagur, avaient l’air aussi vieux qu’elle. Kiriar et une très jolie femme annoncée sous le nom d’Elisera d’Almak, semblaient être, eux, des contemporains d’Arkoniel, mais Tamir était assez au fait de leur monde pour savoir qu’il était aussi malaisé de deviner l’âge d’un magicien que celui d’un Aurënfaïe.
La dernière femme qu’on lui présenta fut de loin le membre du groupe qui l’intrigua le plus. D’origine aurënfaïe, Saruel de Khatmé avait des yeux gris et portait l’espèce de turban compliqué - le sen’gaï rouge et noir et les robes noires de son clan. Les délicats tatouages noirs de son visage qui, avec ses bijoux, faisaient également partie des signes distinctifs de celui-ci, contribuaient à la difficulté de lui présumer un âge quelconque, et comme ses compatriotes vieillissaient plus lentement que même les magiciens-nés skaliens, toute hypothèse à cet égard aurait été probablement erronée.
Tamir tenait de son ami, Arengil de Gèdre, quelques rudiments sur les us et coutumes aurënfaïes. « Puisse Aura vous accompagner dans la lumière, Saruel de Khatmé » , dit-elle en plaçant la main sur son cœur et en s’inclinant. Saruel lui retourna son geste, la tête un peu inclinée vers la gauche comme si elle avait du mal à entendre. « Et dans les ténèbres, Tamir li Ariani Agnalain de Skala.
— Je croyais que tous les ‘faïes avaient quitté Ero lorsque les Busards s’étaient mis à brûler des prêtres et des magiciens ?
— Je me suis trouvée de ceux qui partagèrent la vision accordée à maîtresse Iya. Aura Illustri, que vous connaissez sous le nom d’Illior Illuminateur, sourit sur vous. Par ses forfaits, votre oncle a fait crouler votre pays sous des fléaux terribles, et il a craché à la face de notre dieu. Vous êtes la lumière envoyée pour chasser les ténèbres répandues par l’Usurpateur et par ses magiciens noirs. Il est de mon devoir, et je m’en honore grandement, de vous seconder par tous les moyens dont je puis disposer.
— J’agrée de grand cœur votre aide et votre sagesse. » De tels engagements ne se prenaient jamais à la légère envers des étrangers - des Tirfaïes, ainsi que les Aurënfaïes désignaient les humains éphémères. « Maîtresse Iya, de quelle façon conviendrait-il que je vous récompense des services que vous m’avez rendus, vous et vos acolytes ?
— Nous ne sommes pas des négociants ni des mercenaires venus présenter une ardoise, Altesse. Vous savez la vision que j’ai eue à votre sujet, mais vous ignorez à quel point j’ai agi pour amener cette vision à se concrétiser dans les faits.
« Tandis que vous grandissiez, Arkoniel et moi parcourûmes nos provinces en tous sens afin de découvrir d’autres bénéficiaires de la même vision, dussent-ils n’avoir fait que l’entrapercevoir. Certains d’entre eux se tiennent aujourd’hui devant vous. D’autres n’attendent qu’un mot pour nous rejoindre et vous aider. S’ils ne sont pas tous détenteurs de pouvoirs éminents, l’Illuminateur ne les en a pas moins appelés à vous protéger, vous, la reine qui doit être.
« Je vous le déclare à présent, en présence de tous ces témoins, l’Illuminateur ne nous a pas uniquement chargés de vous appuyer jusqu’à votre avènement puis de reprendre nos vagabondages, mais ...
— Ce genre de discours, nous l’avons déjà entendu tenir par ce traître de Nyrin quand il rameutait sa bande de coquins, l’interrompit Kyman. Il affirmait lui aussi qu’ils étaient au service du Trône. Il n’entre pas plus dans mes intentions de vous manquer de respect, Maîtresse, ni à aucun de vos amis, que de méconnaître ce que vous avez fait. Mais je ne suis pas le seul Skalien à qui voir de nouveau réunis un trop grand nombre de gens de votre espèce en un seul lieu fasse éprouver un rien de nervosité. » Il se tourna vers Tamir et s’inclina bien bas. « Pardonnez-moi d’avoir parlé sans fioritures, Altesse, mais je n’ai dit que la vérité.
— Je connais mieux que vous, messire, les agissements de Nyrin.
Maîtresse Iya, que vous proposez-vous de faire ?
— Je conçois les craintes que Nyrin et son engeance ont alimentées, répondit-elle calmement. Mon "espèce" et moi-même connaissons encore mieux que Votre Altesse ou que quiconque d’autre ici les pratiques funestes auxquelles s’étaient adonnés les Busards. »
Elle fouilla dans un pli de sa robe et brandit une grande broche d’argent où était sertie la flamme de Sakor en cuivre. « Voilà ce que les Busards nous ont contraints à afficher. » Ses collègues brandirent tous les leurs à leur tour, seuls s’abstenant Arkoniel et Eyoli. Au revers de chacune étaient frappés des numéros différents, destinés à identifier leur attributaire. Celle d’Iya portait le 222.
« Ils nous ont répertoriés dans leurs registres comme du bétail. » Elle jeta la broche à ses pieds sur le dallage. Les autres firent de même, et cela finit par former un petit tas miroitant. « Les magiciens libres d’Ero devaient tous en porter une semblable, poursuivit-elle d’un ton âpre. Ceux qui résistèrent furent brûlés. Des magiciens qui avaient juré de vous soutenir furent de ce nombre, Altesse. J’ai ressenti les flammes dans ma propre chair pendant qu’ils périssaient. Alors qu’il entendait nous apprendre où était notre place, nous apprendre à crever de peur, au lieu de cela, Nyrin m’a aidée à me souvenir de quelque chose.
» La plupart des magiciens sont d’un naturel solitaire, c’est vrai, mais, à l’époque de votre ancêtre et de la Grande Guerre, nombre d’entre nous firent corps avec la reine et combattirent les Plenimariens et leurs nécromanciens. Les éminents chroniqueurs de ce temps les créditent d’avoir stoppé l’afflux des envahisseurs.
» Nyrin et ses assassins en robes blanches me rappelèrent ce que des magiciens étaient capables d’accomplir en joignant leurs forces. S’il était possible aux Busards de se doter d’une telle puissance en faveur du mal, alors ne peut-on le faire au service de son contraire ? Je le jure à Votre Altesse par le plus sacré de nos serments - par la Lumière d’Illior et par mes mains, par mon cœur et par mes yeux -, les magiciens qui se tiennent aujourd’hui devant vous cherchent à forger une union pour le salut de Skala, comme à l’époque de votre ancêtre, et pour vous seconder vous-même, l’élue d’Illior. Nous n’avons pas de plus grand désir. Avec votre permission, nous souhaiterions faire en présence de ces témoins la démonstration de notre bonne foi et du pouvoir que confère l’unité.
— Allez-y. »
Les magiciens se mirent en cercle autour des broches d’infamie. Iya tendit les mains au-dessus d’elles, et le métal fondit et prit l’aspect d’une flaque en ébullition. Un geste de Dylias lui donna celui d’une sphère parfaite. Au commandement de Kiriar, elle s’éleva au niveau des yeux. Zagur traça en l’air avec une baguette de bois poli un signe cabalistique qui la fit s’aplatir jusqu’à former un disque semblable à un miroir d’argent. Saruel s’avança pour tramer dans l’espace un motif sibyllin, par lequel les bords de l’objet se métamorphosèrent en un cadre du filigrane aurënfaïe le plus arachnéen. Enfin, un sortilège d’Arkoniel ouvrit un petit portail noir. Le miroir s’y engouffra et ne reparut qu’au moment de tomber dans les mains de Tamir, encore tout chaud.
Tamir le haussa vers le ciel, émerveillée par la délicatesse de l’ouvrage.
Les pampres de vigne chargés de grappes qui s’entrelaçaient sur le pourtour de cuivre égalaient tous les chefs-d’œuvre qu’elle avait pu contempler dans les échoppes des orfèvres.
« C’est ravissant ! » Elle le tendit à Ki pour le lui montrer, puis il circula de main en main dans la cour. « Je suis heureuse qu’il vous plaise, Altesse.
Daignez l’accepter comme un présent de la Troisième Orëska, dit Iya.
— De la quoi ? lâcha Illardi.
— Orëska est le terme par lequel les Aurënfaïes désignent les mages-nés, expliqua-t-elle. C’est par le sang que la magie de leur école, la première, nous a été transmise, à nous, les magiciens libres, ou Deuxième Orëska. Nos pouvoirs diffèrent de ceux des ‘faïes, et ils sont souvent moindres que les leurs. Mais nous entendons maintenant créer une nouvelle espèce de magie, ainsi qu’une façon nouvelle de la pratiquer, comme vous venez de le voir.
Ainsi formons-nous une nouvelle et troisième école.
— Et votre Troisième Orëska servira Skala ? s’inquiéta Kyman.
— Oui, messire. C’est la volonté d’Illior.
— Et vous ne demandez rien en retour ? » Il avait toujours l’air sceptique.
« Nous demandons seulement la confiance de la reine, messire, et un endroit sûr où héberger les magiciens-nés et leur enseigner notre art. »
Tamir entendit s’élever de la foule quelques reniflements et ronchonnements, mais la pensée des orphelins qu’Arkoniel avait déjà recueillis et protégés - exactement comme ils l’avaient protégée elle-même, Iya et lui - l’incita à ignorer les récalcitrants. « Vous l’aurez, du moment que vous m’avez garanti votre loyauté.
» Maintenant, c’est vers Ero que nos esprits doivent se tourner. Duc Illardi, qu’avez-vous à nous rapporter ?
— Les Plenimariens n’ont pas causé de grands dommages aux plantations d’hiver, mais les réserves de céréales sont anéanties. Si l’on ne procède aux semailles de printemps, nous risquons de connaître la famine l’hiver prochain. Pour l’instant, toutefois, les problèmes qui me préoccupent le plus sont le logement et la peste. Si la population s’éparpille vers d’autres villes, elle risque de propager le mal. Mais on ne peut pas non plus attendre de ces pauvres gens qu’ils vivent indéfiniment sous des tentes dans la plaine. On doit leur porter secours d’une manière ou d’une autre, sans quoi vous aurez une rébellion sur les bras avant même d’avoir débuté.
— Évidemment qu’il faut les aider !
— Et il faut qu’eux sachent que cette aide leur vient de vous, Altesse, intervint Tharin. Atyion est amplement pourvue de réserves où puiser.
Faites-en venir de la nourriture, des vêtements et du bois de construction.