14

Tobin eut beau retourner plusieurs fois dans la salle du Trône, les visitations des fantômes ne se renouvelèrent pas. Il n’était encore qu’un gosse et, comme tous les gosses, il lui était facile d’omettre ses frousses, une fois passé le moment fâcheux. Les fantômes ou les dieux, voire Iya, l’avertiraient quand il serait temps de franchir le pas. Pour l’heure, il était simplement Tobin, le cousin chéri d’un jeune prince et le neveu d’un roi qu’il n’avait encore jamais rencontré. En quelque lieu qu’ils se rendissent, les Compagnons recevaient un chaleureux accueil, et Korin était le chouchou de tout un chacun.

Le général Marnaryl et maître Porion avaient beau les faire travailler dur, la saison d’hiver avait ses plaisirs spécifiques. C’était pendant les mois sombres que les théâtres d’Ero montaient leurs spectacles les plus somptueux ; de véritables merveilles qui, sans bouder pour autant les feux d’artifice et les grands déploiements de machinerie, mettaient en scène des animaux. L’Arbre d’or surpassait tous les autres établissements avec une pièce un rien longue mais exclusivement jouée par de vrais centaures issus des montagnes Ashek et en l’espèce les premiers que Tobin et Ki eussent jamais vus.

Les marchés embaumaient la châtaigne grillée et le cidre chaud, ils rutilaient des beaux lainages à couleurs vives en provenance des contrées septentrionales sises au-delà de Mycena. Des vendeurs ambulants débitaient dans les rues des bonbons faits de miel et de neige fraîche et luisants comme ambre au soleil.

Le chancelier Hylus était un aimable tuteur et veillait à ce que Tobin ait toujours les poches fort bien garnies, infiniment mieux qu’Orun n’avait jugé bon de le faire. Ne s’étant pas encore habitué à tripoter de l’or ni à le dépenser à tout bout de champ, le petit prince aurait laissé les moutons s’amasser sur le magot dans ses appartements si Korin ne l’avait quasiment forcé à courir les boutiques de ses tailleurs favoris, de ses forgeurs de lames et autres marchands. Entraîné de la sorte, il en vint à débarrasser sa chambre à coucher des tentures de velours noir défraîchies et à les faire remplacer par des tentures à ses propres couleurs, bleu, blanc et argent.

Il rendit également visite aux artisans de la rue des Orfèvres et se remit à la sculpture afin d’en réaliser des pièces de joaillerie. Un jour, il surmonta sa timidité pour aller montrer une broche dont il était particulièrement satisfait à un bijoutier aurënfaïe pour les travaux duquel il éprouvait la plus vive admiration. Il s’agissait d’un filigrane coulé dans le bronze et qui figurait un entrelacs de branches dénudées dans lequel il avait même inclus des feuilles minuscules et serti un semis d’infimes cristaux neigeux. Il s’était inspiré pour ce faire du firmament nocturne qui dominait la clairière de Lhel lorsque, l’hiver, les étoiles scintillaient à travers la membrure du chêne.

Maître Tyral était un homme mince aux yeux gris clair dont le sen’gaï bleu vif laissait s’échapper des cheveux d’argent. Fasciné par leur exotisme, Tobin était déjà capable d’identifier une demi-douzaine des clans qui composaient ce peuple à la seule vue de leurs coiffures respectives et de la façon qu’avait chacun d’eux de s’en nouer autour du crâne les longues bandes de laine ou de soie. Tyral et ses ouvriers portaient tous le leur en une espèce de turban trapu qui descendait bas sur le front et dont les pans flottaient librement sur l’épaule gauche.

Après l’avoir accueilli avec sa chaleur coutumière, le joaillier invita Tobin à déposer son œuvre sur un carré de velours noir. Ce qu’il fit, une fois la broche de bronze retirée du tissu qui l’enveloppait.

« C’est vous qui l’avez faite ? murmura Tyral de sa voix douce à l’accent chantant. Et cela aussi, n’est-ce pas ? reprit-il en désignant le cheval-amulette en or qu’il lui voyait au cou. Vous permettez que je le regarde ? »

Tobin le lui tendit puis ne put s’empêcher de se tortiller comme un ver tandis que l’homme examinait les deux objets sous toutes les coutures. À la seule vue des bagues et des colliers superbes exposés tout autour dans le luxe de la boutique, il commença à se repentir de son incroyable culot. Il en était venu à savourer les éloges que son travail inspirait à ses camarades, mais ils n’étaient pas des artistes, eux. Quel cas pourrait bien faire l’éminent orfèvre de si pitoyables balbutiements ?

« Parlez-moi de cette broche. Comment vous y êtes vous pris pour obtenir pareille finesse du trait ? » lui demanda finalement Tyral en le regardant d’un air qu’il fut incapable de déchiffrer d’emblée.

Il expliqua non sans bafouiller quelque peu sa manière de procéder. Il avait d’abord ouvragé dans la cire chaque brindille puis les avait enchevêtrées à chaud et pressées dans du sable humide avant de couler dessus le métal fondu. Il en était là de son exposé quand le ‘faïe l’interrompit d’un gloussement puis leva la main.

« Cela crève les yeux, vous êtes bel et bien l’auteur de ces œuvres.

Veuillez me pardonner mes doutes, mais il ne m’arrive guère de voir tant d’habileté à un Tirfaïe de votre âge.

— Vous les trouvez réussies ? »

Le ‘faïe reprit le cheval-amulette. « Lui est ravissant. Vous avez eu la sagesse de vous en tenir à la simplicité des lignes et de suggérer les détails au lieu d’en encombrer le format réduit de la figurine. On perçoit la vitalité de la bête dans l’extension de son encolure et dans la manière dont vous avez distribué la position de ses jambes comme en pleine course. Des artistes médiocres les auraient plantées toutes droites, comme celles d’une vache. Oui, c’est là un morceau ravissant. Mais celui-ci… ! » Il saisit la broche et la berça dans le creux de sa paume. « Il y a là plus que de l’habileté. Vous étiez triste quand vous avez fait ce bijou. Le mal du pays, peut-être ? »

Littéralement soufflé, Tobin se contenta d’acquiescer d’un signe de tête.

Tyral lui saisit la main droite et en scruta les doigts et la paume avec autant d’attention que pour la broche. « Vous vous entraînez pour être un guerrier, mais vous étiez né pour être un artiste, un créateur de choses. Est ce que l’on vous entraîne également en vue de cette vocation, là-haut, sur la colline ?

— Non. Ce n’est rien de plus qu’une activité personnelle. Ma mère aussi créait des choses.

— Elle vous a doté d’un don prodigieux, prince Tobin. D’un don que l’on ne vous a peut-être pas appris à évaluer à son juste prix. L’Illuminateur a placé de la dextérité dans ces jeunes mains rudes que vous possédez. » Il soupira avant de reprendre : « Votre famille est réputée pour sa vaillance au combat, mais je vais vous parler en toute vérité. Avec des mains pareilles, vous serez toujours plus heureux de créer que vous ne le serez jamais de détruire. Je ne suis pas en train de vous flagorner ni de chercher à me faire bien voir de vous, mais croyez-moi quand je vous dis que si vous étiez non pas un prince mais un gars du commun, je vous inviterais de bon cœur à venir travailler avec moi. Proposition que je n’ai jamais faite à aucun Tirfaïe, sachez-le aussi. »

Le regard de Tobin parcourut les établis qui l’entouraient, avec leurs pierres rouges, leurs creusets, leurs râteliers de maillets, de marteaux minuscules, d’étampes et de limes.

Tyral sourit d’un air triste en lisant la convoitise dans ses yeux. « Nous ne choisissons pas notre naissance, n’est-ce pas ? Il ne serait pas bienséant qu’un prince de Skala devienne un vulgaire négociant. Mais vous saurez trouver des biais, je pense. Venez me voir autant qu’il vous plaira, et je ferai pour vous aider tout ce qui est en mon pouvoir. »

Les paroles du joaillier trottèrent un bon bout de temps dans la cervelle de Tobin. Il allait en effet de soi qu’il ne pouvait vendre ses ouvrages comme un vulgaire négociant, mais rien ne s’opposait à ce qu’il continue de les offrir, ainsi qu’il l’avait toujours fait jusque-là. Il se mit donc à fabriquer pour ses amis des amulettes et des épingles de manteau ornées de têtes d’animaux et de pierreries. Nikidès lui passa commande pour l’anniversaire de son grand-père d’une bague d’émeraude dont Hylus fut si content qu’il ne cessa plus de la porter. La nouvelle se répandit parmi la noblesse, et de nouvelles commandes affluèrent bientôt, chacun fournissant l’or et les gemmes nécessaires à leur exécution. Ce n’était apparemment point déroger, observa Ki, que de travailler pour sa propre espèce.

Lorsque Porion leur accordait, de-ci de-là, une journée de liberté, Korin emmenait ses cadets faire la tournée de ses nouveaux lieux favoris : des tavernes où de jolies filles en corsage fort décolleté n’étaient pas plus longues à s’asseoir sur les genoux des plus âgés qu’à s’extasier sur les plus jeunes en les poulottant. Actrices et acteurs les accueillaient dans les coulisses des théâtres les plus cossus, et les marchands des quartiers les plus huppés avaient toujours l’air de leur avoir tout spécialement réservé des articles exceptionnels.

Il arrivait également de temps à autre - et de préférence lorsqu’il avait trop bu, ce dont Ki ne tarda pas à s’aviser - que Korin aille jusqu’à entraîner les benjamins dans ses bordées nocturnes. Il fallait pour ce faire échapper à la surveillance de maître Porion, mais le jeu n’en était que plus amusant.

Cela donnait, les nuits de gel au clair de lune, des parties de course-poursuite dans les ruelles sinueuses puis s’achevait dans les quartiers les plus minables du front de mer. Même au plus fort de l’hiver, ceux-ci puaient la merde et le chien crevé, les gargotes y étaient infectes et la vinasse à l’avenant. Mais Korin n’avait l’air nulle part plus heureux que là, à brailler comme un pochard en compagnie de ménestrels à la gorge éraillée, à coudoyer marins et portefaix, sans parler de gaillards encore moins reluisants, à se rincer l’œil de pugilats de rue ou de combats de molosses et d’ours.

Les plus âgés de la bande étaient déjà connus comme le loup blanc dans ces lieux immondes, et l’on y saluait le prince héritier sous l’appellation de

« milord Anonyme » avec force clins d’œil et hochements de tête entendus.

À plus d’une reprise, ils firent plan tonner les autres à quelque coin de rue bien noir et glacé pendant qu’ils s’envoyaient leurs putes contre le mur d’une impasse voisine. Le seul d’entre eux qui refusait de participer à ces répugnantes orgies était Lynx. Planté dans le froid à attendre avec Tobin et les autres et à écouter les cris et les grognements qui leur parvenaient en écho, il avait souvent l’air malade à crever. Barieüs voletait près de lui dans l’espoir de lui offrir un peu de réconfort, mais Lynx ne s’en apercevait même pas.

« Je ne comprends pas ça ! » s’insurgea Ki d’un ton révulsé, un soir où ils rentraient chez eux de leur côté. « Alors que ces putes et ces marins de la populace poignarderaient leur propre mère pour passer une seule nuit sous un toit décent, ces pourritures de fines lames dévalent du Palatin comme de la crotte de bique se jeter dans des bouges où mes frères eux-mêmes refuseraient de mettre un seul orteil. Ils s’y vautrent comme des porcs, et Korin est le pire de tous ! Je t’en demande bien pardon, Tobin, mais c’est vrai, et tu le sais parfaitement. Il est notre chef, et il donne le ton. Ah, comme je voudrais que Caliel lui mette un peu de plomb dans la cervelle ! »

Seulement, la chose était peu probable, et ils le savaient tous les deux.

On ne faisait pas que se rouler dans le ruisseau, toutefois. Chaque jour arrivaient des invitations pour des sauteries, des feux de joie, des parties de chasse. Des rouleaux de parchemin crémeux bariolé d’encres de couleur s’empilaient comme feuilles mortes au mess des Compagnons. Ils avaient toujours été très recherchés comme hôtes pendant l’absence du roi, et ils l’étaient d’autant plus maintenant que Korin serait bientôt en âge de se marier.

Le prince n’était pas du genre à décliner des invitations. Avec ses quinze ans et l’allure d’homme déjà fait que lui donnait la belle barbichette neuve de son menton, il suscitait l’admiration partout où il allait. La crinière noire bouclée qui cascadait jusqu’à ses épaules encadrait son beau visage carré où pétillait un regard sombre. Il savait faire fondre les femmes de n’importe quel âge rien que d’un sourire ou d’un baisemain ; les jeunes filles l’assaillaient comme des chattes un bol de crème, pendant que les mères se démanchaient fébrilement le col dans l’espoir d’entr’apercevoir un signe de faveur.

Celles qui se trouvaient en possession de donzelles plus jeunes commençaient aussi à jeter les yeux sur Tobin, ce qui le plongeait dans une détresse secrète et provoquait l’amusement mêlé de jalousie de son cercle d’amis. Il était riche, en fin de compte, et de la meilleure famille de Skala.

Ses douze ans n’étaient pas un âge trop tendre pour qu’on l’envisage comme parti. Les œillades en coin des gamines et l’approbation manifeste des mères lui donnaient envie de rentrer sous terre. Même s’il avait été ce qu’elles se figuraient qu’il était, il doutait fort que ces regards de prédateurs auraient risqué de le séduire. Une fois accomplies les inévitables salutations à leurs hôtes de la soirée, il se dépêchait de chercher un coin où demeurer caché.

Ki, pour sa part, prenait autant de goût à cette existence qu’un canard à l’eau. Sa bonne apparence et ses manières aisées, rieuses attiraient des attentions qu’il était tout sauf fâché de rendre. Il s’attachait même à danser.

Les autres Compagnons taquinaient Tobin sur sa timidité, mais c’est Arengil qui finit par trouver un moyen pour le mettre davantage à l’aise.

Vers la mi-Dostin, la mère de Caliel, la duchesse Althia, donna un grand bal en l’honneur du seizième anniversaire de son fils dans sa villa, voisine du Palais Vieux. Ce fut une fête grandiose. La grande salle était illuminée par des centaines de bougies de cire, les tables ployaient sous les mets les plus délicats, et deux troupes de ménestrels enchantaient tour à tour l’assistance parée de joyaux.

La plus jeune des sœurs de Caliel, Mina, finit, à force de cajoleries, par entraîner Tobin dans la danse, et il se couvrit de honte, comme à l’ordinaire, en s’empêtrant les pieds dans ceux de sa partenaire. Aussitôt la chanson finie, il se confondit en excuses et fila se réfugier dans un coin. Ki vint l’y rejoindre afin de lui tenir compagnie, mais il suffit à Tobin de voir de quel œil il suivait les évolutions des danseurs en tapant du pied et en martellant ses genoux au rythme de la musique pour comprendre qu’il brûlait de repartir tournicoter.

« Vas-y, ça m’est égal », bougonna-t-il quand une volée de jolies filles passa non loin, leur faisant les yeux doux.

Ki lui adressa un regard chargé de remords. « Non, je suis très bien ici. »

Le chancelier Hylus bavardait avec Nikidès à quelques pas de là.

Repérant Tobin dans son coin, ils vinrent l’y relancer.

« Je viens à l’instant d’avoir la conversation la plus passionnante avec mon petit-fils, lui dit le vieil homme. Il se trouve que l’on vous traite avec la dernière désinvolture. »

Tobin leva des yeux ahuris. Hylus était tout sourires, et Nikidès avait l’air très content de lui. « Dans quel sens l’entendez- vous, messire ?

— Rien n’a été fait pour vos armoiries, mon prince ! J’aurais dû le remarquer moi-même, mais c’est Nikidès qui me l’a signalé. » Il pointa le doigt vers l’entrée principale de la salle, où se trouvaient exposées toutes les bannières des invités nobles, et où la rouge de Korin bénéficiait de la plus haute hampe, la bleue de Tobin flottant juste un peu plus bas.

« Tu es pleinement fondé à arborer la bannière de ton père, bien entendu, fit Nikidès comme si Tobin savait pertinemment de quoi il était question. Mais, en ta qualité de prince du sang, tu devrais également y adjoindre celle de ta mère. Dans un cas tel que le tien, rien ne s’opposerait à ce que soient combinés les blasons.

— Avec votre permission, mon prince, je vais prier le collège des héraldistes de s’atteler toutes affaires cessantes à vos nouvelles armes », ajouta le chancelier.

Tobin haussa les épaules. « Eh bien, soit. » Manifestement enchantés, les deux autres s’éloignèrent en discutant déjà de barres et d’écussons.

Ki secoua la tête, lui. « Ferait pas de mal à Nik de danser un peu plus, lui aussi. »

Comme la chanson s’achevait, Arengil se détacha de la foule, aussi beau qu’exotique d’aspect. Outre son sen’gaï vert et jaune, il portait une longue tunique blanche à la façon d’Aurënen, un torque d’or massif et des bracelets sertis de cabochons plats en saphirs et cristaux. Tobin avait déjà vu des bijoux similaires dans les boutiques de joailliers aurënfaïes, mais jamais aucun d’une telle finesse d’exécution.

« Tu as battu en retraite plus tôt que d’habitude, observa-t-il en souriant tandis que le petit prince lui saisissait le poignet pour mieux admirer l’un de ses bracelets.

— Quelle merveille ! s’exclama Tobin, qui n’aurait pas demandé mieux que d’avoir sur lui de quoi crayonner les rinceaux ciselés complexes de la monture. Il est ancien, n’est-ce pas ?

— Laisse tomber ça pour l’instant ! s’esclaffa le ‘faïe en lui retirant sa main. Viens, plutôt. Toutes les filles de la salle se dessèchent à attendre que tu les invites à danser ! »

Tobin se croisa les bras. « Sûrement pas. J’ai tout du taureau à trois pattes. Tu n’as pas vu comme Quirion se fichait de moi ? Par les couilles à Bilairy, j’aurais tellement préféré que Korin m’autorise à rester bien peinard chez moi ! »

Una s’approcha de son pas discret, jolie comme un cœur dans sa robe de satin bleu, ses cheveux noirs entre-tressés de fils de perles et de lapis. Elle ne caquetait jamais comme le faisaient ses compagnes, mais Tobin devina qu’elle était ravie, ce soir, d’attirer les regards. Tout en faisant papillonner sous son menton, avec une féminité consommée d’adulte, un éventail scintillant de pierres précieuses, elle fit une grande révérence à Tobin.

« Encore à vous cacher, mon prince. ?

— J’étais justement en train de lui faire observer qu’il se devait d’être l’ornement de ce genre de réunions, dit Arengil.

— Un ornement. .. Mais c’est exactement ce que j’ai le sentiment d’être, maugréa Tobin. C’est si barbant, tous ces papotages debout en rond !

— J’avais eu l’impression que vous preniez plaisir à la conversation de ce vieux duc-là, tout à l’heure », objecta Una.

Tobin haussa les épaules. « Lui est un artiste.

Charmé par un pendentif que j’ai fait pour sa petite fille, il m’a invité à venir voir son propre travail.

— Prends bien garde à lui, prévint Arengil en baissant la voix. Il a invité quelqu’un que nous connaissons tous les deux à venir voir son "travail" et, une fois dans le carrosse, a essayé de l’embrasser. »

Una grimaça. « Mais c’est un vieillard ! »

Arengil émit un reniflement puis repoussa derrière son épaule les longs pans à franges de son sen’gaï. « Il n’y a pas pire que les vieillards. » Il jeta un coup d’œil furtif alentour avant de souffler en confidence. « J’ai ouï dire deux ou trois trucs à propos de Lord Orun… Vous n’avez pas dû être fâchés de vous voir débarrassés de lui. »

Ki fit une moue d’écœurement. « Vieilles Tripes molles ? Je te l’aurais bien étripé, moi ! Mais, au nom des Quatre, Tobin, ne me dis pas qu’il t’a jamais…

— Non ! se récria Tobin, révulsé rien que d’y penser. Sa mauvaiseté suffisait largement sans ça.

— Bon, il est mort, oubliez-le. Allons, prince Tobin, une danse avec moi !

fit Una gaiement, en lui tendant la main. Ça m’est égal, que vous m’écrasiez les orteils. »

Il se recula. « Non merci. J’ai assez fait rire à mes dépens pour ce soir. »

Il n’avait pas une seconde eu l’intention de la rembarrer d’un ton si maussade, et il fut navré de voir mourir le rire dans ses yeux.

« C’est vrai, lâcha Ki par inadvertance. Il est comme un bœuf sur la glace.

— Vraiment ? » Arengil prit un air pompeux pour détailler Tobin de pied en cap. « Tu devrais être un danseur-né, d’après ta façon de combattre et de monter à cheval. » Tobin eut beau secouer la tête, le ‘faïe ne se laissa pas rebuter pour si peu. « Tu as l’équilibre et le sens du rythme et, en vérité, c’est tout ce qu’il faut pour danser. Viens par là, j’ai envie d’essayer quelque chose. »

Ignorant les protestations de Tobin, il les entraîna tous trois jusqu’au bout du couloir dans une pièce inoccupée. Les murs en étaient décorés de trophées de guerre. Arengil décrocha deux épées et en jeta une à Tobin.

« Allons-y, mon prince, à vous de m’affronter. » Il se mit en garde comme pour une séance d’entraînement.

« Ici ? Avec tous ces meubles en travers du passage ? »

Le ‘faïe haussa un sourcil de défi. « Nous avons la frousse, c’est bien ça

? » D’un air rechigné, Tobin prit place en face de lui. « Tu prétends quoi ?

Que je n’aurais qu’à assaillir ma cavalière l’épée au poing ? Parce qu’à la rigueur, ça, peut-être que j’y arriverais.

— Je prétends simplement que l’attitude est similaire. Si je fais ceci… » Il avança vivement d’un pas, Tobin recula de même, prêt à parer. « Voilà ce que tu fais, toi. Et si tu veux me forcer à battre en retraite ? »

Tobin écarta la lame de l’Aurënfaïe avec la sienne et s’empressa de lui pousser une pointe fictive. Celui-ci céda du terrain sous l’assaut. « Continue de me presser. Que me réserves-tu d’autre ? »

Tobin le régala prestement d’une série de bottes factices qui l’amenèrent à l’autre bout de la pièce.

« À présent, laisse-moi te conduire. » Lentement mais de manière systématique, Arengil le contraignit à rebrousser chemin. En atteignant le point par où ils avaient débuté, il abaissa sa lame et s’inclina. « Merci pour la danse, mon prince. »

Tobin roula des yeux abasourdis. « De quoi diable me parles-tu là ?

— C’est ébouriffant ! s’exclama Una. Tout l’art de la danse y est, Tobin.

La cavalière réplique à chacun des pas que fait son partenaire. Exactement comme au cours d’un duel. »

Arengil lança son épée à Ki puis prit la posture d’un danseur, et, la main droite en l’air, la gauche au creux des reins, défia derechef Tobin du regard.

Conscient qu’il avait l’air tout à fait idiot, Tobin vint d’un pas hésitant occuper la place à contresens qui lui revenait, puis plaqua sa paume droite contre celle du ‘faïe.

« Bon. À présent, si je fais ceci… » Arengil fit un petit pas en avant, tout en exerçant une pression sur la main de Tobin. « Que dois-tu faire, toi ? »

Tobin avança d’un pas, puis d’un autre, et ils se mirent à tourner sur place tous deux. Arengil tourna tout à coup les talons et changea de main.

Tobin l’imita gauchement.

« Toi aussi ! » Una s’empara de la main de Ki. En élève beaucoup plus docile, il lui passa un bras autour de la taille et la fit virevolter en riant.

Brusquement distrait, Tobin marcha sur le pied d’Arengil. Celui-ci l’enlaça par la taille pour l’empêcher de perdre l’équilibre et lui chuchota :

« N’aie crainte. Elle ne se laissera pas enlever par Ki. » Avec un clin d’œil, il lui fit faire quelques pas à reculons. « C’est moi qui désormais passe à l’offensive en te donnant l’impulsion. À moins que tu n’aies envie de tomber à la renverse ou de te battre contre moi, tu dois consentir à te laisser conduire. Essayons maintenant ceci… »

Il se planta face à Tobin et leva les deux mains.

D’assez mauvais gré, Tobin fit de même et recula du pied gauche pendant que le ‘faïe avançait le droit.

Et ainsi de suite, pas après pas, si bien que la danse prenait peu à peu les allures du maniement d’armes. Quitte à trouver cet exercice-là plutôt rasoir, Tobin commençait toutefois à discerner les diverses figures.

Ki progressait plus vite avec Una. Il la faisait tourbillonner à travers la pièce en sifflotant une gigue rustique.

« Ce que nous faisons là n’a pas grand-chose à voir avec la danse, de toute façon. C’est une pauvre parodie », gémit Tobin. Il branla le pouce en direction du couple qui passait derrière en virevoltant. « Nous faudrait encore y ajouter tous ces sauts, toutes ces gambades et autres pirouettes.

— Ce ne sont que des fioritures, affirma le ‘faïe.

Pourvu que tu tiennes compte de l’ordre des pas et de la battue, il te suffit de t’abandonner aux caprices de l’offensive et de la défensive.

— À propos, intervint Una, tout en se libérant de l’étreinte de Ki pour s’éventer. Tu ne pourrais pas m’apprendre à me battre en faisant comme si nous dansions ? » S’ensuivit un bout de silence au cours duquel Tobin vit à nouveau vaciller son sourire. « Tu n’as pas oublié ta promesse, n’est-ce pas ? »

Prêt à sauter sur n’importe quel prétexte pour échapper à sa leçon de danse, Tobin fut trop content de ramasser les épées délaissées puis de lui en tendre une. Elle s’empressa de prendre position dans un tourbillon de jupes et salua. Dès que Tobin lui eut rendu la pareille, elle se posta légèrement en biais et, pas mal du tout, se mit en garde.

Arengil haussa un sourcil. « Tu veux apprendre le maniement de l’épée, toi ?

J’ai du sang de guerrier dans les veines tout autant que vous ! »

riposta-t-elle.

Cinq ou six fêtards passèrent au même instant devant le seuil. « Qu’est cela ? Un duel ? demanda l’un d’eux que la vue de la jouvencelle équipée d’une épée fendait jusqu’aux oreilles.

— Rien d’autre qu’un jeu, Lord Evin, dit-elle en faisant ballotter l’arme le plus gauchement du monde.

— Attention de ne pas la blesser, les gars », conseilla-t-il avant de disparaître sur les talons de ses compagnons. Una releva l’épée d’une main ferme, cette fois.

« Tu crois que c’est bien prudent ? chuchota le ‘faïe.

Il t’en cuira déjà bien assez si ton père apprend que tu te trouvais ici toute seule avec trois garçons. S’il se figurait…

— Evin ne dira rien.

_ Quelqu’un d’autre pourrait le faire à sa place.

C’est une gageure que de garder quoi que ce soit de secret n’importe où sur le Palatin. Les domestiques y déblatèrent comme une nuée de corneilles.

— Eh bien, dans ce cas, nous n’aurons qu’à nous rendre dans un endroit où ils ne puissent pas nous voir, rétorqua-t-elle. Venez me retrouver sur le balcon de Tobin après vos leçons, demain après-midi.

— Sur le balcon ? s’esbaudit Ki. Il n’y a qu’un millier de fenêtres qui donnent dessus, de tous les jardins alentour !

— Tu verras bien, fit-elle d’un air taquin, avant de s’esquiver, non sans un dernier regard de défi pardessus l’épaule.

— Des filles armées d’épées ? » Arengil secoua la tête. « Elle va tous nous mettre dans le pétrin. À Aurënen, les femmes s’en tiennent à leur rôle de femmes.

— À Skala, la guerre entre dans leur rôle, répliqua Tobin du tac au tac, avant de rectifier bien vite : Y entrait autrefois. »

Ce qui ne l’empêchait pas de trouver par-devers lui la témérité toute neuve d’Una passablement déconcertante.

Le jour suivant, lui et les deux autres se retrouvèrent à l’heure indiquée sur le balcon de la chambre, mais sans qu’elle se manifeste d’aucune façon.

« Peut-être que le grand jour a dissipé toute sa hardiesse, finit par déclarer l’Aurënfaïe, la main en visière pour scruter les jardins enneigés.

— Ici ! » les héla une voix qui tombait du ciel. Una leur adressa un grand sourire du haut de l’avant-toit qui les surplombait. Elle portait une tunique unie, des cuissardes, et avait coiffé sa chevelure sombre en une natte raide.

L’air frisquet de l’hiver lui avait planté des roses aux joues, comme disait volontiers Nari, et ses yeux noirs étincelaient d’une espièglerie que Tobin ne leur avait jamais vue jusque-là.

« Comment t’es-tu perchée là ? demanda Ki.

— En grimpant, cela va de soi. Il doit vous être possible d’utiliser le vieux treillage qui se trouve un peu plus loin. » Elle indiqua du doigt, sur la gauche, un recoin d’ombre, à quelques pieds au-delà des ferronneries.

« C’était toi, n’est-ce pas, le lendemain matin de notre arrivée à Ero ? »

s’écria Tobin, se rappelant soudain la mystérieuse silhouette qui les avait nargués avant de s’évaporer.

Elle haussa les épaules. « Peut-être oui, peut-être non. Je ne suis pas la seule à monter ici. Bon, vous venez, ou vous avez trop peur pour essayer ?

— Sûrement ! » riposta Ki.

Une fois devant la rambarde, ils distinguèrent un châssis de bois vermoulu festonné d’églantines roussies hérissées d’épines.

« Va falloir sauter, dit Tobin en jaugeant la distance. - En souhaitant que ce maudit truc tienne bon. » Ki jeta un œil en contrebas, les sourcils froncés.

Le terrain était sacrément abrupt, en dessous du balcon. Tu ratais le treillage, et c’était une chute d’au moins vingt pieds.

Una posa le menton sur sa main gantée. « Je devrais peut-être aller vous chercher une échelle ? »

Tobin découvrait là un aspect de sa personnalité qu’il n’avait jamais soupçonné. Du haut de son perchoir, elle prenait un plaisir évident à se gausser d’eux. Enfilant aussitôt ses gants, il escalada la rambarde et sauta.

Le treillage grinça, craqua, les épines d’églantier transpercèrent les gants, mais le châssis ne céda pas. Non sans jurer entre ses dents, le petit prince entreprit l’escalade afin de rejoindre la jouvencelle.

Elle lui saisit le poignet quand il atteignit l’avant-toit, puis l’aida à s’y rétablir. Ki et Arengil se hissèrent à leur tour auprès d’eux, et ce qu’ils découvrirent les frappa de stupeur.

Le palais formait un ensemble aussi colossal qu’hétéroclite, et les toits couverts de neige montaient doucement comme un paysage de campagne : des acres d’ardoises en pente s’étendaient sous leurs yeux, ponctués de pignons médiocres. Sous leur mitre saillaient un peu partout, tel un bois dévasté, des cheminées dont la souche était suppurante de suie. Des statues de dragons, souvent sans tête ou mutilées des ailes, parsemaient faîtages et corniches, et leur dorure écaillée, passée, semblait du cuivre de bazar à la lumière de l’après-midi. Derrière Una s’étirait comme en pointillé la trace d’empreintes de pas.

« J’ai déjà vu ça une fois, mais de bien plus haut », dit Tobin. En voyant la tête bizarre que faisaient les autres, il expliqua : « Grâce à une vision que m’a offerte un magicien, jadis. Nous survolions la ville comme des aigles.

— Oh, j’adore la magie ! s’exclama Una.

— Et maintenant, on fait quoi ? questionna Ki, impatient de se mettre à l’ouvrage.

— Vous me suivez, mais marchez bien là où je marche. C’est truffé de coins vermoulus. »

Avançant à pas comptés parmi les vallonnements piqués de cheminées, elle les entraîna vers une espèce d’esplanade abritée par deux hauts faîtages et qui, placée sous la garde de trois dragons de toiture intacts, devait avoir dans les cinquante pieds carrés. On se trouvait là loin du bord et parfaitement préservé des regards indiscrets.

À droite étaient alignées sous un léger surplomb plusieurs caissettes en bois. Una ouvrit l’une d’elles et en retira quatre épées de bois. « Bienvenue sur mon terrain d’exercice, messires. » Avec un grand sourire, elle leur fit une profonde révérence. « Cela vous ira t-il ?

— Tu dis que tu n’es pas la seule à monter ici ? questionna Tobin.

— Oui, mais la plupart des gens qui y viennent le font la nuit, l’été, pour…

tu vois quoi. »

Ki décocha un coup de coude à Tobin. « Faudra nous souvenir de ça ! »

Una rougit mais fit semblant de n’avoir pas entendu. « Si vous continuez par là, dit-elle en désignant l’ouest entre une vallée de pignons, vous apercevrez vos propres terrains d’entraînement. Et si vous allez par là - elle montra le nord - vous finirez par tomber sur la villa de ma famille, tout au bout du palais… si vous ne vous êtes pas perdus, entre-temps, ou n’avez pas crevé le plafond de je ne sais qui ! »

Arengil se saisit de l’une des épées de bois et poussa quelques bottes fictives comme afin de se dérouiller. « Je ne comprends toujours pas ce que tu veux fiche de leçons d’escrime. Même si tu réussis à apprendre, le roi ne te permettra jamais de te battre.

— Les choses peuvent toujours changer, riposta t-elle. Peut-être reviendra-t-on aux anciens usages.

— Elle est tout à fait capable d’apprendre si elle le veut », dit Tobin qui ne l’avait jamais trouvée si fort à son gré. Puis d’ajouter, après un bref silence, d’un ton goguenard: « C’est comme mes leçons de danse, je pourrais aussi bien continuer de les prendre ici, non ? »

Sans être particulièrement doux, même sur la côte, cet hiver-là vit tomber néanmoins plus de pluie que de neige. Ce qui multiplia pour Tobin et pour ses complices les occasions de s’adonner à leurs leçons clandestines sur le toit sans trop de risques de glisser, tout trempés qu’ils étaient souvent.

Ils s’y retrouvaient chaque fois que le permettaient leurs cours officiels et le temps, mais Una avait eu beau leur faire jurer à tous le plus grand secret, elle fut la première à le trahir.

En arrivant au rendez-vous, un après-midi ensoleillé, Tobin et Ki découvrirent en effet une autre fille brune qui les attendait avec Arengil et Una. Ses traits ne leur étaient pas inconnus.

« Vous vous rappelez sans doute mon amie Kalis ? fit Una en décochant à Ki un regard malicieux. Elle veut apprendre, elle aussi. »

Ki piqua un léger fard tout en s’inclinant, et Tobin reconnut en elle l’une des cavalières qu’avait fait tournoyer son ami lors du bal donné pour l’anniversaire de Caliel.

« Vous n’y voyez pas d’inconvénient, n’est-ce pas ? » demanda Una.

Tobin haussa les épaules et se détourna pour ne pas laisser voir sa rougeur mensongère.

Deux nouvelles recrues les rejoignirent après cela, et lui-même amena Nikidès, qui avait plus besoin que quiconque de s’entraîner davantage. D’où découla bien entendu qu’il devint vite impossible d’exclure Lutha du groupe, ainsi que leurs écuyers respectifs. Ki surnomma du coup tout ce joli monde

« Académie d’escrime du prince Tobin ».

Ce dernier n’était d’ailleurs pas mécontent de posséder sa petite conjuration personnelle occulte, et sa gratitude envers Una reposait également sur un autre motif. Les toits du Palais Vieux se prêtaient admirablement à la convocation de Frère. Il y grimpait seul en catimini au moins une fois par semaine pour prononcer la formule fatidique.

Il ne le fit d’abord qu’à contrecœur. La cicatrice qui ornait le front de Ki lui rappelait trop volontiers l’attentat qu’il prêtait à Frère, et la mort d’Orun continuait de hanter ses songes. Les toutes premières fois où il l’y manda, il apporta bien la poupée mais refusa de se laisser escorter par Ki, tant il se défiait encore du comportement du fantôme.

Or, non content de se tenir actuellement très à carreau, Frère ne manifestait pas le moindre intérêt pour lui ni pour son entourage. À se demander s’il n’allait pas retourner à l’évanescence, ainsi qu’il l’avait déjà fait avant la mort de leur père. Mais, au fur et à mesure que s’écoulaient les semaines, il n’en conservait pas moins son apparence étrangement tangible.

Était-ce alors…dans la nouvelle liaison pratiquée par Lhel qu’il avait puisé la force de tuer ?

Quand finalement Tobin se décida à monter avec Ki, ce fut pour découvrir que son ami ne pouvait plus voir Frère, à moins que celui-ci ne reçût l’ordre exprès de se montrer à lui.

« C’est aussi bien ainsi. Je ne meurs pas franchement d’envie de le voir », dit Ki.

Tobin n’y tenait pas davantage. La cicatrice de celui-ci avait beau s’estomper, sa rancune à l’endroit du coupable demeurait tenace.

Plus l’hiver avançait, plus il devenait évident pour Tobin que certaines des filles de son « Académie » se passionnaient moins pour les leçons que pour les galanteries, sans que les garçons trouvent rien à redire à cet état de choses. Kalis et Ki s’égaraient parfois dans le dédale des cheminées et finissaient par en resurgir avec des échanges de petits sourires mystérieux.

Barieüs cessa de languir après l’inaccessible Lynx ; il perdit son cœur au profit de la rousse Lady Mora quand elle lui eut brisé un doigt au cours d’une joute et se montra dès lors beaucoup plus expansif.

Una ne se risqua pas à tenter d’embrasser Tobin de nouveau, mais il ne fut pas sans s’apercevoir qu’elle brûlait parfois de récidiver. Au cours de leurs exercices d’affrontement, il ne pouvait s’empêcher de remarquer l’éclosion de certaines rondeurs… Les filles mûrissaient plus tôt, d’après Ki, et les idées aussi leur venaient plus tôt. Tant mieux pour lui s’il en profite, songeait Tobin avec désolation.

Même s’il avait désiré plaire aux filles, il était dans l’incapacité de se figurer ce qu’Una pouvait bien lui trouver. Croisaient-ils le fer sur les toits, dansaient-ils au cours d’un bal, toujours il la percevait à l’affût d’un signe révélateur de sentiments réciproques. Il en éprouvait des remords cuisants, tout certain qu’il était de n’avoir strictement rien fait pour l’induire en erreur. Tout contribuait à son embarras, et il ne fit qu’aggraver les choses en réalisant pour elle un pendentif d’or en forme d’épée. Car elle ne se fit pas faute de s’y méprendre et de l’arborer ouvertement comme un gage d’amour.

Il pouvait du moins lui offrir, pendant les leçons, quelque chose de loyal et de non équivoque. Ils étaient bien assortis pour la taille et s’appariaient souvent pour s’exercer. Elle était prompte à apprendre et les ahurissait tous par ses progrès.

Tobin trouva un adversaire autrement coriace en la personne d’Arengil.

Alors qu’il ne paraissait pas plus âgé qu’Urmanis, le ‘faïe avait sur n’importe lequel d’entre eux l’avantage de beaucoup plus d’années d’entraînement.

Loin d’en profiter cependant pour regarder quiconque de son haut, il leur enseigna le style d’escrime aurënfaïe, qui reposait plus volontiers sur l’adresse à frapper de biais que sur l’empoignade frontale. Tobin et sa bande n’ayant pas été longs à mettre efficacement en pratique ce type de procédés lors des exercices avec le reste des Compagnons, force fut à ceux-ci d’en faire le constat, surtout après que Ki eut fendu la lèvre à Mago d’un magnifique coup de coude. L’écuyer de_merde en rayonna pendant deux jours, et il offrit à Arengil sa meilleure dague dès qu’ils se revirent.

15

Tandis que les derniers orages de Klesin se pourchassaient mutuellement en mer, les Compagnons attendaient fébrilement des nouvelles de la reprise des combats ; sûrement que le roi ne pourrait plus continuer de maintenir Korin planqué comme une fille, maintenant qu’il avait atteint l’âge adulte ?

Or, si l’on eut bien vent de quelques escarmouches sur les frontières, en effet, ni Erius ni l’Overlord plenimarien ne semblaient bien pressés de se livrer bataille.

Comme à l’accoutumée, Nikidès fut le premier informé de la tournure que prenaient les choses. « D’après Grand-Père, il y aurait en ce moment des pourparlers en vue d’une suspension d’armes », annonça-t-il d’un air morose aux autres, un matin, pendant le petit déjeuner.

Tout le monde se mit à rouspéter. La paix, cela voulait dire que l’on n’aurait aucune chance de s’illustrer au combat. Korin eut beau demeurer muet, Tobin comprit que la nouvelle l’affligeait plus que quiconque, lui qui était l’unique raison pour laquelle on les avait tous écartés si longtemps des opérations.

Le vin n’en coula dès lors au mess qu’avec d’autant plus de libéralité, tandis que la mauvaise humeur et les coups de gueule des garçons s’exacerbaient sur le terrain d’exercice.

On en était là depuis quelques jours, sans plus rien savoir de ce qui se passait, quand Tobin fit un cauchemar qui l’avait laissé tranquille durant des mois.

Il se trouvait blotti dans un coin, regardant sa mère arpenter la petite pièce tout en haut de la tour de guet. Elle se précipitait d’une fenêtre à l’autre. Elle étreignait contre son sein, tel un nouveau-né, la poupée de chiffon, cependant que Frère, accroupi dans l’ombre, dardait sur lui ses prunelles noires d’un air entendu.

« Il nous a retrouvés ! glapit Ariani tout en l’empoignant par le bras pour l’entraîner de force vers la fenêtre occidentale, celle qui surplombait la rivière. - Il arrive », confirmait Frère de son coin à lui. Tobin se réveilla.

Installé au pied du lit à baldaquin, Frère le dévisageait.

Il arrive. Comme il se répétait à part lui l’avertissement de son rêve, les lèvres fines du fantôme ne remuaient pas.

Ki s’agita à ses côtés, puis marmonna quelque chose d’un ton vaseux dans l’oreiller.

« Ce n’est rien. Rendors-toi. » Il avait la cervelle lancinée par tout le vin lampé au mess dans la soirée, mais ce n’étaient pas ces excès-là qui lui barbouillaient si fort l’estomac.

« Est-ce que le roi revient pour de bon ? » chuchota t-il à l’adresse de Frère.

Le fantôme acquiesça d’un hochement de tête avant de s’évaporer.

Trop chamboulé pour songer au sommeil, il se glissa hors du lit et s’enveloppa dans la robe de laine que Molay disposait toujours à son intention sur un siège voisin. Les rideaux masquaient encore les baies du balcon, mais les premières lueurs du jour en dessinaient vaguement les contours. Dehors, dans le jardin, des corbeaux se chamaillaient, quelque part.

« Avez-vous besoin de moi, mon prince ? bredouilla Baldus d’une voix comateuse, sur sa paillasse.

— Non. Dors. »

Il sortit sur le balcon. Le jabot tout ébouriffé contre le froid, trois corbeaux étaient perchés parmi les bourgeons d’un chêne juste au-dessous de la rambarde. De tous les toits de la ville montait vers les roses et les ors du ciel la fumée des feux du petit matin, droite et fine dans l’air paisible comme un fil bleu. Au-delà du goulet du port, la mer pétillait de crêtes écumantes. Tobin scruta l’horizon. Le roi devait être là-bas, quelque part.

Peut-être était-il même en train de faire déjà voile pour rentrer.

Mais nous en aurions entendu parler ! Le roi n’allait tout de même pas revenir à Ero furtivement, de nuit, comme un vulgaire pirate. Cela faisait des années qu’il était parti. Des fanfares et des fêtes allaient forcément saluer son retour.

Tobin s’assit sur la balustrade de pierre, histoire d’attendre que s’estompe un peu le sentiment d’oppression laissé par le rêve. Mais celui-ci s’aggrava, au contraire, lui donnant de telles chamades que des taches noires se mirent à danser sous ses yeux.

Il essaya le petit truc que lui avait enseigné Arkoniel et se concentra sur le plumage luisant des corbeaux. Peu à peu, la panique se retira, le laissant face au problème plus immédiat de l’avertissement de Frère.

Tout transi, il réintégra la chambre et se pelotonna dans un profond fauteuil au coin de la cheminée. Quelqu’un passa vivement dans le corridor mais, à part cela, le silence persistait à régner dans l’aile des Compagnons.

L’effervescence de la vie diurne épargnait encore le Palais Vieux.

Et s’il arrivait aujourd’hui ? se demanda Tobin, les genoux serrés dans ses bras. Cela fit surgir une inspiration bienvenue. Tharin connaissait le roi, lui ! Lui saurait quoi faire…

« Et qu’est-ce qu’il pourrait bien faire ? » cracha Frère, tapi dans le noir derrière le dossier du fauteuil.

Tobin n’eut pas le loisir d’imaginer une réplique qu’un fracas formidable assorti d’un chapelet de jurons rieurs lui parvint du côté de la garde-robe.

Quelqu’un venait d’emprunter le passage dérobé qui reliait cette dernière aux appartements de Korin. À peine eut-il congédié Frère qu’encore en chemises de nuit firent irruption dans la chambre son cousin et Tanil.

Baldus se dressa d’un bond avec un petit cri de stupeur, et Ki, du fond du lit, laissa échapper un gémissement étouffé.

« Père est sur le chemin du retour ! gueula le prince royal en arrachant Tobin de son fauteuil pour le faire virevolter à travers la pièce. Un messager vient juste d’arriver pour annoncer que son bateau avait touché Cima voilà trois jours. »

Il nous a retrouvés !

« Le roi ? Aujourd’hui ? » Ki pointa son museau tout embroussaillé de mèches brunes entre les courtines.

« Pas aujourd’hui. » Relâchant Tobin, Korin écarta vivement les tentures et sauta se jucher aux côtés de Ki. « Vu les tempêtes qui sévissent encore au large, c’est par voie de terre qu’il effectue le restant du trajet. Nous devons aller le retrouver à Atyion, Tob. Paraîtrait comme ça que ton souhait de toujours est finalement sur le point de s’exaucer !

— Atyion ? » C’était à peine si son esprit retenait la bonne nouvelle.

Tanil s’affala de l’autre côté de Ki sur lequel il s’accouda sans plus de façons. « Un motif, enfin, pour sortir de cette foutue ville ! Et on fera tous partie du cortège qui ramènera le roi ! » Il paraissait aussi enchanté que Korin.

« Pourquoi Atyion ? s’étonna Tobin.

— Pour te faire honneur, je présume, répliqua Korin. Après tout, Père ne t’a pas revu depuis ta naissance. »

Non, mais je l’ai vu, moi, songea Tobin, se remémorant les flamboiements du soleil sur un heaume d’or.

Korin rebondit sur ses pieds et se mit à arpenter la pièce comme un général mijotant ses plans de campagne. « Le messager est venu me voir en premier, mais la nouvelle ne tardera guère à être connue de tous. D’ici une heure, la ville entière en sera sens dessus dessous, et la moitié de cette maudite cour va vouloir à toute force nous accompagner. » Il ébouriffa les cheveux de Ki puis arracha la couverture qui l’emmitouflait. « Or çà, debout, sieur écuyer, vite à vos devoirs ! Vous allez m’aider à réveiller les autres, Tobin et toi. Dites à chacun de n’emporter qu’un minimum d’effets ; pas de valets ni de bagages. Qu’on puisse filer avant que quiconque se doute de rien.

— Maintenant ? Tout… tout de suite ? bégaya Tobin, affolé par l’idée qu’il n’aurait pas le temps de causer avec Tharin avant le départ.

— Pourquoi non ? Voyons voir… Ta garde et la mienne devraient suffire à satisfaire Lord Hylus… » Korin se dirigea incontinent vers la garde-robe.

« En démarrant tôt, nous pouvons nous trouver là-bas demain vers l’heure du dîner. » Il s’immobilisa, radieux, pour lancer à Tobin: « Je ne saurais attendre un instant de plus que Père te connaisse enfin ! »

Le tumulte prévu commençait déjà à se faire entendre quand Tobin et Ki se mirent en demeure d’aller réveiller les autres. Ils trouvèrent Lutha et Nikidès debout, mais il leur fallut cogner pas mal pour faire se lever Orneüs.

Le chapelet de jurons feutrés qui leur parvint de l’intérieur fendit Ki jusqu’aux oreilles. Au bout d’un moment, la porte s’entrebâilla d’un pouce, et Lynx y passa le nez. Tout vaseux d’avoir trop bu qu’il était encore, il se montra aussi affable que de coutume.

« Que se passe-t-il ? demanda-t-il en bâillant. Orneüs est touj… , euh… , jours au pieu.

— Au pieu ? » Ki se tordit le nez. Une bouffée d’aigres vomissures venait d’empuantir le corridor.

Lynx haussa tristement les épaules mais s’illumina en apprenant les nouvelles. « Z’en faites pas, me charge qu’il soit prêt dans une seconde ! »

Les plans de Korin enthousiasmèrent maître Porion. « En guerriers, les gars, pour vous présenter au roi, et fi des cohues de plats courtisans ! »

s’exclama-t-il en administrant une claque dans le dos du prince.

Molay et Ki tinrent à tout superviser. On dépêcha Baldus prier Tharin de faire équiper hommes et montures. Quant à Tobin, il mit à profit le branle-bas général pour se faufiler dans la garde-robe.

S’il avait suffi d’y laisser la poupée pour être débarrassé de Frère durant quelques jours, il aurait sans peine adopté cette solution, mais l’habitude nouvellement prise par le fantôme d’apparaître où et quand cela lui chantait rendait sa maîtrise trop aléatoire. Tobin descendit donc la poupée de sa cachette et la fourra au fond de son paquetage. Et, pendant qu’il ficelait celui-ci le plus étroitement possible, l’idée le traversa qu’Atyion, somme toute, aurait dû être la demeure de Frère autant que la sienne.

En dépit de toute leur hâte, il était près de midi quand le cortège de Korin eut dûment formé ses rangs dans la cour de devant. Les Compagnons arboraient chacun les couleurs et les armoiries de sa propre maison, comme le voulait l’usage lorsqu’ils sortaient de la ville, le seigneur comme son écuyer n’en ayant pas moins le torse barré par le baudrier écarlate frappé aux armes - le dragon blanc - du prince royal. Le soleil au zénith faisait fièrement flamboyer les heaumes et les boucliers.

La garde personnelle de Korin resplendissait, en écarlate et blanc, celle de Tobin était vêtue de bleu. Comme toujours en pareille occasion, Tharin portait une robe de gentilhomme et un baudrier aux couleurs de Tobin.

Une foule de courtisans s’était rassemblée pour assister à leur départ, et elle les acclamait en brandissant mouchoirs et couvre-chefs.

« Regarde, Tobin, ta dame est là ! » lança Korin, en désignant Una qui se trouvait avec Arengil et plusieurs des filles de l’école d’escrime clandestine.

À ces mots, le reste des Compagnons se mit à rire. Non sans rougir, Tobin suivit Ki pour aller leur dire au revoir.

Arengil plongea dans une révérence outrée. « Chapeau bas devant les glorieux guerriers de Skala ! » Il flatta les naseaux de Gosi tout en admirant les rosettes d’or qui ornaient son harnais tout neuf. « Eh bien… , tout ça pour un prince péquenot ! Tu sais que tu as l’air de sortir à l’instant d’une tapisserie ?

— Tout à fait, dit Una. Je suppose qu’il va nous falloir laisser tomber nos leçons de danse pour le moment ? Combien de temps seras-tu absent ?

— Je l’ignore, répondit-il.

— En route, holà ! rugit Korin en faisant volter son cheval et en brandissant son épée. Ne faisons pas attendre mon père. Tous à Atyion !

— À Atyion ! » s’écrièrent les autres en sautant en selle.

Comme Tobin se détournait pour partir, Una l’embrassa sur la joue puis se fondit vivement dans la foule.

Si l’ardeur fébrile des préparatifs avait permis à Tobin d’oublier quelque peu ses appréhensions, l’inévitable ennui d’une aussi longue chevauchée leur laissa tout loisir de revenir insidieusement l’assaillir.

Il allait rencontrer le roi. L’homme à cause duquel sa mère n’avait jamais été reine. Eût-elle porté la couronne qu’elle ne serait peut-être pas devenue folle ? Et peut-être que Frère ne serait pas mort, et qu’au lieu de grandir planqués dans les montagnes ils auraient été tous les deux élevés côte à côte à la cour ou à Atyion ?

N’eût été le roi, songe a-t-il avec une amertume poignante, mon vrai visage m’aurait été familier depuis ma naissance…

16

La nouvelle du retour du roi, Nyrin l’avait apprise une semaine auparavant par un émissaire secret. Les affaires qui l’appelaient à Ilear devraient attendre, apparemment ; le billet laconique reçu de Sa Majesté lui ordonnait de venir discrètement La rejoindre à Cirna.

Rien n’aurait pu satisfaire davantage le magicien. À la faveur de la nuit, il s’était éclipsé de la capitale avec un modeste contingent de gardes busards et acheminé vers le nord.

Plantée sur le point le plus étroit de l’isthme, la forteresse de Cima appartenait au prince Tobin, du moins nominalement. À la suite de la mort opportune d’Orun, Erius avait jugé bon, dans son infinie sagesse (un tantinet manipulée, mine de rien), de nommer Nyrin lord protecteur des lieux. Bâtie sur une langue de terrain rocheux battue par les vents, bordée de part et d’autre par des falaises vertigineuses et où ne vivaient qu’une pincée de gardeurs de chèvres et de pêcheurs, la place avait, dans son genre à elle, autant d’importance qu’Atyion. Sa puissance, elle la devait non pas à ses ressources mais à sa position. Le maître de Cirna commandait l’unique voie de terre permettant d’accéder dans la péninsule skalienne.

Les remparts massifs de la forteresse se dressaient en plein milieu de l’isthme, à cheval sur la route même, et des murs de pierre hauts comme deux hommes et larges comme une maison reliaient son enceinte extérieure aux falaises des deux côtés. Grâce à quoi elle avait soutenu victorieusement toutes les attaques des forces plenimariennes, tous les raids zengatis, et résisté même aux sorcelleries des populations montagnardes. Quant aux péages perçus à ses portes, ils étaient loin d’être insignifiants, et la part prélevée par Nyrin avait d’ores et déjà passablement distendu ses coffres personnels.

Mais l’or n’était pour rien dans l’exultation qui lui gonflait le cœur au fur et à mesure que la silhouette lugubre de Cirna émergeait du brouillard chargé de sel, là-bas devant: ce qu’elle incarnait à ses yeux, c’était la consolidation de son pouvoir sur le roi.

S’il avait été relativement enfantin de retourner le roi contre l’odieux Orun, il en était allé tout autrement pour ce qui concernait Rhius. Dans le cas du premier, les vices faisaient mieux que surabonder, ils crevaient les yeux. Le duc, en revanche, avait mené une existence au-dessus de tout reproche, et les liens noués avec Erius dans le cadre des Compagnons semblaient devoir tenir jusqu’à leur dernier jour. En le pressant d’épouser sa sœur unique, le roi pouvait bien avoir eu en tête d’assurer le ferme attachement au trône des puissants domaines de Cirna et d’Atyion, mais, calcul à part, son affection pour lui était indéniablement sincère. Et c’est sur cet obstacle-là qu’avait bien failli achopper dans les premiers temps l’influence grandissante du magicien. Mais le duc avait fini par avoir la malencontreuse idée de s’insurger sans ménagements contre le massacre de la parenté féminine, et la patience du roi avait fini par s’amenuiser. Si bien que lorsque Rhius avait succombé sur le champ de bataille, c’est un

« Enfin ! » de soulagement que Nyrin s’était flatté de percevoir tout seul sous l’extravagant numéro de deuil donné par Sa Majesté.

Cependant, si cette mort avait déblayé sa propre route d’un gros embarras, c’est à un péril autrement formidable qu’il allait devoir faire face en ce jour.

Comme la route de l’isthme faisait longer à Nyrin et à ses cavaliers la crête des falaises orientales, de vagues trouées dans la bruine révélèrent en contrebas le petit port où étaient mouillés le navire amiral d’Erius et ses bâtiments d’escorte.

Entreprendre de traverser la mer Intérieure si tôt au printemps n’avait rien d’une sinécure, et l’aspect de tous les vaisseaux trahissait telle ou telle avarie. À bord de celui du roi, des essaims de marins s’affairaient à réparer les toiles.

Après avoir descendu la route en lacet bourbeuse qui menait au village, le magicien tomba sur un peloton de gardes royaux qui l’attendaient au bord de la grève. Ils l’embarquèrent aussitôt dans une chaloupe, et lorsqu’il finit par enjamber le bastingage du navire amiral, il s’y vit accueillir par le lord général Rheynaris.

« Bienvenue à bord, messire. Sa Majesté vous attend en bas. »

Tout en lui emboîtant le pas, Nyrin jeta un coup d’œil à l’entour du pont.

Une grappe de cadets nobles attachait sur lui des regards manifestement curieux. Aussitôt qu’il se figura que le visiteur ne risquait plus de s’en apercevoir, l’un d’entre eux fit un signe de conjuration.

« Dites-moi, Rheynaris, qui donc est ce jeune gaillard, là-bas ?

— Celui aux cheveux jaunes ? Le fils aîné de Solari, Nevus. Il fait partie des nouveaux écuyers du roi. »

Nyrin se renfrogna ; il n’avait rien su de cela. Et Rhius avait eu en Lord Solari l’un de ses principaux hommes liges…

« L’humeur d’Erius ? s’enquit-il quand il fut certain de n’être entendu par personne d’autre.

— Content d’être de retour chez lui, je dirais. » Comme ils approchaient de la cabine, l’autre marqua le pas. « S’est montré plutôt… lunatique depuis notre départ de Mycena. S’aggrave invariablement pour peu qu’il se trouve éloigné des combats. »

Nyrin hocha la tête en guise de remerciement pour la mise en garde, et le général cogna doucement à la porte.

« Entrez ! » lança une voix bourrue.

À demi allongé sur l’étroite couchette de la cabine, Erius était en train de griffonner quelque chose, une écritoire portative en travers des genoux.

Tandis que la plume d’oie s’affairait à écorcher le parchemin, le magicien patienta dans un garde-à-vous déférent, l’oreille tendue, l’œil à son haleine qui fumait dans l’air froid. La pièce n’était pas chauffée, mais le roi n’en portait pas moins sa tunique déboutonnée comme le dernier des soldats.

Nettement plus gris, remarqua Nyrin, les cheveux et la barbe encadraient des traits qu’avaient davantage accusés les soucis.

Sur une dernière gambade fleurie de sa plume, Erius rejeta l’écritoire et s’assit jambes pendantes au bord de la couchette. « Salut, Nyrin. Vous n’avez pas perdu de temps. Je ne m’attendais pas à vous voir avant demain. »

Le magicien s’inclina. « Bienvenue chez vous, Sire. »

Du bout du pied, le roi poussa un tabouret du côté de son visiteur.

« Assis, puis des nouvelles de chez moi, justement, s’il vous plaît. »

Le magicien ne fit qu’effleurer les nouvelles d’ordre général, en minimisant notamment la poussée de peste qui venait de décimer les populations de plusieurs villes du nord. « Le grand prêtre du temple d’Achis se trouve en détention pour trahison, poursuivit-il, abordant des sujets plus sérieux. On l’a entendu parler au moins à trois reprises de la reine mythique que ces songe-creux continuent de voir dans leurs rêveries délirantes. »

Erius fronça les sourcils. « Vous m’aviez dit qu’il n’était plus question de tout ça.

— Des rêveries, Votre Majesté, rien de plus que des rêveries nées de la peur et dans des cervelles qui prennent leurs désirs pour des réalités. Mais, ainsi que vous le savez trop bien, mon seigneur et maître, il peut se révéler dangereux de laisser des sottises pareilles s’enraciner dans les esprits ignares.

— C’est bien pour y parer que je vous ai, non ? » Le roi préleva une liasse de parchemins dans le fond de son écritoire. « Le chancelier Hylus m’annonce que la peste a fait de nombreuses victimes et que, cet hiver, la disette a sévi à l’intérieur des terres jusqu’à Gormad et Elio. Rien d’étonnant si les gens se croient dès lors frappés de malédiction et rêvent de reines. Je commence à me demander quels vestiges de royaume je vais bien être finalement à même de transmettre. » Un tic lui taquina le coin de l’œil gauche. « J’ai eu beau détruire la tablette et abattre les stèles, les paroles de l’Oracle n’en conservent pas moins leur éclat premier. »

Les doigts de Nyrin esquissèrent d’un geste presque imperceptible un charme d’apaisement. « Tout le monde se perd en perplexités quant à la validité de la trêve. Qu’en pense Votre Majesté ? »

Erius se massa la barbe en soupirant. « Qu’il s’agit - au mieux - d’une trêve de fermiers. Aussitôt qu’une récolte aura regarni les greniers des Plenimariens, nous nous trouverons forcés, m’est avis, de repartir pour Mycena. D’ici là, tant vaudrait pratiquer la même politique qu’eux. Ces damnées sécheresses sont tout autant nos ennemies que les armées de l’Overlord. Mais, en tout état de cause, je ne suis pas fâché de prendre un peu de repos. Je ne vais certes pas bouder ces retrouvailles avec la musique et des repas décents, ni regretter de ne dormir que d’une seule oreille. » Il adressa au magicien un sourire navré. « Jamais je n’aurais cru que j’en viendrais à me lasser de guerroyer, mon cher, et pourtant la vérité me force à convenir que je suis fort aise de cette trêve. Contrairement à mon fils, je présume… Comment se porte t-il, au fait ?

— Bien, Sire, très bien. Mais dans l’état de fébrilité que vous lui prêtiez. »

Erius gloussa sombrement. « De fébrilité ? Hm.

C’est le dire en termes galants. Plus galants que ceux dont se sert maître Porion. Qui me le décrit se soûlant et courant les putes et faisant la noce.

Oh, je ne me conduisais pas mieux, à son âge, tant s’en faut, bien sûr, mais j’avais déjà subi l’épreuve du sang, moi.

Comment lui reprocher d’ailleurs sa démangeaison de se battre ? Vous devriez voir les lettres qu’il m’envoie pour me conjurer de le laisser venir à Mycena. Ah, Flamme divine ! s’il savait combien il m’en a coûté de devoir le laisser si longtemps dans son cocon de Soie….

— Votre Majesté avait-Elle le choix, quand Elle ne possède pas d’autre héritier qu’un neveu souffreteux ? » Ça, c’était une vieille rengaine entre eux.

« Ah oui, Tobin… Mais pas si souffreteux que ça, paraît-il, en définitive.

Mis à part qu’Orun m’assommait de doléances à son propos, Korin et Porion ne m’en font tous deux que de vibrants éloges. Quelle est donc votre opinion sur lui, maintenant que vous l’avez vu de vos propres yeux ?

— À bien des égards - la plupart… -, un drôle de petit gars. Plutôt maussade, pour autant que nos rares rencontres m’aient permis d’en juger personnellement, mais du genre artiste. Même qu’il s’est déjà fait un nom à la cour par son seul talent à exécuter sculptures et bijoux. »

Erius opina du chef d’un air attendri. « Il tient ça de sa mère. Mais là ne s’arrête pas son mérite, à ce que l’on m’a rapporté. Korin le prétend presque aussi fine lame que lui-même.

— Il semble un escrimeur habile, en effet, tout comme son petit bouseux d’écuyer. »

À peine ces mots eurent-ils franchi ses lèvres que le magicien eut conscience qu’il venait de commettre un faux pas ; le brusque éclair de fureur qui venait d’embraser les yeux du roi présageait l’une de ses crises.

« Bouseux ? »

Nyrin manqua tomber à la renverse de son tabouret lorsque, se dressant d’un bond, Erius expédia valser son écritoire portative, dont le couvercle s’ouvrit à la volée, éparpillant de toutes parts cire à cacheter, parchemins et instruments di vers, tandis que l’explosion conjointe du flacon d’encre et du sablier faisait s’élargir sur le plancher vétuste une flaque noire d’aspect granuleux. « C’est ainsi que vous avez le front de qualifier un Compagnon de la Maison du Roi ? rugit-il.

— Que Votre Majesté daigne me pardonner ! » Les accès de ce genre étaient tellement subits et imprévisibles que Nyrin lui-même était impuissant à les prévenir. Et ce d’autant moins en l’espèce qu’à sa connaissance, en tout cas, Erius se fichait éperdument de ce gamin-là.

« Répondez-moi donc, maudit que vous êtes ! hurla le roi, sous l’emprise d’une rage de plus en plus folle. C’est de cette façon que vous osez parler d’un Compagnon, vous, résidu de souillon ? vous, foutre de pedzouille et de mollasson, vous… ? »

Il écumait, postillonnait. Nyrin se laissa choir à deux genoux tout en refoulant son désir de s’éponger la figure. « Non, Sire. »

Erius le dominait de toute sa hauteur sans cesser de l’invectiver à pleins poumons. Mais les injures du début ne tardèrent pas à dégénérer en divagations des plus incohérentes et puis en un grondement rauque et confus. Tout en maintenant ses regards soigneusement baissés, Nyrin ne cessait d’épier du coin de l’œil, au cas où le roi se serait emparé d’une arme.

L’incident s’était déjà produit…

L’accès s’interrompit tout d’un coup, comme à l’ordinaire, et le magicien releva peu à peu la tête. Erius peinait à recouvrer son souffle et, les poings crispés contre ses flancs, tanguait légèrement. Ses prunelles étaient aussi dépourvues d’expression que celles d’une poupée.

Rheynaris passa le nez à la porte.

« C’est fini », lui souffla Nyrin en le congédiant d’un geste avant de se relever pour prendre le roi doucement par le bras. « Je vous en prie, Sire, asseyez-vous. Vous n’en pouvez plus. »

Aussi docile qu’un gosse harassé, Erius se laissa ramener jusqu’à la couchette et, s’adossant contre la cloison, ferma les paupières. Le magicien se dépêcha de ramasser l’écritoire et d’en rassembler tout le contenu, puis déplaça une carpette afin de camoufler la flaque d’encre.

Le temps d’achever ce ménage rudimentaire, et le roi avait rouvert les yeux, mais il conservait, comme toujours au sortir de ces fichues crises, l’air d’un homme égaré dans un brouillard douteux. Nyrin reprit place sur son tabouret.

« Qu’est-ce que… - de quoi étais-je en train de parler ? croassa finalement Erius.

— De l’écuyer de votre neveu, Sire. Nous déplorions la goujaterie de certaines personnes à la cour qui lui font grief de ses origines. En le traitant, je crois, de "chevalier de merde" et de "bouseux" Le prince Tobin a toujours assuré sa défense de la manière la plus passionnée. _

— Quoi ? Passionné, vous dites ? » lui papillota le roi, tout en luttant pour se recomposer un semblant d’attitude. Pauvre bougre, qui persistait à se figurer que ses crises étaient assez fugaces pour que personne ne s’en soit jamais avisé… ! « Oui, passionné, comme sa chère mère, ma douce Ariani.

La malheureuse se serait donné la mort, à ce qu’on m’assure… »

Comment s’étonner désormais du soulagement que le général Rheynaris avait laissé transparaître en annonçant qu’Erius quittait le champ de bataille ? Cela faisait une bonne année que ses missives secrètes étaient farcies d’incidents semblables. L’annonce de la mort d’Orun avait par exemple flanqué le roi dans une rogne si insensée qu’il avait fallu recourir aux potions d’une drysienne pour le calmer. Une réaction d’autant plus étrange que son estime pour le défunt s’était, grâce à Nyrin, singulièrement refroidie au cours des dernières années ; et alors qu’à force de minutieuses manœuvres de sape, le magicien venait finalement de réussir à le persuader de dessaisir Vieilles Tripes molles de sa tutelle en lui faisant gober que son influence sur le gamin relevait de la pure et simple félonie. À quoi rimait dès lors que la disparition du vieux l’affectait à ce point ?

Erius se frotta les yeux. Ce qui suffit à leur restituer leur acuité coutumière. « J’ai mandé aux garçons de venir nous rejoindre à Atyion. » Il émit un petit gloussement. « Mon fils m’avait écrit voilà quelque temps toute une bafouille afin de m’admonester pour que je laisse finalement le gamin visiter ses domaines.

— C’est Orun qui s’y opposait, naturellement, l’avisa Nyrin. Il avait remplacé l’intendant par une créature à lui et déjà commencé à se remplir les poches.

— Ce goinfre imbécile m’aura du moins épargné l’ennui de le faire exécuter. » Il se carra sur la couchette et gratifia le magicien d’une tape à l’épaule. « M’a tout l’air que vous l’aviez percé à jour. Il a fini par viser trop haut. J’aurais dû vous écouter plus tôt, je le sais, mais il s’était montré de mes bons amis durant les années noires où ma mère régnait encore.

— Votre Majesté a toujours fait preuve d’une fidélité légendaire. Il n’en reste pas moins que sa mort vous lègue des tas de problèmes. Entre autres qu’Atyion ne saurait rester sans administrateur.

— Cela va de soi. J’en ai confié la charge à Solari.

— À Lord Solari, mon roi ? » Le ressouvenir du jeune homme aperçu sur le pont fit chavirer le cœur de Nyrin.

« Duc Solari, dorénavant. Je l’ai nommé protecteur d’Atyion. »

Les poings crispés dans les plis de ses robes, le magicien fit de son mieux pour dissimuler son désappointement. Il avait escompté que le roi le consulterait avant de choisir le successeur d’Orun. Et voilà que la plus juteuse prune de tout le royaume était tombée hors de sa portée.

« Oui, il a bien plus de titres que n’en avait Orun.

Il était l’un des officiers de Rhius, vous ne l’ignorez pas ; assez loyal, mais également ambitieux. » Les lèvres d’Erius s’amincirent en un sourire dépourvu d’ironie. « La garnison d’Atyion a confiance en lui. Et Tobin de même. Aussi l’ai-je déjà dépêché occuper ses fonctions.

— Quitte à reconnaître la sagacité d’un tel choix, je ne puis m’empêcher de m’interroger sur ce qu’en dira Tharin. Qui sait s’il ne nourrissait pas lui-même quelque espérance à cet égard ? »

Erius secoua la tête. « Tharin est un preux, mais il n’a jamais eu la moindre espèce d’ambition. N’eût été Rhius, il serait encore un deuxième cadet sans terre, et Atyion le verrait simplement se consacrer à l’élevage des chevaux. Nous n’avons pas à nous inquiéter de son opinion, m’est avis.

— Il veille on ne peut plus jalousement sur le petit prince, néanmoins. Il ne s’en laissera pas séparer.

— Pauvre type… Il n’a jamais eu d’yeux que pour Rhius. Je gage qu’il finira ses jours à tournicoter autour du gosse en se berçant de souvenirs moisis.

— Et Solari ? Sa loyauté vis-à-vis du prince est-elle aussi totale ? »

Le dur sourire reparut. « Elle l’est vis-à-vis de moi.

Il protégera le prince aussi longtemps que cela lui garantira ma faveur.

Mais que ma faveur en vienne à changer de cours pour une raison ou une autre, et je me flatte que nous le trouverons tout prêt à servir son roi. À

présent, dites-moi, c’est quoi, toutes ces histoires à propos de Korin et de je ne sais quelle boniche qu’il aurait engrossée ? Vous êtes au courant ?

— Eh bien… , oui, Sire, le fait est là, mais j’avais jugé bon de vous épargner ce tracas jusqu’à votre retour. » Pour une fois, Nyrin se retrouvait totalement pris au dépourvu. Il n’avait appris la chose que quelques semaines auparavant, grâce à l’un des espions les plus guette-au-trou dont il disposait dans la domesticité même du Palais Vieux. Korin n’en savait rien lui-même, la gueuse ayant eu beaucoup trop d’esprit pour claironner partout la paternité du produit. « C’est une rien-du-tout, effectivement. Une certaine Kalar, si je ne me trompe. »

Erius ne le lâchait toujours pas des yeux. Sans doute s’interrogeait-il sur les motifs qui avaient dicté le silence de son magicien en chef.

« Me serait-il permis de parler en toute franchise, Sire ? » Lancé à toute allure, l’esprit de Nyrin mijotait déjà de retourner la situation à son avantage.

« Vous savez pertinemment quel cas je fais de vos avis.

— Comme je ne suis ni père ni guerrier, je vous prie de me pardonner si je déparle par ignorance, mais le prince Korin m’alarme de plus en plus.

Vous avez été absent si longtemps que vous reconnaîtrez à peine le jouvenceau qu’il est devenu. Ces filles avec lesquelles il couche et les beuveries… »

Il s’interrompit, à l’affût de quelque signe menaçant, mais Erius se contenta d’opiner du chef pour l’inviter à continuer.

« Parce qu’il est un homme, à présent, un homme vigoureux et bien entraîné. J’ai entendu maître Porion dire, et plutôt deux fois qu’une, que les jeunes guerriers sont comme des limiers de chasse racés ; si vous les tenez à l’écart du gibier, ou bien ils engraissent et se ramollissent, ou --bien ils deviennent vicieux. Permettez-lui de fournir la carrière de guerrier pour laquelle vous l’avez formé, et tout le reste tombera de soi-même à l’eau. Il ne vit que dans l’espoir de vous complaire.

« Mais outre cela, Sire, il faut que le peuple voie en lui un successeur digne de ce nom. Ses débordements sont déjà la fable de toute la ville, et par quels hauts faits contrebalancer les ragots ? » Il laissa s’appesantir un silence entendu. « Et puis voilà qu’il procrée des bâtards. Vous voyez sûrement où cela risquerait de mener ? Faute d’héritier légitime, même un de la main gauche pourrait bien trouver des partisans… À plus forte raison s’il s’agit pour le coup d’une fille. »

Les jointures d’Erius blanchirent, mais le magicien savait comment fredonner sa chanson. « La seule idée que votre antique lignée pourrait être souillée d’un sang si vulgaire…

— Vous avez tout à fait raison, c’est une évidence.

Abattez cette chienne avant qu’elle ne mette bas.

— J’y veillerai personnellement. » Il l’aurait fait de toute manière ; il ne comptait pas souffrir l’ombre d’une rivale de sang royal- fût-elle comme en l’occurrence une simple avortonne ancillaire - à sa propre Nalia.

« Ah, Korin, Korin, quels tourments tu me donnes… ! » Le roi secoua la tête. « Il est tout ce que je possède, Nyrin. Je n’ai vécu que dans la terreur de le perdre depuis la disparition de sa mère et de ses frères et sœurs. Et je n’ai pas été capable d’avoir un seul enfant d’aucune autre femme entre-temps.

Ils sont tous venus au monde ou bien mort-nés ou bien si monstrueux qu’il ne pouvait être question de les laisser survivre. Ce bâtard, maintenant… »

Le magicien n’avait que faire de toucher l’esprit du roi pour savoir ce qui s’agitait dans son cœur et pour deviner les mots qu’il ne parvenait décidément pas à proférer. Et si mon fils n’engendre lui aussi que des monstres ? Cela ne laisserait pas que d’être la preuve définitive de la malédiction d’Illior sur sa propre lignée…

« Il atteindra sous peu l’âge de se marier, Sire.

Équipez-le d’une épouse riche et de bonne famille, et il vous donnera de beaux petits-enfants bien sains.

— Vous avez raison, comme d’habitude. » Le roi exhala un long soupir.

« Que ferais-je sans vous, hein ? Vous ne sauriez imaginer combien je rends grâces aux Quatre de l’extraordinaire longévité qu’ils concèdent à vos pareils. Car vous êtes toujours un jeune homme, Nyrin, et la certitude que vous vous tiendrez encore auprès du trône de Skala durant des générations m’est d’un puissant réconfort. »

Le magicien s’inclina bien bas. « Tel est en effet le seul but de mon existence, Sire. »

17

Le paysage qui s’étendait au nord d’Ero entremêlait depuis la côte jusqu’aux montagnes à peine discernables à l’ouest des moutonnements de forêts et de champs cultivés. Les arbres, s’avisa Ki, commençaient tout juste à bourgeonner, mais des crocus et des crêtes-de-coq émaillaient les labours et les fossés fangeux. Dans les villages que l’on traversait, les temples et les oratoires du bord de la route étaient décorés de guirlandes de ces deux fleurs à l’occasion de la Fête de Dalna.

Atyion ne se trouvant qu’au terme d’une longue chevauchée, les Compagnons et leur escorte tuaient le temps en se régalant mutuellement d’histoires et de chansons. Tobin allait de découverte en découverte dans les contrées que l’on parcourait, mais Ki connaissait déjà la route pour l’avoir empruntée jadis avec son père puis avec Iya quand la magicienne l’avait emmené vers le sud pour gagner le fort.

Au matin du second jour émergea devant eux un gigantesque chapelet d’îles qui formait comme une troupe déchiquetée d’énormes baleines éparses sur l’horizon. Lorsqu’on modéra l’allure afin de laisser reposer les chevaux, Porion, Tharin et le capitaine de Korin, un sombre seigneur aux traits hâlés du nom de Melnoth, trompèrent l’ennui du voyage en contant mille anecdotes sur leurs combats contre les pirates et les Plenimariens dans ces eaux-là, et ils évoquèrent l’île sacrée de Kouros où le premier des hiérophantes et son peuple avaient débarqué avant d’y installer leur cour.

« Là-bas, les gars, les pierres elles-mêmes suent la magie de façon sensible, affirma Porion. Mais une magie totalement étrangère aux Quatre.

— Tout ça parce que les Anciens gribouillaient leurs sortilèges un peu partout sur les rochers et en barbouillaient les cavernes en surplomb des vagues, ajouta Melnoth. Le hiérophante avait eu beau faire franchir la mer au culte des Quatre, jamais il ne réussit à déloger les antiques pouvoirs qui étaient et demeurent tapis là. Et voilà pourquoi, dit-on, son fils déménagea la cour à Benshâl.

— Des rêves bizarres m’y hantaient invariablement, lâcha Tharin d’un air pensif.

— Mais des marques semblables, il y en a bien tout le long de la côte sur les rochers, non ? demanda Korin. Les Anciens habitaient sur tout le pourtour de la mer Intérieure.

— Les Anciens ? finit par questionner Tobin.

— Les tribus des monts, comme on les appelle de nos jours, expliqua Porion. Une peuplade de petits noirauds qui pratiquent toujours les voies primitives de la nécromancie.

— Des voleurs de première, en plus ! ajouta l’un des gardes. Les honnêtes gens les traquaient jadis comme de la vermine.

— Oui, nous faisions ça, marmonna le vieux Laris, mais avec l’air de le déplorer.

— Du moment que ce qu’il en reste se cantonne dans les montagnes, ils ne risquent pas grand-chose », déclara Korin, d’un ton aussi faraud que si c’était lui qui les avait forcés à s’y réfugier.

D’autres y allèrent aussi de leurs racontars. Le peuple des monts sacrifiait des jouvenceaux et des mioches à sa déesse maléfique. En pleins champs, comme des bêtes, que ça copulait sous telle et telle lunes, et ça ne bouffait que de la viande crue. Leurs sorcières pouvaient se métamorphoser à volonté en fauves et en démons, vous frapper de démence et convoquer les morts.

Comprenant trop bien que c’étaient des congénères de Lhel qu’il était question, Tobin dut serrer les dents pour ne pas céder à la tentation de discuter quand certains des soldats les plus âgés se mirent, avec force sarcasmes et jurons, à jacasser d’envoûtements. Ki souffrait manifestement tout autant que lui d’entendre débiter ces sornettes infâmes ; à deux reprises, la sorcière lui avait sauvé la vie, et il l’aimait. Elle n’était à ses yeux qu’une guérisseuse experte au maniement des simples, et ils avaient tous deux trouvé en elle une amie pleine de sagesse.

Tobin ne pouvait néanmoins nier par-devers lui qu’elle avait recouru pour ses sortilèges à l’emploi du sang, ainsi que de petits bouts d’os de Frère. À présent qu’il y réfléchissait, cela pouvait effectivement passer pour de la nécromancie. Une image un peu floue lui fusa dans l’esprit. Celle d’une aiguille étincelant à la lueur du feu, tandis que les larmes sanglantes de Frère tombaient dans le vide. La cicatrice laissée par la liaison se mit à le démanger, et force lui fut de se gratter pour en apaiser le prurit.

« N’empêche qu’il y a des quantités d’excellentes familles skaliennes dont les membres se découvriraient de ce sang dans les veines, s’ils s’avisaient seulement de consulter là-dessus leurs aïeules, avançait cependant Tharin.

Et pour ce qui est de cette fameuse magie, je me figure que j’en aurais moi-même volontiers fait tout l’usage possible s’il avait pris fantaisie à une meute d’étrangers de me déposséder de mes terres. Et vous auriez agi de même, tous tant que vous êtes. »

Si son intervention n’obtint que quelques hochements rétifs, elle lui valut en revanche la gratitude de Tobin. Lhel n’avait jamais dit que du bien de Tharin. Que penserait-il d’elle, lui ? s’interrogea le petit prince.

Peu à peu, la route se détourna des côtes vers l’intérieur, et la densité des bois où l’on s’enfonçait finit par étouffer la rumeur de la mer. Vers le milieu de l’après-midi, Tharin immobilisa le cortège en montrant du doigt deux piliers de granit qui flanquaient la route. Tout érodés et tapissés de mousse qu’ils étaient, Tobin parvint à y discerner les contours en creux, presque effacés, d’un chêne à la vaste membrure.

« Tu comprends ce que signifient ces bornes ? » lui demanda le capitaine.

Tobin exhiba le sceau de son père : le rouvre qui s’y déployait présentait le même aspect. « Elles marquent la frontière, n’est-ce pas ?

— Prends la tête et pénètre en tes terres, cousinet, lui dit Korin avec un grand sourire. Quant à vous autres, allez, un ban général pour Tobin, prince d’Ero, fils de Rhius et légitime Rejeton d’Atyion ! »

La troupe tout entière se mit à marteler ses boucliers tout en faisant retentir des acclamations lorsque Tobin relança Gosi d’une poussée. Il se fit l’effet d’un idiot, dans tout ce boucan. Surtout qu’au-delà des piliers se poursuivait de part et d’autre la même forêt drue qu’avant.

Quelques milles plus loin, cependant, les bois cédèrent la place à une vaste plaine découverte où la route multipliait les méandres en direction de la mer, au loin. En atteignant le sommet d’une côte, Korin tira sur les rênes et tendit l’index. « Et voilà, tu as sous les yeux le plus opulent des domaines en dehors d’Ero ! »

Tobin en resta bouche bée. « Tout ça, c’est… à moi ?

— Oui-da ! Ou le sera, de toute manière, à ta majorité. »

Dans le lointain s’apercevait une grande ville ancrée dans la boucle d’une rivière sinueuse qui se tortillait comme une couleuvre jusqu’à la mer. Parmi les cultures où s’entrelaçaient des murets de pierre s’ordonnaient de beaux corps de fermes. Dans certains enclos broutaient de-ci de-là des troupeaux de moutons et de grandes hardes de chevaux. D’autres délimitaient des labours et des vignes en plein bourgeonnement.

Mais Tobin n’avait d’yeux que pour la ville et pour le château qui surplombait de toute sa masse la plaine étalée le long de la rivière. De hautes courtines de pierre constellées de bastions circulaires et d’encorbellements d’où saillaient des hourdis de pierre et de bois les ceignaient tous deux du côté des terres. De forme carrée, le château lui-même était surmonté par deux grandes tours en grès brun rougeâtre.

Presque aussi vaste que le Palais Neuf mais fortifié de façon bien plus impressionnante, il frappait de nanisme la ville en contrebas.

« C’est donc ça, Atyion ? » souffla Tobin, époustouflé. Il avait eu beau s’en entendre vanter le grandiose et l’opulence prodigieux, l’absence totale de point de comparaison le lui avait fait tout bonnement imaginer comme une espèce d’agrandissement du fort de Bierfût.

« Je t’avais bien dit que c’était colossal », fit Ki. Tharin mit sa main en visière pour scruter les longues bannières qui flottaient au sommet des tours et sur le faîtage pointu des encorbellements. « Ce ne sont pas là tes couleurs.

— Je ne vois pas non plus celles de Père, ajouta Korin. Paraîtrait que nous arrivons à temps pour l’accueillir, somme toute. À toi de marcher devant, Tobin, et d’apprendre ton arrivée à ces flemmards obtus ! »

Pendant que les porte-étendards s’élançaient au triple galop dans les ornières et la gadoue pour annoncer les princes, les Compagnons suivirent à grand trot. Ovationnés par les fermiers et les meneurs de bestiaux qu’ils croisaient au passage, ils finirent par trouver les portes encombrées par des tas de gens accourus pour les saluer. En haut de la poterne figurait bien, fichée au bout d’une longue hampe, l’oriflamme de Tobin, mais il y en avait une seconde, au-dessous, celle, soleil d’or sur champ vert… - Tharin et lui la reconnurent instantanément -, celle de Solari. À un détail près, toutefois.

Car l’emblème qui ornait l’extrémité de la hampe. était non pas le bandeau de bronze imparti aux lords, mais le croissant d’argent des ducs.

« M’a tout l’air que Père a déjà choisi le nouveau lord protecteur d’Atyion… , commenta Korin.

— Non sans une promotion à la clef, fit observer Tharin.

— Il était bien le vassal de ton père, n’est-ce pas, Tob ? » reprit le prince héritier.

Tobin acquiesça d’un simple hochement de tête. « Eh bien, voilà qui vaut mieux que le prédécesseur ! s’exclama Tharin. Ton père en serait ravi. »

Tobin n’en était pas si sûr. Solari, c’est au fort qu’il l’avait vu pour la dernière fois, lorsqu’on y avait rapporté les cendres de Père. À l’instar de Lord Nyanis, ç’avait été l’un des hommes liges les plus dignes de confiance du duc Rhius. Seulement, le jour où il était venu prendre congé, Frère était apparu pour mettre en garde l’orphelin, tout bas, contre sa félonie…

Il vient de prédire au capitaine qui le seconde : « D’ici un an, c’est moi qui serai seigneur et maître d’Atyion »…

« C’est lui qui est seigneur et maître d’Atyion, maintenant ? demanda-t-il. — Non, ce titre-là, c’est toi qui en as hérité de plein droit, lui assura Tharin. Mais Atyion n’en doit pas moins avoir un protecteur jusqu’à ce que tu aies l’âge d’en assumer toi-même la charge. »

Alertée par l’irruption des porte-étendards, une foule encore plus dense s’était massée sur la place du marché, par-delà les portes. Tout en se bousculant à qui mieux mieux pour essayer d’entr’apercevoir le fils de leur ancien duc, ils étaient là par centaines à rire et à brandir vers lui des mouchoirs et des morceaux de tissu bleu. Korin et les autres marquèrent un peu le pas pour mieux lui laisser prendre les devants. Le vacarme se rythma peu à peu, et la population se mit à scander son nom :

« To-bin ! To-bin ! To-bin ! »

Après avoir promené alentour un regard stupéfait, il finit par lever la main et par esquisser un geste hésitant. Les acclamations redoublèrent.

Alors qu’ils n’avaient jamais posé les yeux sur lui, tous ces gens semblaient pourtant le connaître de vue et l’aimer déjà.

Son cœur se gonfla d’une fierté qu’il n’avait jamais éprouvée jusqu’alors.

Tirant l’épée, il salua la foule. Celle-ci s’écarta pour lui laisser emprunter, dans le sillage de Tharin, la rue tortueuse et pavée qui conduisait au château.

Des gosses et des chiens gambadaient follement près de leurs montures, des femmes se penchaient aux fenêtres de chaque étage, agitant des écharpes en signe de bienvenue pour le cortège qui défilait en dessous. Un coup d’œil par-dessus l’épaule permit à Tobin de constater que Ki se montrait tout aussi radieux que si les lieux étaient sa propriété personnelle.

Leurs regards se croisèrent, et celui-ci lui brailla: « Hein, qu’est-ce que je t’avais dit ?

— Enfin chez soi ! » lança Tharin qui d’aventure avait surpris l’échange.

Tobin avait toujours considéré le fort comme son véritable chez lui, mais Tharin était né ici, et Père également. Eux deux, ç’étaient ces rues-ci qu’ils avaient parcourues à cheval ensemble, c’était le long de ces remparts et sur les berges de cette rivière-ci qu’ils avaient joué, tout comme dans le château dont se dressait là-haut la silhouette imposante.

Tobin retira de son col la bague et le sceau puis les enferma dans son poing, tout en imaginant Père amenant sa jeune épouse recevoir ici le même genre d’accueil. Mais au sentiment tout neuf de rentrer chez soi se mêlait déjà comme une mélancolie ; cette demeure aussi, il aurait dû y vivre…

La ville était propre et prospère. Les places de marché qu’ils traversèrent étaient bordées de boutiques et d’échoppes, et les immeubles de pierre et de bois se révélaient de belle facture et en excellent état. Il semblait en outre y avoir un peu partout des enclos peuplés de chevaux superbes.

On avait presque atteint l’enceinte du château quand Tobin s’avisa tout à coup qu’il n’avait pas vu de mendiants dans les rues, non plus que d’indices de peste.

Une large douve séparait la ville des murs du château. Le pont-levis se trouvait abaissé par-dessus, ils le franchirent et, après avoir enfilé la poterne au galop, pénétrèrent dans un baile immense.

À l’abri des courtines extérieures apparut là tout un petit village de baraquements, d’écuries, de chaumières, de forges et d’ateliers divers bien alignés en rangs.

« Lumière divine ! s’exclama Lutha. On pourrait fourrer dans un tel espace quasiment tout le Palatin ! »

Il s’y voyait encore de nouveaux enclos à chevaux, ainsi que des flopées de moutons, de chèvres et de pourceaux surveillées par des gosses qui gesticulèrent avec enthousiasme sur le passage de Tobin.

Des haies de soldats bordaient son chemin ; certains arboraient ses couleurs, d’autres celles de Solari. Ils braillaient son nom et celui de Korin, interpellaient Tharin et martelaient leurs boucliers avec leurs arcs et la garde de leurs épées tandis que le cortège défilait entre eux. Malgré tous ses efforts pour les dénombrer, Tobin y perdit sa peine. Ils étaient des centaines. Il eut néanmoins le plaisir de reconnaître certaines figures, de-ci de-là ; autant d’hommes qui avaient servi sous les ordres de Père.

« Pas trop tôt que t’as amené le prince à la maison ! » cria un vieux de la vieille à Tharin, tout en retenant au bout de sa chaîne un énorme vautre qui bondissait en aboyant avec fureur. Tobin eut comme l’impression que c’était à lui qu’en voulait précisément le monstre.

« T’avais promis que je le ferais tôt ou tard ! » riposta le capitaine en beuglant. Ce qui déclencha un tintamarre encore plus assourdissant.

Solari et une dame blonde guettaient leur venue, campés en haut du large perron d’accès au château.

Le héraut emboucha sa trompette et y souffla un appel strident puis cria d’une voix aussi forte que solennelle: « Salut à vous, Korin, fils d’Erius et prince royal de Skala, et à vous, prince Tobin, fils de Rhius et d’Ariani, Rejeton d’Atyion ! Le duc Solari, seigneur d’Evermere et de Belport et lord protecteur d’Atyion, et sa gente épouse la duchesse Savia vous souhaitent la très bienvenue. »

Tobin sauta à bas de sa selle et laissa ce fameux protecteur-là descendre jusqu’à lui. Les boucles et la barbe noire de Solari se montraient désormais plus largement saupoudrées de gris, mais ses traits rougeauds conservaient un air juvénile, nota-t-il, pendant que l’autre mettait un genou en terre et lui présentait son épée, garde en avant.

« Mon seigneur, c’est un immense honneur pour moi que de vous accueillir dans la demeure de votre père, la vôtre à présent Sa Majesté le roi Erius m’a nommé lord protecteur d’Atyion jusqu’à votre majorité. Je vous conjure humblement de m’accorder votre bénédiction. »

Tobin saisit la poignée de l’arme en fixant durement le faux-jeton droit dans les yeux. Mais, en dépit de l’avertissement de Frère, il ne discerna là que bienveillance et que respect. Après tout, Frère pouvait s’être trompé… , s’il n’avait tout simplement menti, comme dans le cas de Ki, pour semer la zizanie ?

Face au sourire tendu vers lui, l’hypothèse que Frère avait tort lui parut préférable. « Je vous accorde ma bénédiction, duc Solari. Ce m’est un plaisir que de vous revoir. »

Solari se releva. « Que Votre Altesse me permette de Lui présenter ma femme. »

Lady Savia fit un plongeon vertigineux puis l’embrassa sur les deux joues. « Bienvenue chez vous, mon prince. Il y a si longtemps que je brûlais de vous connaître !

— Je présume que je manquerais à ma dignité si je t’attrapais pour te jucher sur mes épaules comme autrefois ? reprit le mari, ses yeux noirs pétillant de malice.

— Je crains que oui ! s’esclaffa Tobin. Permettez moi de vous présenter à mon royal cousin. Et vous vous rappelez mon écuyer, sieur Kirothius. »

Le duc serra la main de Ki. « Vous avez tellement grandi, tous les deux, que j’ai peine à vous reconnaître. Hé, mais voici Tharin aussi ! Comment va, vieil ami ? Ça fait trop longtemps.

— En effet, trop longtemps.

— J’ai eu l’impression de me conduire comme un intrus, à me balader dans ces salles sans vous et Rhius. Mais à présent que son fils se trouve enfin ici, les choses et le monde commencent à recouvrer un semblant d’aplomb.

— Vous êtes là depuis longtemps ? demanda Tharin.

Nous n’avons rien su de votre nomination.

— C’est avant que nous n’appareillions de Mycena que le roi m’a investi de cette charge, et puis il m’a expédié en avant-coureur apprêter la maison pour la visite du prince Tobin et en prévision de sa propre arrivée.

— Et Lord Nyanis, il va bien ? » s’enquit Tobin.

De tous les généraux de Père, c’était celui qu’il aimait le mieux. Il ne l’avait pas revu non plus depuis la fatale journée de Bierfût.

« Pour autant que je sache, mon prince. J’en suis sans nouvelles, autrement. » Il leur fit gravir le perron. « J’ai passé cette dernière année tout entière aux côtés de Sa Majesté dans le camp royal. Nyanis doit pour sa part demeurer retranché avec le général Rynar au-dessus de Nanta jusqu’à ce que nous sachions à quoi nous en tenir sur la validité de la trêve. »

Comme on allait franchir l’arceau du porche, le panneau sculpté qui surmontait les portes attira l’œil de Tobin ; il représentait un poing gantelé brandissant l’épée de Sakor ceinte de guirlandes. Il toucha son cœur et sa garde en passant dessous, et Korin fit de même. Mais Tharin, que la vue de l’emblème avait déjà renfrogné, fut loin de se dérider quand un individu basané et trapu que sa longue tunique et sa chaîne d’argent révélaient être un intendant se fendit d’une profonde révérence à leur entrée.

« Où est donc Hakoné ? demanda-t-il à Solari.

— Hélas pour ce pauvre vieux, sa santé de plus en plus précaire a fini par l’empêcher de remplir ses fonctions, répondit celui-ci. Orun l’avait remplacé par un bigleux de son cru, mais je m’en suis débarrassé dare-dare, et j’ai pris la liberté de confier le poste à Eponis, en qui j’ai toute confiance et qui appartient à ma propre maisonnée.

— Comme celle de faire flotter vos propres couleurs sur la forteresse, observa crûment Tharin. À son arrivée, le prince Tobin a cru un moment qu’il s’était trompé de demeure.

— La faute en est à moi, Votre Altesse, gargouilla Eponis en se fendant d’une nouvelle révérence à Tobin. Je vais y faire remédier sur-le-champ.

— Merci », fit Tobin.

Les Solari leur firent traverser une pièce de réception où l’encens brûlait à vous entêter devant un oratoire domestique aussi vaste qu’une boutique.

Un chat noir était assis devant, qui, la queue lovée autour de ses pattes, darda sur eux des prunelles semblables à deux pièces d’or. Une vieille lice à museau gris reposait amicalement à ses côtés, mais l’approche de Tobin la fit aussitôt se dresser sur ses membres raides et s’esquiver, l’échine basse, tandis que le chat se contenta de lui décocher un clin d’œil placide avant de se remettre à la toilette de son museau.

Par-delà s’ouvrit une galerie à colonnes qui aboutissait dans la grande salle. En découvrant les splendeurs de celle-ci, Tobin eut le souffle coupé.

En dépit des flots de lumière éclatante que le plein midi déversait par les baies percées tout en haut des murs, les croisées d’ogives se perdaient dans l’ombre. Les alignements de piliers qui portaient la voûte laissaient entrevoir des chambres latérales. Le sol était marqueté de briques de couleurs serties en motifs zigzagants, et d’immenses tapisseries revêtaient les parois. De quelque côté qu’il portât ses regards, l’or et l’argent semblaient se complaire à l’éblouir : vaisselle plate exhibée sur de grands dressoirs, boucliers et autres trophées de guerre accrochés aux piliers, statues… , cependant que des vases et des coupes aux formes gracieuses s’alignaient sur les étagères d’une bonne douzaine de longs buffets. Une escouade de domestiques en livrée bleue campait au milieu de la pièce. Sous une table dressée à proximité se prélassait une chatte blanche, tétée par une portée de chatons jaunes et blancs. Tout au bout de la salle batifolaient en se roulant par jeu deux autres chats, l’un noir et blanc, l’autre zébré de jaune.

Installé parmi l’argenterie d’une crédence voisine, un énorme matou noir flammé de blanc sur la poitrine se léchait une patte arrière. Jamais Tobin n’avait vu pareille profusion de chats dans un intérieur. Atyion devait être infesté de souris, pour avoir besoin d’en héberger autant…

En entendant Tharin pouffer dans sa barbe auprès de lui, Tobin se rendit compte qu’il se montrait pantois comme le dernier des manants. Il n’était d’ailleurs pas le seul.

« Flamme divine ! » s’étrangla Lutha, sans parvenir à proférer un mot de plus. Même Alben et ses petits copains en demeuraient babas.

« J’ai assigné des serviteurs à chacun des Compagnons, puisque aucun d’entre vous n’est familier des aîtres, annonça Eponis. Il est facile de s’égarer, si l’on ne connaît pas tous les tours et détours.

— Tu parles ! s’exclama Lutha, ce qui suscita l’hilarité générale.

— Sieur Tharin peut me servir de guide, à moi, déclara Tobin, qui tenait à l’avoir en permanence à portée de main.

— Vos désirs sont des ordres, mon prince.

— Des nouvelles de mon père ? demanda Korin.

— Il devrait nous arriver demain, Votre Altesse, répondit Solari. Tout est prêt pour le recevoir. » Il se tourna vers Tobin et sourit. « Les domestiques vont vous mener à vos appartements, si vous souhaitez prendre un peu de repos. Mais peut-être vous plairait il de faire d’abord un petit tour de votre château ? » Votre château. Tobin ne put s’empêcher de rayonner. « Oh, ça oui ! »

Ils passèrent l’après-midi en explorations, sous la conduite du protecteur et de Tharin. Les principaux quartiers d’habitation occupaient la première des tours et l’aile qui, bordée par les jardins, la reliait à la seconde. Laquelle servait de forteresse, de grenier, d’armurerie et de trésor. Tobin fut abasourdi d’apprendre qu’elle était susceptible de loger une armée de plusieurs milliers d’hommes en période de siège.

Parallèle à la précédente, une autre aile fermait le rectangle intérieur et abritait la domesticité, les cuisines, les lieux dévolus au brassage de la bière, au blanchissage et aux activités diverses de la maisonnée. Une vaste salle recelait des nuées de tisserands dont les métiers cliquetaient sans trêve ; dans la pièce contiguë, des dizaines de femmes et de jeunes filles assises côte à côte chantaient en filant sur leurs rouets la laine et le lin destinés à ceux-ci.

Dans l’espace délimité par l’ensemble des bâtiments s’étendaient d’immenses jardins peuplés de bosquets d’où émergeait l’élégante architecture d’un petit temple consacré à Illior et Sakor. Les étages supérieurs de la tour seigneuriale ouvraient directement dessus par des galeries en arcades.

Tobin et sa cohorte avaient les pieds fourbus et les yeux vannés quand Solari les abandonna dans leurs appartements respectifs pour aller veiller aux préparatifs du festin du soir.

Situées à l’étage supérieur de l’aile royale, les chambres des Compagnons donnaient sur une galerie haute d’où l’on dominait les jardins. Tobin et Korin avaient chacun la sienne, les autres se trouvant répartis entre deux vastes dortoirs d’hôtes.

Une fois seul avec Tharin et Ki, Tobin, le cœur battant plus fort, jeta un coup d’œil circulaire sur celle qui lui était échue. Elle avait manifestement appartenu à quelque adolescent de sa parenté. Les tentures du lit étaient décorées de coursiers galopants, et les murs tapissés d’armes et de boucliers. Sur un coffre se trouvaient soigneusement disposés des jouets: un vaisseau miniature, un cheval sur roues, une épée de bois.

« Ils sont absolument identiques à ceux que Père m’avait offerts ! » Du coup, son cœur manqua s’arrêter. « C’étaient les siens, ceux-ci, n’est-ce pas ? Nous sommes dans la chambre de Père, hein ?

— Oui. Nous y avons couché tous les deux jusqu’à… » Tharin s’interrompit pour se racler vigoureusement la gorge. « Elle aurait été la tienne. Aurait dû l’être. »

C’est juste sur ces entrefaites qu’une femme s’encadra sur le seuil. Sa tenue était celle d’une dame de la cour, et ses cheveux d’or pâli lui faisaient comme une couronne de nattes. Une chaîne d’or à laquelle était suspendu un copieux trousseau de clefs lui ceignait la taille. Elle était escortée d’un matou jaune tout couturé de balafres belliqueuses qui vint d’un pas nonchalant flairer les bottes de Tobin.

Malgré ses traits ridés qui trahissaient son âge, elle se tenait aussi droite qu’un guerrier, et la joie illuminait ses prunelles pâles quand, mettant avec une grâce exquise un genou en terre devant Tobin, elle lui baisa la main.

« Bienvenue chez vous, mon prince. » Le chat se dressa sur ses pattes arrière et taquina leurs mains de sa tête à demi pelée.

« Je vous remercie, Dame », répondit Tobin, non sans se demander qui elle pouvait bien être. Son visage lui disait vaguement quelque chose, encore qu’il fût certain de la voir pour la première fois de sa vie. Mais Tharin étant là-dessus venu se planter auprès d’elle, il s’aperçut qu’ils avaient les mêmes yeux clairs, la même couleur de cheveux, le même nez droit et fort.

« Permettez-moi de vous présenter ma tante Lytia, dit le capitaine en réprimant du mieux qu’il pouvait l’envie de rire évidente que lui donnait la mine ahurie du petit. Il doit encore me rôder également dans le coin une petite pincée de cousins, m’est avis. »

Lytia opina du chef. « Grannia, qui règne sur les garde-manger, et Oril, qui est désormais Grand Écuyer. J’ai été pour ma part dame d’honneur de votre grand-mère, mon prince, ainsi que de votre mère, à l’époque où elle habitait ici. Après quoi votre père m’a confié la garde des clefs. J’ose espérer que vous voudrez bien accepter mes services ?

— Bien entendu ! répliqua Tobin sans cesser de les dévisager tous deux tour à tour.

— Soyez-en remercié, mon prince. » Elle abaissa les yeux vers le chat qui, tout en se lovant autour des chevilles de Tobin, ronronnait bruyamment.

« Quant à ce grossier personnage, c’est master Queue-tigrée, ratier-chef d’Atyion !. Il reconnaît le maître de la maison, à ce que je vois. Il ne prodigue pas volontiers ses faveurs, sauf à moi-même et à Hakoné, mais il ne fait aucun doute qu’il s’est entiché de votre personne. » Tobin s’agenouilla pour caresser précautionneusement le dos rayé du chat, qu’il s’attendait à voir se rebiffer contre lui comme le faisaient tous les chiens. Au lieu de quoi Queue-tigrée lui fourra sous le menton son museau moustachu et exigea d’être pris dans ses bras en titillant le tissu de sa manche avec ses longues griffes acérées. Aussi vigoureux que pesant, il avait des doigts supplémentaires aux quatre pattes.

« Regardez-moi ça ! s’écria Tobin, au comble du ravissement, Sept doigts ! J’en plains le rat qui passe à sa portée… » Les chats qu’il avait pu voir jusqu’alors dans les granges et les écuries étaient de vrais sauvages et vous crachaient des tas de trucs. « Et puis voyez, ce doit être un valeureux guerrier, il n’a reçu de blessures que par-devant. J’accepte également vos services, master Queue-tigrée.

— Il est une autre pièce que le prince devrait absolument voir, Tharin, murmura Lytia. J’ai prié Lord Solari de nous laisser le soin de la lui montrer.

— De quelle pièce s’agit-il ? demanda Tobin.

— De la chambre de vos parents, mon prince. Elle a été maintenue dans l’état même où elle se trouvait lorsqu’ils l’ont quittée. Je me suis dit que vous aimeriez la voir. »

Le cœur de Tobin lui martela douloureusement les côtes. « Oui, je vous en saurais gré. Viens toi aussi, Ki », reprit-il en voyant que son ami demeurait en arrière.

Étreignant toujours le lourd matou contre sa poitrine, il longea le corridor sur les talons de Tharin et de Lytia jusque devant une large porte toute ciselée d’arbres fruitiers et d’oiseaux à longues queues flottantes.

Dame Lytia prit une des clefs du trousseau puis fit jouer la serrure.

Le vantail pivota sur une pièce magnifiquement aménagée que baignaient les derniers feux de l’après- midi. Les courtines du lit, bleu sombre, étaient brodées de couples de cygnes blancs en vol, thème que reprenaient en écho les tapisseries recouvrant les murs. Une grande baie permettait d’accéder au balcon d’où l’on surplombait les jardins. Quelqu’un avait tout récemment fait brûler dans la chambre de la cire d’abeille mêlée d’encens. Tobin n’en perçut pas moins les relents sous-jacents de renfermé qu’exhalent les lieux inhabités depuis bien longtemps, mais ceux-ci ne rappelaient nullement les remugles de lèpre et de moisissure qu’il avait pu connaître au fort. Ici, rien n’évoquait non plus la désolation des pièces à demi démeublées de la maison d’Ero. On avait pris le plus grand soin des lieux où il se trouvait, autant de soin que si leurs occupants devaient revenir bientôt.

Des quantités de boîtes et de coffrets fantaisie formaient un charmant désordre sur une coiffeuse, et tout ce qu’il faut pour écrire attendait sur le secrétaire installé devant l’une des hautes fenêtres à meneaux. Des hanaps bariolés d’émaux s’alignaient sur une console à l’autre extrémité de la pièce et là-bas, près de la cheminée, des figurines d’ivoire sculpté patientaient sur leur échiquier rutilant.

Après qu’il l’eut déposé à terre, Queue-tigrée s’attacha à ses pas tandis qu’il faisait le tour de la chambre, touchant ici les tentures du lit, prélevant là une pièce du jeu, caressant ailleurs du bout du doigt les incrustations du couvercle d’un coffret à bijoux. L’envie le taraudait de découvrir ici quelque écho de Père, mais il était par trop conscient d’être au centre de tous les regards.

« Merci de m’avoir montré », dit-il enfin.

Lytia lui adressa un sourire compréhensif tout en lui glissant la clef dans la paume et reployant ses doigts dessus. « Tout ceci est à vous, maintenant.

Venez ici autant qu’il vous plaira. On y tiendra les choses toujours prêtes à vous accueillir. »

Sur ce, rien qu’à la façon dont elle pressa doucement sa main, il devina qu’elle savait de quoi il était en quête, et qu’il ne l’avait pas trouvé.

18

On servit le festin, le soir, dans la grande salle, où trois longues tables avaient été disposées en demi cercle. Tobin et Korin se trouvaient naturellement à celle de la famille Solari. Issu d’un premier lit, le fils aîné du duc était pour le moment retenu ailleurs par le service du roi. Etaient en revanche présents les enfants de Savia - deux garçonnets et une adorable petite fille appelée Rose qui passa l’essentiel du repas sur les genoux du prince royal. Aux Compagnons s’étaient adjoints comme convives des amis et des lieutenants du lord protecteur, ainsi qu’un certain nombre de riches marchands d’Atyion. Même abstraction faite du boucan de vaisselle et de plats, tout ce beau monde faisait un vacarme qu’étaient fort loin d’atténuer les processions sempiternelles de bardes et de ménestrels.

Tobin avait beau occuper la place d’honneur au centre de la table surmontée d’un dais, ça vous crevait les yeux que le rôle d’hôte était tenu par Solari. C’étaient ses hommes qui servaient à table, c’était lui qui commandait les plats, les vins, lui qui faisait se succéder les jongleurs et les baladins. Il chouchouta toute la soirée Korin et Tobin, choisissant à leur intention les meilleurs morceaux de chaque service et leur vantant les vertus de chaque vin, tous crus issus de cette fine fleur du genre qu’étaient les vignobles fameux d’Atyion.

Les plats succédaient aux plats, chacun d’entre eux suffisant en soi pour constituer un banquet. Debout près de l’entrée de service, dame Lytia les inspectait tous minutieusement avant de permettre qu’on les emporte à la table haute. Le premier se composait à lui seul de bœuf à la moutarde et de perdrix, de pluviers, de bécasses et de bécassines rôtis. Suivit celui de poisson, qui comportait des anguilles en gelée, du grondin au sirop, de la friture de vairons, du brochet fumé en croûte, et des moules à l’étuvée farcies de fromage et de chapelure. Pour le dessert se distinguaient trois sortes de gâteaux et de savoureuses tourtes aussi croquantes qu’onctueuses et merveilleusement décorées.

Et cependant vous tenaient compagnie des dizaines de chats du château, qui sautaient sans façons sur les tables en quête de miettes et empêtraient les pieds des serviteurs. Tobin tenta bien de repérer çà ou là son nouvel ami, mais Queue-tigrée demeura constamment invisible.

« Les coqs d’ici couvrent d’opprobre ceux des cuisines royales, duchesse !

s’exclama Korin en se pourléchant allègrement les doigts.

— Tout le mérite en revient à Lady Lytia, répliqua t-elle. Elle supervise les menus, régente les cuisiniers et veille même à l’achat des diverses denrées. Je ne sais comment nous ferions si nous ne l’avions pas.

— D’ailleurs, tenez, la voici qui nous apporte en personne le clou de cette soirée ! » s’écria Solari.

Au même instant, Lytia introduisait en effet deux serviteurs portant une pâtisserie géante sur un brancard. À son commandement, ils la déposèrent devant Tobin. La croûte dorée en était finement décorée du rouvre d’Atyion flanqué de deux cygnes réalisés en pâte et dont un glaçage multicolore mettait en valeur les détails exquis.

« Dans l’espoir de vous divertir, le premier soir de votre séjour parmi nous, mon prince », dit-elle en lui tendant un long coutelas enrubanné de bleu.

« Ce serait trop dommage d’abîmer un pareil chef-d’œuvre ! se récria-t-il.

Agréez tous mes compliments, Dame !

— Coupez-le ! coupez-le ! » s’impatienta la petite Rose en gigotant sur les genoux de Korin et en claquant des mains.

On ne peut plus perplexe quant à ce que pouvait bien contenir la pâtisserie, Tobin plongea la lame au centre de la croûte, et le monument s’effondra en mille morceaux, libérant toute une volée de minuscules oiseaux vert et bleu qui prirent leur essor tout autour de la table. Les chats bondirent parmi les couverts pour leur donner la chasse, à la grande joie de tous les invités.

« Votre admirable tante est une véritable artiste ! » lança Solari pardessus les têtes à Tharin, qui accueillit l’éloge en opinant simplement du chef.

Sur un signe de Lytia parut un second brancard chargé d’une pâtisserie identique mais qui se révéla cette fois fourrée d’un flan de prunes à l’eau-devie. « Tous produits de vos domaines et de vos celliers, mon prince », annonça-t-elle fièrement avant de lui servir la première portion.

Un gros chaton noir et blanc s’étant juché sur ses genoux pour flairer son assiette, Tobin en caressa la fourrure soyeuse. « Que de chats ! Jamais je n’en avais tant vu…

— Il y en a toujours eu à Atyion. » Lytia régala l’indiscret d’un peu de flan tendu sur le bout de son doigt. « Leur passion pour la lune les fait bénéficier de la faveur d’Illior.

— Ma vieille nourrice m’a dit que c’est en raison de cela qu’ils dorment tout le jour et pouvaient voir leurs proies dans les ténèbres, intervint Korin en plaçant le chaton dans le giron de Rose. Je suis navré que Père ne puisse en souffrir seulement la vue… »

Le chaton venait tout juste de retourner d’un saut sur les genoux de Tobin quand Queue-tigrée émergea de dessous la table en grondant. Un bond le jucha sur le bras du fauteuil, un revers de patte éjecta le chaton dont il vint occuper tout de go la place.

« Vous devez être singulièrement chéri par l’Illuminateur pour que cette brute-là vous fasse des avances, observa Solari sans dissimuler l’aversion que lui inspirait le matou. Je ne puis m’en approcher si peu que ce soit. » Il tendit la main pour lui grattouiller le crâne, mais Queue-tigrée coucha ses oreilles en arrière en crachant si fort qu’il le fit précipitamment renoncer.

« Vous voyez ? » Il secoua la tête, pendant que le chat se mettait à lécher le menton de Tobin en ronronnant outrageusement. « Mmmouais, singulièrement chéri, à la vérité ! »

Tout en caressant l’échine du chat, Tobin se rappela une fois de plus l’avertissement de Frère.

À la pâtisserie succédèrent fromage et fruits secs, mais il était si rassasié que c’est tout juste s’il réussit encore à grignoter quelques dragées. Une nouvelle troupe de ménestrels avait fait son entrée avec les friandises, et certains des convives commençaient à lancer les dés parmi les coupes. Au demeurant, personne ne faisait mine de vouloir aller se coucher.

Complètement sonné quant à lui par les trop nombreux mélanges de vins qui lui faisaient tourner la tête, Tobin invoqua la fatigue pour prendre congé dès qu’il put le faire sans impolitesse.

« Bonne nuit, cousinet de mon cœur ! » lui cria Korin en se dressant tant bien que mal pour lui donner une accolade titubante. Comme par hasard, il était beaucoup plus ivre que Tobin.

En voyant que tout le monde se levait aussi pour lui souhaiter une bonne nuit, celui-ci présuma que la fête allait se prolonger fort tard, mais cela se ferait sans lui, voilà tout. Tharin et Ki sortirent avec lui. Quant à Queue-tigrée, il joua les éclaireurs en trottinant devant, sa queue zébrée dressée comme une hampe d’étendard.

Le gamin trouva la compagnie du capitaine encore plus à son gré que d’ordinaire, car un guide n’était pas de trop dans ce labyrinthe inouï de corridors et d’escaliers. En atteignant un carrefour inconnu, Tharin s’immobilisa. « Si tu n’es pas trop crevé, Tobin, il y a encore quelqu’un d’autre que j’aimerais te faire connaître.

— Un autre parent ?

— En quelque sorte. Hakoné a commencé à servir ta famille du temps de ton arrière-grand-père. Il n’a pas un instant cessé de désirer te rencontrer depuis le jour où il a appris ta naissance. Ça compterait énormément pour lui, de te voir.

— Très bien. »

Se détournant de leur direction initiale, ils délaissèrent la tour principale, descendirent un escalier puis traversèrent les jardins vers l’un des accès aux cuisines. L’arôme du pain en train de cuire entêtait le couloir au bout duquel ils franchirent une porte ouverte qui révéla une armée de boulangers qui s’activaient à travailler la pâte sur des planches à pâtisserie. Tobin aperçut au bout de la pièce une grande bringue à cheveux gris qui, tout en touillant le contenu d’un énorme chaudron, se trouvait en pleine discussion avec l’une de ses compagnes.

« Ma cousine Grannia et la cuisinière en chef, lui dit Tharin. Inutile de nous arrêter ; elles débattent comme un couple de généraux du menu de la bataille qui doit se livrer demain en faveur du roi. »

Après avoir dépassé d’autres cuisines, ils grimpèrent une volée de marches étroites. Les domestiques qu’ils n’arrêtaient pas de croiser saluaient le capitaine d’un ton chaleureux et Tobin avec une déférence énamourée.

« On dirait presque qu’ils te connaissent déjà, n’est ce pas ? » fit Ki.

Vers le milieu d’un corridor des plus ordinaires où la jonchée crissait sous leurs pas, Tharin s’arrêta pour pousser une porte sans même y frapper.

Au-delà somnolait au fond d’un fauteuil flanqué d’un brasero le vieillard le plus chenu qu’eût jamais vu Tobin. Quelques bouchons de cheveux flancs frisottaient autour de son crâne luisant, et une maigre barbe jaunâtre s’effilochait jusqu’au creux de sa poitrine. Une chatte jaune tout aussi vétuste reposait dans son giron. Queue-tigrée la rejoignit d’un bond puis, sur un échange amical de frotte-museaux, se pelotonna contre elle pour se laisser toiletter les oreilles.

Le vieil homme se réveilla et, louchant vers ses genoux avec des yeux chassieux, tripota la tête de Queue-tigrée d’une main crochue aux jointures violacées. « Ah, c’est donc toi, hein ? » Sa voix grinçait comme des gonds rouillés. « Venu rendre visite à ta vieille mère, mais sans même lui apporter de cadeau, bougre d’étourdi ? Que te dit de ça, Ariani ? »

Suffoqué, Tobin mit un bon moment à comprendre que ces mots s’adressaient à la chatte. Tout en maintenant désormais son matou de fils avec une patte équipée de sept doigts, ladite Ariani lui débarbouillait la figure. Et lui se laissait faire, aussi docile que comblé.

« Il n’est pas venu seul, Hakoné », dit Tharin en forçant le ton.

Après avoir traversé la pièce et enfermé la main du vieillard dans la sienne, il fit signe à Tobin et à Ki de se rapprocher.

« Enfin de retour, Theodus ! » s’exclama le vieux.

Apercevant alors les deux gamins, il s’illumina d’un sourire attendri et tout édenté. « Ah, et voilà mes petits chéris ! Dis-moi donc, Rhius, tu me rapportes combien de grouses, aujourd’hui ? Oh, ce sont des lapins ? Et toi, Tharin, tu as eu de la chance ? »

Tharin se pencha davantage. « C’est moi, Tharin, vous vous rappelez, Hakoné ? »

Le vieux lui décocha un regard torve puis secoua la tête. « Bien sûr, mon gars. Pardonne-moi. Tu m’as pris en train de rêvasser. Mais alors, lui, ça doit être… » Il s’étrangla, tâtonna pour attraper la canne placée près de son fauteuil. « Mon prince ! s’écria-t-il en s’efforçant de se redresser, ce qui fit décamper les chats.

— De grâce, ne vous levez pas », dit Tobin.

Des larmes inondèrent les joues creuses d’Hakoné qui se laissa retomber dans son fauteuil. « Veuillez excuser la faiblesse d’un vieux débris de mon espèce, mais je suis tellement, tellement heureux, mon prince ! Je commençais à craindre de ne plus vivre assez longtemps pour vous voir enfin ! » Il tendit des mains tremblantes et y cueillit le visage de Tobin.

« Hélas, que ne puis-je vous voir plus distinctement ! Bienvenue chez vous, mon garçon. Bienvenue chez vous ! »

Une boule se forma dans la gorge de Tobin, à la pensée que le vieillard l’avait pris pour Père. Il s’empara des deux mains d’Hakoné. « Grand merci, mon bon ami. Et merci encore d’avoir si longtemps servi ma famille. Je…

j’espère que vous avez toutes vos aises, ici ?

— C’est trop aimable à vous de vous en inquiéter, mon prince. Il doit y avoir un tabouret par là. Tharin, un siège pour le prince ! Et rapproche-moi la lampe. »

Une fois Tobin installé près de lui, Hakoné l’examina plus minutieusement. « Oui, ça va mieux. Rien qu’à vous regarder ! Les yeux de votre chère mère et les traits du duc. Tu ne trouves pas, Tharin ? Fait l’effet d’avoir à nouveau devant nous notre cher Rhius.

— Tout à fait », confirma Tharin, non sans un clin d’œil au petit. Ils savaient pertinemment tous deux qu’il n’avait guère l’heur de ressembler à ses parents, mais Tobin se sentait déjà beaucoup de sympathie pour le vieil homme, et il était enchanté de le rendre heureux.

« Et ce garçon-là doit être l’écuyer dont tu m’avais parlé ? reprit Hakoné.

Kirothius, c’est bien ça ? Approche, petit, que je te voie un peu. »

Ki se mit à genoux près du fauteuil, et Hakoné lui tâta les épaules, les bras, les mains. « Un brave et solide gaillard, hé ! fit-il d’un ton charmé de connaisseur. Des mains dures comme du fer. Vous avez des mains de guerriers, tous les deux. Tharin a beau ne me faire que des éloges de vous, je gage que vous devez faire des tas de bêtises, exactement comme le faisaient Rhius et ce chenapan-là ! »

Tobin et Ki échangèrent un petit sourire en coin. « Tharin était un chenapan ?

— Eux deux ! pouffa Hakoné. N’arrêtaient pas de se bagarrer avec les mioches du village et de nous piller les vergers. Te rappelles, Tharin, la fois où Rhius a descendu la meilleure brebis laitière de ta mère ? Lumière divine ! un jour sur deux qu’il me fallait vous courir après avec la cravache, l’impression que j’en ai gardée… »

Tharin marmonna quelque chose, et Tobin se délecta de constater qu’il rougissait.

Sur un nouveau gloussement rouillé, l’ancien intendant tapota la main de Tobin. « Même qu’ils m’ont farci de sucre les greniers à sel, une fois, juste avant un banquet donné en l’honneur de la reine en personne, figurez-vous ça ! Évidemment qu’un coup pareil, l’instigateur, c’était le petit Rhius, mais sur qui retomba le blâme, et qui écopa du fouet, si ce n’est notre bon Tharin

? » Ce souvenir lui arracha un nouvel accès d’hilarité, mais qui eut tôt fait de se changer en quintes de toux.

« Du calme, Hakoné », le pressa Tharin en se dépêchant d’aller prendre sur le buffet une coupe de vin qu’il lui porta aux lèvres.

Le vieillard aspira bruyamment une gorgée dont une bonne partie lui dégoulina le long de la barbe. Après avoir laissé s’apaiser quelque peu sa respiration sifflante, il exhala un gros soupir. « Mais c’est fini, maintenant, tout ça, bel et bien fini, n’est-ce pas ? Tu es un homme mûr, et Rhius est mort. Tant et tant de morts… » Sa voix s’éteignit dans un souffle, et ses paupières se fermèrent. Tobin croyait qu’il s’était endormi quand, au bout d’un moment, il se redressa et lança d’un ton sec: « Le duc n’a plus de vin, Tharin ! Descends vite aux caves m’en… » Il s’arrêta pile et les dévisagea tour à tour. « Non, je battais à nouveau la campagne, hein ? C’est à toi qu’incombe la tâche, à présent, Kirothius. Allez, sers ton prince, mon gars. »

Ki se mit vivement debout pour obtempérer, mais Tobin le retint d’un geste. « Permettez-moi de décliner votre offre, mon bon ami. Nous sortons tout juste de table, et nous avons déjà bu plus que de raison. »

Hakoné se rencogna dans son fauteuil, et la vieille chatte en profita pour récupérer sa place dans son giron. Queue-tigrée s’enroula, lui, aux pieds de Tobin.

« J’ai été fâché de trouver votre chaîne suspendue au cou d’un étranger, fit Tharin en ressaisissant la main d’Hakoné. Je me figurais que Lytia serait la personne toute désignée pour vous succéder. »

Un reniflement lui répondit. « L’ouvrage de Lord Orun, ça. Le roi nous avait déjà expédié une demi douzaine de nouveaux domestiques après la mort de la princesse… , puisse Astellus lui aplanir les voies. » Il se baisa le bout des doigts avec déférence avant de les appuyer sur son cœur. « Et puis, dès celle de Rhius, Orun a dépêché un homme à lui. Oh, le changement s’imposait désormais, bien sûr - je suis aussi aveugle que la chèvre de Bilairy, et mes jambes ne me portent plus -, mais celui-là… , le sale type que c’était, avec son strabisme et sa gueule de déterré ! Ça n’a fait de peine à personne, quand Solari te l’a débarqué… Tu n’en as pas moins raison, le poste aurait dû revenir à ta chère tante, alors. Parce que ça faisait déjà plusieurs années que toutes les fonctions d’intendant, c’était elle, ici, qui les remplissait, il ne lui manquait que le titre.

— Je vais dire à Solari de la nommer, intervint Tobin.

— J’ai bien peur que tu ne sois pas encore en mesure de le faire, objecta Tharin. Sur de pareils sujets, c’est au lord protecteur qu’il appartient de décider, tant que tu n’es pas majeur.

— Dans ce cas, je ne suis pas le seigneur et maître d’Atyion, si ? Pas réellement. »

La main d’Hakoné trouva la sienne et la serra. « Vous l’êtes, mon garçon, et personne d’autre. J’ai entendu les gens acclamer votre entrée, tout à l’heure. C’est le cœur de votre peuple que vous avez vu s’exprimer là-dehors.

Il soupirait après vous tout autant que moi-même. Solari est un chic type, et il entretient bien vivant le souvenir de votre père dans les troupes.

Laissez-le patiemment veiller à votre sécurité, pendant que vous-même servez le prince royal. »

Au même instant s’entendit au-dehors un tumulte étouffé. Ki ouvrit la porte, et il découvrit un groupe de cuisinières et de filles de cuisine qui se pressaient dans le couloir.

« S’il vous plaît, Sieur, nous désirions simplement voir le prince », dit en leur nom à toutes une femme âgée. Dans son dos, les autres acquiescèrent d’un hochement de tête plein d’espoir tout en se démanchant le col pour essayer d’entr’apercevoir Tobin.

« Du large, vous ! leur lança Hakoné de sa voix la plus râpeuse. Il se fait trop tard pour déranger Son Altesse !

— Ne les renvoyez pas, s’il vous plaît, protesta Tobin. Elles ne me dérangent nullement. »

Ki libéra le seuil, et elles entrèrent en multipliant les courbettes, une main sur le cœur. Plusieurs de leurs doyennes avaient les yeux humides.

Celle qui avait parlé s’agenouilla pour serrer les mains de Tobin.

« Prince Tobin… , enfin ! Bienvenue chez vous. » Bouleversé une fois de plus, il se pencha et l’embrassa sur la joue. « Merci, ma bonne. Je suis trop content de me trouver là. »

Elle se toucha la joue puis prit ses compagnes à témoin. « Hein, vous voyez ? Je vous l’avais bien dit que bon sang ne pouvait mentir ! Rien de tout le reste n’a d’importance.

— Veux-tu bien tenir ta langue, Mora ! jappa le vieil intendant.

— Ne vous tracassez pas, le reprit Tobin. Je suis au courant des bruits qui courent sur ma personne comme sur ma mère. Il en est même certains d’exacts, entre autres quant au démon… Mais je vous donne ma parole à tous que je tâcherai d’être digne de la mémoire de mon père et un bon maître d’Atyion.

— Il n’a strictement rien qui doive vous alarmer, folles que vous êtes ! les rembarra le vieux, plus bourru que jamais. C’est un nouveau Rhius qui nous est né là. Transmettez-moi ça à l’office. Et maintenant, filez, retour à vos tâches ! »

Elles se retirèrent incontinent, à l’exception de celle que Tharin lui avait désignée comme sa cousine.

« Qu’y a-t-il ? questionna Tobin.

— Eh bien, mon prince, je… » Sans achever sa phrase, elle se dandina, ses mains gercées entortillées dans le devant de son tablier. « M’est-il permis de m’en ouvrir, Hakoné ? »

Le vieillard consulta Tharin du regard. « Quel mal peut-il y avoir à le demander ?

— Vas-y, Grannia.

— Eh bien, mon prince, bredouilla-t-elle, c’est simplement que… , bref, à Atyion, nous sommes un bon nombre à avoir servi dans les rangs de l’armée, jadis. Vous savez, là-bas, Catilan, votre cuisinière, au fort de Bierfût

? Elle était mon sergent. Nous faisions partie des archers de votre grand-père.

— Elle m’en a parlé, en effet.

— Eh bien, le fait dont il s’agit, prince Tobin, est que votre père nous avait donné la permission de continuer à nous entraîner, pourvu que ce soit de façon discrète, et d’enseigner le métier des armes à celles des jeunes filles qui désireraient s’initier. Votre bon plaisir est-il que nous persistions à le faire ? »

Et voilà, il se retrouvait confronté au même mélange d’espoir et de frustration qu’il avait tant de fois vu Una manifester… « Je n’aurais garde de rien modifier à ce qui fut la volonté de Père, répondit-il.

— Soyez béni, mon prince ! S’il vous arrivait jamais d’avoir besoin de nous, il vous suffirait de nous le mander.

— Je m’en souviendrai », promit-il.

Grannia lui fit une dernière révérence des plus pataudes avant de s’enfuir, le visage enfoui dans son tablier.

« Bravo, Tobin, fit Tharin pendant qu’il le ramenait à ses appartements.

D’ici l’aube, ta réputation se sera répandue dans toute la maison. Ton père peut se glorifier à tous égards de chacun de tes faits et gestes de la soirée. »

Sefus et Koni montaient la garde près de sa porte au bout du corridor.

« Tu restes avec nous ? demanda Tobin au capitaine en arrivant à destination. C’était ta chambre, après tout.

— Je te remercie, Tobin, mais c’est à présent la tienne et celle de Ki. Ma place est avec mes hommes. Bonne nuit. »

Une baignoire fumante attendait les garçons, et Tobin fut bien aise de s’y plonger pendant qu’un page aidait son écuyer à allumer les veilleuses.

Immergé dans l’eau bouillante jusqu’au menton, Tobin s’abîma dans la contemplation des vaguelettes qui clapotaient sur les parois de bois lisses.

Una lui revint à l’esprit, ainsi que toutes les femmes dont on avait bafoué l’honneur de guerriers. Il revit en pensée, du coup, l’espoir et la tristesse qui se disputaient la physionomie de Grannia.

Le frisson qui le parcourut suffit à faire courir de nouvelles rides à la surface du cuvier. Si Lhel et Iya ne s’abusaient pas, s’il était réellement appelé à changer de sexe un jour ou l’autre, les généraux consentiraient-ils à suivre une femme ? Aujourd’hui, c’était le fils du duc Rhius qu’avaient acclamé ces soldats. N’allait-il pas tout perdre en révélant ce que la sorcière et les magiciens affirmaient être son véritable visage ?

Il examina son corps : la vigueur de ses bras et jambes, la fermeté de leurs muscles, son torse plat, son ventre dur et le vermisseau pâle et glabre qu’il avait entre les cuisses. Au cours de ses virées dans les bas-fonds du port avec Korin, il avait vu suffisamment de femmes nues pour savoir que tout cela n’avait rien à voir avec leur morphologie. S’il changeait… Non sans grelotter, il reploya ses mains sur ses organes génitaux, et leur émoi sensible sous ses doigts lui parut rassurant.

Peut-être qu’ils se trompent ! Peut-être que… Peut-être n’aurait-il jamais à changer. Il était prince, il était le fils d’Ariani et de Rhius. Ces titres-là suffisaient amplement pour les soldats qu’il avait rencontrés ici. Peut-être bien qu’Illior s’en contenterait, lui aussi ?

Il se glissa sous l’eau et s’y frotta énergiquement les cheveux. Il ne voulait à aucun prix penser à des trucs pareils, cette nuit, cette nuit moins encore qu’aucune autre. On avait eu beau l’appeler prince toute sa vie, jamais il n’avait eu le sentiment de l’être jusqu’à aujourd’hui. À Ero, toujours l’avait frappé le fossé qui le séparait des gens dont l’existence entière s’était déroulée à la cour. Moche, gauche et obscur comme il l’était, il n’aurait pas, n’eût été son titre, mérité que le regard du dernier des courtisans se pose à deux fois sur lui. À ses propres yeux, il n’était, comme Ki, qu’un chevalier de merde, et bien heureux de l’être, en plus.

Seulement, voilà qu’il avait joui de l’adulation populaire. Voilà que les guerriers de Père avaient martelé leurs boucliers en son honneur et scandé son nom. Un jour, quoi qu’il puisse advenir, il se retrouverait à leur tête. Son imagination le régalait déjà de batailles et du fracas des armes. Il se voyait conduisant la charge, flanqué de Tharin et de Ki.

« Prince de Skala, Rejeton d’Atyion », se murmura t-il tout haut.

Les éclats de rire de Ki le ramenèrent brusquement sur terre. « Votre auguste Altesse compte-t-Elle occuper la baignoire jusqu’à ce que son humble écuyer n’ait que de l’eau froide, ou bien me sera-t-il permis de L’y relayer ? »

Tobin lui adressa un grand sourire. « Je suis prince, Ki. Prince pour de vrai ! »

Tout en achevant de lui décrotter l’une de ses bottes avec un chiffon, Ki émit un reniflement. « Qui donc a prétendu que tu ne l’étais pas ?

— M’est avis que je n’y croyais pas. Jusqu’à au jourd’hui.

— Eh bien, tu n’as jamais été rien d’autre pour moi, Tob. Comme d’ailleurs pour n’importe qui, sauf peut-être Orun, et vise un peu où ça l’a mené, non ? Cela spécifié, maintenant… » Il lui fit une révérence bouffonne.

« Plongerai-je sous l’eau votre royale tête ou vous gratterai-je le dos ? Nous autres, piètre engeance, aimons bien ne pas attendre l’aube pour aller pioncer. »

En s’esclaffant, Tobin eut tôt fait de manier l’éponge et de céder la place tant que le bain était encore chaud.

C’est tout juste si Ki lui bredouilla trois mots de plus que: « Bonne nuit », avant de sombrer dans un profond sommeil. Tout éreinté qu’il était, Tobin, lui, ne parvint pas à s’endormir. Les yeux fixés sur les chevaux d’Atyion qui se poursuivaient dans les pâturages verdoyants de la tapisserie, il tenta de se représenter quelqu’une de ses ancêtres, son arrière-grand mère peut-être, en train d’en tisser les motifs sur un somptueux métier. Père aussi les avait contemplés du fond de ce même lit, Tharin assoupi près de lui…

Avant d’emménager dans la chambre aux cygnes avec sa jeune épouse, au bout, songea-t-il. Ses parents y avaient couché côte à côte, y avaient fait l’amour. « Et ses propres parents avant lui, et ceux de son propre père, et… », chuchota-t-il tout haut. L’envie le tenailla subitement de connaître la figure de ses aïeux, de retrouver ses traits quelconques à lui dans tel ou tel des leurs, de s’assurer, tout compte fait, qu’il était véritablement du même sang qu’eux. Il devait bien y avoir des portraits quelque part dans la maison.

Il questionnerait là-dessus Tharin et Lytia dès le lendemain. Eux sauraient.

Le sommeil persistant à le fuir, ses pensées se reportèrent à la chambre aux cygnes, juste au bout du corridor. Et brusquement lui vint une autre envie, celle d’ouvrir les boîtes qu’il avait vues là, les armoires, et de chercher… - chercher quoi ?

Délaissant sa couche, il s’aventura jusqu’au porte-vêtements et fouilla dans sa bourse pour y prélever la clef que Lytia lui avait remise puis se mit à la considérer au creux de sa paume. Ce qu’elle semblait lourde… !

Après tout…

Se faufilant près du page assoupi, il entrebâilla la porte et pointa son museau dehors. De par-delà le coin lui parvenait la rumeur du timbre grave et réconfortant de Tharin, mais il n’y avait personne en vue. Il s’empara d’une veilleuse et se risqua sur la pointe des pieds dans le corridor.

Mais je n’ai pas besoin d’adopter l’allure furtive d’un rôdeur dans ma propre maison ! se morigéna-t-il. Ce qui ne l’empêcha pas de trotter comme une ombre jusqu’à la porte de ses parents et de retenir son souffle jusqu’à ce qu’il l’ait reverrouillée derrière lui.

À force de promener la lueur de sa veilleuse, il finit par en découvrir une autre qu’il alluma, avant de se mettre à faire le tour de la chambre à pas comptés, touchant au passage des objets que ses parents avaient touchés eux-mêmes: un montant du lit, un coffre, une coupe, les poignées d’une penderie. Maintenant qu’il s’y trouvait enfin seul, l’atmosphère de la pièce n’avait plus rien à voir avec celle de n’importe quelle autre. Il était dans leur chambre. Il essaya de se figurer l’air qu’elle aurait eu s’ils avaient eu le bonheur d’y vivre tous ensemble. Si tout ne s’était pas détraqué de manière si abominable.

L’une des boîtes de la coiffeuse se révéla contenir une brosse à cheveux de dame. À sa garniture s’enchevêtraient encore de longs fils sombres. Il en libéra quelques-uns qu’il s’enroula autour du doigt, tout en jouant à se faire accroire pendant un moment que ses parents se trouvaient là-bas, dans la grande salle, à rire, hanap au poing, avec leurs invités. Ils allaient arriver très bientôt, et ils le trouveraient là, qui les attendait pour leur souhaiter une bonne nuit…

Mais son subterfuge échoua ; il ne parvenait pas à imaginer l’effet que cela ferait. Glissant la main dans le col de sa chemise, il y dégrafa la chaîne et enfila la bague de Mère à son doigt pour mieux interroger les deux profils finement ciselés dans la précieuse pierre violette - cette pierre pour le choix et la taille de laquelle Père n’avait pas renâclé à faire le long voyage d’Aurënen, tant il aimait passionnément sa future épouse.

Mais quelle que fut la manière dont il s’y prît pour modifier son point de vue, le couple altier, serein qu’il scrutait de toute son âme était inconnu de lui. Pour avoir partagé cette chambre et partagé ce lit, partagé la même existence, ces étrangers-là n’avaient jamais rien partagé avec lui.

Sa curiosité ne s’en exacerbait pas moins, nourrie par son inconsolable solitude de toujours. Sans retirer la bague de son doigt, il ouvrit une nouvelle boîte où brillaient des parures abandonnées par Mère : un collier de perles d’ambre ciselé, une chaîne d’or aux maillons en forme de dragons, des boucles d’oreilles en émail serti de pierres lisses bleues comme un ciel d’été. La délicatesse de leur travail émerveilla Tobin ; pourquoi les avoir abandonnés ? Après les avoir remis à leur place, il souleva le couvercle d’un gros coffret d’ivoire. À l’intérieur se trouvaient toute une série de broches pour manteau en argent massif et un canif à manche de corne. Les objets d’un homme. Ceux de son père.

Il fit ensuite le tour des armoires. La première ne contenait, suspendues à des patères, que quelques tuniques démodées. Il en décrocha une et se l’appliqua sous le nez, dans l’espoir d’y percevoir l’odeur de Père. En la déployant à bras tendus, il se ressouvint de l’armure que Père lui avait remise avec la promesse de l’emmener se battre aussitôt qu’il serait assez vieux pour qu’elle lui aille. Cela faisait une éternité qu’il n’avait pas essayé de l’endosser.

Il enfila la tunique par-dessus sa chemise de nuit.

Mais il avait eu beau grandir passablement depuis un an, l’ourlet lui en tombait largement au-dessous des genoux, et les manches dépassaient d’un bon pan le bout de ses doigts.

« Je suis encore trop petit », maugréa-t-il en la replaçant sur sa patère avant de passer à l’armoire suivante. Il en ouvrit tout grand les portes et réprima un cri d’épouvante lorsque lui sauta au visage le parfum de Mère. Il n’émanait pas de son spectre, pourtant ; il provenait tout simplement de bouquets de fleurs aux tons passés qui, suspendus à des crochets, servaient à préserver les robes pliées là de toute odeur de renfermé.

Tobin s’agenouilla pour admirer les coloris féeriques de celles-ci. Mère avait toujours eu une prédilection marquée pour les tonalités somptueuses

…, et combien l’étaient ces pourpres sombres, ces outremers, ces ors, ces jaunes safran, ces verts-là ! Vous auriez dit les teintes automnales d’une forêt de brocarts, de linons, de soieries, de velours. Il toucha les tissus d’une main d’abord hésitante, puis avec une espèce de voracité, lorsqu’il découvrit sous ses doigts des rehauts de broderie, des garnitures de fourrure, des perles bigarrées.

Une ardeur coupable s’empara de lui, et il se releva pour extraire des piles une robe émeraude à soutaches de renard neigeux. Il se pétrifia pour tendre l’oreille, à l’affût de pas dans le corridor, et puis il emporta sa proie vers le long miroir qui jouxtait le lit.

Il la brandit devant lui et s’aperçut alors que Mère avait dû être de la même taille que lui, car l’ourlet lui frôlait juste les orteils. Il la secoua vigoureusement pour la défroisser puis la remonta derechef jusque sous son menton ; désormais largement déployée, la jupe s’évasait autour de sa taille en longs plis gracieux.

Quelle impression cela ferait-il, si… ?

Follement confus d’un désir aussi inattendu, il s’empressa de rejeter la robe dans l’armoire. Mais, ce faisant, il provoqua la chute d’une grande cape de brocart crème jusqu’alors suspendue à une patère. Elle avait un haut col d’hermine et les épaules surpiquées de rayures bleues et argent.

Il s’était simplement proposé de la raccrocher, mais il advint qu’il se retrouva de nouveau face au miroir en train de s’y draper. Le lourd tissu l’enveloppa comme en une étreinte, et la doublure de satin sombre avait sur sa peau la fraîcheur de l’eau. Après avoir ajusté l’agrafe d’or du col, il laissa retomber ses bras le long de ses flancs.

La fourrure blanche lui caressa moelleusement la gorge quand il releva lentement les yeux vers son reflet. Il lui en coûta beaucoup d’y croiser son propre regard.

J’ai les mêmes cheveux qu’elle, songea-t-il en les secouant pour qu’ils cascadent sur ses épaules. Et j’ai bel et bien ses yeux, comme tout le monde ne cesse de le répéter. Je ne suis pas aussi beau qu’elle l’était, mais j’ai ses yeux.

La cape chuchota autour de ses chevilles lorsqu’il se rendit devant la coiffeuse et s’y empara d’une boucle d’oreille. Conscient qu’il devenait de plus en plus grotesque mais incapable de s’en tenir là, il l’emporta vers le miroir et l’approcha de son oreille. Était-ce à cause de la boucle, était-ce à cause de l’inclinaison de sa tête ? toujours est-il qu’il eut l’impression d’entr’apercevoir la fille que Lhel lui avait montrée. La pierre bleue était assortie à ses yeux, tout comme la broderie de la cape, et elle les faisait paraître encore plus bleus.

À la lumière indulgente de la petite lampe, elle paraissait presque jolie.

D’un doigt tremblant, il effleura le visage de sa vis-à-vis. Oui, c’était bien là l’inconnue qui lui avait rendu son regard, de la surface de la source. Il n’avait guère eu le temps de le faire alors, mais, maintenant, il la contemplait avec une surprise et une curiosité croissantes. Est-ce qu’un garçon la guignerait comme ses propres copains guignaient les filles qu’ils convoitaient ? L’idée que Ki le regarderait éventuellement de cette manière fit courir dans tout son être la sensation d’un frisson brûlant qui finit par se concentrer au creux de ses hanches comme les douleurs naguère causées par la marée lunaire, à ce détail près que celle-ci ne faisait pas mal. Au contraire même, puisqu’elle suscita sous sa chemise un début d’érection.

Quitte à s’empourprer d’une pareille manifestation, il ne parvint pas à détourner son regard. Subitement envahi de nouveau par le sentiment par trop familier de sa solitude et de son défaut d’assurance, il eut recours à l’unique témoin dont il pût disposer.

Frère ne s’y réfléchissant pas, Tobin dut le prier de se placer à côté du miroir, de manière à pouvoir comparer leurs visages respectifs.

« Sœur », murmura le fantôme, comme s’il comprenait à demi-mot la peine inexprimable qui gonflait de plus en plus le cœur de Tobin.

Mais déjà s’était dissipée la fragile illusion. Campé près du spectre jumeau ne se voyait plus que le reflet d’un garçon affublé d’un manteau de femme.

« Sœur, répéta Frère.

— C’est cela que tu vois quand tu me regardes ? » lui souffla Tobin.

Frère n’eut pas le loisir de répondre que des éclats de voix se firent entendre dans le corridor. En dépit de la porte dûment verrouillée, Tobin se pétrifia comme un lièvre apeuré, l’oreille attentive aux saluts qu’échangeaient Laris et Koni. Il ne s’agissait là que d’une relève de garde, il le savait bien, mais il n’en avait pas moins l’impression d’être comme un voleur à deux doigts de se faire prendre en flagrant délit. Que se passerait-il si quiconque s’avisait qu’il avait quitté sa chambre en pleine nuit pour venir fureter ici ?

Que se passerait-il si Ki l’y trouvait travesti de la sorte ?

« Va-t’en, Frère ! » siffla-t-il avant de se défaire en toute hâte de la cape et de la boucle d’oreille. Une fois mouchées les deux lampes, il s’aventura à tâtons vers la porte et resta aux aguets jusqu’à ce que les voix soient allées s’éteindre à l’autre extrémité du corridor.

Il rebroussa chemin vers sa propre chambre sans croiser âme qui vive et, lorsqu’il réintégra le lit, Ki ne remua ni pied ni patte. Après avoir tiré les couvertures par-dessus sa tête, il ferma les yeux et s’efforça de ne pas plus penser à la façon dont virevoltaient les lourdes soieries autour de ses jambes nues qu’aux minutes extravagantes durant lesquelles un visage différent du sien lui avait retourné le regard de ses propres yeux.

Je suis un garçon, se dit-il silencieusement, tout en resserrant la fermeture de ses paupières, et un prince. Je suis un prince.

19

Le lendemain, Korin fit lever tout son monde dès le point du jour, afin que chacun soit prêt pour la réception du roi. Le soleil émergeait au-dessus de l’horizon, et de longues bandes de brume s’effilochaient au ras de la rivière et des champs détrempés.

Après avoir revêtu leur maille et leurs corselets puis s’être enveloppés dans leurs manteaux les plus élégants, les Compagnons descendirent au rez-de-chaussée où les accueillit un formidable remue-ménage.

Des armées de serviteurs s’affairaient en tous sens et de toutes parts. La grande salle était déjà tendue aux couleurs du roi, et la vaisselle d’or y rutilait de mille feux. À l’extérieur, des tourbillons de fumée s’échappaient des cheminées des cuisines et de quantité de fosses creusées dans le potager, où l’on s’apprêtait à rôtir sur des lits de braises, à la manière mycenoise, des cerfs et des sangliers entiers. Des baladins de toute sorte grouillaient dans les pièces vacantes et les cours.

Sur tout cela régnait en maître, une fois de plus, le duc Solari. Tout en déjeunant avec Tobin et les autres, il évoqua les grandes lignes des divertissements et du menu de la soirée prochaine, non sans se faire assister constamment par l’intendant Eponis et par dame Lytia. Mais il interrompait son exposé à tout bout de champ pour s’enquérir auprès de Tobin: « Ces dispositions ont-elles l’heur de votre approbation, mon prince ? »

Comme ce genre de matières-là, Tobin n’y entendait goutte, il signifiait son accord total et sans réserve par autant de hochements muets à toutes les mesures décidées par le protecteur.

Ce préambule terminé, Lytia fit apporter par deux domestiques des boîtes recouvertes d’un linge. « Expressément réservé à nos hôtes les plus distingués. Une spécialité de la maison dont l’invention remonte à l’époque de vos arrière-grands-parents, prince Tobin. » Rabattant le couvercle de l’une d’entre elles, elle en retira un vase de verre empli d’exquises roses en verre filé. Tobin en demeura pantois ; un pareil chef-d’œuvre valait une douzaine de beaux chevaux. Mais ses yeux s’agrandirent encore davantage lorsqu’il vit Lytia casser nonchalamment un pétale rubis qu’elle se fourra dans le bec avant de lui en offrir un.

Non sans hésiter, Tobin l’effleura du bout de la langue puis se mit à rire:

« Du sucre ! »

Solari gloussa tout en s’emparant d’une fleur. « Quand je vous disais que Lady Lytia était une véritable artiste !

— Ma grand-mère avait été envoyée par votre bisaïeule faire son apprentissage à Ero chez un célèbre confiseur, expliqua Lytia. Elle transmit son savoir-faire à ma mère, et ma mère à moi. Je suis bien heureuse que mes fleurs vous plaisent, mais que pensez-vous de ceci ? » De la seconde boîte, elle retira un dragon de sucre translucide. Son corps soufflé était du même rubis que les pétales des roses, mais ses ailes arachnéennes, ses pattes et les épines de sa crête tombante étaient dorées. « Lequel de mes deux ouvrages préféreriez-vous pour ce soir ?

— Ils sont aussi stupéfiants l’un que l’autre ! Mais peut-être que le dragon serait plus séant pour honorer le roi ?

— Tant mieux, tu n’auras dès lors plus que faire de celui-ci ! » s’écria Korin, et son poignard fusa et heurta le vase en sucre. Lequel tinta comme du cristal et vola en éclats sur les plus gros desquels se rua la bande.

« Quel dommage de les briser… », dit Tobin, les yeux fixés sur la curée.

Tout en regardant les Compagnons se décocher à qui mieux mieux des coups de coude pour rafler les dernières bouchées, Lytia sourit. « Mais je ne les fais que pour qu’on les brise. »

Dès que le duc eut rendu sa liberté à Tobin, Korin voulut à toute force aller monter le guet devant les portes de la ville. Porion insista pour les accompagner, Tharin aussi se joignit à eux, mais le prince refusa toute espèce de garde.

Tobin n’eut pas de peine à reconnaître l’expression tout à la fois fiévreuse et mélancolique qui se lisait dans les yeux de son cousin. Elle lui rappelait trop bien l’époque où la cour des casernements le voyait lui-même rôder comme une âme en peine, impatient de voir enfin Père et son cheval émerger des bois, au bas de la prairie. Qu~ ne pouvait-il en ce jour partager la fébrilité de Korin, au lieu de se sentir tellement vaseux… ! Il avait passé toute la matinée à redouter quelque irruption de Frère mais, en dépit de sa vigilance constante, ne l’avait repéré nulle part.

À peine avaient-ils pris position devant la poterne que des bonnes gens se massèrent autour des Compagnons pour admirer leurs armes et leurs montures. Tout le monde avait l’air de connaître Tharin.

Les soldats qui arpentaient la place s’inventèrent de bons prétextes pour sortir se joindre aux badauds, et Tobin découvrit que causer avec eux n’avait vraiment rien de sorcier pour qui avait toujours plus ou moins vécu dans les jambes de combattants. Il les questionna sur leurs cicatrices et vanta les vertus de leurs arcs ou de leurs épées. Il n’eut pas besoin de les solliciter beaucoup pour qu’ils le régalent d’anecdotes sur ses père et grand-père, ainsi que sur certaines de ses tantes qui s’étaient battues sous la bannière de la reine par le passé. Nombre d’entre eux commençaient leurs récits par ces mots : « Vous aurez déjà entendu raconter qu’Untel (ou Unetelle)… », mais non, la plupart du temps, l’histoire d’Untel ou d’Unetelle était inconnue de lui, et il en venait à se demander pourquoi diable Père lui avait aussi peu parlé des aventures de ses ascendants personnels.

Midi survint, passa. Des marchands ambulants vinrent leur apporter de la viande et du vin qu’ils avalèrent sans démonter, telles des sentinelles à cheval.

Néanmoins, Tobin finit par en avoir assez d’attendre et par se lasser qu’on le dévisage ; aussi rallia-t-il ses petits camarades pour balader les gosses aller-retour en croupe sur la route, pendant que Korin et les plus âgés des Compagnons demeuraient à leur poste et contaient fleurette aux donzelles locales. Parées de leurs plus beaux atours pour la circonstance, elles faisaient à Tobin, avec leurs gazouillis, leurs gloussements, leur façon de se lisser les plumes et leurs agaceries aux jouvenceaux l’effet d’une volière de perruches multicolores.

Le soleil se trouvait à mi-chemin de son déclin quand finalement survint une estafette annonçant l’arrivée de Sa Majesté.

Korin et les autres se seraient précipités en pagaille au-devant du roi si Porion ne les avait aussitôt rappelés à l’ordre d’un aboiement furieux.

« De la tenue ! Formez les rangs, morbleu ! commanda-t-il, tout en baissant le ton par déférence pour les princes. Je me flattais de vous avoir mieux éduqués que ça. Vous ne désirez tout de même pas que le roi se croie attaqué par des malandrins, si ? »

La réprimande les fit se mettre en colonne comme il convenait, chaque gentilhomme flanqué de son écuyer, Korin et Tobin en tête. Vêtu de somptueux habits de fête, le couple Solari se présenta juste à temps pour se joindre à eux.

« Les dirait-on pas roi et reine eux-mêmes, hein ? » chuchota Ki.

Tobin opina du chef. Tous deux rutilaient de pierreries, et la sellerie fastueuse de leurs montures éclipsait celle de Gosi.

On prit au galop la direction du nord, derrière les bannières princières et ducale qui flamboyaient contre le ciel presque vespéral. Au bout d’un mille à peu près se distingua comme un mirage de couleurs éclatantes qui se rapprochaient, suivies par une longue file de soldats. Une vingtaine d’hommes armés et le porte-étendard du roi ouvraient la marche. Derrière eux chevauchait Erius avec la fine fleur de ses nobles sujets. Ses traits demeuraient encore indistincts, mais Tobin le reconnut à son heaume doré.

Malgré leur attirail de guerre, ils portaient au poing plus de faucons et d’émouchets que de boucliers. Le vent vif du soir venant faisait claquer des dizaines d’étendards aristocratiques.

L’interminable colonne de fantassins qui fermaient le ban faisait dans la plaine l’effet d’un serpent rouge et noir aux écailles de fer moirées.

Porion eut beau leur faire adopter un petit galop moins lâche, cela n’empêcha pas les garçons de s’interpeller mutuellement d’une voix vibrante, chaque fois qu’ils repéraient les bannières de leurs pères ou de tel ou tel parent.

Les deux troupes ayant eu tôt fait de brûler l’intervalle qui les séparait, Korin tira sur les rênes et sauta de selle.

« À terre, Tob, murmura-t-il. Sur nos deux pieds qu’on va saluer Père. »

Tous les autres avaient déjà démonté. Ravalant sa peur. Tobin s’arma de courage pour haïr l’étranger qui était de son sang. Il tendit à Ki les rênes de Gosi puis suivit son cousin.

Il n’avait entrevu son oncle qu’une seule fois, mais il n’y avait pas de méprise possible, à présent. Même sans la dorure du heaume et les rinceaux dorés du plastron, Tobin aurait identifié Erius rien qu’à l’épée qui lui battait la jambe gauche : la fabuleuse Épée de Ghërilain. Elle, il avait appris à la reconnaître grâce aux petits rois et reines peints que Père lui avait donnés, puis il l’avait vue, sculptée de manière plus ou moins habile, au poing des effigies de pierre, dans le vestibule de la nécropole royale. S’il avait douté le moins du monde que l’épée tendue à lui par le fantôme de la reine Tamir en cette nuit déjà lointaine soit bien elle, il pouvait être tranquille désormais : c’était incontestablement celle qu’il avait en cet instant même sous les yeux.

Il n’avait en revanche jamais vu le visage du roi et, lorsqu’il releva finalement les yeux, il ne put réprimer un petit cri de stupeur ; Erius ressemblait étonnamment à Korin. Il avait la même belle figure carrée, la même gaieté dans les yeux. Ses cheveux étaient abondamment filetés de blanc, mais il se tenait sur son grand cheval noir avec un panache aussi martial que celui que pouvait déployer Père en personne lorsqu’il remontait sur le sien le chemin du fort.

Korin mit un genou en terre pour saluer son père. Tobin et les Compagnons imitèrent son exemple.

« Korin, mon garçon ! » s’écria Erius en sautant de selle pour s’avancer vers eux. Sa voix grave avait des inflexions pleines de tendresse.

Au lieu d’en avoir peur ou de le haïr, Tobin éprouva pour lui un grand coup de cœur.

Envoyant au diable tout simulacre de dignité, Korin se jeta dans les bras de son père, et du sein des rangs s’élevèrent de folles acclamations tandis que tous deux s’étreignaient en s’administrant de grandes claques dans le dos, cependant qu’en l’honneur du roi les Compagnons battaient leurs boucliers avec la garde de leurs épées.

Au bout d’un moment, Korin s’avisa que Tobin était encore agenouillé, et il le planta sur ses pieds. « Voici Tobin, Père. Cousin, viens dire bonjour à ton oncle. - Par la Flamme, dis donc, ce que tu as poussé ! s’esclaffa Erius.

— Sire. » Tobin entreprenait de s’incliner bien bas quand le roi l’accola vigoureusement. Durant une seconde vertigineuse, il se crut à nouveau dans les bras de Père, au creux du cocon que lui tissaient autour les senteurs si réconfortantes de sueur, de cuir et d’acier huilé.

Erius recula d’un pas puis se mit à le contempler d’un air si attendri que Tobin sentit ses genoux flageoler sous lui.

« La dernière fois que je t’ai vu, tu venais à peine de naître et tu roupillais dans les bras de ton père. » Il lui cueillit le menton d’une main ferme et calleuse, et sa physionomie prit un air nostalgique. « Tout le monde me le disait, que tu as les yeux de ma sœur. J’ai presque l’impression que c’est elle qui me regarde, murmura-t-il, sans se douter de la sueur froide superstitieuse que sa réflexion suscitait. Tobin Erius Akandor, vous n’avez pas un baiser pour votre oncle ?

— Pardonnez-moi, Sire », arriva-t-il tout juste à bredouiller. Sa haine et sa peur s’étaient évaporées dès le premier de ces sourires chaleureux. Et, du coup, il ne savait plus quel sentiment éprouver. Il se démancha le col, et ses lèvres frôlèrent la rude joue d’Erius mais, ce faisant, il se retrouva face à Lord Nyrin, planté juste derrière le roi. D’où était-il venu ? Pourquoi était-il ici ? Tout en masquant sa surprise du mieux qu’il pouvait, Tobin se recula précipitamment.

« Quel âge as-tu, maintenant ? demanda Erius, sans pour autant lui lâcher les épaules.

— Pas loin de douze ans et demi, Sire. »

Le roi pouffa. « Holala… , tant que ça ? Et déjà dangereux, comme duelliste, ce n’est qu’un cri ! Mais il ne faut pas te montrer si cérémonieux.

Dorénavant, c’est "Oncle" que tu m’appelles, et pas autrement. Allez, dis-le, ne me fais pas davantage languir. Ça fait une éternité que j’attends cet instant.

— Vos désirs sont des ordres… , Oncle. » En relevant les yeux, Tobin aperçut son propre sourire, timide et traîtreux, reflété dans les prunelles sombres du roi.

À son grand soulagement, celui-ci finit par se détourner. « Duc Solari, j’ai ramené aussi, sain et sauf, votre propre fils. Nevus, va donc saluer tes parents. » Il est ton ennemi ! se tança Tobin, les yeux attachés sur le roi qui riait avec Solari et le noble jouvenceau. Mais son cœur était inattentif.

Lorsqu’on repartit pour se rendre au château, Korin et Tobin encadrèrent le roi. Les trois Solari les précédaient, en compagnie des porte-étendards.

« Que te dit de ton nouveau gardien ? demanda Erius.

— Il me plaît infiniment plus que Lord Orun », avoua franchement Tobin. Désormais convaincu qu’il arrivait à Frère de mentir, il était tout prêt à moins marchander sa confiance à Solari, qui le traitait aussi gentiment qu’il l’avait toujours fait.

Cette réponse abrupte fit glousser le roi qui lui adressa un clin d’œil narquois. « À moi aussi. Mais, au fait, où est donc ton fameux écuyer ? »

Nous y voilà, songea Tobin, à nouveau sur la défensive. On ne l’avait pas seulement avisé de la désignation de Solari. Le roi lui réservait-il aussi un nouvel écuyer, noyé quelque part, derrière, dans les rangs ? Affichant un air résolu, il fit signe à Ki de se porter à leur hauteur. « Puis-je me permettre de vous le présenter, Oncle ? Sieur Kirothius, fils de sieur Larenth de La-Chesnaie-Mont. »

Ki réussit à se ployer pour une révérence solennelle en selle, mais la main qu’il pressa sur son cœur tremblait. « Sire, daignez accepter mes humbles services pour Votre Majesté et toute sa lignée.

— Ainsi, c’est lui, ce trublion de sieur Kirothius ? Redresse-toi, mon gars, que je te voie mieux. »

Ki obtempéra, les phalanges blanchies par leur crispation sur les rênes.

Tobin redoubla d’attention pour observer le face-à-face, tandis que le roi toisait son ami. Dans son élégant costume neuf, ce dernier avait aussi fière allure que n’importe lequel des autres Compagnons. Tobin avait personnellement veillé à ce qu’il en soit ainsi.

« La-Chesnaie-Mont ? lâcha finalement le roi. Votre père serait donc un homme de Lord Jorvaï ?

— En effet, mon roi.

— Rhius a décidément choisi un drôle d’endroit pour aller pêcher l’écuyer de son fils. Pas votre avis, Solari ?

— C’est bien ce que j’ai pensé moi-même, à l’époque », répondit celui-ci par-dessus son épaule.

Erius comptait-il annuler leur lien d’emblée, là, au vu et au su de tout un chacun ? Ki demeura impassible, mais Tobin vit ses mains se serrer davantage encore sur les rênes.

Mais Solari n’en avait pas terminé. « Pour autant que je me rappelle, c’est à Mycena que Rhius avait connu Larenth et certains de ses fils, et leur valeur au combat l’avait impressionné. Solide souche provinciale, en disait-il, point gâtée par les intrigues et les chichis de cour. »

Tobin fixa l’encolure de Gosi, de peur de trahir sa stupéfaction. Il allait de soi que Père s’était vu forcé de mentir, mais lui n’avait jamais songé à se demander comment il avait pu s’y prendre pour justifier l’apparition de Ki.

« Un choix judicieux, si j’en crois la vue de ce beau gaillard, dit Erius.

Nombre de mes grands feraient peut-être bien d’adopter l’opinion de Rhius.

Tu as donc des frères, Kirothius ? »

Ki démasqua dans un grand sourire ses dents de lapin. « Des flopées, pour servir Votre Majesté, si les façons rugueuses et le parler cru ne L’offusquent trop. »

Le roi se mit à rire de bon cœur à gorge déployée.

« La cour ne perdrait rien, si les sincérités rustiques y avaient davantage de représentants. Dis-moi, Kirothius, et sans plus d’ambages, à présent, que te semble de ce fils que j’ai ? »

Tobin fut seul à remarquer l’imperceptible hésitation de Ki. « C’est un immense honneur que de servir le prince Korin, Majesté. Il manie l’épée mieux qu’aucun d’entre nous.

— Exactement comme il se doit ! » Erius tapa sur l’épaule de Ki puis fit un clin d’œil à Tobin. « Le choix fait par ton père est aussi bon que je m’y attendais, petit. Je ne romprai pas ce qu’il a béni. Aussi pourriez-vous cesser maintenant de m’avoir tous les deux cet air de chiens en manque d’herbe verte ?

— Merci, mon roi ! parvint à exhaler Tobin, si totalement submergé par une énorme vague de soulagement qu’il en avait le souffle presque coupé.

Lord Orun était tellement monté contre lui… »

La bouche du roi se tordit en un petit sourire étrange. « Tu vois où ça l’a mené. Et dis-moi "Oncle", te souviens ? »

Tobin porta son poing à son cœur. « Merci, Oncle ! »

Profitant de ce que le roi se tournait à nouveau vers Korin, il se cramponna au pommeau de sa selle, étourdi par le soulagement de voir Ki conserver sa place, en définitive. Cette faveur, au moins, lui permettait d’aimer un peu son oncle.

La population d’Atyion tout entière avait beau se trouver là pour accueillir le roi, Tobin n’en eut pas moins l’impression que les ovations étaient bien moins assourdissantes que la veille. Et, cette fois, remarqua t-il aussi, les troupes mises en avant dans la cour du château, c’étaient celles de Solari plutôt que les siennes.

La disparité des deux réceptions fut mieux que compensée par le festin du soir. Lytia s’était prodigieusement dépensée.

Les tables étaient drapées de rouge et jonchées d’herbes odoriférantes.

Des bougies de cire en forme de rondelles flottaient à la surface de bassins d’argent, et des centaines de torches fichées dans les appliques des rangées de piliers qui la bordaient illuminaient la salle avec tant d’éclat qu’on pouvait même en admirer les voûtes décorées de fresques.

Sous la direction de Lytia et de l’intendant se succédèrent des kyrielles de plats plus exotiques et variés les uns que les autres. Tobin n’avait jamais rien vu de pareil. Un brochet colossal tremblotait sous son nappage d’aspic luisant. De modestes grouses étaient enchâssées dans des croûtes de pâte multicolores et façonnées de manière à présenter l’aspect d’oiseaux mythologiques à longues queues diaprées en plumes véritables. Des pelotons de crabes au garde-à-vous brandissaient entre leurs pinces des fanions de soie.

On apporta sur un bouclier un cerf rôti farci d’abats factices réalisés en fruits secs et en noix enfilés en guirlandes et laqués de miel à la muscade.

Les desserts comportaient des poires truffées de crème brune fouettée, des pommes en pâtisserie fourrées de fruits secs et de hachis de veau, sans compter une nouvelle tourte volière recelant cette fois de minuscules fauvettes rouges. Aussitôt délivrées, celles-ci s’envolèrent en tournoyant vers les poutres, et les gens du roi lâchèrent leurs faucons puis s’esbaudirent en forcenés de la molle averse de duvet rouge qui ne tarda guère à les environner.

Lytia fit présenter ses dragons de sucre sur un plateau d’argent grand comme un bouclier de guerre. Chacun d’entre eux se distinguait par une posture un peu différente, tels se cabrant, tels ramassés comme pour bondir, et tous étaient disposés de manière à paraître en train de s’affronter les uns les autres. On les promena de table en table afin de les faire admirer par toute l’assistance avant de les abandonner à leur destin fatal.

Les écuyers assuraient le service à la table d’honneur. Tobin et les Compagnons siégeaient à la droite de Korin et du roi, Nyrin, Solari, sa femme et d’autres gentilshommes à la gauche de ce dernier. Tobin eut le plaisir de voir Tharin installé parmi ces intimes du souverain.

« Certains des hommes que je vois là faisaient-ils aussi partie de vos Compagnons personnels, Oncle ? demanda-t-il, pendant que les panetiers s’activaient à découper la première tournée de tranchoirs et déposaient ceux du dessus, les plus croustillants, devant Erius, Korin et lui.