— Votre maître d’armes était écuyer, avant que son maître ne soit tué sur un champ de bataille. Le général Rheynaris était l’un de mes acolytes, et le duc placé près de lui son écuyer. Tharin nous servait de sommelier. Ton propre écuyer me le rappelle au même âge. Regarde-moi ces Compagnons-là, Tharin, lança-t-il au capitaine assis vers le bout de la table en les lui désignant. Faisions-nous une aussi fine équipe, de notre temps ?
— M’est avis que oui, retourna Tharin. Mais ils nous auraient quand même donné pas mal de fil à retordre, sur le terrain.
— Surtout votre fils, mon roi, renchérit Porion, et ces deux sauvages de ruffians-là. » Il pointait l’index sur Tobin et Ki. « Leur croissance achevée, ils pourront défier n’importe quelle lame de la cour.
— C’est exact, Père, confirma Korin qui fit déborder le vin de sa coupe en la levant vers son cousin en guise de salut. Ils ont contraint la plupart d’entre nous à s’épousseter.
— Ils ont eu de bons précepteurs. » Le roi brandit son hanap en direction de Tharin et de Porion puis claqua l’épaule de son fils. « J’ai apporté des présents pour toi et tes amis. »
Ces présents se révélèrent être de grandes épées plenimariennes pour les deux princes et un beau poignard pour chacun des autres. Doté d’une teinte bleu sombre ignorée de Skala jusqu’alors et d’un fil meurtrier, leur acier témoignait d’une maîtrise exceptionnelle, et les garçons firent assaut de comparaisons enthousiastes. Faite de bronze et d’argent, la garde incurvée de la rapière de Tobin était ciselée de manière à figurer un inextricable entrelacs de pampres et d’églantines. Après l’avoir admirée sous tous les angles, il examina celle de Korin, forgée en forme d’ailes.
« De la belle ouvrage, n’est-ce pas ? dit Erius. Les artisans de l’est restent plus attachés que les nôtres aux styles du passé. Les caves du Trésor conservent des armes tout à fait semblables, encore qu’elles datent de l’ère des Hiérophantes. Vous tenez là des prises faites par moi-même. Elles appartenaient à des généraux. »
Il se radossa puis échangea un clin d’œil avec Korin. « J’ai encore un cadeau à faire, mais le mérite d’y avoir pensé ne m’appartient pas.
Garçons ? »
Korin, Caliel et Nikidès ne quittèrent la salle que pour reparaître au bout d’un instant porteurs d’un volumineux ballot empaqueté dans du tissu et d’un étendard enroulé autour de sa hampe et gainé de blanc.
Après avoir confié le ballot au page de son père, Korin gratifia Tobin d’un large sourire. « Avec les compliments de Lord Hylus, cousinet. »
Erius se leva pour s’adresser à toute l’assistance. « Mon absence a été bien longue et, maintenant que je suis de retour, je vais avoir à m’occuper de mille affaires. La première, dont je me fais un plaisir de me décharger dès ce soir, concerne mon neveu ici présent. Levez-vous, prince Tobin, et recevez de ma main vos nouvelles armoiries: la puissance d’Atyion conjuguée à la gloire de Skala. »
Tandis que Nikidès déroulait la bannière, le roi défit le ballot puis déploya un surcot de soie matelassé. Tous deux étaient frappés aux armes du gamin.
Son écu était divisé par un pal rouge vertical qui, associé au timbre au dragon d’argent qui en couronnait le chef, proclamait son ascendance royale. À senestre figurait, en blanc sur champ noir liséré d’argent, le rouvre d’Atyion. À dextre, la flamme dorée de Sakor surmontait le dragon rouge d’Illior sur champ d’azur liséré de blanc - les couleurs de Mère.
« Il est merveilleux ! » s’écria Tobin, qui avait presque oublié sa conversation de naguère avec Hylus et Nikidès. Il adressa un regard lourd de gratitude à celui-ci qui, soupçonna-t-il, ne devait pas être étranger à la conception du blason.
« Bel emblème, en effet, convint Erius. Il va te falloir faire repeindre ton bouclier de guerre et équiper ta garde de nouvelles tuniques. »
Appliquant le surcot contre sa poitrine, Tobin mit un genou en terre.
« Grand merci, Oncle. C’est trop d’honneur pour moi. »
Le roi lui ébouriffa les cheveux. « À toi maintenant de payer les cornemuses.
— Pardon, mon oncle ?
— Il m’est revenu que vous faisiez des prodiges, toi et ton écuyer…
J’aimerais bien voir ça de mes propres yeux. Choisissez-vous deux adversaires. Heaumes et hauberts, ça suffira. Va donc chercher l’armure de ton maître, écuyer Kirothius. Vous autres, ménestrels, débarrassez-moi le plancher, nous allons nous offrir un vrai divertissement de guerriers.
— Tu prends Garol, Ki, commanda Korin. Qui veut affronter Tobin ? _
— Moi, mon prince, lança Alben, avant que personne d’autre ait eu le loisir de répondre.
— L’ordure ! »ronchonna Ki. N’importe lequel des garçons de la bande aurait sans doute mis la pédale douce pour permettre à Tobin de faire des débuts spectaculaires en faveur du roi. Mais pas ce jaloux vaniteux d’Alben.
« Oui oui, laissez mon fils tâter de votre neveu ! » cria l’un des seigneurs du bout de la table. Ce doit être le fameux baron Alcenar, songea Tobin. Du même genre beau ténébreux que son rejeton, l’homme affichait une mine tout aussi arrogante.
Garol et Ki furent les premiers à se battre. Après avoir pris leurs places respectives, ils saluèrent le roi puis commencèrent à se tourner autour, pendant que les nobles convives martelaient les tables en échangeant des paris.
Garol fut d’abord généralement donné favori. Il avait le double avantage de l’âge et d’une puissante musculature. Ses chances parurent au début justifiées, car il contraignit son adversaire à la retraite par toute une série de coups violents. Comme leurs joutes avaient été assez fréquentes pour qu’ils sachent à quoi s’en tenir chacun sur les finasseries de l’autre, Ki ne pouvait compter pour l’emporter que sur son adresse et sa vélocité.
Tout en s’employant sans flancher une seconde à bloquer les assauts de Garol, il entreprit petit à petit de le tourner pour ne pas se retrouver acculé contre les tables. Cette tactique rappela à Tobin les leçons de danse qu’ils avaient prises avec Arengil et Una. Ki pouvait bien être le partenaire à reculons, ce n’en était pas moins lui qui dirigeait le train, car il obligeait l’autre à ouvrir sa garde en le forçant à le suivre. Devinant ce qu’il mijotait, Tobin se mit à sourire. Le meilleur atout de Garol n’était assurément pas la patience.
Comme il fallait s’y attendre, il en eut vite assez de pourchasser Ki et, se ruant sur lui, faillit bien l’abattre, mais, preste comme une couleuvre, Ki pivota sur un talon, se faufila sous le bras de Garol et, lui assenant à la base du cou le plat de sa lame, l’envoya valser face contre terre. Il avait suffi à toute l’assistance d’entendre crisser l’acier contre la coiffe de mailles pour savoir que le coup aurait été mortel. Il s’agissait d’ailleurs là de l’une des bottes enseignées par Arengil.
Les spectateurs s’étaient mis à glapir, pendant que l’or changeait de mains parmi les hou-hou. Ki aida Garol à se relever puis lui jeta un bras autour des épaules pour le soutenir. Un brin sonné, celui-ci se frottait piteusement la nuque.
Vint alors le tour de Tobin. Il avait déjà les nerfs à vif, et le petit sourire entendu qu’Alben échangea avec Urmanis pendant qu’il gagnait sa place n’était pas pour lui plaire. Quelque antipathie qu’il éprouvât pour son adversaire, il était trop intelligent pour le sous-estimer ; il le savait aussi costaud que fourbe et prêt à tout pour vaincre. Tout en conjuguant roulements d’épaules et flexions de bras pour ajuster au mieux l’encombrante cotte de mailles, Tobin alla occuper son poste.
Une fois qu’ils eurent salué le roi, Alben se carra en posture défensive et attendit, obligeant par là Tobin soit à faire le premier pas, soit à passer pour un nigaud. Cette stratégie délibérée manqua de peu valoir à Tobin une pointe en plein ventre lorsque Alben esquiva sa première feinte. Le voyant déséquilibré, Alben en profita pour lui administrer de cinglantes volées de coups. Tobin eut beau danser et se baisser, le haut de son heaume écopa encore d’un coup retentissant qui faillit le mettre à genoux. Il se ressaisit juste à temps pour répliquer par un revers, et la pointe de sa lame atteignit Alben au visage et, glissant sur la coiffe, alla lui balafrer la joue.
Alben lâcha un juron puis redoubla d’assauts, mais le sang de Tobin était lui aussi en ébullition, désormais. Il n’allait sûrement pas se laisser humilier en présence du roi, non plus que chez lui, dans sa propre demeure.
« Pour Atyion ! » cria-t-il, et des basses tables lui revint en chœur l’écho assourdissant de ce défi. Enchaînés tout au fond de la salle, les limiers du château s’étant à leur tour mis à hurler et à clabauder, la cacophonie lui donna des ailes de flamme, et son épée lui parut aussi légère qu’un bout de bois sec.
Dès lors, il n’eut plus conscience que du fracas de l’acier et du halètement saccadé de son vis-à-vis, pendant qu’ils se cabossaient l’un l’autre à qui mieux mieux, s’échinant comme des batteurs de gerbes, les yeux brûlés par la sueur qui trempait leurs tuniques sous les hauberts.
Dans l’espoir d’amener le présomptueux Alben à commettre une témérité fatale, Tobin fit mine de céder du terrain, mais il s’empêtra le talon dans quelque chose et tomba à la renverse, et Alben fut instantanément sur lui.
Tobin tenait toujours son épée, mais Alben lui immobilisa le poignet sous son pied puis brandit son arme pour porter le coup meurtrier. Épinglé comme il l’était, Tobin vit que la lame ne se présentait pas à plat ; qu’Alben l’abattît de la sorte, et elle frapperait de taille, défonçant les os, voire pis que ça. Juste au même instant fusèrent de dessous la table la plus proche dans les jambes d’Alben deux éclairs furieux de crachats et de feulements.
Stupéfait, le garçon tangua juste assez d’un pied sur l’autre pour permettre à Tobin de dégager son bras, de relever son arme et de la braquer vers le visage de l’adversaire en une si fulgurante extension que la pointe fut à deux doigts de lui crever l’œil gauche. Alben battit l’air des deux bras pour éviter de s’y empaler, mais, fauché par un croche-pied, s’affala sur le dos. Debout d’un bond, Tobin l’enfourchait déjà, lui arrachait sa coiffe et lui piquait la gorge avec la pointe de son épée.
Alben le fixa d’un œil étincelant de pure méchanceté. Pourquoi me détestes-tu ? s’étonna Tobin, avant que Ki et les autres Compagnons ne le tirent de là pour le replanter sur ses pieds en lui bourrant le dos de tapes amicales. Urmanis et Mago prétendirent aider Alben à se redresser, mais il les remercia d’une rebuffade puis, sur un salut parodique à Tobin, regagna la table à grandes enjambées.
Tobin jeta un coup d’œil circulaire et, sous la table d’honneur, finit par apercevoir Queue-tigrée qui se toilettait le museau d’un air innocent.
« Bravo ! cria le roi. Par la Flamme, vous êtes tous les deux d’aussi fines lames que me l’affirmait Porion ! » Il dégrafa la broche d’or qui maintenait le col de sa tunique et la lança à Ki. Malgré son étonnement, celui-ci l’attrapa au vol et la pressa contre son cœur avant de planter un genou en terre. Quant à Tobin, Erius lui fit présent de son poignard à manche d’or.
« Voyons donc maintenant de quoi vous êtes capables, tous les autres. À
toi de commencer, Korin, avec Caliel. Et veuillez me prouver que vous n’avez pas oublié ce que je vous ai appris ! »
Korin eut le dessus, naturellement. Tobin vit au moins une fois sans l’ombre d’un doute Caliel offrir une ouverture au prince héritier pour lui laisser marquer un point. Le reste des garçons se battit avec âpreté, et Lutha s’attira des éloges particuliers pour l’avoir emporté sur Quirion malgré son petit doigt brisé lors du premier assaut. Mis aux prises avec son ami Nikidès, Tobin se débrouilla pour ne le dépêcher qu’après lui avoir permis de pousser quelques jolies bottes.
La série de duels achevée, le roi leva sa coupe à la ronde en guise de salutation. « Mes félicitations à chacun d’entre vous ! Pour l’instant, les Plenimariens nous accordent un peu de répit, mais il sévit encore des pirates et des malandrins. » Il fit un clin d’œil à son fils.
Korin se leva d’un bond et lui baisa la main. « Nous sommes à tes ordres !
— Holà, holà, je ne promets rien. Nous aviserons. » On servit pour finir des fromages tendres et toutes sortes d’amandes dorées sur des assiettes de porcelaine peinte, et, pendant que les convives les dégustaient, les ménestrels exécutèrent des ballades anciennes.
« Voici la dernière amusette inventée par les potiers d’Ylani », déclara Solari quand il ne resta plus une miette à croquer. Retournant son assiette, il fit voir au roi un couplet peint sur le dessous. « Chacune d’entre elles porte au revers une énigme ou une chanson dont son détenteur, debout sur son siège, doit faire part à la société. Si je puis me permettre de donner l’exemple ? » .
Dans l’hilarité générale et le boucan des coupes martelant les tables, il se jucha sur son fauteuil et se mit à déclamer des vers on ne peut plus burlesques avec une larmoyante solennité.
Ravi par ces bouffonneries, Erius lui succéda pour débiter un quatrain d’une obscénité sordide en affectant les langueurs chlorotiques d’un rimailleur courtois.
Le jeu remporta un énorme succès et se poursuivit pendant plus d’une heure. La plupart des textes étaient de la même veine pis que gaillarde, certains carrément orduriers. Tobin rougit de façon cuisante quand Tharin grimpa sur la table et récita, d’un air parfaitement impassible, un poème contant les ébats d’une jeune épouse avec son amant dans le feuillage d’un poirier, tandis que, planté au pied de l’arbre, le vieux mari myope incitait la belle à cueillir le fruit le plus pulpeux qu’elle pourrait trouver.
Par bonheur, sa propre assiette ne portait qu’une devinette : « "Quelle est la forteresse capable de résister à la foudre, à un siège et au feu, mais qu’on peut emporter d’un mot doux ? "
— Le cœur d’une maîtresse ! » cria Korin, s’attirant par là pour récompense des tas de sifflets cordiaux.
« Faites donc voir à Tobin la fameuse épée, Père », reprit-il, une fois le jeu des assiettes achevé.
Le porte-baudrier royal s’avança puis, le genou ployé, présenta sa charge au roi. Dégainant la longue lame de son fourreau clouté, Erius la brandit pour la soumettre à l’admiration de son neveu. Le flamboiement jaune des torches faisait miroiter l’acier poli et briller d’un éclat chaleureux les dragons d’or en haut-relief émoussé qui ornaient les branches courbes de la garde.
S’en voyant ensuite tendre la poignée, Tobin eut à roidir le bras pour tenir l’arme, qui était beaucoup plus longue et plus pesante que la sienne.
En dépit de cela, la poignée d’ivoire jauni résillé d’or s’ajustait à merveille à sa main. Il abaissa la pointe pour considérer le gros rubis qui, serti dans le pommeau d’or cannelé, portait en intaille le sceau royal de Skala. Le motif, qu’il avait souvent vu à l’envers, imprimé dans la cire, au bas de lettres de son oncle, figurait la flamme de Sakor portée par le dragon d’Illior, avec un croissant de lune à l’arrière-plan.
« L’épée même que le roi Thelâtimos donna à Ghërilain, dit Korin en la saisissant à son tour et en y faisant miroiter la lumière alternativement sur l’une et l’autre face. La voici revenue, tant d’années plus tard, entre les mains d’un roi.
— Et pour se trouver entre les tiennes, un jour, mon fils », reprit fièrement le roi.
Sans cesser de regarder l’épée, Tobin s’efforça d’imaginer sa frêle et imprévisible mère en train de la manier en guerrier. Il n’y parvint pas.
Tout à coup, et pour la seconde fois de la journée, il sentit les yeux de Nyrin attachés sur lui. L’orgueil supplanta la peur. Après avoir exclu de son esprit tout ce qui n’était pas relatif aux sensations éprouvées quand il tenait l’épée, il planta son regard dans celui du magicien. Et ce n’est pas lui qui se détourna le premier, cette fois.
20
Minuit était passé depuis longtemps quand Erius et ses gens se retirèrent de la salle du festin, reconduits par le duc Solari et les Compagnons. Tobin se tint aussi près de Tharin et aussi loin de Nyrin que faire se pouvait pendant que tout ce beau monde regagnait tapageusement les étages.
Il ne pouvait s’empêcher de décocher des regards furtifs au roi, dans l’espoir de faire cadrer tant de jovialité rieuse avec les sombres histoires dont on l’avait bercé depuis sa naissance. Mais tant valait mesurer sa taille d’après l’ombre que le soir lui allongeait derrière les talons ; elles ne coïncidaient pas, voilà tout. Dérouté, il abandonna la partie. Les fluctuations de son cœur le faisaient aspirer à trouver un second père, mais le souvenir de sa mère le hantait encore avec trop de vivacité pour qu’il renonce à toute défiance.
Une chose dont il était certain, toutefois, tant à cause des mises en garde répétées de Lhel et d’Iya que de ce qu’il avait pu constater céans de ses propres yeux, c’est que les fils de son existence se trouvaient, pour le meilleur ou pour le pire, entre ces larges pattes de guerrier. Après lui avoir imposé Orun, le roi venait de confier à Solari la charge d’Atyion. En dépit de l’apparente liberté dont il jouissait au sein des Compagnons, sa vie était aussi complètement réglée par d’autres à Ero que jadis au fort, à ce détail près qu’elle l’était désormais par des gens en la loyauté desquels il n’osait trop croire. Pour l’heure, il était plus prudent de faire semblant d’aimer l’homme qu’il lui fallait appeler Oncle. Et qui, pour l’heure, avait l’air de lui rendre honnêtement son affection.
La chambre d’Erius se trouvait voisine de celle qu’avaient occupée les parents de Tobin. Une fois devant sa porte, il s’arrêta pour échanger une poignée de main avec Tharin puis cueillit une nouvelle fois le menton du petit prince et plongea ses yeux dans les siens. « Lumière divine ! il me semble presque revoir ta mère. Si bleus ! Du bleu du ciel, un soir d’été. » Il soupira. « Demande-moi une faveur, enfant. En mémoire de ma sœur.
— Une faveur, Oncle ? Je… je ne sais. Vous m’avez déjà mieux que comblé par votre générosité.
— Bêtises. Tu dois bien désirer quelque chose. » Tout l’auditoire le dévisageait. Tharin fit un imperceptible signe de tête comme pour crier gare. Mêlé aux autres écuyers, Ki s’épanouit d’un air vaguement pompette en lui adressant un petit haussement d’épaules.
Peut-être est-ce dans sa légère ébriété personnelle que Tobin puisa sa hardiesse, peut-être dans le fait qu’il vit au même instant Mago ricaner sous cape ? « Je n’ai besoin de rien pour moi-même, Oncle, mais il y a quelque chose en effet qui me ferait plaisir. » Sans oser regarder Ki, il se jeta à l’eau.
« Puis-je vous prier de me faire la grâce d’anoblir le père de mon écuyer ?
— Cette faveur ne serait que justice, intervint Korin d’une voix avinée. Ki vaut n’importe lequel d’entre nous. Ce n’est pas sa faute s’il n’est qu’un chevalier de… de rien. »
Erius dressa un sourcil puis gloussa. « Est-ce là tout ?
— Oui, répondit Tobin d’un ton plus ferme.
Comme je ne suis pas encore en âge de l’accorder moi-même, je prie humblement Votre Majesté de le faire en mon nom. Je désire que sieur Larenth soit fait duc de… » Il farfouilla dans sa mémoire pour y pêcher le nom des terres qu’il possédait sans les avoir jamais vues. « De Cima. »
À peine eut-il lâché ces mots qu’il comprit qu’il venait en quelque manière de commettre un sérieux faux pas. Tharin blêmit, tandis que Lord Nyrin étranglait un vague hoquet. Nombre des personnes présentes étaient bouche bée.
Le sourire du roi s’effaça aussi sec. « Cima ? » Il relâcha Tobin et recula d’un pas. « Le singulier lopin que voilà pour faire un cadeau. C’est ton écuyer qui te l’a demandé ? »
Devant le regard noir qu’il décochait à Ki, un frisson de terreur secoua Tobin. « Pas du tout, Oncle ! C’est simplement le premier nom de lieu qui m’ait traversé l’esprit. N’im… n’importe quel domaine ferait l’affaire, pourvu qu’il soit assorti d’un titre. »
Mais les yeux d’Erius allaient toujours de lui-même à Ki, et une expression déplaisante s’y était glissée. Tout en comprenant qu’il venait de faire une énorme gaffe, Tobin ne parvenait toujours pas à voir en quoi elle consistait.
À sa stupéfaction, ce fut Nyrin qui se porta à sa rescousse. « Le prince a la noblesse d’âme de sa mère, Sire, et son seul crime est un excès de générosité. Il ne connaît pas encore ses terres, aussi ne pouvait-il savoir ce qu’il offrait là. » Quelque chose dans sa façon de fixer le roi sur ces entrefaites mit Tobin encore plus mal à l’aise, en dépit du fait que le magicien tentait apparemment de le tirer de ce mauvais pas.
« Peut-être pas, articula lentement le roi.
— Je crois bien que le prince Tobin possède au nord de Colath un domaine qui conviendrait parfaitement, suggéra Nyrin. Il est doté d’une forteresse. À Rilmar. »
La physionomie du roi s’éclaira de façon notable. « Rilmar ? Oui, excellente idée. Sieur Larenth sera maréchal des Routes. Qu’en penses-tu, écuyer Kirothius ? Ton père acceptera-t-il ? »
Il arrivait rarement à Ki de rester sans voix, mais là, tout ce qu’il réussit à faire fut un hochement saccadé pendant qu’il s’affaissait sur un genou. Erius dégaina son épée et la lui posa sur l’épaule droite. « En lieu et place de ton père et de tous ses descendants, jures-tu féauté au trône de Skala et au prince Tobin en sa qualité de votre suzerain ?
— Oui, mon roi », chuchota Ki.
Erius lui présenta la pointe, et il la baisa.
« Dans ce cas, lève-toi, Kirothius, fils de Larenth, maréchal de Rilmar, et donne à ton bienfaiteur en présence de ces témoins le baiser de féauté. »
Tout le monde applaudit, mais Tobin sentit trembler les doigts de Ki lorsqu’il lui saisit la main pour la baiser. Les siens ne tremblaient pas moins.
Après avoir souhaité bonne nuit au roi, les deux gamins regagnèrent leur chambre, escortés de Tharin. Ce dernier expédia leur page quérir de l’eau chaude puis se laissa choir dans un fauteuil et, sans prononcer un mot, se prit la tête entre les mains. Ki se débarrassa vivement de ses bottes et s’assit en tailleur sur le lit. Tobin s’installa sur le tapis devant l’âtre et, tout en tisonnant les braises, attendit.
« Eh bien, voilà qui était imprévu ! fit à la longue le capitaine lorsqu’il se fut enfin ressaisi. Mais à propos, quand il t’a pris fantaisie de donner Cima…
, tu avais la moindre idée de ce que tu faisais là ?
— Non. Comme je l’ai dit, j’ai tout bonnement nommé le premier endroit qui me soit venu à l’esprit. Il ne s’agit que d’un domaine assez modeste, non ? »
Tharin secoua la tête. « Peut-être en ce qui concerne la superficie, mais qui tient Cirna tient la clef de Skala, ce abstraction faite du pourcentage que son protecteur prélève sur les revenus collectés en ton nom. Et, actuellement, celui-ci n’est autre que Lord Nyrin.
— Nyrin ? s’écria Ki. Que vient fiche Barbe de Goupil dans un pareil poste ? Il n’a rien d’un guerrier !
— Ne te gausse jamais de lui, Ki, pas même en privé. Et quelle que soit la raison de sa nomination, c’est une affaire entre le roi et lui. » Il se massa la barbe d’un air pensif avant de reprendre: « Et aussi, je présume, entre lui et toi, Tobin. Cima t’appartient, après tout.
— Est-ce que cela fait de lui mon homme lige ? » Cette seule idée le faisait frémir.
« Non. Pas plus que ne l’est Solari. Tous deux sont des créatures d’Erius.
Mais rassure-toi. Tu ne les verras guère ni l’un ni l’autre, et tu te trouves sous la protection du roi. En ce qui te concerne, il a son mot à dire avant quiconque d’autre.
~ Et c’est tant mieux, dit Ki. Aux yeux de Korin, le soleil ne se lève et se couche que sur Tobin, et maintenant, le roi lui aussi l’aime bien, n’est-ce pas ? »
Tharin se leva puis ébouriffa les cheveux du petit prince. « M’a tout l’air.
— Mais j’ai commis une bourde, hein ? Je l’ai bien vu, à la tête que faisait le roi.
— Tu aurais eu quelques années de plus… » Tharin secoua la tête comme pour chasser quelque noire pensée. « Non, il s’est aperçu que tes propos partaient d’un cœur ingénu. Inutile de s’inquiéter. Au pieu, maintenant, vous deux. La journée a été longue.
— Tu pourrais coucher ici, cette nuit », proposa Tobin une fois de plus.
La réaction du roi sous-entendait des tas de choses que Tharin préférait manifestement taire et qui continuaient à le tracasser.
« J’ai promis à Lytia que j’irais la voir cette nuit, répondit-il. Mais en revenant, je passerai jeter un œil sur vous. Dormez bien. »
Une fois la porte dûment refermée sur lui, Tharin s’affaissa contre le mur, non sans espérer que les sentinelles apostées au bout du corridor imputeraient sa soudaine faiblesse aux abus de vin. Il avait trop bien reconnu ce que trahissait le regard d’Erius… , la suspicion. Si Tobin avait eu seize ans au lieu de douze, sa requête aurait signé son arrêt de mort et celui de Ki. Mais il n’était qu’un gosse, et un gosse candide, au surplus. Erius possédait encore assez de bon sens pour s’en rendre compte.
Cela n’empêcha pas Tharin de s’éterniser en bavardages insipides avec les sentinelles, tout en surveillant la porte du roi et celle de Nyrin.
« Rien ne t’obligeait à faire ça, tu sais. Gâcher une faveur royale à mon…profit », dit Ki après le départ du capitaine. Tobin se trouvait encore sur le tapis, les genoux dans ses bras comme il le faisait quand il était préoccupé. « Allez… , au lit, le feu est éteint. »
Mais Tobin demeura dans son coin. « Ça va mettre ton père en rogne ?
— Certainement pas ! Mais qu’est-ce qui te fait croire un truc pareil, Tob
? Mon vieux est des tas de choses, mais tout sauf noble. Je te les vois déjà d’ici, tiens, lui et mes frères, se couvrir du brevet du roi pour voler des chevaux. »
Tobin se retourna, l’œil rond. « Tu as toujours nié qu’ils soient des voleurs de chevaux ! »
Ki haussa les épaules. « Faut croire qu’à force de vivre dans un entourage de gens corrects j’ai fini par savoir ce qu’étaient mes proches.
— Ils ne peuvent pas être aussi vils, Ki. Tu as autant d’honneur que n’importe lequel d’entre nous. En tout cas, plus personne ne pourra dorénavant te traiter de chevalier de merde. »
Sûr qu’ils vont s’en priver, certains… , songea Ki. « Je t’avais fait une promesse, le jour où nous quittions le fort, fit gravement Tobin.
— Je n’ai pas gardé le souvenir de la moindre promesse.
— Je ne l’avais proférée que par-devers moi. Te souviens de quelle manière l’odieux Orun se comportait vis-à-vis de Tharin et de toi ? J’ai promis à Sakor ce jour-là que je ferais de vous de si puissants seigneurs que Vieilles Tripes molles serait bien forcé de vous faire des courbettes et de se montrer poli. » Il se frappa le front. « Tharin ! J’aurais dû demander quelque chose pour lui aussi, mais j’étais tellement suffoqué que je n’arrivais plus à penser. Tu ne crois pas que mon abstention va l’avoir blessé ?
— Je crois plutôt qu’il doit en être bien content.
— Content ? Pourquoi ça ?
— Réfléchis une seconde, Tob. Tu as fait cadeau à mon père de la forteresse de Rilmar, et je dis : bon vent ; moi, ça ne change rien à mon sort.
Mais si tu lordifiais Tharin de quelque domaine aussi considérable qu’il le mérite, il lui faudrait partir l’administrer. C’est-à-dire nous quitter… - te quitter, j’entends -, ce qui ne l’enchanterait que médiocrement.
— Nous quitter, rectifia Tobin à son tour en venant le rejoindre sur le bord du lit. Je n’avais jamais envisagé les choses sous cet angle. Et il me manquerait aussi. Cependant… » Il retira ses bottes et se cala contre les traversins. Sa bouche avait ce pli têtu que Ki lui connaissait si bien. « Par les couilles à Bilairy, Ki ! Il mérite d’être quand même mieux que capitaine de ma garde ! Pourquoi donc Père ne lui a-t-il jamais donné de promotion ?
— Peut-être parce que Tharin l’aura prié lui-même de n’en rien faire, suggéra Ki, qui se repentit sur-le-champ de n’avoir pas fermé sa gueule.
— Pourquoi l’aurait-il fait ? »
Les deux pieds dans le plat, voilà ! songea Ki, trop tard hélas pour retirer sa gaffe.
« Pourquoi l’aurait-il fait ? » redemanda Tobin, qui lisait comme à livre ouvert dans la physionomie de son ami.
On ne pouvait d’ailleurs pas lui cacher grand-chose, ça, c’était certain.
Aussi n’y avait-il que l’alternative de mentir ou d’expliquer les choses, et jamais il n’avait menti à Tobin. Tharin s’en fiche, en plus, qu’on soit au courant. Il l’a dit lui-même.
Ki s’adossa contre le pied du lit. Devoir aborder un sujet pareil le mettait au supplice, et il ne savait par où débuter. « Eh bien, voilà, c’est que… C’est que, quand ils étaient jeunes, ton père et Tharin… , quand ils faisaient partie des Compagnons, quoi… , eh bien, ils… euh… s’aimaient mutuellement, et…
— Mais bien sûr qu’ils s’aimaient, tiens ! Toi et moi…
— Non ! » Ki leva une main. « Non, Tobin, pas comme nous. C’est-à-dire, pas exactement comme nous. »
En comprenant enfin où Ki voulait en venir, Tobin ouvrit de grands yeux.
« Comme Orneüs et Lynx, tu veux dire ?
— Tharin me l’a raconté lui-même. C’était du temps où ils étaient jeunes, et pas plus. Après, ton père a épousé ta mère et tout et tout. Quant à Tharin… , eh bien, j’ai l’impression que ses sentiments n’ont jamais changé. »
À présent, Tobin le dévisageait si fixement que Ki se demanda s’il n’allait pas se jeter sur lui comme lui-même se jetait sur les gens qui accusaient son père de vol de chevaux.
Mais Tobin n’était que songeur. « Ç’a dû être une dure épreuve pour Tharin. »
Ki se ressouvint de l’expression qu’avait le capitaine, au cours de la soirée pluvieuse où il s’était épanché sur ce chapitre-là. « À cet égard, tu as raison, mais ils n’en sont pas moins demeurés amis. Je pense qu’il n’aurait pas plus supporté d’être séparé de ton père que moi de toi si Orun m’avait renvoyé. »
Tobin le dévisageait de nouveau, mais d’un air plutôt bizarre, cette fois.
« Non pas que je… Enfin, tu sais. Pas comme ça », s’empressa-t-il de préciser.
Tobin détourna vivement les yeux. « Oh non ! Évidemment que non. »
Un silence s’abattit entre eux, si lourd et si long que Ki se sentit bien aise quand le page rentra en trombe avec le broc d’eau.
Encore fallut-il que Baldus ait fini de refaire du feu puis soit ressorti pour qu’il parvienne à regarder Tobin carrément en face. « Alors, ça t’a fait quel effet, de rencontrer ton oncle ?
— Étrange. Tu en penses quoi, toi ?
— Il ne correspond pas tout à fait à l’idée que je m’en faisais. Je veux dire que Korin en parle toujours avec enthousiasme, mais c’est son père, n’est-il pas vrai ? » Il ne continua qu’après un bref silence et, par simple prudence, à voix plus basse. « Mon paternel n’en avait jamais fait tant de compliments.
Il le blâmait d’avoir exclu les femmes de l’armée. Puis il y a toutes ces histoires à propos des héritières au trône, et puis les Busards et des trucs pareils. Tu remarqueras qu’on n’a pas été les premiers à l’accueillir non plus ? Y a ce vieux renard - Nyrin, j’entends - qui le talonne comme son ombre:.. Comment s’y est-il pris pour nous devancer ?
— C’est un magicien. » Tobin avait de nouveau cet air lointain, circonspect qu’il prenait chaque fois que Barbe de Goupil lui rôdait autour.
Ce que voyant, Ki vint se placer à ses côtés. Sans le toucher, mais assez près pour bien lui faire pressentir qu’il n’était pas le seul à craindre le rouquin. « Il me semble que, si je rencontrais le roi dans une taverne sans savoir de qui il s’agit, je le prendrais pour un chic type, accorda-t-il, reprenant la question laissée sur le tapis.
— Moi aussi, depuis aujourd’hui. Néanmoins… » Il n’acheva pas, et Ki s’aperçut qu’il tremblait. Et lorsqu’il reprit la parole, ce fut en un chuchotement presque inaudible. « Ma mère avait tellement peur de lui ! »
Sa mère, il n’en parlait presque jamais.
« Frère l’exècre, lui aussi, souffla-t-il. Il n’empêche que maintenant… Je ne sais plus trop quels sentiments j’éprouve, sauf… Peut-être qu’il n’y a rien de vrai dans toutes ces histoires ? Mère était folle, et Frère ment… Je ne sais vraiment plus que croire !
— Il t’aime bien, Tob. J’en jurerais. Puis pourquoi ne t’aimerait-il pas ? »
Il se rapprocha cette fois pour être épaule contre épaule. « Quant à ce qu’il en est au juste de ces histoires, je l’ignore… , mais je t’avoue que je suis drôlement content que tu n’aies pas été une fille, à ta naissance. »
L’air accablé que prit subitement son ami lui retourna les tripes. « Oh, zut, je suis désolé, Tob ! voilà qu’une fois de plus je laisse ma langue divaguer. » Il lui saisit la main. En dépit du feu, elle était froide comme glace. « Ce ne sont peut-être que des sornettes.
— Peu importe, va. Je sais ce que tu voulais dire. » Ils restèrent un moment comme ça, sans que leur mutisme exprime aucun désaccord fâcheux. La chambre se réchauffait, le lit était bien moelleux. Ki se détendit sur les oreillers, ferma les paupières et se mit à glousser. « J’en sais un qui va avoir des ennuis avec le roi, et vite fait. Tu as vu les regards qu’Erius lançait au sommelier, vers la fin de la soirée, quand Korin était tellement soûl ? »
Tobin émit un rire tristounet. « Imbibé qu’il était même, hein ? Moi pareil, je crains. Mais qui se doutait qu’Atyion produisait tant de crus divers, dis ? »
Ki se mit à bâiller. « Tu peux m’en croire, tiens, maintenant que le roi est de retour, maître Porion va nous serrer la vis, et c’en sera fini pour tout le monde, au mess, de boire comme des trous. » Nouveau bâillement. « Et ce n’est pas moi qui me plaindrai, toujours, de n’avoir plus à regarder Korin et les autres s’abrutir une soirée sur deux. »
À demi assoupi, Tobin grommela un acquiescement. Ki se sentit à la dérive. « La chambre tourne, Tob… - Mmmm. M’étonnerait pas que Korin n’ait pas été le seul à passer la mesure. Dors pas sur le dos, vieux. »
Ils pouffèrent de conserve.
« As dit que Frère exécrait le roi, lui aussi ? marmonna Ki, dont l’esprit battait la campagne avant de sombrer. ‘reusement qu’il s’est tenu à carreau pendant le banquet, hein ? »
Les bredouillements ensommeillés de Ki firent perdre à Tobin toute idée de dormir. Peut-être Frère avait-il en définitive la capacité de lire dans le cœur du roi, de déceler si sa bienveillance était réelle ou non ? Question superficielle, au demeurant. Tout menteur et démoniaque que pouvait être Frère, Tobin n’avait personne d’autre à qui se confier sans réserve. Pour navrante qu’elle fût, cette évidence-là le taraudait en permanence.
Aussitôt rassuré par le ronflement régulier de son compagnon, il souffla les veilleuses et alla retirer la poupée de son paquetage puis, gagnant à tâtons le coin de la cheminée, s’y agenouilla, étourdi par les battements de son cœur. N’était-il pas imprudent de convoquer Frère si peu que ce soit ? Il était entré dans une fureur noire, démolissant tout comme une tornade, le fameux jour où le roi s’était présenté au fort. Que ne risquait-il de faire, à présent qu’Erius se trouvait à deux pas de là ?
Tobin étreignit très fort la poupée, comme si cela pouvait suffire à dompter l’esprit. « Sang, mon sang. Chair, ma chair. Os, mes os », chuchota-t-il, arc-bouté d’avance contre une nouvelle folie. Mais Frère se contenta d’apparaître et de se mettre à genoux devant lui comme s’il n’était rien d’autre que son reflet. Le seul indice de sa rage était le froid formidable qui se dégageait de lui.
« Le roi est ici », murmura Tobin, prêt à le congédier dès la moindre apparence de mouvement.
Oui.
« Tu n’es pas en colère contre lui ? »
Le froid devint intolérable quand Frère s’inclina vers lui ; leurs nez se touchaient presque et, s’il avait été vivant, Tobin n’aurait pas manqué de percevoir son souffle lorsqu’il cracha: « Tue-le. »
Comme si son jumeau venait d’en déchirer d’un coup la couture secrète, une atroce douleur lancina la poitrine du gamin qui s’affala sur les mains, toute sa volonté bandée pour éviter de s’évanouir. La douleur s’estompa petit à petit. Lorsqu’il rouvrit les yeux, Frère avait disparu. Il prêta peureusement l’oreille, s’attendant à quelque tapage infernal dans les environs, mais le silence était total. Il rechuchota la formule fatidique, afin que le départ de Frère soit bel et bien certain, puis se dépêcha de regagner le lit. « Il est venu ? » demanda Ki, tout bas mais d’un ton qui le révélait parfaitement éveillé.
Tobin se félicita d’avoir éteint toutes les lampes. « Tu n’as pas entendu ?
— Non, rien. J’ai cru, du coup, que tu t’étais peut-être ravisé.
— Il est venu », confessa Tobin, soulagé que Ki n’ait pas surpris l’injonction fatale. En se remuant, il heurta du pied le pied nu de Ki.
« Sacrebleu, mais tu es complètement gelé, Tob !
Fourre-toi sous les couvertures. »
Ils se dévêtirent en un tournemain puis tirèrent sur eux toutes les courtepointes disponibles, mais on aurait dit que Tobin n’arriverait jamais à se réchauffer. Il claquait des dents si fort que Ki l’entendit et se rapprocha pour lui tenir chaud.
« Par les couilles à Bilairy, quel glaçon tu fais ! » Il lui frictionna les bras puis tâta son front. « Tu es malade ?
— Non. » Avec de pareils claquements de dents, ce n’était pas facile de parler.
Un silence, puis: « Qu’a dit Frère ?
— Il… Il n’aime toujours pas le roi.
— Rien là de surprenant. » Il lui frictionna de nouveau les bras puis s’installa tout contre lui, repris par ses bâillements. « Eh bien, je maintiens… , c’est un sacré pot que tu ne sois pas une fille ! »
Tobin ferma violemment les yeux, et il bénit une fois de plus les ténèbres qui le protégeaient.
Cette nuit-là se manifestèrent à nouveau les douleurs de femme. Il lui arrivait bien d’avoir mal sous les hanches au moment de la pleine lune, mais là, il ressentait les mêmes élancements fulgurants qu’à l’époque où il avait fini par s’enfuir. Ne se souvenant plus du sachet de feuilles donné par Lhel, il se recroquevilla, lamentable, effaré, sans autre consolation que le contact bien chaud de Ki contre son dos.
Nyrin était sur le point de se laisser déshabiller par son valet de chambre quand il l’éprouva derechef, cet imperceptible et bizarre frémissement d’énergie. Qui se dissipa, comme à l’ordinaire, avant qu’il ne soit parvenu à l’identifier, mais qui ne s’était jamais jusqu’alors manifesté qu’à Ero. Après avoir renvoyé le serviteur et ragrafé sa robe, le magicien se lança en quête de ce sortilège si déconcertant.
Il eut comme l’impression d’en flairer le relent devant la porte du prince Tobin, mais le charme investigateur qu’il fit pénétrer dans la chambre ne lui révéla que le spectacle des deux garçons dormant à poings fermés, pelotonnés l’un contre l’autre comme des chiots.
Ou comme des amants.
La lippe retroussée par un âcre sourire, Nyrin enregistra cette précieuse information. Elle pourrait servir un de ces jours, on ne savait jamais… Le mioche était certes trop jeune pour se montrer bien dangereux, mais certains indices le prouvaient déjà trop susceptible d’obtenir la faveur royale. Ce sans compter le sale moment que lui avait fait passer ce petit crétin en prétendant lui reprendre Cima. Nyrin n’était pas près de l’oublier, cela. Oh que non.
21
Erius n’était pas le moins du monde pressé de retourner à Ero. Le lendemain, il annonça son intention d’honorer son neveu en passant avec son escorte la quinzaine suivante à Atyion. Au bout de quelques jours arrivèrent à leur tour le chancelier Hylus et les principaux ministres, de sorte que la grande salle du château se métamorphosa en un Palatin miniature, où le roi traitait les affaires du royaume entre parties de chasse et banquets. Seuls y étant admis les sujets les plus urgents, Hylus évaluait avec le plus grand soin la portée de chaque requête et de chaque procès pour ne soumettre au Conseil que ceux qui ne pouvaient souffrir de report. La salle ne s’en trouvait pas moins bondée depuis l’aube jusqu’au crépuscule.
Grâce à la trêve en vigueur, la plupart des questions abordées concernaient les problèmes intérieurs de Skala. En baguenaudant avec le reste des garçons, Tobin entendit des rapports relatifs à de nouvelles attaques de peste ou de pillards, à des contestations fiscales et des récoltes catastrophiques.
Les circonstances lui firent également prendre une conscience aiguë de sa position dépendante au sein de la noblesse. Sa propre bannière avait beau flotter juste au-dessous de celles de Korin et d’Erius, c’était à peine si les adultes s’apercevaient de son existence, excepté à table.
Du moins jouissait-il ainsi d’une liberté totale que ses pairs et lui mirent à profit pour aller explorer la ville et les côtes environnantes. Partout leur était réservé un accueil chaleureux.
La ville était florissante et, contrairement à Ero, parfaitement propre et saine. Au lieu d’un sanctuaire unique, il s’y trouvait des temples dédiés à chacun des Quatre et dont les superbes façades de bois peint et sculpté s’ordonnaient autour d’une place. Le plus majestueux était celui d’Illior, qui suffoqua Tobin par son autel de pierre noire et la peinture de ses plafonds.
Des prêtres à masques d’argent le saluèrent avec déférence lorsqu’il y brûla ses plumes de chouette.
On ne croisait dans les rues que des gens à mine bien nourrie, cordiale, et il n’était marchand qui ne fût prêt à se mettre en quatre pour avoir l’honneur de servir le Rejeton d’Atyion et ses amis. En quelque lieu qu’ils aillent, ils étaient acclamés, bénis, couverts de cadeaux royaux, submergés de toasts à leur santé.
Les tavernes n’avaient rien à envier aux meilleures de la capitale. Venus de contrées aussi lointaines que le nord d’Aurënen et que Mycena, des bardes y exerçaient leur art, et ils comblaient les Compagnons d’aise en leur déclamant les prouesses de leurs ancêtres.
Si Tobin était accoutumé à vivre dans l’ombre bienveillante de son cousin, c’était lui que nimbait la lumière, ici, lui le favori manifeste des populations, malgré la part insigne d’honneurs et de compliments qu’elles réservaient comme il va de soi au prince héritier. Mais celui-ci avait beau publier la chose à cor et à cri, sa jalousie n’en était pas moins perceptible, et elle éclatait même au grand jour quand il avait trop bu. Pour la première fois depuis qu’il le connaissait, Tobin se retrouvait alors en butte aux quolibets acerbes dont n’étaient cinglés d’ordinaire qu’Orneüs ou Quirion.
Korin se mit d’abord à tout critiquer, les tavernes, les filles de joie, les théâtres et même, même les succulents festins de Lytia. Puis il ne tarda guère à retomber dans ses ornières antérieures et à reprendre ses bordées nocturnes avec sa petite bande exclusive de jouvenceaux, sans jamais convier Tobin à s’y associer.
Ki s’en montrait ulcéré, mais Tobin se garda de marquer le coup. Cela lui faisait de la peine, mais il concevait l’amertume de se voir relégué dans un second rôle. Persuadé que le retour à la normale s’opérerait dès qu’on aurait regagné Ero, il se contenta de garder autour de lui ses amis personnels et de tirer le plus agréable parti possible de son séjour à Atyion.
Ils se trouvaient un jour attablés près de la fenêtre ensoleillée de l’auberge du Pastoureau, non loin du marché, à écouter chanter une ballade consacrée à l’un de ses aïeux quand Tobin repéra une physionomie familière à l’autre bout de la salle.
« N’est-ce pas Bisir, là-bas ? dit-il en poussant le coude de Ki pour attirer son attention sur l’individu.
— Bisir ? Qu’est-ce qu’il viendrait fiche ici ?
— Sais pas. Viens. »
Plantant là Nik et Lutha, ils n’eurent que le temps de se ruer dehors pour voir tourner au coin de la rue d’en face et disparaître la tunique grossière et les sabots de bois d’une espèce de paysan svelte à cheveux noirs. Ils n’avaient pas revu le jeune valet de chambre depuis la mort d’Orun, mais sa défroque incongrue n’empêcha pas Tobin de croire dur comme fer qu’il s’agissait bel et bien de lui.
S’élançant à ses trousses, il finit par le rattraper et constata qu’il ne s’était nullement trompé.
« C’est bien toi ! s’exclama-t-il en le retenant par sa manche. Pourquoi diable as-tu pris la fuite ?
— Salut à vous, prince Tobin. » Bisir avait conservé sa joliesse et son doux parler, il avait toujours son allure de lièvre effarouché, mais il était tout maigre, et il avait le teint rougeaud d’un simple manant. « Veuillez me pardonner. Je vous avais vu entrer dans l’auberge, et ç’a été plus fort que moi, j’ai eu envie de faire mieux que vous entr’apercevoir. Il s’est écoulé tant de temps… Je ne pensais vraiment pas que vous vous souviendriez de moi.
— Après l’hiver qu’on a passé ensemble au fort ?
Mais bien sûr que si ! se récria Ki, tout rieur. Koni nous demande encore de tes nouvelles régulièrement. »
Bisir rougit puis se tordit nerveusement les mains comme à l’accoutumée. Il les avait hâlées, calleuses, avec les ongles en deuil. Leur seul aspect permit à Tobin de comprendre soudain la honte que ressentait l’ancien valet à être vu dans ce piteux état.
« Que fabriques-tu ici ? le questionna-t-il.
— C’est maîtresse Iya qui m’y a conduit, après… , après les incidents d’Ero. Elle a dit que vous l’aviez priée de s’occuper de moi, mais que je devais vous laisser en paix. Que cela aurait de graves répercussions pour vous que de vous laisser compromettre avec qui que ce soit de cette maudite maisonnée-là. » Il signifia d’un haussement d’épaules tout le mépris qu’il s’inspirait. « Elle avait évidemment raison. Elle m’a déniché une place chez un éleveur de vaches laitières, juste aux portes de la ville. Et j’y suis beaucoup plus heureux.
— Non, tu ne l’es pas. Loin de là », fit Tobin en le jaugeant d’un seul coup d’œil. Iya devait avoir sauté sur la première occasion venue pour s’en débarrasser. « C’est vrai que ça fait un drôle de changement, reconnut Bisir, les yeux fixés sur ses sabots crottés. - Raccompagne-moi au château. Je parlerai en ta faveur à Lytia. »
Mais le jeune homme secoua la tête. « Non, maîtresse Iya m’a formellement interdit d’y mettre les pieds. Et j’ai dû lui jurer de ne pas le faire, mon prince. »
Tobin laissa échapper un soupir d’exaspération. « Dans ce cas, très bien, que souhaiterais-tu faire d’autre ? »
Bisir hésita puis releva timidement les yeux. « J’aimerais bien m’entraîner comme guerrier.
— Toi ? s’exclama Ki.
— Je ne sais pas si… », commença Tobin. Réflexion faite, il ne trouvait lui non plus personne à qui le métier des armes puisse aller plus mal. « C’est t’y prendre un peu tard pour débuter, ajouta-t-il, pour éviter de le froisser.
— Peut-être serai-je en mesure de vous aider à résoudre le cas, mon prince », intervint une vieille femme en long manteau gris.
Tobin la regarda d’un air ahuri. Il ne s’était pas aperçu de sa présence là.
Elle lui rappelait vaguement Iya, dans un sens, et il la prit pour une magicienne jusqu’à ce qu’elle exhibe ses paumes où s’enchevêtraient des dragons lovés. Il s’agissait en fait d’une grande prêtresse d’Illior. C’était la première fois de sa vie qu’il en rencontrait une sans masque d’argent.
Son sourire sembla indiquer qu’elle devinait ses pensées. Les mains pressées contre son cœur, elle s’inclina devant lui. « Vous voyez en moi Kaliya, fille de Lusiyan, mère supérieure ici même, au temple d’Atyion. Vous ne me reconnaissez pas, naturellement, mais je vous y ai vu maintes fois, moi, et de par la ville. Si vous voulez bien pardonner à une vieille femme de s’immiscer dans vos affaires, je pense pouvoir suggérer une solution plus conforme au caractère comme aux intérêts de votre jeune ami. » Elle s’empara de la main de Bisir et ferma les yeux. « Ah oui, dit-elle sur-le-champ. Tu peins. »
Il s’empourpra derechef. « Oh, non… Enfin, un peu, quand j’étais enfant, mais je ne suis pas très doué. »
Kaliya rouvrit les yeux et le scruta d’un air navré. « Il te faut oublier tout ce que t’a dit ton maître précédent, mon ami. C’était un égoïste, et il ne songeait à t’utiliser qu’à ses propres fins. Le don, tu le possèdes, et il est infiniment plus probable que tu le feras s’épanouir en le travaillant qu’en t’amusant à manier l’épée. J’ai une amie spécialisée dans la facture des beaux manuscrits. Elle tient boutique place du Temple, et je crois bien qu’elle est à la recherche d’un apprenti. À ses yeux, ton âge ne tirerait pas à conséquence, j’en suis convaincue. »
Bisir s’abîma un bon moment dans la contemplation de ses mains crasseuses, comme s’il ne les reconnaissait pas tout à fait. « Vous avez véritablement vu cela en moi ? Mais que dira maîtresse Iya ? » L’espoir et le doute se combattaient dans le regard implorant qu’il leva vers Tobin.
Celui-ci haussa les épaules. « Je suis sûr qu’elle n’y verra aucun inconvénient, dans la mesure où tu ne pénètres pas au château. »
Malgré cette affirmation, Bisir continua de balancer. « C’est tellement soudain… Tellement inattendu. Je ne sais pas comment réagira master Vorten. Il reste à rentrer le fourrage d’hiver et à répandre le fumier. On compte sur mon aide pour construire les nouvelles stalles, en plus… » Son menton s’était mis à trembler.
« Eh, arrête de t’en faire ! explosa Ki, dans l’espoir de le réconforter. Ton master Vorten pourra difficilement dire non à Tobin, pas vrai ?
— Je suppose, en effet…
— Il ne dira pas non à moi non plus, ajouta la prêtresse en saisissant le bras de Bisir. Inutile d’ennuyer le prince avec ces broutilles. Nous allons aller de ce pas en parler à Vorten et à mon amie damoiselle Haria. Elle ne te laissera sûrement pas chômer, mais je crois pouvoir te garantir d’ores et déjà que tu ne toucheras plus au fumier.
— Je vous remercie, Dame. Et merci à vous, mon prince ! s’écria Bisir en leur embrassant les mains. Qui aurait pu s’imaginer, quand je me suis glissé à votre suite dans l’auberge, que… ?
— Retourne tout de suite chez toi, l’interrompit Kaliya. Je t’y rejoindrai sous peu. »
Il déguerpit dans un claquement de sabots. La grande prêtresse ne put s’empêcher de rire en le regardant s’éloigner, puis elle se tourna vers Tobin et son écuyer. « Qui aurait pu s’imaginer ? fit-elle en écho à Bisir. Qui aurait pu s’imaginer, vraiment, qu’un prince de Skala se jetterait aux trousses d’un simple valet de ferme afin de le secourir ?
— Je l’ai connu à Ero, expliqua Tobin. Il s’y montrait plein d’attentions pour moi et a fait tout son possible pour m’aider.
— Ah, je vois. » Son sourire était aussi énigmatique qu’un masque d’argent ; Tobin ne parvenait pas à déchiffrer si peu que ce soit sa physionomie. « En tout cas, si le Rejeton d’Atyion se trouvait jamais avoir besoin de soutien, j’espère qu’il se souviendra de moi. Puisse l’Illuminateur vous accorder à tous deux ses bénédictions. » Sur ce, elle les salua en s’inclinant et partit de son côté.
Tandis qu’elle disparaissait dans la foule du marché, Ki secoua la tête.
« Eh bien, voilà ce qui s’appelle une étrange aventure, crebleu !
— Un coup de pot, je dirais plutôt, répliqua Tobin.
Je suis bien content que nous ayons retrouvé Bisir. Garçon laitier ? Tu arrives à te figurer ça, toi ? »
Ki s’esclaffa. « Et guerrier, dis ? Heureusement pour lui que cette femme soit survenue juste au bon moment ! »
En dépit du prestige dont jouissait Tobin parmi les citadins, le duc Solari continuait à jouer l’hôte dans la grande salle chaque soir, et c’était lui qui régnait en maître absolu sur les affaires du domaine.
« Héberger une cour coûte des fortunes, lui confia t-il au cours d’un dîner. Mais ne vous tracassez pas de cela. Nous comblerons le déficit en taxant les auberges et les tavernes. »
Des impôts frappaient également l’utilisation des routes et du port de mer sis à l’embouchure de la rivière, chaque gentilhomme étant pour sa part tenu de loger à ses propres frais ses suite et garde personnelles dans le château.
Toujours aussi préoccupé de la loyauté problématique des anciens vassaux de son père, Tobin consulta Tharin sur ce dernier point, mais le capitaine jugea plus autorisés que les siens les avis de Lytia et d’Hakoné.
« Oh, mais oui, c’est toujours ainsi qu’on a procédé, assura le vieil intendant, un soir où ils s’étaient installés au coin de son feu. Le seigneur en titre du fief - toi, en l’occurrence - se fait grand honneur en hébergeant le roi, mais il règle aussi la facture, quitte à la faire payer par la ville. Tu n’as pas à t’inquiéter, toutefois. Même si le duc ne collectait pas un seul sou de péages et d’impôts, les trésors d’Atyion suffiraient à supporter les frais de maintes visites royales. » Il reprit haleine et, s’adressant à Lytia : « Au fait, il n’a pas visité les caves, n’est-ce pas ?
— Elles recèlent de grandes quantités d’or ? questionna Tobin.
— Des montagnes, à ce qu’on m’a toujours dit ! s’écria Ki.
— Presque, gloussa Lytia. Je me ferais un plaisir de vous les montrer, mais voilà une clef que je n’ai pas dans mon trousseau. » Elle fit cliqueter la lourde chaîne qui ceignait sa taille. « Pour ce faire, il vous faudra demander à votre oncle ou au duc. Veille à ce qu’il en fasse la requête, Tharin. Il ne s’y trouve pas seulement des espèces, prince Tobin. Elles abritent tout le butin conquis l’épée au poing depuis aussi loin que l’époque de la Grande Guerre, ainsi que les présents offerts par une douzaine de reines.
— Obtiens qu’on t’y mène, Tob, insista Ki. Et débrouille-toi pour que je sois de l’excursion ! »
Tharin en parla dès le lendemain à Solari, et Tobin invita tous les Compagnons à prendre part à la visite.
Le trésor était logé dans les derniers soubassements de la tour ouest, des dizaines d’hommes en armes en assuraient la surveillance, et il fallait franchir trois portes bardées de fer pour y accéder.
« C’est à votre intention, mon prince, que nous n’avons cessé d’assurer la sécurité de tout, dit fièrement à Tobin le capitaine de la garde. Nous vivions tous dans l’attente impatiente que vous veniez en prendre possession.
— Ce qu’il fera à sa majorité », murmura Solari pendant qu’on entreprenait la descente des marches abruptes. Il avait beau sourire en la faisant, sa remarque frappa Tobin.
Surgi de nulle part juste au même instant, Queue-tigrée se jeta dans les jambes du duc. Celui-ci chancela puis décocha un coup de pied au chat qui lui planta ses griffes dans la cheville en crachant avant de disparaître aussi soudainement qu’il était apparu.
« Satanée bestiole ! gronda Solari. C’est la troisième fois qu’il me fait le coup aujourd’hui. J’ai bien failli me rompre l’échine en descendant ce matin dans la grande salle. Et il vient en plus pisser dans ma chambre à coucher, sans que j’arrive à savoir comment il y entre. L’intendant aurait déjà dû le faire noyer, il finira par tuer quelqu’un !
— Pas de ça, messire, intervint Tobin. S’il faut en croire dame Lytia, les chats sont des créatures sacrées. Je n’admettrai pas que l’on touche à n’importe lequel d’entre eux.
_ Comme il vous plaira, mon prince, mais j’ai le devoir de le dire, il en rôde partout plus qu’à suffisance. »
Rien de ce qu’avait évoqué Lytia n’avait préparé Tobin au spectacle qui lui sauta aux yeux lorsqu’on eut ouvert la dernière porte. Celle-ci donnait sur un dédale inouï de salles immenses et non point sur une seule et unique.
De l’or, il y en avait des monceaux, de l’argent aussi, dans des sacs de cuir empilés comme des ballots d’avoine. Mais ce n’est pas là ce qui lui fit écarquiller le plus les yeux. Chacune des pièces qu’on enfilait successivement se révélait bourrée d’armures, d’épées, de bannières en lambeaux, de selles et de harnais couverts de pierreries. L’une d’entre elles recelait exclusivement des rayonnages entiers de coupes et de plateaux d’or que faisait rutiler le flamboiement des torches ; en son centre était exposé sur des tréteaux drapés de velours un vase colossal à deux anses: assez profond pour le bain d’un enfant, il avait le bas de son bord décoré d’une frise rédigée dans une écriture inconnue de Tobin.
« C’est en langue ancienne ! s’écria Nikidès en se faufilant entre Tanil et Zusthra pour mieux voir. Celle qu’on parlait à la cour des premiers hiérophantes !
— Je présume que tu sais la lire », ricana Alben.
Nikidès l’ignora. « C’est ce qui s’appelait une inscription sans fin, je pense. Elle doit relever de l’espèce susceptible de susciter des sortilèges ou des bénédictions pour peu que ce soit un prêtre qui la déchiffre. » Il lui fallut faire le tour du vase pour examiner tous les mots. « Je crois qu’elle débute ici… "Les larmes d’Astellus sur le sein de Dalna font pousser le chêne de Sakor qui déploie ses bras vers la lune d’Illior qui fait pleuvoir les larmes d’Astellus sur… " Enfin, vous voyez ce que je veux dire. On s’en servait probablement dans le temple des Quatre pour attirer l’eau de pluie destinée aux cérémonies. »
Tout au bonheur de voir son ami briller, Tobin s’épanouit. Nikidès pouvait bien n’être pas la plus fine lame du monde, sa culture n’avait aucun rival à redouter. Même Solari condescendit au vase un second coup d’œil moins superficiel. Pendant un moment, le petit prince vit se refléter sur la panse d’or le visage du protecteur, déformé en un masque jaune et cupide.
Glacé du même frisson qui l’avait parcouru le jour où Frère avait chuchoté ses accusations, il loucha furtivement vers le duc. Mais il le vit tel qu’en lui-même et, semblait-il, sincèrement ravi de lui montrer son héritage.
En dépit de ses devoirs de souverain, Erius réussit encore à trouver le loisir de courre et de chasser au faucon, de visiter les élevages de chevaux avec les Compagnons, qui partageaient également sa table chaque soir.
Tobin continuait à lutter contre les penchants de son cœur. Plus il le fréquentait, moins son oncle lui faisait l’effet d’être un monstre. Car, non content de plaisanter et de chanter avec eux, celui-ci se montrait prodigue de présents et de récompenses au retour des parties de chasse.
On festoyait toutes les nuits avec tant de faste que Tobin en demeurait pantois: d’où pouvait provenir une telle profusion de boissons et de mets ?
Jour après jour convergeaient vers Atyion de telles files de fourgons que Solari se voyait obligé d’expédier des équipes de cantonniers pour maintenir les routes en bon état. Il emmena les garçons visiter les travaux en cours.
Les chaussées se trouvant encore détrempées par les pluies printanières, les soldats y disposaient des bûches transversales que maintenaient solidement en place des pieux enfoncés dans le sol puis faisaient passer dessus des charrois lestés de pierres afin d’aplanir et de stabiliser le tout.
À force de voir se renouveler quotidiennement les plaisirs de la découverte, Tobin en vint à s’habituer peu à peu à l’idée que l’énorme château, ses richesses et les terres qui l’environnaient, tout cela lui appartenait. Ou du moins lui appartiendrait un jour. Malgré l’intérêt que lui inspiraient les affaires traitées à la cour, il ne se sentait jamais autant chez lui que dans la chambre d’Hakoné ou lorsqu’il allait flâner parmi les troupes au hasard des cours de la forteresse et de ses immenses casernements. On lui réservait toujours là le plus chaleureux accueil.
Les iris et l’oseille-aux -sorcières hérissaient déjà les fossés, les poulains et agneaux de printemps folâtraient dans les prés quand, la quinzaine achevée, le cortège royal reprit la route à destination d’Ero.
Pendant un certain temps, Korin et les Compagnons chevauchèrent aux côtés d’Erius, à disputer de fauconnerie tout en évoquant les plus beaux tableaux de chasse de leur séjour. Mais les pensées du roi devançaient déjà son retour dans la capitale, et il ne fut pas long à s’absorber dans le soin des affaires et à écouter, tout en allant, des scribes montés lui débiter force pétitions. Gagnés par l’ennui, les garçons finirent par le planter là en se laissant peu à peu distancer.
Du fond des rangs, derrière, une voix entonna une ballade que la colonne entière ne tarda guère à reprendre en chœur. Il s’agissait d’une très ancienne chanson qui remontait à l’époque de la Grande Guerre et où il était question d’un général mort en pleine victoire sur les nécromanciens de Plenimar. À peine éteinte la dernière strophe, on en vint à deviser de magie noire. Aucun des jeunes gens ne possédait la moindre connaissance sérieuse en telles matières, mais tous avaient été gorgés de contes épouvantables dont ils se firent part avec entrain.
« Je tiens de mon père une histoire que s’étaient transmise tous mes aïeux, dit Alben. L’un de nos ancêtres mena des troupes assaillir dans une île proche de Kouros la forteresse d’un nécromancien. Toute son enceinte était composée de cadavres de guerriers skaliens cloués comme des corbeaux. À l’intérieur même de la place, les grimoires étaient tous reliés en peau humaine. Les ceintures et les souliers des serviteurs étaient faits de même, et des crânes tenaient lieu de coupes. Nous en avons une dans notre trésor. Père estime qu’il aurait fallu exterminer les nécromanciens jusqu’au dernier quand nous en avions l’opportunité. »
Alors qu’ils ne l’avaient pas entrevu de toute la matinée, voilà que subitement Nyrin se trouva des leurs, chevauchant auprès de Korin. « Votre père parle sagement, Lord Alben. La nécromancie est profondément enracinée chez les Plenimariens, et voici qu’elle y redevient de plus en plus vigoureuse. Leur dieu noir exige dans ses temples de la chair et du sang innocents. Les prêtres en festoient, et les magiciens de là-bas utilisent les cadavres humains comme s’il ne s’agissait que de vulgaires carcasses de bétail, ainsi que vous venez précisément de le raconter. Ces pratiques immondes ont même trouvé des adeptes sur nos rivages, et certains de ceux qui portent les robes des Quatre s’adonnent clandestinement aux arts rouges. Autant de félons, chacun d’eux. À vous de vous montrer bien vigilants, les gars ; leur influence agit comme un chancre au cœur de Skala, et la mort est le seul traitement possible. Il faut les traquer sans relâche et les anéantir.
— Comme vous-même et vos Busards vous y employez, susurra Alben.
— Lèche-bottes ! » marmonna Lutha, quitte à s’affairer sur ses rênes quand les dures prunelles brunes du magicien fulgurèrent une seconde dans sa direction. « Les Busards ne sont ni plus ni moins que vous tous au service de Sa Majesté, répondit Nyrin en se touchant le front et le cœur. Les magiciens de Skala ont le devoir de défendre le trône contre ces félons putrides. »
Après qu’il eut repris les devants, Alben et Zusthra se répandirent en détails enthousiastes sur ce qu’ils avaient ouï dire du supplice infligé à ces fameux traîtres. « On les brûle vifs, confia Zusthra.
— Les prêtres, on se contente de les pendre, rectifia Alben. C’est aux magiciens qu’est réservée une magie spéciale.
— Comment cela se peut-il ? questionna Urmanis.
On ne doit attraper que les plus débiles. Il me semble que les plus solides n’ont qu’à recourir à leurs propres pouvoirs magiques pour se soustraire aux poursuites.
— Les Busards ont des trucs à eux, riposta Korin d’un ton suffisant. À ce que dit Père, Nyrin s’est vu doté d’une magie envoûtante grâce à une vision durant laquelle Illior lui a ordonné de purifier sa confrérie pour la sauvegarde du royaume. »
La nouvelle de la marche du roi courait devant eux, et chaque village s’était paré pour lui souhaiter un heureux retour. Des feux de joie flambaient au sommet des collines, et la foule qui bordait la route ovationnait le cortège en agitant la main. L’accueil fut en tous points semblable lorsqu’on atteignit Ero juste avant le crépuscule du second jour.
La ville tout entière était embrasée d’illuminations, et la route du nord, hors les murs, encombrée sur un bon demi-mille par des masses de sympathisants.
Erius témoigna sa satisfaction d’un pareil accueil en les saluant d’un geste amical et en leur jetant des sesters d’or à pleines poignées. Une fois à la porte, il s’inclina devant les emblèmes divins qui la surmontaient puis dégaina l’épée et la brandit bien haut pour permettre à tous de la voir. « Au nom de Ghërilain et de Thelâtimos, mes ancêtres, et au nom de nos protecteurs, Sakor et Illior, je pénètre dans ma capitale. »
Ces simples mots suffirent à redoubler le vacarme, assourdissant déjà, des acclamations. Auxquelles répondirent en écho lointain, quand elles se furent éteintes, celles qu’on poussait sur le Palatin.
Au-delà du rempart, les rues étaient décorées de bannières, de fanions, de torches, et les citadins avaient jonché la rue de foin et d’herbes odoriférantes pour permettre au roi de fouler un sol plus moelleux. Des nuées d’encens s’élevaient en tourbillonnant de chaque carrefour où se dressaient un temple ou une chapelle. Les portes des boutiques et des habitations déversaient leur lot de badauds, des grappes de têtes se penchaient à toutes les fenêtres, les marchés étaient assiégés de gens qui interpellaient Erius en agitant tout ce qui leur tombait sous la main : chapeaux, mouchoirs, chiffons, manteaux.
« Est-ce que la guerre est finie ? criaient-ils. C’est pour de bon que vous rentrez ? »
Ce fut pareil sur le Palatin. Revêtue de ses plus beaux atours, la noblesse se coudoyait tout le long de la voie royale, la submergeant sous des avalanches de fleurs et brandissant des oriflammes de soie rouge.
En arrivant dans les jardins du Palais Neuf, Erius mit pied à terre et se fraya passage au travers de la cohue joyeuse, serrant des mains ici, là baisant des joues. Les Compagnons et les officiers s’aventurèrent dans son sillage, et ils reçurent un accueil non moins tonitruant.
À la longue, ils finirent quand même par aborder le perron du palais, et la foule, au-delà, s’écarta devant eux tandis que le roi se dirigeait vers la salle d’audience.
Tobin n’y avait jusqu’alors mis les pieds qu’une seule fois, le lendemain même de son arrivée à Ero. En vrai péquenot qu’il était encore à l’époque, l’immensité du lieu, ses piliers énormes, le grandiose de ses fontaines, de ses vitraux multicolores et sa prodigieuse chapelle l’avaient abasourdi. En ce jour, à peine pouvait-il rien voir de tout cela, tant il y avait de monde dans les coursives.
Des phalanges de la Garde royale formaient le cordon entre les colonnes sculptées de dragons, ne laissant ouverte qu’une espèce d’allée rectiligne jusqu’à l’estrade. Les magiciens busards qui flanquaient l’escalier d’accès à cette dernière formaient comme un liséré blanc sur le fond rouge des uniformes portés par les gardes. Le lord Chancelier Hylus était campé au bas des marches en grande tenue. Après une profonde révérence à l’adresse d’Erius, il lui souhaita une bienvenue aussi solennelle que s’ils ne s’étaient pas vus à Atyion quelques jours à peine plus tôt.
Nyrin, les Compagnons et le reste de la suite immédiate du roi vinrent occuper leurs places respectives au premier rang devant l’estrade, mais Korin et Tobin y grimpèrent à la suite de Sa Majesté.
« Fais exactement comme moi, mais de l’autre côté », telles avaient été les instructions préalablement données à son jeune cousin par le prince héritier.
Sous la conduite de celui-ci, Tobin alla se planter derrière le trône et se mit au garde-à-vous, la main gauche sur la poignée de son épée, le poing droit plaqué contre son cœur.
Le manteau de cérémonie se trouvait toujours étalé sur le trône, comme il l’avait été tout au long de l’absence du roi, et la grande couronne cloutée de gemmes toujours posée sur le siège. Non pas rond mais carré, le bandeau de celle-ci affectait la forme d’une maison surmontée d’une flèche fantasmagorique à chacun des angles. Lorsque Erius atteignit le trône, des gentilshommes-écuyers vinrent la soulever avec des gestes déférents puis l’emportèrent sur un large coussin de velours. D’autres drapèrent le roi dans le manteau et le lui ajustèrent aux épaules avec des broches rutilantes de pierreries. Non sans un sursaut de déplaisir, Tobin s’aperçut que l’un de ces derniers n’était autre que Moriel. D’un air gourmé dans son tabard rouge, le Crapaud finit d’agrafer la broche et rejoignit sa place au bas des marches de l’estrade. Les Compagnons avaient pris position juste au-delà, et Ki décocha à Tobin un coup d’œil perplexe. L’autre horreur avait imperturbablement affecté de ne les voir ni l’un ni l’autre.
Erius fit face à la foule sur ces entrefaites et brandit à nouveau son épée.
« Par le sang de mes ancêtres et par l’Épée de Ghërilain, je revendique ce trône pour mien ! »
Toute l’assistance, à l’exception des deux jeunes princes, tomba à genoux, le poing sur le cœur. Vu de la position qu’occupait Tobin, on aurait dit un champ d’avoine brusquement couché par un vent violent. Il éprouva un petit pincement de cœur douloureux. Quoi qu’aient pu dire de lui Lhel ou Arkoniel, Erius était un roi authentique, un guerrier.
Erius s’empara du trône et posa l’épée en travers de ses genoux.
« L’Épée de Ghërilain est revenue à Ero. Notre protecteur est de retour », annonça Hylus d’une voix singulièrement puissante pour un vieillard si frêle.
Les acclamations retentirent avec un tel fracas, cette fois, qu’elles se répercutèrent jusque dans la poitrine de Tobin. Il en ressentit une jubilation semblable à celle que lui avait procurée sa propre entrée à Atyion. Voilà ce que c’est que d’être roi, songea-t-il.
Ou reine.
22
Le retour du roi mit un terme à l’existence facile et comme insulaire des Compagnons dans la capitale. Il ne se passait presque pas de jour qu’Erius n’exige la présence à la cour de Korin près de lui, et les Compagnons l’y escortaient.
Une moitié d’entre eux du moins. Déjà séparés par l’âge, ils se retrouvaient désormais encore plus divisés par le sang et le titre. Tobin en était progressivement venu à comprendre les nuances subtiles qui distinguaient les gentilshommes des écuyers, tout issus qu’étaient les seconds de familles également nobles. Mais à présent, le distinguo se faisait sentir de manière infiniment plus aiguë. Quand Korin et les autres se rendaient à la cour, les écuyers continuaient à prendre leurs leçons au Palais Vieux.
Tobin ne goûtait guère ces nouvelles dispositions, car elles le privaient forcément de Ki.
Un après-midi qu’il déambulait dans l’aile des Compagnons, peu après son retour, à la recherche de son ami, il entendit tout à coup sangloter une femme quelque part, non loin. En tournant un coin, il entrevit une servante qui se dépêchait vers l’autre bout du corridor, le visage enfoui dans son tablier.
Il poursuivit sa route en se demandant ce que cela pouvait bien signifier, mais sa stupeur redoubla quand il perçut, aux abords de sa propre porte, de nouveaux pleurs. À l’intérieur, le page Baldus hoquetait, en larmes, recroquevillé au creux d’un fauteuil. Penché sur lui, Ki lui tapotait gauchement l’épaule.
« Qu’y a-t-il donc ? s’écria Tobin en se précipitant vers eux. Il s’est blessé ?
— Je viens juste d’arriver moi-même. Mais je n’ai rien pu tirer de lui jusqu’ici, sauf que quelqu’un est mort. »
Tobin s’agenouilla puis saisit le gosse par les poignets pour lui découvrir la figure. « De qui s’agit-il ? D’une personne de ta famille ? »
Baldus secoua la tête. « De Kalar ! »
Ce nom ne disait strictement rien à Tobin. « Tiens, prends mon mouchoir et torche-toi le nez. C’est qui, Kalar ? »
Le page reprit tant bien que mal son souffle et haleta: « La fille qui apportait le linge et qui changeait la jonchée de l’entrée… » De nouveaux sanglots l’étouffèrent.
« Ah, oui, fit Ki, la jolie blonde aux yeux bleus qui chantait tout le temps. »
Là, Tobin savait. Il aimait bien le répertoire qu’elle avait, les sourires qu’elle lui adressait toujours. Mais il n’avait jamais songé à demander comment elle s’appelait.
Ils ne réussirent à rien tirer d’autre de Baldus. Après lui avoir fait avaler trois gouttes de vin, Ki le fourra dans l’alcôve inutilisée, comptant qu’il s’y endormirait à force de pleurer. Molay survint à son tour et se mit à remplir ses fonctions, mais, contrairement à son habitude, d’un air sombre et sans desserrer les dents.
« Cette Kalar, tu la connaissais, toi aussi ? » finit par demander Tobin.
Tout en suspendant dans la garde-robe une tunique qui traînait par là, Molay soupira. « Oui, mon prince. Comme tout le monde ici.
— Que lui est-il arrivé ? »
Le valet de chambre ramassa des chaussettes abandonnées sous le banc de travail de Tobin et les secoua pour en faire tomber les chutes de cire et les copeaux de métal qui les tapissaient. « Elle est morte, messire.
— Ça, nous le savons ! s’impatienta Ki. Mais de quoi ? Pas de la peste, si ?
— Non, louée soit la Lumière. Il semblerait qu’elle était enceinte et qu’elle a fait une fausse couche la nuit dernière. On vient à peine d’apprendre qu’elle n’y avait pas survécu. » Sa prudente réserve l’abandonna un moment, et il s’essuya les yeux. « Et c’était encore presque une fillette ! s’emporta-t-il tout bas d’un ton colère.
— Cela n’a rien d’extraordinaire, de perdre un enfant comme ça, dès le début, surtout le premier, fit Ki d’un air rêveur, une fois Molay ressorti.
Mais il est rare qu’on en meure… »
Plusieurs jours s’écoulèrent avant que les commérages de l’office ne parviennent au mess des Compagnons. À en croire la rumeur publique, l’enfant était de Korin.
Celui-ci prit la nouvelle avec philosophie ; après tout, il ne s’agissait là que d’un bâtard, et conçu par une bonniche, en plus. La rousse Lady Aliya, sur qui s’étaient concentrées les attentions du prince héritier depuis quelque temps, fut la seule à se montrer charmée de la triste nouvelle.
Kalar fut d’ailleurs d’autant plus vite oubliée que les deux gamins se retrouvèrent bientôt aux prises avec un autre événement fort désagréable et qui les frappait de beaucoup plus près. Car, non content de s’être débrouillé va savoir comment pour se faufiler dans la suite immédiate du roi, Moriel y faisait déjà figure de favori.
Korin ne se montrait pas pour sa part plus enchanté qu’eux de cette greffe inopinée sur la maisonnée de son père. S’ils devaient en croire le témoignage de leurs propres yeux, sa promotion n’avait nullement amendé les manières du Crapaud, mais le roi s’en était entiché. Plus que jamais verdâtre et arrogant, le grand jouvenceau de quinze ans révolus ne décollait pas d’auprès de Sa Majesté, toujours disponible et toujours obséquieux.
Au surplus, ses nouvelles fonctions l’amenaient fréquemment à fureter dans le Palais Vieux, qui n’avait guère eu jusque-là pourtant l’occasion de recevoir les visites des écuyers de cour. Mais le hasard voulait qu’il n’arrête pas de trouver quelque message à y délivrer, de venir chercher dans les ailes anciennes un objet dont Erius avait le plus pressant besoin. Chaque fois qu’il pivotait sur ses talons, Tobin avait l’impression que le Crapaud s’évanouissait au coin d’un corridor, quand il ne le surprenait pas à traîner ses chausses avec des commères ou avec ceux des écuyers qu’il avait pour copains. Ce qui, somme toute, revenait à exaucer ses vœux, ne fût-ce qu’en partie.
Korin l’abominait plus que quiconque au monde. « Il hante les appartements de Père plus que moi ! ronchonnait-il. Chaque fois que j’y mets les pieds, qui est-ce que j’y trouve ? lui, servile et rengorgé ! Et l’autre jour, il a profité d’un moment où Père ne pouvait l’entendre pour m’appeler par mon prénom ! »
La crise entre eux réussit à s’exacerber quelques semaines après. Tobin et Korin s’étant rendus chez le roi pour l’inviter à une partie de chasse, Moriel leur barra le passage. Au lieu de s’effacer respectueusement pour les laisser entrer, il fit un pas dehors et referma la porte derrière lui.
« Va avertir mon père que je désire le voir, ordonna Korin, déjà hérissé.
— Le roi ne veut pas être dérangé, Altesse », rétorqua le Crapaud d’un ton qui frôlait la grossièreté.
Le prince l’empoigna au col et le souleva de terre.
Tobin ne l’avait jamais vu se mettre vraiment en colère mais, maintenant, tel était bel et bien le cas.
« Tu vas m’annoncer immédiatement », commanda t-il d’une voix si dure qu’il aurait fallu être fou pour ignorer la menace.
Or, à la stupéfaction de Tobin, Moriel secoua la tête. « J’ai mes ordres. »
Korin n’attendit que le temps d’un battement de cœur, puis il le souffleta d’un tel revers qu’il expédia le Crapaud s’aplatir et faire une glissade de trois bons pas sur les dalles de marbre poli, le nez pissant le sang et la lèvre fendue.
Après quoi il se pencha sur lui et se mit à le secouer, cette fois, comme un forcené. « Si jamais tu oses me reparler sur un ton pareil…, si tu te hasardes à ne pas m’obéir quand je te donne un ordre ou à oublier dans quels termes il sied que tu m’adresses la parole, je te fais empaler à Traîtremont. »
Là-dessus, il retourna devant la fameuse porte interdite, l’ouvrit en coup de vent et entra carrément, sans plus se soucier de Moriel que la trouille faisait grelotter. Avec son bon cœur, Tobin était à deux doigts de s’apitoyer, mais le regard empoisonné qu’il vit le Crapaud darder dans le dos du prince tua net toute velléité de compassion.
Dès l’antichambre lui parvinrent les éclats furibonds de la scène que Korin faisait à son père et le murmure amusé du roi qui lui répondait. En pénétrant à son tour dans la pièce, il découvrit que Nyrin s’y trouvait en tiers, planté juste derrière le fauteuil d’Erius. Et le magicien avait beau ne pas piper mot, Tobin fut sûr et certain d’avoir surpris dans ses yeux l’ombre du sale petit sourire chafouin de Moriel.
Ces perturbations mises à part, l’été s’écoula quelque temps assez doucement. C’était le plus torride de mémoire d’homme, et les campagnes en souffraient beaucoup. Les pétitionnaires venus à la cour ne parlaient que de sécheresse, d’incendies terribles, de puits à sec et d’épizooties.
Debout près du trône jour après jour, Tobin écoutait avec un intérêt mêlé de sympathie, mais tout cela le touchait relativement peu, débordé qu’il était par ses nouvelles tâches.
Il arrivait désormais souvent aux gentilshommes Compagnons d’assurer le service à la table royale comme les écuyers le faisaient à la leur. Par droit de naissance, c’est à Tobin qu’était échu le rôle de panetier consistant à découper les différents pains réservés à chacun des plats. Korin faisait un trancheur de première bourre, et c’était merveille que son adresse à exhiber l’une des six variétés de couteaux que réclamaient les viandes. Les critères d’âge et de famille avaient décidé des autres attributions: le géant Zusthra tenait lieu de sommelier ; en sa qualité d’échanson, Orneüs se montrait d’une maladresse tellement insigne, malgré tout le mal que Lynx s’était donné pour essayer de le former, que la seconde fois où il inonda la manche du roi lui valut aussi sec d’être rétrogradé comme « aumônier » tandis que Nikidès assumait la relève auprès du souverain.
L’après-midi se poursuivaient, malgré la chaleur, l’entraînement aux armes et les leçons du vieux Corbeau, mais les matinées se passaient à la salle d’audience. Korin et Tobin disposaient d’un siège aux côtés du roi, mais Hylus et les autres se tenaient debout juste derrière eux, souvent pendant des heures d’affilée. Erius commençait à consulter son fils sur des affaires mineures ; il le laissa décider du sort d’un meunier convaincu de tricher sur le poids, ou de celui d’une gargotière qui vendait de la bière aigre pour de la bonne. Il lui permit même de se faire la main avec de petits criminels, et Tobin fut suffoqué de voir avec quelle facilité Korin infligeait marques au fer rouge et flagellations.
À l’exception de Nikidès, les autres garçons trouvaient d’un ennui mortel l’obligation d’assister à ces séances de justice. En dépit de ses hautes voûtes à colonnes et du tintement de ses fontaines, il faisait à midi une chaleur de four dans la salle du Trône. Pour sa part, Tobin était fasciné. Lui qui avait toujours eu un don pour déchiffrer les physionomies disposait là d’un inépuisable vivier d’études. Il fut très vite presque capable de voir se former les pensées des pétitionnaires selon qu’ils se faisaient cajoleurs, plaintifs ou cherchaient à se faire bien voir. Les intonations des intervenants, leur posture, la direction de leur regard pendant qu’ils parlaient…, tout cela avait autant de relief et de netteté pour lui que des lettres sur une page. Les menteurs n’arrêtaient pas de gigoter. Les honnêtes gens s’exprimaient avec beaucoup de calme. C’étaient les coquins fieffés qui chialaient et faisaient le plus de tapage.
Ses sujets d’observation préférés n’étaient cependant pas les Skaliens mais les émissaires étrangers. La complexité de la diplomatie le transportait autant que l’exotisme des costumes et des accents. Les Mycenois faisaient figure de monnaie courante ; leur gros bon sens et leur pragmatisme s’exerçaient essentiellement sur les questions de récoltes, de tarifs douaniers, de défense de leurs frontières. Rien de plus divers en revanche que les Aurënfaïes ; leurs clans se comptaient par dizaines, chacun d’entre eux se distinguant par la forme de son turban, l’objet de son négoce et de ses tractations.
Un jour, le roi reçut une demi-douzaine d’hommes au teint basané, aux cheveux noirs et bouclés. Ils portaient de longues robes à rayures bleues et noires taillées sur un patron dont Tobin n’avait jamais vu le pareil, et de lourds ornements d’argent leur pendaient aux oreilles. C’étaient là, apprit-il avec ébahissement, des représentants de tribus zengaties.
Arengil et tous ceux des artisans aurënfaïes avec qui Tobin s’était lié d’amitié n’évoquaient jamais Zengat qu’en termes de mépris ou d’exécration. Mais, comme Hylus l’expliqua plus tard, les Zengatis se divisaient en clans aussi fermés que ceux des ‘faïes et méritant des degrés de confiance on ne peut plus divers.
La chaleur ne ramena pas uniquement la sécheresse, cet été-là. Du haut de leur terrain d’entraînement secret, sur le toit, Tobin, Una et les autres distinguaient sans peine à l’horizon d’énormes taches brunes ravageant les champs ; c’étaient les endroits où la rouille avait anéanti tout espoir de moisson.
Le ciel n’était pas épargné non plus. La rouge-et-noir s’était déclarée, hors les murs, le long de la rade. Le feu servait à raser des quartiers entiers, et des nuées de fumée gigantesques plafonnaient au-dessus des flots. À
l’ouest s’élevait une colonne plus gaillarde et que ne cessait de ragaillardir l’urgence : là se trouvaient les champs de crémation ; on se hâtait d’y jeter même les défunts que la peste n’avait pas seulement frôlés.
Des cités de l’intérieur étant survenus des rapports alarmants sur la mort de chevaux, de bœufs et la recrudescence de la maladie, les riches seigneurs de chacun des districts frappés se virent ordonner par le roi d’y fournir à leurs frais du bétail et du grain. Les Busards de Nyrin pendaient bien quiconque osait dire qu’une malédiction pesait sur le royaume, mais, loin de cesser pour autant, les murmures n’allaient que croissant. Dans les temples d’Illior, la demande était devenue si forte que les fabricants d’amulettes n’y pouvaient suffire.
Paisiblement perchés sur leur Palatin, les Compagnons se croyaient toujours à l’abri de ces calamités vulgaires quand Porion, brusquement, leur interdit de dépasser en ville la rue de l’Oiseleur. Comme c’était là le couper de ses bases de prédilection, les bouis-bouis du port, Korin en gémit et râla des jours et des jours.
Une chose en tout cas dont ils avaient jusqu’à plus soif, c’était le vin, malgré les grondements réprobateurs du roi. Il coulait plus libéralement que jamais, si bien que Caliel lui-même, pourtant la pondération faite homme en temps normal, en vint à se présenter à l’entraînement la bouche mauvaise et les yeux rougis.
Les copains de Tobin imitaient son exemple et buvaient leur vin coupé de beaucoup d’eau. Grâce à quoi ils étaient généralement les premiers sur pied le matin, ce qui leur permit aussi d’être les premiers à découvrir que l’écuyer de Korin en était réduit à coucher là où il pouvait.
« Qu’est-ce que tu fiches là ? » s’ébahit Ruan la première fois qu’ils trouvèrent Tanil enroulé dans une couverture au coin de la cheminée du mess. Et sur ce, par jeu, de lui taquiner les côtes du bout de sa botte. Soit précisément le genre de libertés auquel leur aîné ne manquait guère de répondre en flanquant l’offenseur par terre et puis, à force de le chatouiller, amenait tous les autres à venir s’empiler dans une mêlée sans merci. Or, là, rien de tel, il se contenta de prendre la porte sans dire un mot.
« Qui c’est-y qui t’y a pissé dans sa soupe ? » marmotta Ki.
Tout le monde éclata de rire, excepté Ruan qui, idolâtre de Tanil, ne se remettait pas de sa déconfiture.
« Je ne serais pas en trop bonne forme non plus si je passais la nuit sur le plancher, dit Lutha. Il en a peut-être par-dessus la tête d’entendre Korin ronfler.
— Il n’a pas ronflé tant que ça, ces derniers temps », leur confia Ki.
Vivant porte à porte avec le prince, ils avaient, Tobin et lui, bien assez perçu de tamponnements sourds et de chuchoteries jusqu’à des heures impossibles, les nuits précédentes, pour se douter que Korin n’allait pas souvent seul au lit.
« Eh bien, nous voilà fixés, je présume, ce n’est pas avec Tanil, dit Ruan.
— Ça ne l’a jamais été ! se gaussa Lutha. Non, c’est encore après une bonniche que Korin en a.
— Pas à mon avis », finit par lâcher Nikidès d’un air tout pensif en s’essoufflant à leurs côtés durant la course du matin. Il avait eu beau grandir un peu, cet été-là, et perdre la plupart de sa graisse de garçonnet, il restait le plus lent du groupe.
« Que veux-tu dire ? » demanda Ki, toujours très friand de ragots.
Nikidès s’assura d’un coup d’œil devant qu’aucun des aînés ne risquait d’entendre. « Je ne devrais rien dire…
— C’est déjà fait, pipelette. Parle ! pressa Lutha.
— Eh bien, il se trouve que l’autre soir, au cours du dîner chez lui, j’ai surpris les confidences que faisait Grand-Père à mon cousin de l’Échiquier, et que, d’après lui, le prince… » Un nouveau coup d’œil lui permit de se rassurer, Korin les devançait toujours largement. « Que, bref, il… muguette Lady Aliya. »
Même Ki fut scandalisé. Les servantes étaient une chose, à la rigueur aussi les autres garçons, mais les filles nobles, on n’y touchait sous aucun prétexte.
Pire encore, aucun d’entre eux n’avait de sympathie pour Aliya. Elle était certes assez jolie, mais elle se montrait méchamment taquine envers tout le monde, Korin excepté. Caliel lui-même évitait le plus possible de s’y frotter.
« Vous ne l’avez pas remarqué ? reprit Mikidès. Elle est constamment avec lui et, tenez, rien qu’à voir la mine boudeuse et l’air morfondu des servantes, je parierais qu’elle vous les a toutes chassées de son lit.
— Plus Tanil », leur rappela Ruan.
Lutha émit un sifflement. « Vous croyez que Korin est amoureux d’elle ? »
Barieüs se mit à rire. « Amoureux, lui ? De ses chevaux et de ses faucons, ça se peut, mais d’elle ? Par les couilles à Bilairy, j’espère bien que non.
Figurez-vous-la en reine ! »
Nikidès haussa les épaules. « Les gonzesses, on n’a pas besoin d’être amoureux pour coucher avec. »
Lutha prit un petit air horrifié. « Sont-ce là des façons de parler, pour un petit-fils de lord Chancelier ? Quelle honte ! » Et une calotte bouffonne à l’oreille conclut la semonce.
Avec un glapissement, son copain lui balança son poing, mais le petit n’eut même pas besoin de changer de foulée pour que le coup tombe dans le vide. « Holà, vous six, doublez-moi l’allure ! gueula Porion qui s’était écarté de la file et les foudroyait du regard. Ou bien préféreriez me faire un second tour pour vous ravigoter ?
— Non, Maître ! » cria Tobin, et il allongea le pas, laissant Nikidès se dépatouiller seul.
« Nik a raison, tu sais ? lui dit Ki. Qu’à viser Korin, tiens. » Le prince galopait en tête du peloton, ses prunelles noires allumées par une bien bonne dont il faisait part à Caliel et Zusthra. « Il est beaucoup trop débauché pour donner son cœur. Mais n’empêche que si sa favorite, maintenant, c’est elle, Aliya va devenir plus rosse que jamais !
23
Vers la fin de l’été, la chaleur devint tellement suffocante en ville que ceux des nobles du Palatin qui ne partirent pas se réfugier dans leurs domaines à la campagne se firent creuser des piscines. Dans les bas quartiers, les faiblards et les vieux crevaient comme des mouches.
Du coup, Erius et Porion lâchèrent un peu la bride aux garçons qui, désormais dispensés de leurs obligations de cour, allèrent prendre des bains de mer ou sillonner les collines boisées. Les gardes respectifs des deux princes se plaignirent aussi peu que les Compagnons de cet allégement du service. Aussitôt parvenu dans quelque crique ou sur les bords d’un lac, tout le monde se déshabillait et se jetait à l’eau. Tant et si bien qu’ils ne tardèrent pas à être tous aussi bruns que des paysans, et Ki plus que quiconque d’autre. Il commençait aussi à s’étoffer comme leurs aînés, ne put s’empêcher de remarquer Tobin qui, pour sa part, conservait son allure grêle.
En retraversant la ville à la mi-Lenthin après l’une de ces excursions, le silence environnant le frappa soudain. Certes, la canicule suffisait à vider les rues, la plupart des gens restant claquemurés chez eux pour se soustraire vaille que vaille à l’atmosphère irrespirable et à la puanteur ambiante, mais ceux qui se risquaient dehors ne manquaient jamais d’acclamer la bannière de Korin quand ils croisaient les Compagnons. Ils l’avaient encore fait le matin même, et maintenant, voilà que nombre d’entre eux se détournaient ou leur décochaient des regards noirs. Il y en eut même un qui cracha par terre sur le passage du prince héritier.
« Il s’est passé quelque chose ? » lança Korin à un sellier qui s’éventait, assis sur une caisse devant sa boutique. L’homme secoua la tête et rentra chez lui.
« Quel malotru ! s’indigna Zusthra. Je vais te l’assommer, le bougre ! »
Au grand soulagement de Tobin, son cousin s’y opposa d’un simple branlement du chef et mit son cheval au galop.
On se trouvait en vue de la porte du Palatin quand, de l’une des fenêtres supérieures d’une façade, fusa un chou qui, manquant de peu le crâne de Korin, atteignit Tanil à l’épaule et l’envoya rouler à terre.
Korin freina furieusement des quatre fers, pendant que les Compagnon~
fermaient les rangs autour de lui. « Fouillez cette maison. Attrapez-moi l’individu qui s’est permis d’agresser le fils du roi ! »
Le capitaine de sa garde, Melnoth, enfonça la porte d’un coup de pied puis se rua à l’intérieur avec une douzaine d’hommes. Les autres se formèrent en cercle autour des Compagnons, l’épée au clair. Du dedans parvinrent bientôt des cris et des bruits de vaisselle brisée.
Des curieux s’amassaient déjà quand Korin aida l’écuyer à se remettre en selle.
« Ce n’est rien, fit Tanil en se massant le coude.
— Tu as du pot qu’il ne soit pas cassé, observa Ki.
Mais pourquoi diable est-ce qu’on nous bombarde de choux, tout à coup ? »
Les soldats reparurent, traînant trois personnes : un vieillard, une vieille femme, et un jeune gaillard en robes bleue et blanche de profès d’un temple d’Illior. « Lequel d’entre vous est mon agresseur ? demanda Korin.
— C’est moi qui t’ai bombardé ! » riposta le prêtre en le dévisageant avec impudence.
La véhémence éhontée du ton prit manifestement le prince à dépourvu.
Pendant un moment, il eut plutôt l’air d’un gosse blessé que d’un gentilhomme ulcéré. « Mais pourquoi ? »
L’autre cracha par terre. « Demande à ton père. - Qu’est-ce qu’il a à voir là-dedans ? »
Au lieu de répondre, le jeune homme cracha de nouveau puis se mit à beugler: « Abomination ! Abomination ! Meurtres ! Vous êtes en train de tuer le pays, et. .. »
Le capitaine Melnoth lui assena sur le crâne la poignée de son épée, et il s’affala par terre, inanimé. « C’est un parent à vous ? » demanda Korin au couple de vieux tout tremblants.
Le vieillard édenté ne parvint à exhaler qu’un gémissement. Sa femme l’enveloppa dans ses bras et leva des yeux implorants vers le prince. « Notre neveu, messire, tout juste arrivé de province pour servir au temple de la rue du Chien. Si je m’attendais à le voir faire une chose pareille… ! Pardonnez-lui, je vous en conjure. Il est jeune, il…
— Pardonner ? » Korin émit un ricanement stupéfait. « Non, la mère, un tel acte est impardonnable. Capitaine, emmenez-le chez les Busards et veillez à ce qu’on l’interroge. »
Et, là-dessus, les Compagnons se remirent en chemin, poursuivis par les pleurs de la vieille.
Erius éclaircit l’incident le soir même, pendant qu’ils dînaient avec lui dans la cour de ses appartements privés. Les écuyers assuraient le service, assistés par quelques jouvenceaux de la suite du roi. Moriel était du nombre de ces derniers, et le soin qu’il prenait à se maintenir hors de la portée de Korin amusa fort Tobin.
Nyrin, Hylus et une poignée de gentilshommes faisaient également partie des convives. Ils étaient tous au courant, bien sûr, de l’attentat perpétré par le jeune illiorain, mais ils se firent un devoir de l’entendre à nouveau relater par Korin en personne.
Le récit terminé, le roi se cala dans son fauteuil et opina du chef. « Eh bien, Korin, peut-être est-il temps que tu t’en aperçoives, il n’y a pas qu’ovations et que roses à gouverner un grand royaume. On trouve des traîtres partout.
— Il m’a traité d’abomination, Père, dit Korin, qui n’avait toujours pas digéré les invectives de son agresseur.
— À quoi d’autre s’attendrait-on de la part d’illiorains ? renifla Nyrin. Je m’étonne parfois de voir Votre Majesté tolérer que leurs temples restent ouverts à Ero. Les prêtres sont les pires de tous les traîtres, ils corrompent la populace idiote avec leurs contes de bonnes femmes.
— Mais que voulait-il dire, Père, quand il m’a répondu de vous demander la raison de son geste ? insista Korin.
— Si vous me permettez, Sire ? intervint Lord Hylus d’un air grave. Les propos tenus par cet individu étaient indubitablement relatifs aux exécutions annoncées aujourd’hui.
— Des exécutions ? » Korin tourna vers son père un regard perplexe.
« Oui, et c’est pour cela que je vous avais conviés ce soir, sans me douter alors que surviendrait ce nouveau désagrément, répondit le roi. J’ai mis au menu quelque chose de particulier, mes garçons. Demain soir doit avoir lieu une crémation ! »
Tobin se sentit glacé, malgré ce qui persistait de la touffeur de la journée.
« On va brûler du magicien ? s’écria Korin, enchanté. Cela fait si longtemps que nous désirons voir cela de nos propres yeux ! »
Lynx se pencha par-dessus l’épaule de Tobin pour lui remplir sa coupe.
« Seulement certains d’entre nous, grommela-t-il sans grand enthousiasme.
— Votre père conçoit que vous n’êtes plus un enfant, mon prince, dit Nyrin avec un sourire obséquieux. Il est temps que vous et vos Compagnons soyez témoins de la toute-puissance de la justice de Skala. Grâce à la promptitude de votre réaction, cet après-midi, nous aurons une corde supplémentaire accrochée au gibet.
— Et vous n’aurez pas à aller bien loin pour assister à ce spectacle, ajouta le roi, tout en dégustant son vin et ses noix. On doit être en train de dégager le marché de l’est, à l’heure où nous causons.
— Vous entendez donc aller jusqu’au bout, mon roi ? demanda doucement Hylus. Vous ne vous raviserez pas ? »
Un silence de plomb tomba sur la cour.
Erius se tourna lentement vers son chancelier, et Tobin reconnut alors le changement soudain qui venait d’affecter la physionomie joviale de son oncle. C’était ce regard, le même, qui l’avait cloué le jour où il avait commis la bévue de prier qu’on donne Cima au père de Ki. Nyrin ne s’interposa pas, cette fois.
« Je crois m’être exprimé sans ambiguïté là-dessus ce matin. Vous avez quelque chose à ajouter ? » répliqua le roi d’une voix dangereusement basse.
Hylus laissa son regard flâner tout autour de la table, mais tout le monde se garda de croiser ses yeux. « Répéter seulement que l’on a toujours réglé les questions de ce genre en dehors de la ville. À la lumière de l’incident survenu tout à l’heure, peut-être que Votre Majesté devrait… »
Erius se dressa d’un bond, le poing brandi crispé sur son hanap, prêt à le jeter à la tête du vieil homme. Son visage avait viré au rouge sombre, et la sueur lui perlait au front. Coincé derrière le fauteuil du lord Chancelier, Ruan plaqua contre sa poitrine le bassin censé recueillir les « aumônes ».
Hylus baissa la tête et mit une main sur son cœur mais ne broncha pas.
Le temps sembla s’arrêter durant un laps épouvantable. Enfin, Nyrin se leva et chuchota quelque chose à l’oreille du roi.
Erius abaissa lentement le hanap et retomba dans son fauteuil. Après avoir parcouru des yeux toute la tablée, il demanda: « Est-ce que quelqu’un d’autre voit une objection à l’exécution des traîtres ? »
Nul n’ouvrit la bouche.
« Très bien, alors, dit-il d’une voix pâteuse. Les exécutions se feront comme je l’ordonne. Où je l’ordonne. À présent, si vous voulez bien m’excuser, d’autres affaires me réclament. »
Korin se leva pour suivre son père, mais Nyrin secoua la tête et accompagna lui-même le roi. Moriel leur emboîta le pas. Les joues enflammées par un tel outrage, Korin les regarda se retirer, muet.
Ce fut Hylus qui rompit cette fois le silence. « Ah, mon prince, nous vivons des temps éprouvants. Je n’aurais pas dû entrer en discussion avec votre excellent père. Je vous saurai gré de lui transmettre mes excuses.
— Je n’y manquerai sûrement pas, messire. » Il était encore sous le choc, lui aussi.
Chacun se leva pour prendre congé, mais Tobin s’attarda un peu sur son siège, les tympans martelés par l’affolement de son cœur. Il avait une fois de plus failli à la vigilance, en se rengorgeant de la faveur d’Erius. Mais il ne pouvait plus l’ignorer, là, ce soir, il avait eu un aperçu de ce qu’était véritablement l’homme qui terrifiait Mère, un homme capable d’ordonner des meurtres d’enfants, et de le faire de sang-froid.
24
« Traîtres ou non, ça me débecte, ces salades, maugréa Ki pendant qu’ils achevaient de s’habiller le lendemain soir. C’est moche, de tuer des prêtres.
Mon père disait toujours que ça venait de là, toutes ces famines et toutes ces épidémies qu’il y a eu depuis que le roi… » Il se mordit la langue et loucha prestement vers Tobin pour s’assurer qu’il ne l’avait pas offensé ; c’était son oncle, après tout, le roi. Un détail qu’il n’arrêtait pas d’oublier.
Mais Tobin fixait le vide avec cet air absent qu’il lui arrivait encore d’avoir depuis sa maladie. Ki ne fut même pas certain qu’il l’ait seulement entendu.
Tout en tirant sur son nouveau surcot, Tobin laissa échapper un soupir soucieux. « Je ne sais que penser, Ki. Nous avons prêté le serment de combattre tous ceux qui trahissent Skala… , et je tiendrai le mien ! Mais la façon qu’a eue le roi de regarder Hylus ? » Il secoua la tête. « J’ai grandi avec la folie de ma mère. Je sais à quoi ça ressemble, et je te jure que c’est ce que j’ai vu dans les yeux d’Erius quand il agonisait ce malheureux vieillard.
Et personne d’autre n’a dit quoi que ce soit contre ces exécutions ! Ils se sont tous comportés comme s’il s’agissait d’une bagatelle. Même Korin.
— S’il est fou, qui oserait dire quoi que ce soit ? Il reste le roi, fit observer Ki. Et Nyrin, dis-moi ? Je lui ai trouvé l’air diablement content, moi… »
Un coup discret fut frappé à la porte, et Nikidès et Ruan se faufilèrent à l’intérieur. Le premier était au bord des larmes, s’aperçurent-ils, effarés.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? » questionna Tobin en le poussant vers un fauteuil.
Nikidès se révéla trop bouleversé pour répondre. « Vous n’avez donc pas entendu les bruits qui courent ? demanda Ruan.
— Non, fit Ki. Et alors ? »
Nikidès recouvra tout à coup la voix. « Grand-Père a été arrêté. Comme traître ! Pour avoir posé une question ! s’étrangla-t-il, tremblant de colère.
Le seul forfait qu’ait commis Grand-Père a été de poser une question. Vous l’avez entendu. Le roi sait aussi bien que n’importe qui qu’il n’y a jamais eu d’exécution dans l’enceinte de la ville, sauf… Enfin, vous savez.
— Sauf sous le règne de la reine Agnalain, termina Ruan à sa place. Je vous prie de me pardonner, prince Tobin, mais votre grand-mère a fait des choses pas bien jolies.
— Inutile avec moi de t’en excuser. Elle était démente, tout comme ma mère.
— Ne dis pas ça, Tob », l’adjura Ki. Le souvenir d’Ariani hantait beaucoup trop son fils, ces jours-ci. « Elle n’a jamais rien fait de semblable aux crimes d’Agnalain la Folle. » Ou d’Erias, ajouta-t-il par devers lui.
« Ça ne peut pas être vrai, dit-il à Nikidès. Le chancelier Hylus est le plus sage et le plus loyal des hommes de Skala, et nul ne l’ignore. Tu sais ce que ça vaut, les bruits…
— Mais si c’était quand même vrai ? » Le garçon refoula ses larmes. « Si on l’exécute avec les autres, tout à l’heure ? Et… » Il leva des yeux implorants vers Tobin. « Comment pourrais-je, moi, rester là, peinard, à regarder ?
— Viens. Korin saura, lui, de quoi il retourne, je parie. »
Ils allèrent frapper à côté, et c’est Tanil qui leur ouvrit. « Déjà l’heure de partir ? » Il portait son armure la plus tape-à-l’œil, mais n’avait pas encore lacé ses bottes.
« Non, nous faut dire un mot à Korin », répondit Tobin.
Debout devant son long miroir, Korin avait sa cuirasse à demi bouclée-, L’amulette-cheval de Sakor que Tobin avait réalisée pour lui se balançait contre le cuir doré pendant que Tanil reprenait le combat contre les agrafes récalcitrantes. Deux valets de chambre s’affairaient cependant, l’un à déployer des manteaux de cérémonie, l’autre à astiquer le heaume repoussé d’or du prince.
Devant tout cela, Ki eut un brusque accès de culpabilité. Tobin continuait à s’habiller tout seul, n’acceptant d’aide que pour les attaches hors de son atteinte. Et, tout en admirant très fort tant de simplicité, Ki ne pouvait parfois s’empêcher de se demander si son cher ami ne devrait pas s’efforcer de vivre un tout petit peu plus en prince du sang.
Après qu’on lui eut exposé les alarmes de Nikidès, Korin haussa simplement les épaules. « Première nouvelle pour moi, Nik. Tu n’as d’ailleurs pas à t’inquiéter de Père. Tu sais combien il peut être fantasque, notamment quand il est fatigué. C’est cette maudite chaleur ! » Il retourna à son miroir pour regarder Tanil lui draper les épaules dans son manteau grenat et or. « Mais Hylus ferait mieux d’éviter de l’asticoter ! »
N’importe quel fils aurait défendu son père, Ki en savait quelque chose pour l’avoir fait lui-même plus souvent qu’à son tour. Mais il n’empêchait qu’il venait de percevoir dans la voix de Korin un ton
«Je croyais que c’était le rôle du lord Chancelier de conseiller le roi », dit tranquillement Tobin.
Korin se retourna pour l’ébouriffer. « Encore un conseiller doit-il faire preuve du respect séant, cousinet. »
Tobin ouvrait déjà la bouche pour lui répliquer quelque chose, quand Ki se débrouilla pour croiser son regard et lui fit non d’un signe de tête presque imperceptible. Un coup d’œil fébrile de Nikidès lui révéla qu’il avait fait ce qu’il fallait faire et aussi à quel point la vie à la cour s’était modifiée depuis le retour d’Erius.
Les Compagnons se rassemblèrent au mess pour se soumettre à l’inspection de Maître Porion avant de partir pour le Palais Neuf. Pendant que les autres tournicotaient impatiemment, Tobin resta auprès de Nikidès.
Ki se tenait avec eux, mais sans lâcher Korin de l’œil. Le Prince était d’excellente humeur et continuait à jacasser aussi gaiement avec ses contemporains que si l’on était sur le point de se rendre à quelque belle festivité. Certains, n’est-ce pas avaient déjà assisté à des pendaisons mais, ce soir, c’étaient des magiciens qu’on allait brûler vif !
« Paraît qu’ils virent au noir, et se ratatinent comme une araignée dans le feu dit Alben, qui s’en pourléchait manifestement.
— Paraît qu’ils explosent en fumées de toutes les couleurs, renchérit Orneüs.
— On va tous leur montrer de quel bois se chauffent les traîtres, à Ero déclara Zusthra en brandissant son épée. Assez moche déjà d’avoir des ennemis de l’autre côté de la mer sans qu’il faille en plus se tracasser de vipères logées chez soi.
Cette déclaration remporta un succès triomphal.
« Il n’est pas de traître plus dangereux que l’engeance des magiciens, avec leurs sortilèges et leurs manières indépendantes, trancha Orneüs, que Ki soupçonné de recracher tout cru quelque propos tenu devant lui par son bon papa.
— Les pires, après eux, ce sont ces fripouilles de prêtres, comme le salaud qui a agressé Korin, intervint Urmanis à son tour. Et ces satanés illiorains qui prétendent encore que seule une femme peut gouverner Skala, hein ?
C’est comme s’ils chiaient sur toutes les victoires que leur a offertes le roi Erius !
— Mon père affirme que tous les illiorains y croient encore, secrètement, reprit Alben. Bandes d’ingrats ! Le roi Erius a sauvé ce pays. »
Lynx se taisait, remarqua Ki. Cela n’avait rien d’extraordinaire, en soi, mais comme il avait un jour mentionné qu’un de ces oncles était magicien, peut-être était-il plus anxieux qu’il ne le montrait. Peut-être avait-il peur, comme Nikidès, de découvrir ce soir, une figure familière dans le groupe des condamnés.
« Magiciens, Prêtres…, tous des lunatiques, pontifia Zusthra. C’est à Sakor que nous devons la vigueur de nos bras. »
Porion entra juste alors, la gueule orageuse. Il sauta sur une table et poussa un rugissement pour réclamer l’attention de tous. impérieux qu’elle prenait de plus en plus souvent depuis quelque temps et qui le mit très mal à l’aise. Non moins que la mine accablée du pauvre Nikidès.
C’était la première fois que Ki voyait le maître d’armes armé pour ainsi dire de pied en cap. Tout huilée et polie qu’elle était, sa cuirasse arborait les cicatrices de maintes batailles, tout comme le faisaient le grand fourreau qui lui battait le flanc et le heaume d’acier coincé sous son bras.
« En rangs ! beugla-t-il en lançant à la ronde un regard noir. Écoutez-moi, maintenant, les gars, et écoutez-moi bien. Comme ce n’est pas à une partie de plaisir que nous sommes conviés ce soir, je ne veux plus vous entendre tenir des propos pareils. Les domestiques peuvent vous entendre de l’autre bout du corridor. »
Il déposa son heaume et se croisa les bras. « Traîtres ou pas, les hommes et les femmes qui vont mourir ce soir sont des Skaliens, et certains d’entre eux auront dans la foule des partisans - parents, amis et autres de cet acabit.
Ainsi que vous le savez, c’est la première fois depuis une éternité qu’une exécution a lieu dans les murs de la ville et non à Traîtremont. Il ne m’appartient pas de juger si cette décision est sage ou légitime, mais ce que je peux vous affirmer, c’est qu’elle ne rencontre pas l’agrément de certaines factions, ici même, à Ero. Aussi, fermez bien vos gueules, ouvrez bien vos yeux, tenez-vous bien prêts à dégainer. C’est ce soir, Compagnons, que débutent vraiment vos fonctions. En quoi consistent-elles ?
— À préserver le prince Korin, répondit Caliel.
— Exact. C’est à cet effet que vous vous êtes tous entraînés, et vous pourriez bien être appelés ce soir à prouver la valeur de votre serment. Nous devons marcher devant le roi jusqu’au marché puis au retour, flanqués par la garde de Sa Majesté. Au premier indice de perturbation, nous resserrons les rangs autour de Korin pour le ramener coûte que coûte ici. Les gens du roi pourront bien nous seconder dans cette tâche, l’honneur et le devoir n’en sont pas moins nôtres.
— Et Père ? demanda Korin. Je ne vais quand même pas me laisser remporter comme une malle, s’il se trouve en danger !
— Il bénéficiera d’une solide protection. Vos obligations personnelles, mon prince, consistent à rester en vie pour gouverner après lui. Abstenez-vous donc de jouer les héros, ce soir, vous m’avez compris ? » Il le fixa droit dans les yeux jusqu’à ce qu’il en obtienne un signe d’acquiescement puis gratifia le reste de l’auditoire d’un regard sombre. « Et vous, terminé aussi de vous comporter comme une volée de fillettes à un pique-nique ! La gravité s’impose, en l’occurrence. » Il s’interrompit, massa sa barbe grisonnante. « Puis gare à votre peau, si vous me demandez. On va faire couler le sang, ce soir, dans la capitale. Du sang de prêtres. Quels que soient leurs crimes, il y a du malheur dans l’air, aussi, restez sur le qui-vive et tenez-vous prêts à réagir à chaque pouce du trajet jusqu’à ce que nous soyons de retour indemnes. »
Il sauta à bas de la table et, s’armant d’un bout de craie, se mit à tracer sur le sol un plan de bataille. « Mon souci majeur est la place du marché.
C’est là que la foule sera le plus dense et le plus difficile à endiguer. Nous serons ici, nous, devant la plate-forme centrale. Tes gentilshommes et toi, Korin, vous vous tiendrez à la droite du roi. Vous autres, écuyers, vous serez en selle chacun derrière son maître, et je veux vous voir tenir la foule à l’œil pendant qu’eux regarderont se dérouler les exécutions. Si le pire se produit, vous ne quittez pas Korin, et c’est l’épée au clair que nous nous frayons passage à toute force jusqu’à la porte du Palatin. Tout le monde a pigé ?
— Oui, maître Porion ! » répondirent-ils d’une seule voix.
Il marqua une nouvelle pause et les scruta tous tour à tour. « Bon. Et les lois de la guerre s’appliquent. Que l’un de vous se laisse gagner par la panique et abandonne le prince, je le tue moi-même, quel qu’il soit.
— Oui, maître Porion ! » s’enflamma Ki avec les autres, tout en sachant qu’il ne s’agissait pas d’une menace en l’air.
Comme ils défilaient vers la sortie, il pressa furtivement le poignet de Tobin. « Prêt ? »
Tobin lui jeta un coup d’œil parfaitement calme. « Bien sûr. Et toi ? »
Ki hocha la tête avec un grand sourire. Il n’avait pas peur, lui non plus, mais il se jurait à part lui que, s’il éclatait des troubles, ce n’est pas de Korin qu’il se soucierait en priorité.
Une pleine lune jaune surmontait la ville et barbouillait d’un sillage d’or mouvant toute la rade en contrebas. L’air était aussi mortellement calme que si l’agglomération tout entière retenait son souffle. Nulle brise de mer n’entrecoupait la pestilence estivale des rues. C’était à peine si vacillait la torche de Ki pendant qu’on descendait au-petit pas. Les hauts bâtiments de pierre qui bordaient la grand-rue répercutaient le clic-clac des sabots et le martèlement lugubre des tambours.
Tobin chevauchant naturellement aux côtés de Korin et de Porion, Ki se trouvait rejeté juste derrière eux avec Caliel, Mylirin et Tanil. Tous les écuyers charriaient une torche. La Garde royale couvrait les flancs et fermait également la marche. Les tuniques rouges qui l’encadraient n’étaient pas pour déplaire à Ki. Il ressentait ce soir tout le poids des responsabilités qu’avaient jusqu’alors plus ou moins masquées les tourbillons de l’entraînement, des banquets et des combats fictifs.
Un regard en arrière lui permit d’entr’apercevoir le roi pardessus les têtes des autres Compagnons. À la clarté des torches, le front couronné d’Erius semblait environné de flammes, et son épée brandie rutilait de même.
« On le prendrait pour Sakor en personne, non ? » chuchota Mylirin d’un ton admiratif en suivant l’exemple de Ki.
Celui-ci acquiesça d’un simple hochement, l’œil attiré par un éclair blanc et argent qui venait de fuser aux côtés du roi. À cette place-là, Lord Nyrin faisait figure de général.
À l’extérieur du Palatin se pressait en silence moins de monde qu’on ne s’y était attendu. En traversant un quartier peuplé pour l’essentiel de gentilshommes et de riches marchands aurënfaïes, cependant, Ki examina nerveusement les alentours. Il n’était pas bien tard, mais à peine se discernait-il une lumière de-ci de-là.
Un héraut précédait la tête du cortège en clamant : « La justice du roi va s’accomplir. Longue vie à Sa Majesté Erius ! »
Un petit nombre de badauds lui fit écho, mais d’autres s’évanouirent dans la gueule noire des portes en regardant, muets, passer le défilé. Levant les yeux, Ki discerna des têtes aux fenêtres et s’arma de courage en prévision de choux, voire de bien pire.
« Assassin de prêtres ! » hurla du fond des ténèbres une voix isolée. Ki surprit plusieurs gardes à scruter les parages, en quête du dissident, et un sentiment d’irréalité s’abattit sur lui. Ces rues qu’il avait si paisiblement sillonnées tant de fois lui faisaient tout à coup l’effet d’être un territoire ennemi.
Korin et Tobin se tenaient en selle comme au garde-à-vous, aussi raides que deux tisonniers, mais la tête du second pivotait sans trêve, à l’affût de la moindre menace. Ki aurait bien voulu voir les traits de son ami, lire dans ses prunelles bleues ce qu’il pensait de tout cela, car la conscience du gouffre qui les séparait venait subitement de prendre une acuité formidable, inconnue jusque-là… Ce n’était pas la disparité de fortune qui le creusait, ce gouffre, c’étaient les disparités de sang, d’histoire et de position.
La foule se fit plus dense aux abords du marché de l’est. Beaucoup de gens brandissaient des torches pour éclairer le chemin du roi, ce qui permit à Ki d’examiner leurs physionomies: certains avaient l’air triste, d’autres souriaient en agitant la main ; il en vit pleurer çà et là.
Il se crispa, balayant désormais la presse, anxieux d’y repérer le luisant d’une lame ou bien la courbure d’un arc. Un frisson de soulagement mêlé de terreur le secoua lorsque enfin se dessina, droit devant eux, l’entrée lointaine de la place. Déjà se percevait la rumeur d’une foule énorme.
C’était la plus vaste place d’Ero. Sise à mi-chemin du port et du Palatin, elle était entourée sur trois côtés par de hautes façades, notamment celle d’un théâtre où les Compagnons avaient applaudi nombre de spectacles. À
l’est, son pavage en pente venait buter contre un parapet de pierre bas d’où l’on surplombait un petit parc boisé et toute la rade, au-dessous.
Les lieux étaient presque méconnaissables, ce soir.
On en avait ôté toutes les échoppes, et les gens, épaule contre épaule, y faisaient la haie de part et d’autre du passage réservé au cortège et que les culs-gris de Nyrin maintenaient ouvert. Le temple des Quatre lui-même avait disparu. Ce qui, plus encore que la vue des escouades de gardes busards, procura à Ki la sensation bizarre d’un naufrage à pic au creux de son estomac.
Au milieu de la place se dressait, telle une île battue par la mer des visages, une large plate-forme drapée de bannières. Elle était gardée sur tous les côtés par des rangs de culs-gris armés de haches et d’épées. Huit magiciens vêtus de blanc y étaient plantés à attendre. Des torches fichées aux quatre angles illuminaient les rehauts d’argent de leurs robes et les deux grands cadres de bois devant lesquels ils se tenaient.
On dirait des cadres de lit mis debout, ou des montants de portes sans murs autour, songea Ki, pressentant déjà leur destination grâce aux histoires qui circulaient. Juste derrière eux se découpait la silhouette d’un instrument plus familier : le sinistre échafaud d’un gibet. Des échelles s’appuyaient déjà contre la poutre transversale, et il compta quinze cordes prêtes à servir.
Une flopée de ministres et de gentilshommes montés occupaient l’espace dégagé devant la plate-forme, et Ki eut la joie de voir Lord Hylus parmi eux.
Nikidès lui aussi devait pousser un soupir de soulagement, malgré les dix ans que le vieillard paraissait avoir pris depuis la nuit dernière.
À l’approche du roi, le silence se fit dans la foule.
On n’entendait plus que le son des tambours et le bruit des sabots sur le pavement.
Korin et les Compagnons s’alignèrent à la droite du roi, conformément aux ordres. Après avoir pris place derrière Tobin et immobilisé Dragon, Ki posa la main sur la poignée de son épée.
Nyrin mit pied à terre et suivit le héraut sur la plate-forme. Les tambours cessèrent de rouler et, pendant un moment, Ki perçut distinctement la rumeur de la mer. Après avoir adressé une profonde révérence au roi, les magiciens busards formèrent un demi-cercle autour de leur patron.
« Soyez témoins, vous tous qui vous êtes assemblés ici, de la justice sacrée du roi ! s’égosilla le héraut. Par ordre de Sa Majesté Erius, héritier de Ghërilain, détenteur de l’Épée et protecteur de Skala, les ennemis de Skala que voici seront mis publiquement à mort en présence des Quatre. Ils sont convaincus de félonie contre le trône et tous les sujets loyaux. »
Des bravos clairsemés saluèrent cette proclamation, mais la plupart des gens se contentèrent de chuchoter entre eux. Un cri de colère s’éleva au loin, mais il fut promptement noyé dans un brouhaha de voix.
Le héraut déroula un parchemin plombé de sceaux et se mit à lire les noms des condamnés et les charges retenues contre eux. Le quatrième était le jeune prêtre lanceur du chou. Appelé Thelanor, il était inculpé de trahison, sédition et agression contre la personne du prince royal. Sa bouche était déjà barrée par le T des traîtres imprimé au fer rouge qui le réputait religieux hérétique. À l’extrémité opposée de la plate-forme, des gardes hissaient les captifs ligotés pour les remettre entre les mains tendues des bourreaux.
Les condamnés étaient accoutrés de longues tuniques sans manches en burat grossier de laine écrue. Il y avait des femmes parmi eux, mais le plus grand nombre étaient des hommes et des gamins. La plupart portaient la marque infamante au front, et tous étaient bâillonnés. Seuls deux d’entre eux, un couple de vieillards à cheveux gris, au visage maigre et ridé, l’avaient en travers des lèvres comme Thelanor. Ils gardèrent la tête haute quand on les poussa vers les échelles du gibet.
Quand Ki était allé avec sa famille à Colath voir pendre des voleurs et des brigands, la foule rugissait, altérée de sang, et les bombardait de tout ce qui lui tombait sous la main. Ses frères, ses sœurs et lui s’en étaient donné à cœur joie de leur lancer des pierres et des pommes pourries. Père avait récompensé chaque tir au but d’un liard de cuivre à dépenser ensuite à l’étal du marchand de bonbons.
De plus en plus mal à son aise, il jeta un regard alentour. Les gens qui balançaient des trucs étaient plutôt rares, et il ne vit pour ainsi dire pas de gosses, en dehors de ceux qui se tenaient au pied de l’échafaud. L’un d’eux ressemblait tellement à son frère Amin qu’il faillit presque l’appeler, horrifié, avant que ne soit proclamé le nom de l’inconnu.
Les tambours battirent un rappel allègre. Les soldats assurèrent solidement les échelles contre la poutre de l’échafaud puis, un à un, les condamnés furent contraints à grimper vers les nœuds coulants. Du sein des Compagnons montèrent des vivats quand on fit basculer dans le vide le premier homme.
Korin brandit son épée et hurla : « Mort aux ennemis de Skala ! Longue vie au roi ! »
Les autres s’empressèrent de faire pareil, le plus prompt de tous étant ce lécheur d’Orneüs. Certain de l’avoir surpris à s’assurer que Korin le regardait bien, Ki ne l’en méprisa que mieux.
Tobin avait tiré l’épée comme tout le groupe, mais il ne l’agitait pas, demeurait bouche close. Ki n’arriva pas non plus à manifester beaucoup d’enthousiasme.
Le deuxième homme se débattit, piailla, et il fallut finalement le décramponner de l’échelle. Ce spectacle affola certains de ses compagnons de misère et, pendant un moment, on crut devoir s’attendre à ce que les soldats aient à recourir à la force avec tous.
La foule s’échauffait, maintenant, et une brusque rafale de légumes pourris se mit à pleuvoir sur les condamnés comme sur leurs gardiens.
On pendit une femme ensuite, et puis ce fut au tour du jeune Thelanor. Il essaya bien de crier quelque chose, malgré son bâillon, mais le tumulte était tel que personne n’aurait pu l’entendre, de toute façon. Et c’est en homme qu’il marcha au supplice en escaladant vivement l’échelle sans seulement laisser aux gardes le temps de le houspiller.
Il ne leur en fallut pas moins recourir à la violence pour hisser quelques-uns des autres prisonniers, mais la plupart devaient avoir plus de cœur au ventre, à moins que la bravoure exemplaire du précédent ne leur eût fait honte. Malgré ses mains liées, l’un d’eux salua du mieux qu’il put à la manière d’un guerrier avant de se propulser dans le vide. Les huées de la populace en furent un instant suspendues, mais elles reprirent de plus belle quand son successeur s’agrippa comme un forcené aux barreaux en se compissant, tandis que les gardes lui rouaient le crâne de coups. Les gamins et les femmes opposèrent moins de résistance.
Enfin survint le tour du couple de vieux religieux.
Non sans avoir préalablement porté leurs poignets ligotés à leur cœur et leur front, c’est d’un air résolu qu’ils gravirent leur échelle. Même la lie de la foule en fut si impressionnée qu’aucun projectile ne vola contre eux. Tous deux firent la fatale culbute sans se débattre ni protester.
Un silence presque unanime régnant sur la place, à présent, Ki crut y percevoir des gémissements. Les vieillards avaient succombé très vite, leur frêle échine brisée comme un sarment sec. Mais les femmes et les gamins ne pesaient pas assez, et les guerriers avaient des encolures de taureaux ; la plupart se démenèrent dur et un temps fou avant que Bilairy ne se décide à les réclamer. Ki dut se forcer pour subir de bout en bout cet affreux spectacle, afin de ne pas couvrir Tobin d’opprobre en se détournant. Alors qu’il était d’usage que les bourreaux tirent d’un coup sec sur les jambes des suppliciés pour mettre un terme à leur martyre, aucun d’entre eux n’intervenait en leur faveur, ce soir.
Lorsque se fut enfin terminée la danse macabre, les tambours résonnèrent à nouveau sur un rythme encore plus âpre et rapide. Une grande charrette à hautes ridelles pénétra bruyamment dans la place, attelée d’une paire de bœufs noirs et cernée par un bataillon de culs-gris bouclier au poing et l’épée dressée. Six magiciens busards se tenaient à l’arrière du véhicule, main dans la main, face à son contenu.
Personne n’osa leur lancer quoi que ce soit, mais de vilains ronchonnements crurent et s’enflèrent jusqu’à exploser en cris de colère et d’indignation. Ki frissonna, la fureur soudaine de la foule lui faisait l’effet d’une vague de nausée. Il aurait d’ailleurs été fort en peine de dire si c’était aux Busards ou à leurs captifs invisibles que s’adressaient les huées.
N’ayant jamais assisté à aucune exécution jusque-là, Tobin avait déjà eu besoin ce soir de toute sa force de volonté pour ne pas s’enfuir en lançant Gosi au triple galop. Les quelques bouchées qu’il avait réussi à ingurgiter au dîner le barbouillaient et lui brûlaient l’arrière-gorge, il les ravalait convulsivement, tout en priant que Korin et Porion ne s’aperçoivent pas de sa faiblesse. Aucun des autres ne semblait dérangé par le spectacle ; Korin se comportait comme s’il n’avait jamais rien vu de si divertissant, et il avait même échangé à mi-voix avec certains de ses voisins des paris sur lequel des pendus l’emporterait en longévité.
Comme la charrette atteignait la plate-forme, une peur subite et irrationnelle submergea Tobin. Et si c’était Arkoniel qu’on en extrayait, ou Iya ? Crispant sa main sur les rênes au point d’en avoir mal aux doigts, il écarquilla les yeux sur les deux captifs nus qu’on traînait au supplice.
Ce n’est pas eux ! songea-t-il, soulagé jusqu’au vertige. C’étaient des hommes, mais aucun n’était aussi velu qu’Arkoniel. Il n’y avait du reste aucune raison de supposer qu’il s’agît de lui, s’avisa-t-il, mais l’hypothèse ne s’en était pas moins imposée pendant un instant comme une évidence criante.
Les deux condamnés avaient la poitrine barbouillée de motifs rouges tarabiscotés, et le visage emprisonné dans des masques de fer qui, dépourvus de traits et simplement percés de fentes obliques à l’endroit présumé des narines et des yeux, leur donnaient un aspect maléfique, inhumain. Des menottes en métal entravaient leurs poignets.
Les gardes les forcèrent à s’agenouiller, et Nyrin s’avança par-derrière, les mains levées au-dessus de leurs têtes. Il avait toujours frappé Tobin par sa pédanterie, mais là, à dominer de tout son haut ces malheureux, il semblait comme enfler et grandir.
« Voyez les ennemis de Skala ! » cria-t-il d’une voix qui portait jusqu’aux quatre coins de la place. Il attendit que se soit éteint le nouveau tumulte qu’avaient suscité ses paroles avant de reprendre: « Voyez ces soi-disant magiciens qui voudraient renverser le souverain légitime de Skala. Des sorciers ! Des jeteurs de sorts sur les récoltes et les troupeaux, des prêcheurs de sédition, des porteurs de tempête appelant la foudre et le feu sur les habitants innocents de leurs villages. Ils profanent le saint nom d’Illior avec leur magie perverse et menacent la sûreté même de notre pays ! »
L’épouvantable gravité de ces accusations fit frémir Tobin. Mais plus il regardait les magiciens condamnés, plus il était sensible à leur aspect banal et démuni. Eux, faire du mal à qui que ce soit ? Cela semblait inimaginable.
Nyrin pressa ses deux mains sur son front et son cœur puis s’inclina bien bas devant le roi. « Quelle est la volonté de Votre Majesté ? »
Erius mit pied à terre et monta le rejoindre sur la plate-forme puis, faisant face à la foule, il dégaina l’Épée de Ghërilain et la planta entre ses pieds, les mains reployées autour de la poignée. « Nettoyez le pays, loyaux magiciens de Skala ! cri a-t-il d’une voix de stentor. Protégez mon peuple ! »
Aucun des soldats ne bougea de sa place, et ce furent les magiciens busards qui se chargèrent eux-mêmes de traîner leurs deux collègues vers les cadres qui les attendaient. Trois d’entre eux se campèrent un peu à l’écart et se mirent à psalmodier de manière entêtante pendant que les autres débarrassaient les prisonniers de leurs menottes et les ligotaient en un tournemain chacun sur son cadre, en position écartelée, avec une corde d’argent.
L’un paraissait malade ou drogué. Ses jambes ne le portaient pas, et il fallut le maintenir debout pendant qu’on l’attachait dans le dispositif.
L’autre ne se montra pas si passif. Juste au moment où les Busards allaient lui nouer les poignets, il se dégagea brusquement par une pirouette et s’avança d’un pas chancelant, leva les mains vers sa figure, émit un mugissement étouffé, et son masque de fer vola en éclats dans un nuage d’étincelles et de fumée. Les robes des Busards les plus proches furent tout éclaboussées de sang. Horrifié jusqu’à la fascination, Tobin ne put détourner son regard. La face ensanglantée de l’homme était une abominable bouillie tordue par des douleurs atroces. Un grondement de défi découvrit des trognons de dents quand il tendit ses poings vers la foule et hurla : « Crétins ! Bétail aveugle ! »
Les Busards se précipitèrent sur lui, mais il se démena si farouchement qu’il réussit à se débarrasser d’eux. « Tu paieras, un jour ! clama-t-il en pointant l’index vers Erius. La Vraie Reine arrive. Elle est déjà parmi nous… »
Il se dégagea violemment de l’emprise d’un nouveau Busard et, tout à coup, son regard plongea droit sur Tobin.
Tobin eut l’impression qu’une étincelle de reconnaissance venait de fulgurer subitement dans ce regard fou. Puis la sensation bizarre d’un fourmillement de chatouilles l’envahit tandis qu’ils se fixaient tous deux, les yeux dans les yeux, durant ce qui lui parut être une éternité.
Il me voit ! Il voit mon vrai visage ! songea-t-il, hébété, quand quelque chose comme un éclair de joie parut dans les prunelles du magicien, le temps que ses bourreaux lui sautent à nouveau dessus, l’entraînent à reculons.
Aussitôt délivré de ce regard-là, celui de Tobin parcourut les alentours avec affolement. La foule lui permettrait-elle de s’enfuir si Nyrin le dénonçait ? Du coin de l’œil, il distingua le Busard et le roi plantés en marge de la bagarre, mais il n’osa pas les lorgner carrément. N’étaient-ils pas en train de le dévisager ? N’avaient-ils pas compris ? Lorsqu’il finit par s’y risquer, toutefois, vite vite, à la dérobée, tous deux n’affichaient d’intérêt que pour l’exécution.
Les magiciens busards entraînaient leur proie, malgré ses ruades à rebours, en se cramponnant à ses bras et en lui tirant sur les cheveux pour le forcer à relever la tête afin qu’un des leurs puisse le bâillonner.
« L’Illuminateur ne se laissera pas narguer ! » réussit-il encore à proférer pendant qu’ils lui inséraient de force entre les dents la boucle d’un fil d’argent, mais cela ne l’empêcha pas de continuer la lutte. Pétrifié, Tobin ne s’avisa d’aucun des mouvements du roi jusqu’à ce que l’Épée de Ghërilain vienne se plonger dans les entrailles du malheureux.
« Oh non ! » exhala-t-il, horrifié de voir l’honneur de cette arme insigne souillé d’un sang de prisonnier. L’homme eut un sursaut puis s’effondra face en avant quand Erius retira la lame.
Les magiciens le relevèrent, et Nyrin appliqua la main sur son front.
Toujours vivant, l’autre lui expédia un crachat qui marqua d’une nouvelle tache écarlate ses robes blanches. Le Busard ignora l’insulte et, à mi-voix, se mit à psalmodier.
Les yeux de l’agonisant se révulsèrent dans leurs orbites, ses jambes cédèrent sous lui, et ce fut tout simple, après, de l’écarteler sur son cadre et de l’y attacher.
« Allez-y », commanda Erius, tout en essuyant calmement sa lame pour la nettoyer.
Tout étant rentré dans l’ordre, les magiciens se disposèrent en cercle autour des cadres et se mirent à psalmodier d’une voix de plus en plus forte de nouvelles incantations, tant et si fort qu’à la fin fleurirent sur le corps même des suppliciés des flammes d’une blancheur et d’un éclat tels que Tobin n’en avait jamais vu. Il ne s’en élevait aucune fumée, pas plus que l’ombre de la puanteur que les champs crématoires soufflaient parfois dans la ville entière par-dessus les murs. Ils se débattirent quelques secondes qui suffirent à les consumer aussi totalement que peut l’être par une bougie l’aile d’un papillon de nuit. Quelques secondes, et il ne resta d’eux plus rien d’autre que des mains et des pieds calcinés, toujours pris dans leurs liens d’argent aux quatre coins des cadres de bois roussi.
Des taches noires consécutives à l’aveuglant éclat des brasiers virevoltaient sous les yeux de Tobin. Il s’efforça aussi vainement de les dissiper en battant des paupières que de détacher son regard du cadre de gauche, obsédé par la lueur de reconnaissance qu’il avait entrevue briller dans le magma de douleur qu’était devenue la figure du magicien. Là-
dessus, le monde bascula tout autour de lui d’une façon incroyable. La place et la foule, les huées, les vestiges pathétiques recroquevillés sur les cadres, tout disparut, et il se retrouva contemplant une éblouissante cité d’or perchée au bord d’une haute falaise ourlée par les flots de la mer.
Seul Ki se tenait assez près pour entendre l’exclamation feutrée qu’exhala Tobin en basculant au ralenti par-dessus l’encolure de Gosi, et encore ne comprit-il pas le seul mot qui la composait, mot que Tobin allait lui-même oublier pour un bon bout de temps:
« Rhiminee ! »
Aucun des Busards, pas même Nyrin, ne s’avisa que parmi les cendres des suppliciés traînait un minuscule caillou noirci.
À vingt milles de là, sous cette même lune jaune, Iya, la tête appuyée sur une table de taverne, venait d’avoir le souffle aussi brutalement coupé par la vision des flammes incandescentes que la première fois à Ero. Les traits de ce condamné que la souffrance achevait de défigurer, elle les avait reconnus.
Kiriar, c’était là Kiriar de Guémiel. Auquel elle avait remis l’un de ses graviers-gages le fameux soir du Trou de Ver.
La douleur avait eu beau s’estomper très vite, Iya n’en demeurait pas moins salement secouée. « Ô Illior, pas lui ! » se lamenta-t-elle. En le torturant, les Busards lui avaient-ils arraché le secret de la petite bande de magiciens cachée sous leurs pieds mêmes ?
Elle reprit peu à peu conscience de l’atmosphère bruyante qui l’environnait.
« Vous vous êtes blessée. » C’était une drysienne qu’elle avait déjà remarquée vaquant dans les parages du temple à soigner les gosses du village. « Permettez-moi de vous panser, la mère. »
Iya baissa les yeux. La coupe de grès contenant le vin qu’elle avait commandé s’était fracassée dans sa main. Les éclats lui avaient entaillé la paume en travers de la cicatrice presque effacée qui commémorait son affrontement avec Frère le soir même où elle avait amené Ki au fort. Il en restait un bravement planté dans la chair tuméfiée juste au bas du pouce.
Trop affaiblie pour répondre, elle laissa la dry sienne nettoyer et bander ses plaies.
Cela fait, la femme lui posa la main sur le crâne et fit ruisseler en elle une énergie fraîche et apaisante. Des senteurs vertes de pousses neuves et de feuilles tout juste écloses grisèrent Iya. Une vivifiante douceur d’eau de source envahit sa bouche asséchée.
« S’il vous plaît de dormir cette nuit sous mon toit, vous y serez la bienvenue, Maîtresse.
Soyez-en remerciée, Maîtresse. » Mieux valait en effet coucher au foyer de Dalna qu’ici même, où il n’y avait que trop de fainéants curieux en train de la guigner comme une vieille folle pour ne pas rater sa prochaine crise.
Mieux aussi de se trouver en compagnie d’une guérisseuse, au cas où se reproduirait l’abominable épreuve. Qui savait combien Nyrin risquait encore de brûler de magiciens, ce soir ?
La drysienne lui fit descendre en la soutenant un chemin de terre qui menait jusqu’à une petite chaumière, à la lisière du village, puis l’installa sur un lit moelleux près du feu. Sans que ni l’une ni l’autre ait demandé ou donné de nom.
À peine allongée, Iya se réjouit de voir les grandes frises de symboles protecteurs sculptées aux poutres du plafond d’où pendaient aussi des sachets de charmes. À Skala, Sakor pouvait bien être en guerre avec l’Illuminateur, le Créateur n’en continuait pas moins de veiller sur toutes choses impartialement.
En dépit de quoi la paix ne lui fut guère accordée, cette nuit-là. Pour peu que le sommeil la prît, elle se mettait à rêver de la sibylle d’Afra. La petite levait vers elle de luisantes prunelles blanches et parlait avec la voix de l’Illuminateur.
Il faut que cela cesse.
Et, au cours de cette vision, Iya se voyait invariablement tomber face contre terre aux pieds de l’Oracle en pleurant.
25
Arkoniel avait passé les mois écoulés depuis la visite d’Iya à scruter, plein d’espoir, la route de Bierfût. Aucun visiteur n’était venu de tout le printemps. Les feux de l’été brunirent la prairie, et toujours personne. Les seuls nuages de poussière qu’il aperçut au-dessus des arbres étaient soulevés par des fournisseurs ou des messagers de Tobin.
Ç’avait encore été l’un de ces étés bouillants de canicule ; la vallée de Bierfût elle-même, épargnée des années durant par les pires atteintes de cette sécheresse sempiternelle, en fut cette fois victime. Dans les champs, les récoltes séchaient sur pied, les agneaux et les veaux de l’année crevaient dans les prés. La rivière se réduisit à un ruisselet gargouillant, perdu dans des étendues fétides de plantes aquatiques mortes et de boue craquelée.
Arkoniel en revint au port d’un pagne minimal, et les femmes vaquaient en simple chemise.
Une fin d’après-midi de Lenthin, il aidait Cuistote à arracher les derniers poireaux jaunis dans le potager quand Nari les interpella par une fenêtre du premier étage pour leur signaler qu’un homme accompagné d’un mioche montaient vers le manoir.
Arkoniel se redressa, frotta l’une contre l’autre ses mains malpropres.
« Tu les connais ?
— Non, ce sont des étrangers. J’y vais. »
De la poterne, Arkoniel reconnut bien la large carrure et la barbe grise de l’individu qui marchait à côté de Nari, menant par la bride un cheval sellé, mais pas le garçonnet juché dessus parmi les bagages.
« Kaulin de Getni ! » cria Arkoniel en traversant le pont pour se porter au-devant d’eux. Cela faisait une dizaine d’années au moins qu’il l’avait vu recevoir d’Iya l’un des fameux petits cailloux. À cette époque-là, Kaulin faisait figure de loup solitaire. Son petit compagnon semblait avoir tout au plus huit ou neuf ans.
« Iya m’a dit que je te trouverais ici », dit Kaulin en lui serrant la main. Il lorgna d’un air goguenard le torse tanné de son jeune collègue et son pagne crasseux. « Aurais pas viré cul-terreux, des fois ?
— Par intermittence, rit Arkoniel. M’avez l’air d’avoir fait un rude voyage, vous deux. »
Kaulin avait toujours été du genre dépenaillé, mais c’était le gosse qui l’inquiétait, au fur et à mesure qu’il s’en rapprochait. Il paraissait en assez bonne santé, il était brun comme une châtaigne, mais dans ses grands yeux gris-vert obstinément baissés vers le garrot poussiéreux du cheval se lisait plus de peur que de timidité.
« Et ça, c’est qui, alors ? » demanda Nari en souriant au mioche.
Le mioche ne releva pas les yeux, ne répondit pas. « Un corbeau t’a fauché la langue ? taquina-t-elle.
J’ai à la cuisine du bon cidre au frais. Te dirait, un verre ?
— Ne sois pas grossier, Wythnir », le tança Kaulin en le voyant se détourner puis, l’empoignant par le bas de sa tunique en loques, il le déposa au sol comme un sac de patates. Le petit courut se réfugier derrière les jambes de son maître et se planta un doigt dans la bouche.
Kaulin le toisa d’un air renfrogné. « T’en fais pas, mon gars. Tu vas avec elle. » Wythnir ne bougeant pas plus qu’une borne, il vous l’attrapa par l’épaule et le dirigea vers Nari sans délicatesse superflue. « Fais ce qu’on te dit !
_ Inutile de le brusquer », fit Nari d’un ton acerbe en saisissant la main de l’enfant, puis, à celui-ci, d’une voix radoucie : « Suis-moi, Wyinir.
Cuistote a mis au four des merveilles de gâteaux, le plus gros sera pour toi, avec de la crème et des mûres. Ça fait une éternité que nous n’avons pas eu de garçon de ton âge à gâter.
— Où est-ce que vous avez croisé Iya ? s’enquérait cependant Arkoniel qui les suivait avec Kaulin. Je n’en ai pas eu de nouvelles depuis des mois.
— Elle nous est tombée dessus dans le nord voilà quelques semaines. »
Kaulin extirpa du col de sa tunique une pochette d’où il fit tomber un petit caillou moucheté. « Paraît que c’est grâce à ça qu’elle m’aurait retrouvé. M’a conseillé de venir te rejoindre ici. » Après avoir parcouru du regard la cour bien propre des cuisines, il prit un air un peu moins revêche. « A prétendu qu’on y serait en sécurité.
— Nous ferons de notre mieux », répondit Arkoniel, non sans se demander ce que diable Iya comptait lui voir faire si les prochains à remonter la route étaient Nyrin et ses Busards.
À l’instar de tous ceux qu’elle devait finalement lui expédier, Kaulin avait eu en rêve des visions fugitives de reine émergeant du chaos. Lui aussi avait au surplus vu livrer des collègues magiciens aux flammes busardes.
« Ton maître refuse de révéler à quoi elle nous destine, mais si elle se dresse contre ces salopards en robes blanches, alors, on me verra à ses côtés », déclara-t-il quand, après le repas du soir, Arkoniel et lui furent allés s’asseoir dans l’ombre de la grande salle. Comme il faisait encore trop chaud pour supporter ne serait-ce qu’une chandelle, ils se contentaient pour tout éclairage d’un globe lumineux que le jeune magicien projetait dans la cheminée.
Cuistote avait fait un lit pour Wythnir à l’étage, mais il refusa tacitement de se laisser séparer de Kaulin. Arkoniel n’avait pas entendu le son de sa voix de tout l’après-midi.
Kaulin jeta un regard attristé sur le mioche qui dormait en boule à même les joncs. « Le pauvre… Eu que trop de motifs, ces derniers mois, de se défier des inconnus.
— Qu’est-il arrivé ?
— Nous sommes trouvés à Dimmerton, là-haut, vers la fin de Nythin dernier. y avons fait halte dans une auberge où nous espérions gagner notre souper. Un jeune gaillard se montra particulièrement captivé par mes tours et me paya un pichet de bon vin. » Son poing se crispa rageusement sur son genou. « Du fort, et peut-être corsé par quelque chose d’autre, parce qu’ensuite me voilà te lui débagoulant que le roi, moi je trouvais, n’avait fait qu’entretenir et empirer toutes nos misères en bafouant l’Oracle d’Afra. Lui tellement d’accord avec mes opinions qu’on se sépara bien copains mais, durant la nuit, une servante vint me réveiller pour m’avertir que nous ferions mieux de filer, parce qu’une bande arrivait pour nous mettre la main au collet.
« Je n’étais pas éméché au point de ne pouvoir repousser une meute de mouchards de magiciens soûls, mais qui les menait, figure-toi, sinon mon compagnon de beuverie ? Et maintenant vêtu de sa défroque de Busard. Il était seul de son espèce, louée soit la Lumière, mais il s’est quand même débrouillé pour m’offrir cette marque avant que nous n’ayons réussi à nous débarrasser de lui. » Il remonta sa manche, et Arkoniel vit qu’une cicatrice blême et froncée lui courait sur toute la longueur de l’avant-bras.
Le cœur lui manqua. « Vous lui aviez touché mot des visions ?
— Ça, risquait pas, c’est verrouillé tout au fond de mon cœur. Vous êtes les deux seuls, Iya et toi, à m’avoir entendu parler de… » Il hésita, jeta un coup d’œil furtif de tous les côtés. « D’elle. » Il rabattit sa manche et soupira.
« Bon… , notre tâche va consister à quoi faire, ici, dis-moi ? Ero n’est pas si éloignée que les Busards ne risquent de nous retrouver…
— Je n’en sais rien, convint Arkoniel. À attendre et à assurer la sécurité de chacun des autres, je présume. »
Kaulin ne fit aucun commentaire, mais Arkoniel n’eut qu’à voir de quel regard circulaire il enveloppait les lieux pour se douter que ce vague plan de bataille n’était pas franchement fait pour le tranquilliser.
Installé plus tard à sa fenêtre, Arkoniel contemplait les miroitements de la lune sur la rivière. Kaulin était déjà parvenu tout à l’heure à mi-côte avant que quiconque se soit avisé de son arrivée. Le jour où les gens d’Orun étaient survenus en trombe afin de réclamer Tobin, lui-même n’en avait été averti que par la nuée de poussière au-dessus des bois, et cela leur avait à peine laissé le temps de prendre à la sauvette leurs dispositions. Or, voilà qu’avec le départ du petit prince s’étaient aggravées sa paresse et son incurie…
Et ce quand les motifs de se montrer vigilant s’étaient encore multipliés.
Héberger des magiciens traqués par les Busards du roi était une entreprise autrement plus risquée que celle de garder un gosse que personne encore ne recherchait.
26
Durant les semaines qui suivirent les exécutions, pas un des Compagnons n’osa parler ouvertement de l’effrayante explosion de colère du roi ni du meurtre perpétré sur la personne d’un captif sans défense avec l’Épée de Ghërilain. Mais il en alla tout autrement de l’évanouissement de Tobin.
Erius avait été furieux qu’un membre de sa propre famille gâche la cérémonie par une démonstration de faiblesse pareille. Et Ki eut beau s’empresser de souligner que si Tobin avait bel et bien failli vider les arçons, il n’était en définitive pas tombé de cheval et s’était déjà rétabli tout seul en selle lorsque lui-même était intervenu, le mal était fait, tout le monde avait vu. Et le Palatin, dès le lendemain, ne parlait d’autre chose, au moins sous main.
Les plus charitables avaient mis l’incident sur le compte de la jeunesse du coupable et du fait qu’il avait été élevé complètement à l’écart du monde, mais d’autres en jasaient avec beaucoup moins d’indulgence. Et si les Compagnons ne se risquaient pas plus à lâcher un seul mot de trop en présence de Korin qu’à venir ricaner sous le nez de Tobin, dans son dos, l’Alben et sa clique mimaient les fillettes pâmées, Ki les y prit plus d’une fois.
Mais le plus douloureux pour Ki était le silence têtu de Tobin avec lui. Il avait manifestement trop honte pour se confier, même à ses amis, et Ki se sentait d’autant moins le courage de l’y forcer que la crémation l’avait lui-même horrifié au point qu’il s’en était fallu de ça qu’il régurgite son dîner.
Mieux de ne rien dire et d’oublier tout bonnement ça pour l’instant, se dit-il enfin.
Vers la même époque, ils étaient tous les deux sur le point de pénétrer au mess quand de l’intérieur leur parvint aux oreilles un bout de conversation qui noua les tripes de Ki.
« Entre ça et la façon dont il a réagi à la mort de Lord Orun ? » La voix, plus fielleuse que jamais, était celle d’Alben. Et de qui il parlait ne faisait pas l’ombre d’un doute.
Tobin s’arrêta juste avant de franchir la porte et se rabattit dos au mur pour écouter la suite. Ki mourait d’envie de l’entraîner pour lui épargner d’entendre un mot de plus, mais il se garda sagement d’essayer. Tobin était devenu blême. De l’endroit où il se tenait, Ki ne pouvait voir que la moitié de la pièce et quelques-unes des personnes qui l’occupaient. Le cul confortablement calé contre la longue table, Alben pérorait au profit d’Urmanis et Zusthra. Korin et Caliel ne devaient pas se trouver par là, gagea Ki, sans quoi l’autre petite ordure n’aurait pas osé parler de Tobin de cette façon.
« Oh, mais qu’est-ce qu’on en a à foutre, à la fin ? » gronda Zusthra, mettant par là du baume au cœur de Ki. Zusthra pouvait être un ours mal léché, il était juste, d’habitude. Seulement, ce qu’il ajouta massacra la bonne impression première. « S’il ne peut pas supporter de voir une bande de traîtres obtenir leur dû, il servira à quoi sur le champ de bataille ? »
C’en était trop. Ki se rua dans le mess, les poings serrés, prêts à cogner.
« Vos gueules, vous ! » aboya t-il, sans se soucier qu’ils soient des lords et lui-même un simple écuyer. Il aimait mieux prendre une nouvelle raclée que de laisser Tobin subir un mot de plus. Mais lorsqu’il jeta un coup d’œil en arrière, le vestibule était désert.
Il ressortit aussi sec sous l’œil décontenancé de Zusthra. Les autres, eux, rigolaient doucement.
Cette triste histoire se vit éclipser petit à petit par de nouveaux ragots et par des sujets d’inquiétude autrement plus sérieux.
En dépit de ses propos prometteurs d’Atyion, Erius persistait à refuser de les envoyer se battre. Chaque jour semblait apporter son lot de nouvelles fâcheuses, brigands terrorisant les villages par ici, par là pirates appareillant des îles afin d’attaquer la côte. Et pourtant, l’été touchait à sa fin que le roi n’avait toujours pas exaucé les supplications de son fils et consenti au baptême du sang qu’ils espéraient tous.
C’est peut-être à cause de cela que les aînés des Compagnons retournèrent plus assidûment à leurs plaisirs des bas quartiers, comme toujours sous la houlette de Korin.
Le retour du roi n’avait nullement amendé les penchants du prince pour la noce crapuleuse ou pour la beuverie. Selon Nikidès, par qui leur parvenaient tous les faits et gestes de la cour, Erius avait répondu aux rapports de Porion par un clignement d’œil et déclaré: « Laissez-le donc semer sa folle avoine, tant qu’il le peut ! »
À en juger d’après la fréquence avec laquelle Tanil se voyait réduit à coucher au mess ou dans l’alcôve d’écuyer vacante chez Tobin, Korin avait des quantités d’avoine à semer, et il finissait par en germer, de-ci de-là.
Quelques nouvelles femmes de chambre se retrouvèrent de la sorte enceintes, mais on les bannit vite fait de la cour. Le nombre de bâtards qu’il avait pu avoir des putains du port n’était pas connu, des Compagnons du moins.
Malgré l’opprobre dont s’était couvert Tobin le soir de l’exécution, Korin lui manifestait toujours autant d’estime, ce qui ne l’empêchait nullement de sortir de plus en plus souvent la nuit avec sa petite bande en vous plantant là ses cadets.
Tobin s’apercevait- il de cette division croissante ?
S’en souciait-il ? Il faisait en tout cas comme si de rien n’était, même avec Ki. Tandis que l’été déclinait vers un automne plus frais, lui et ses copains poursuivaient leurs exercices secrets d’escrime avec Arengil et les amazones d’Una.
Il s’en présentait presque tous les jours près d’une douzaine, mais la plupart, aux yeux de Ki, n’étaient attirées que par le plaisir de se travestir en garçons et la saveur de la clandestinité. Les seules à faire preuve d’une véritable adresse étaient d’ailleurs Una, Kalis, et une certaine Sylani.
En arrivant au rendez-vous avec Ki quelques jours après la célébration de son treizième anniversaire, Tobin trouva les filles en train de rire entre elles.
Una rougit d’indignation quand l’une d’elles avoua l’objet de leur discussion: avait-il ou non l’âge légal requis des princes du sang pour se marier ?
« J’ai celui de me battre, et c’est la seule chose qui m’importe », riposta-t-il en s’empourprant jusqu’aux yeux. Il détestait qu’elles le draguent.
« Et toi, alors ? fit Kalis en faisant les yeux de velours à Ki. Tu as quinze ans. C’est assez vieux pour se marier, dans ma ville.
— Si ça te tente d’avoir un mioche pour mari, se gaussa Arengil en écartant Ki d’un coup d’épaule. Et moi, dis ? Je pourrais être ton grand-père…
— Tu n’as pas tellement l’air d’être mon grand-père », rétorqua-t-elle en flattant la joue lisse de l’Aurënfaïe.
Aiguillonné par la jalousie, Ki s’efforça de ramener sur lui les attentions de la volage en réalisant une somptueuse fioriture à deux mains que lui avait enseignée Korin. « Si l’envie te prend jamais de savoir comment ça picote, une barbe, toujours pas lui qui te sera d’un grand secours. » Sa lame fusa vers l’épaule de Nikidès qui n’eut que le temps de se dérober.
« Faudra nous la réussir, cette botte, écuyer Kirothius », le défia Una d’un air moqueur. Elle n’ignorait pas qu’il avait un faible pour Kalis.
Ses progrès avaient époustouflé Tobin. Cela faisait moins d’un an qu’avaient débuté leurs exercices clandestins, et elle donnait déjà du fil à retordre à Nikidès. Elle n’admettait pas non plus que les autres garçons lui fassent quartier lorsqu’elle les affrontait. Quitte à devoir ensuite justifier telle crevasse à ses phalanges ou tels bleus dont elle avait écopé, elle arborait ses plaies et bosses avec orgueil.
À la regarder, là, face à Ki, lui revinrent en pensée la Grannia d’Atyion et les filles qu’elle y entraînait en secret, dans l’espoir du jour où une reine les appellerait aux armes. Combien y en avait-il de semblables dans toute Skala ? Et combien d’assez chanceuses pour servir au grand jour, comme Ahra ?
Il était au beau milieu de ces réflexions quand il aperçut Nikidès qui, planté de l’autre côté du cercle, fixait quelque chose à hauteur des toits d’un air littéralement épouvanté.
Tobin se retourna juste à temps pour voir le roi surgir à moins de dix pas de là. Korin et Porion se trouvaient avec lui, et c’était ce petit salaud de Moriel, l’ennemi de toujours, qui menait le train. La tête que faisait Erius ne présageait rien de bon. En voyant Tobin, Korin secoua la tête, tandis que Porion lui décochait un regard cinglant.
Un par un, les autres s’avisèrent du genre de public qui leur survenait.
Plusieurs des filles poussèrent un cri de consternation. Ki lâcha son épée puis mit un genou en terre. Arengil, Lutha, Nikidès et leurs écuyers s’empressèrent de l’imiter. Tobin fut incapable de bouger.
Erius vint en trois foulées se camper parmi eux et se mit à les dévisager tour à tour pour être sûr de se remémorer chacun de ceux qu’il châtierait ensuite. Et, pour finir, il apostropha durement Tobin :
« Qu’est-ce qui se passe ici, neveu ? »
Tobin se rendit bien compte qu’il était le seul encore debout, mais ses jambes refusèrent à nouveau de lui obéir. Il darda un coup d’œil rapide au fond des prunelles du roi pour y repérer les signes d’intempérie. Bien évidemment s’y lisait la colère, mais aussi l’ombre dangereuse d’une folie de vif-argent.
« Eh bien ? questionna Porion d’une voix bourrue. - Nous… nous sommes juste en train de nous amuser », réussit-il enfin à bredouiller. Une réponse dont il perçut aussitôt lui-même tout le ridicule.
« De vous amuser ?
— Oui, Sire », fit une voix tremblante. C’était Una.
Elle déposa son épée sur le sol devant elle comme afin de l’offrir au roi.
« C’est juste un jeu pour nous amuser… à faire semblant d’être des guerriers. »
Du coup, c’est à elle qu’il demanda: « Et qui en a eu l’idée ?
— Moi, Votre Majesté, répliqua-t-elle du tac au tac.
C’est moi qui ai demandé à To… au prince Tobin s’il consentirait à nous montrer comment ça se tient, les épées. »
Le roi se tourna vers Tobin, les sourcils froncés. « Est-ce vrai ? Vous montez jusqu’ici vous cacher rien que pour jouer ? »
Moriel jubilait ouvertement, là. Depuis quand s’était-il mis à les espionner ? se demanda Tobin avec plus d’aversion que jamais. Et qu’avait-il au juste déballé au roi ?
« Una m’a prié de lui apprendre, et je l’ai fait, répondit-il. Nous montons ici parce que son père désapprouverait. Et puis parce que nos aînés se moqueraient de nous voir nous battre avec des filles.
— Toi, Nikidès ? interrogea le roi. Tu as trempé là-dedans, toi aussi, et tu n’as jamais pensé à en avertir ton grand-père ? »
Nikidès baissa piteusement la tête. « Non, Sire. C’est ma faute. J’aurais dû…
— Parbleu oui, tu aurais dû ! tonna Erius. Et c’est du joli aussi, de votre part, ma jeune damoiselle ! » jappa-t-il à Una. Puis il retomba sur Tobin, les traits tordus par une rage grandissante. « Et toi, mon propre sang, qui prêches la sédition ! Si mes ennemis l’apprenaient, s’ils… »
Du coup, les genoux de Tobin consentirent enfin à ployer, et il se laissa tomber aux pieds du roi, persuadé que celui-ci allait le frapper. Mais c’est alors qu’il discerna du coin de l’œil une ombre mouvante, et une terreur sans bornes acheva de lui couper la respiration.
Frère se découpait contre le ciel, debout sur la corniche même par où le roi avait dû faire tout à l’heure son apparition. La distance n’empêcha pas Tobin de voir le meurtre inscrit sur la figure de son jumeau qui commença à s’avancer, droit sur le roi qui poursuivait sans se douter de rien ses véhémentes divagations.
Chez Orun, Tobin s’était trouvé trop stupéfié pour réagir. Cette fois, il joignit les mains devant sa bouche, tel un suppliant, et chuchota le plus nettement qu’il osa le faire derrière ses doigts la formule fatidique.
Frère s’arrêta pour le regarder fixement, les lèvres retroussées sur un grondement de rage silencieux. Il n’était plus qu’à quelques pas du roi, l’avait presque à portée de main. Sa fureur affamée se déversait sur les ardoises du toit comme une nappe de brouillard glacé, mais Tobin l’obligea à baisser les yeux tout en articulant du bout des lèvres un ordre muet. Va-t’en. Va t’en. Va-t’en.
Il n’eut pas le temps de savoir si Frère avait obéi qu’Erius lui boucha la vue en s’avançant plus près. « Qu’est-ce que tu me pleurniches là, sale garnement ? » questionna-t-il d’un ton de forcené.
Affolé de son impuissance, Tobin s’attendit à le voir tomber raide mort devant tout le monde.
« Tu es aussi sourd que muet ? hurla le roi.
— Non, Oncle », murmura-t-il. En déportant son poids si peu que ce soit, il parvenait à voir ce qu’il y avait juste au-delà.
Rien. Frère était reparti.
« Pardonnez-moi, Oncle, dit-il, tellement soulagé qu’il en devenait téméraire et irréfléchi. Je n’y ai pas vu malice, voilà tout.
— Pas malice ? Quand tu sais fort bien que je défends expressément de…
— On ne leur apprenait pas pour de bon, Sire, intervint Ki. On s’était juste dit que si on acceptait, on les aurait seules, et qu’elles se laisseraient embrasser. Parce qu’à part… , à part ça, il n’y en a aucune qui ait le moindre don. »
Tobin eut envie de rentrer sous terre en entendant ces belles assertions.
Una devait bien comprendre qu’il ne s’agissait là que de mensonges éhontés, proférés dans le seul but de leur épargner les foudres royales, mais il se trouva dans l’incapacité de lui adresser le moindre regard.
« Il ment ! piaula Moriel. J’ai tout vu. C’est pour de bon qu’ils leur apprenaient.
— Comme si la différence, toi, tu savais la faire, avec ta gueule enfarinée, toutou de salon ! rétorqua Ki.
— Plus un mot, toi ! » jappa Porion.
N’empêche, Ki venait de tomber pile et de dire exactement ce qu’il fallait.
Erius le considéra longuement avant de revenir à Tobin, l’esquisse d’un sourire aux lèvres. « Est-ce vrai, neveu ? »
Tobin baissa la tête de manière à s’éviter la vue de toutes les filles présentes. « Oui, Oncle. Ce n’était qu’un jeu. Pour les avoir seules.
— Et les embrasser, hein ? »
Tobin se contenta d’opiner du chef.
« Ça, c’est du nouveau ! » s’écria Korin en s’esclaffant trop fort.
Son père éclata de rire. « Eh bien, là, difficile de t’en blâmer, neveu. Mais vous, petites, vous devriez avoir un peu plus de bon sens. Honte à vous !
Retournez chez vos mères, où est votre place, et n’allez pas vous figurer qu’elles ne sauront rien de vos petites frasques ! »
Au moment de se retirer, Una se retourna furtivement pour jeter un regard à Tobin, et le doute qu’il lut dans ses yeux le blessa plus grièvement que n’auraient pu le faire n’importe quels dires ou quels gestes du roi.
« Quant à vous autres… » Erius laissa la phrase en suspens, et Tobin sentit ses tripes se renouer. « Vous pouvez aller me passer la nuit au pied de l’autel de Sakor, à méditer sur votre imbécillité. Rompez ! Vous resterez là-
bas jusqu’à ce qu’y arrivent les autres Compagnons, demain matin. »
Cette nuit-là, c’est plutôt sur son oncle que se portèrent les méditations de Tobin, et sur tout ce qu’il s’était lui-même une fois de plus laissé aller à oublier. Car en dépit des manquements successifs dont il avait déjà été témoin, il ne s’en était pas moins laissé abuser par les manières paternelles et par la générosité d’Erius.
L’apparition de Frère, aujourd’hui, avait une fois pour toutes rompu le charme, en lui brisant aussi le cœur. Elle prouvait en effet que, pendant au moins un moment, le roi, tout comme Orun, avait eu l’intention de lui faire du mal.
Mais ce ne fut pas cela, ni la punition, qui déclencha ses pleurs étouffés au plus noir de la nuit. Comme il se tenait là, à genoux, anéanti, vanné, tout ensommeillé lors même qu’il oscillait sur ses rotules endolories, la brise s’agita, l’odeur bizarre de la fumée qui émanait de l’autel d’Illior l’enveloppa, et il se rappela… rappela… rappela de quelle façon sa mère l’avait entraîné de force vers cette maudite fenêtre et avait tenté de l’attirer dehors pour qu’il accompagne sa chute mortelle. Il se rappela l’aspect qu’avait la rivière, ce jour-là, noire entre ses berges tapissées de neige. Elle était gelée sur les bords, et il s’était demandé si la glace allait céder quand il atterrirait dessus.
Sa mère était en train de le faire tomber. Et il s’était mis à tomber, mais quelqu’un l’avait brusquement rattrapé, au tout dernier moment, et hissé dans la chambre à l’écart de la fenêtre et à l’écart du hurlement d’agonie de sa mère.
Et ce quelqu’un n’était autre que Frère. Mais pourquoi n’avait-il pas sauvé Mère - leur mère aussi ? L’avait-il au contraire poussée dans le vide ?
Des sanglots lui montèrent à la gorge. Il lui fallut chaque once de sa volonté pour les ravaler. Or, à l’instant même où il se croyait sur le point de se couvrir à nouveau d’opprobre en s’abandonnant, la main de Ki trouva la sienne et la pressa. La peine et la peur se retirèrent progressivement, comme le font les vagues à marée descendante, il ne se déshonora pas, et c’est hébété mais étrangement paisible qu’il accueillit le lever du soleil.
Frère l’avait sauvé, ce jour fatal, au fort, et sauvé de nouveau chez Orun. Et l’aurait peut-être bien refait, la veille, si le roi n’avait pas finalement réussi à se maîtriser.
Lui besoin toi, et toi besoin lui, avait dit Lhel. Frère devait le savoir, lui aussi.
En retournant avec les autres au palais, plus tard dans la matinée, il apprit par Baldus qu’Una s’était évaporée durant la nuit sans laisser de trace.
REMERCIEMENTS
Merci, comme toujours, à Doug, Matt, Tim, Thelma, Win et Fran de leur patience et de leur affection sans faille. A Lucienne Diver et Anne Groell, les meilleurs agent et éditeur que puisse souhaiter un écrivain. À Nancy Jeffers, Laurie « Eirual » BeaI, Pat York, Thelma White et Doug Flewelling pour leur lecture, leurs commentaires et leurs encouragements pressants à persévérer. À Helen Brown et aux gentils membres du groupe-infos Flewelling sur Yahoo, plus fins connaisseurs que moi-même de mon travail. À Horatio c., Ron G. et Barbara R. - ils savent pourquoi. À tous mes amis de SFF.NET, de leur présence là, notamment à Doranna Durgin et Jennifer Roberson pour leurs conseils de dernière minute en matière de chevaux ; les erreurs que j’ai pu commettre me sont toutes imputables, puisqu’il m’aurait suffi de poser des questions.