Lynn Flewelling
L’éveil du sang
Le Royaume de Tobin
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Titre original : Hidden Warrior (première partie). Publié par Bantam Traduit de l’américain par Jean Sola.© Lynn Flewelling, 2003.
© Éditions Flammarion, département Pygmalion, 2004, pour l’édition en langue française.
ISBN 2-7441-8499-3
Pour mon père
L’ANNÉE SKALIENNE
I. SOLSTICE D’HIVER - Nuit du Deuil et Fête de Sakor ; observance de la nuit la plus longue et célébration du rallongement des jours ultérieurs.
1. Sarisin : mise bas.
2. Dostin :
entretien des haies et des fossés. Semailles des fèves et des pois destinés à nourrir le bétail.
3. Klesin : semailles de l’avoine, du froment, de l’orge (destinée au maltage), du seigle. Début de la saison de pêche. Reprise de la navigation en pleine mer.
II. ÉQUINOXE DE PRINTEMPS - Fête des Fleurs à Mycena. Préparatifs en vue des plantations, célébration de la fertilité.
4. Lithion: fabrication du beurre et du fromage (de préférence au lait de brebis). Semailles du chanvre et du lin.
5. Nythin : labourage des terres en jachère.
6. Gorathin : désherbage du maïs. Toilettage et tonte des moutons.
III. SOLSTICE D’ÉTÉ
7. Shemin : au début du mois, fauchage des foins ; à la fin, puis le mois suivant, pleine période des moissons.
8. Lenthin : moissons.
9. Rhythin : engrangement des récoltes. Labourage des champs et semailles du blé d’hiver ou du seigle.
IV. PLEINS GRENIERS - Fin des récoltes, temps des gratitudes.
10. Erasin: on expédie les cochons dans les bois se gorger de glands et de faines.
11. Kemmin : nouveaux labourages en vue du printemps. Abattage des bœufs et autres bêtes de boucherie, préparation des viandes. Fin de la saison de pêche. Les tempêtes rendent dangereuse la navigation hauturière.
12. Cinrin : Travaux d’intérieurs
PREMIÈRE PARTIE
Si c’est en garçon terrifié que je m’étais enfui d’Ero, c’est me sachant fille, et fille dans une peau d’emprunt, que j’y retournai.
Dans la peau de Frère.
Après que Lhel m’eut montré les esquilles d’os dissimulées à l’intérieur de la vieille poupée de chiffon de ma mère et permis de jeter un coup d’œil sur mon véritable visage, je portai mon corps comme un masque. Ma véritable forme demeurait cachée derrière un léger voile de chair.
Ce qui se passa par la suite, je n’en ai jamais eu qu’une conscience on ne peut plus confuse. Je me rappelle être arrivée au camp de Lhel. Je me rappelle avoir regardé dans sa source avec Arkoniel et y avoir distingué cette fille effarée qui nous retournait nos regards.
Quand je me réveillai, fiévreuse et souffrante, dans ma propre chambre du fort, les seuls souvenirs que je conservais étaient les tiraillements de l’aiguille d’argent dans ma peau, plus quelques bribes décousues d’un rêve.
Je n’en étais pas moins heureuse encore de posséder les dehors d’un garçon. Cette satisfaction-là m’a duré longtemps. Et cependant, même à cette époque où j’étais si jeune et si désireuse de me refuser à admettre la réalité, c’étaient bel et bien les traits de Frère que me renvoyait mon miroir. Je n’avais à moi que mes yeux, mes yeux et, sur mon bras, la marque de naissance lie-de-vin. Elle et eux me forçaient à me remémorer mon visage authentique, celui que Lhel m’avait fait voir, reflété dans la surface à peine ridée de la source - ce visage qu’il m’était encore aussi impossible de tolérer qu’interdit de révéler.
C’est sous ce visage d’emprunt que j’allais saluer pour la première fois l’homme qui, bien à contrecœur, avait déterminé mon sort et celui de Frère et celui de Ki et celui d’Arkoniel lui-même, bien avant la naissance d’aucun d’entre nous.
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Tout englué qu’il se trouvait encore sur la bordure de songes ténébreux, Tobin prenait conscience, petit à petit, du fumet qu’exhalait le bouillon de viande et d’une rumeur feutrée de voix indistinctes dans les parages.
Trouant le noir à la manière d’un fanal, elles le firent émerger du sommeil.
C’était la voix de Nari, ça. Que diable sa nourrice venait-elle fabriquer à Ero ?
Il ouvrit les yeux et se rendit compte avec un soulagement mêlé de perplexité qu’il occupait son ancienne chambre, au manoir. Installé près de la fenêtre ouverte, un brasero diffusait les motifs rougeoyants de son couvercle en cuivre criblé de trous. De la petite veilleuse de chevet émanait une lueur plus vive qui faisait danser plein d’ombres parmi les chevrons du plafond. Les draps du lit fleuraient la lavande et le grand air frais, tout comme la chemise de nuit qu’il portait. La porte était close, mais cela ne l’empêchait pas d’entendre toujours Nari qui bavardait tout bas, dehors, avec quelqu’un.
La cervelle encore engourdie de sommeil, il laissa son regard parcourir la pièce, tout au contentement pour l’instant d’être là, chez lui. Une poignée de ses sculptures en cire trônait sur le rebord de la fenêtre, et les épées d’exercice en bois se dressaient dans l’angle voisin de la porte. Les araignées n’étaient pas restées oisives entre les poutres ; le moindre vent coulis faisait doucement ondoyer l’ampleur de leurs toiles, aussi fines qu’une mantille de grande dame.
Un bol se trouvait sur la table qui jouxtait le lit. Et il y avait à côté, prête à servir, une cuillère en corne. La cuillère dont Nari s’était toujours servie pour le faire manger quand il était malade. Je suis malade ?
Et Ero ? se demanda-t-il du fond de sa somnolence, Ero n’avait-elle été rien d’autre qu’un rêve issu de la fièvre ? Et la mort de Père, et la mort de Mère, des cauchemars aussi ? Il souffrait un peu, et le milieu de sa poitrine lui faisait mal, mais il se sentait beaucoup plus affamé que malade. Comme il tendait la main vers le bol, il entr’aperçut quelque chose qui réduisit en miettes ses lubies de réveil vaseux.
Cette vieille horreur de poupée de chiffon gisait bien en évidence sur le coffre à vêtements, de l’autre côté de la chambre. Même de sa place, il distinguait nettement le fil blanc tout neuf qui recousait le flanc défraîchi du fantoche.
Tobin dut se cramponner à l’édredon lorsqu’un raz-de-marée d’images fragmentaires menaça de le submerger. La dernière chose dont il conservait un souvenir net était qu’il se trouvait allongé sur la paillasse de Lhel, dans le chêne qu’elle avait élu pour demeure au fond des bois dominant le fort. La sorcière ouvrait la poupée d’un coup de canif et lui exhibait de petits morceaux d’os puérils - des os de Frère - jusqu’alors dissimulés dans le rembourrage. Des os dissimulés par Mère lorsqu’elle avait fabriqué cet informe machin. Après quoi Lhel s’était servie non plus de peau mais d’une esquille pour lier de nouveau l’âme de Frère à la sienne à lui.
Tobin glissa dans l’encolure de la chemise de nuit des doigts tout tremblants mais précautionneux pour tâter le point douloureux de son torse. Oui, c’était bien-là ; une bride étroite de peau saillante qui courait verticalement jusqu’au milieu de son sternum marquait l’endroit où Lhel l’avait recousu comme une liquette déchirée. Il sentait parfaitement l’infime bourrelet des points, mais ça ne saignait pas du tout. Au lieu d’être à vif comme celle que Frère avait sur la poitrine, la plaie était déjà presque cicatrisée. En appuyant légèrement dessus, Tobin découvrit le petit grumeau dur que le fragment d’os faisait sous sa peau. Il était possible de le faire vaguement bouger comme une minuscule dent branlante.
Peau forte, mais os plus fort, avait dit la sorcière.
À force de rentrer son menton, Tobin parvint à regarder, et il s’aperçut que rien ne se voyait, ni le renflement ni les points. Exactement comme auparavant, personne ne pourrait se douter de l’opération qu’elle lui avait fait subir.
Une vague vertigineuse déferla sur lui quand il se ressouvint de l’expression qu’avait le visage de Frère flottant à l’envers juste au-dessus de lui pendant que Lhel faisait son travail. La douleur tordait les traits du fantôme, et des larmes de sang tombaient de ses prunelles noires et de la plaie béante sur sa poitrine.
Morts pas pouvoir souffrir, keesa, lui avait-elle affirmé, mais elle se trompait.
Tobin se repelotonna contre l’oreiller puis attacha son regard désolé sur l’affreuse poupée. Tant d’années passées à la cacher, tant d’années dans la peur, l’angoisse, et tout ça, finalement, pour la retrouver là, étalée au vu de n’importe qui…
Mais comment était-elle arrivée ici ? Alors qu’il l’avait laissée là-bas, le jour où il s’était enfui d’Ero ?
Brusquement affolé sans savoir pourquoi, il faillit se mettre à appeler Nari à grands cris, mais la honte le suffoqua. Il faisait partie des Compagnons royaux, puis il était beaucoup trop vieux pour se montrer en manque de nourrice !
D’ailleurs, quelle réflexion Nari lui ferait-elle à propos de la poupée ? Elle l’avait sûrement vue, pour le coup. Et il ne se rappelait que trop la vision dont Frère l’avait autrefois régalé pour lui montrer comment réagiraient les gens s’ils en découvraient l’existence, avec quelles moues écœurées. Il n’y avait que les filles pour avoir envie de poupées…
Des larmes emplirent ses yeux, brouillant la flamme de la veilleuse en une étoile jaune clignotante. « Je ne suis pas une fille ! murmura-t-il.
— Si fait que tu en es une. »
Et voilà que Frère se tenait à côté du lit, bien que Tobin n’eût pas prononcé la formule consacrée de convocation. La présence du fantôme s’enroulait autour de lui par vagues et remous glacés.
« Non ! » Tobin se boucha les oreilles. « Je sais bien qui je suis, moi.
— C’est moi, le garçon ! » siffla Frère. Puis de lui décocher, avec un regard aussi méchant que sournois: « Sœur.
— Non ! » Tout frissonnant, Tobin enfouit sa figure dans l’oreiller. « Non non non non ! »
De douces mains le soulevèrent. Nari l’étreignit très fort en lui caressant la tête. « Qu’y a-t-il, mon chou ? Qu’est-ce qui ne va pas ? » Elle portait encore sa tenue de jour, mais sa chevelure brune lui cascadait sur les épaules, dénouée déjà. Frère n’avait toujours pas quitté la place, mais elle n’eut pas l’air de s’aviser qu’il était là.
Tobin se cramponna à elle un bon moment, le museau caché au creux de son épaule comme à l’accoutumée, jusqu’à ce que l’orgueil le pousse à se dégager.
« Tu étais au courant, souffla-t-il, assailli par le souvenir. Lhel me l’a dit.
Tu as toujours été au courant ! Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ?
— Parce que je lui avais défendu de le faire. » Iya ne s’aventura qu’en partie dans le petit cercle lumineux. Aussi son visage carré, fripé, demeurait-il à moitié dans l’ombre, mais il la reconnut à sa robe de voyage élimée comme à la natte gris fer qui lui pendait par-dessus l’épaule jusqu’à la taille.
Frère la reconnut lui aussi. Il s’évapora, mais une seconde à peine s’était écoulée que la poupée s’envola du coffre et vint frapper la vieille femme en pleine figure. Les épées de bois suivirent, quitte à cliqueter comme un bec de grue quand elle brandit une main pour les repousser. Alors, la pesante armoire se mit à gigoter de façon menaçante et, faisant crisser le sol, s’ébranla en direction de la magicienne.
« Arrête ! » cria Tobin.
Aussitôt, l’armoire cessa de bouger, et Frère réapparut à côté du lit, haineux au point que l’atmosphère en crépitait tout autour de lui, son regard furibond dardé sur l’ennemie. Iya tressaillit mais sans battre d’un pouce en retraite.
« Vous pouvez le voir ? » demanda Tobin.
« Oui. Il ne t’a pas quitté un seul instant depuis que Lhel a réalisé la nouvelle liaison.
— Et toi, Nari, tu peux le voir ? »
Un frisson la secoua. « Non, louée soit la Lumière.
Mais le percevoir, ça oui. »
Tobin se tourna de nouveau vers la magicienne. « Lhel a dit que c’est vous qui lui aviez fait faire ça ! Elle a dit que c’est vous qui vouliez que je ressemble à mon frère.
— J’ai fait ce qu’Illior exigeait de moi. »Elle s’installa au pied du lit. À
présent, la lumière l’éclairait en plein. Elle avait l’air lasse et vieille, et cependant ses yeux avaient une telle dureté qu’il se sentit bien aise d’avoir encore Nari près de lui.
« Telle était la volonté d’Illior, répéta-t-elle. Ce qui fut fait fut fait pour le salut de Skala tout autant que pour toi. Le jour approche où tu vas devoir gouverner, Tobin, comme ta mère elle-même aurait dû gouverner.
— Je ne veux pas le faire !
— Je ne devrais pas en être surprise, enfant. » Iya soupira, et ses traits perdirent un peu de leur dureté. « Tu n’étais pas censé découvrir la vérité si tôt, si jeune. Ç’a dû être un choc terrible, et surtout dans les circonstances où tu l’as fait. »
Tobin se détourna, mortifié. Alors qu’il s’était figuré que le sang qui suintait entre ses jambes était le premier symptôme de la peste, la réalité s’était révélée bien pire…
« Même Lhel s’est trouvée prise au dépourvu.
Arkoniel m’a conté qu’elle t’avait fait voir ton véritable visage avant de tramer ses nouvelles opérations magiques ?
— Mon véritable visage, c’est celui-ci !
— Le mien ! » jappa Frère.
Au bond que fit Nari, Tobin devina que même elle avait entendu ça. Il examina Frère plus attentivement. Le fantôme semblait beaucoup plus tangible qu’il ne l’avait été de longtemps, vous auriez presque dit réel. Tobin eut aussi l’impression qu’il venait d’entendre son jumeau parler à haute voix, bien fort, et non plus comme auparavant sous la forme d’un simple chuchotement dans son propre esprit.
« Il est plutôt encombrant, repartit Iya. Te serait-il possible de le congédier, s’il te plaît ? Et prie-le de nous épargner partout son remueménage, cette fois-ci. »
Tobin éprouva une démangeaison de se récuser mais, par égard pour Nari, n’en murmura pas moins les mots enseignés par Lhel. « Sang, mon sang. Chair, ma chair. Os, mes os. » Frère se dissipa aussi instantanément que la flamme d’une chandelle mouchée, et il fit meilleur dans la chambre.
« Ah, voilà qui va mieux ! » S’emparant du bol, Nari fila vers le brasero et puisa du bouillon dans le pot qu’elle avait mis à chauffer sur les braises.
« Allez, avale-moi toujours quelques lampées de ce truc-là. Ça fait des jours et des jours que tu n’as pour ainsi dire rien mangé. »
Dédaignant la cuillère, Tobin saisit le bol et y but à même. C’était là de ce consommé que Cuistote mijotait spécialement pour les alités. Il identifia les saveurs complexes de moelle de bœuf, de persil, de vin et de lait qu’elle y mettait invariablement, non sans quantité de plantes médicinales.
Après qu’il eut vidé le bol, Nari le lui emplit à nouveau. Iya se baissa pour ramasser la poupée qui gisait à terre puis, la calant sur ses genoux, retapa ses bras et ses jambes inégaux avant d’en regarder d’un air pensif les traits barbouillés vaille que vaille.
La gorge tout à coup serrée, Tobin abaissa le bol. Que de fois n’avait-il contemplé Mère assise exactement dans la même position ? De nouvelles larmes lui gonflèrent les yeux. Elle avait fabriqué la poupée pour garder l’esprit de Frère en permanence auprès d’elle. C’était Frère qu’elle voyait alors quand elle la dévisageait, Frère qu’elle tenait, étreignait, berçait, c’était en faveur de Frère qu’elle fredonnait, c’était Frère qu’elle emmenait partout avec elle jusqu’au jour où elle s’était précipitée par la fenêtre de la tour.
Toujours Frère. Jamais lui, Tobin.
Nari s’aperçut qu’il grelottait. Elle vint s’asseoir près de lui, l’attira de nouveau sur son sein, l’y serra bien fort. Et il la laissa faire, cette fois.
« C’est vraiment vrai qu’Illior vous a dit de me faire ça ? » lâcha-t-il dans un souffle.
Iya hocha tristement la tête. « L’Illuminateur m’a parlé par le truchement de l’oracle d’Afra. Tu sais de quoi il s’agit, n’est-ce pas ?
— Du même oracle qui commanda au roi Thelâtimos de faire de sa fille la première reine de Skala.
— C’est bien cela. Et maintenant, Skala a de nouveau besoin d’une reine, d’une reine issue du véritable sang, pour guérir son territoire et le défendre.
Je te le promets, tu comprendras un jour tout cela. »
Nari resserra son étreinte et lui déposa un baiser sur le haut de la tête.
« Tout cela ne visait qu’à assurer ta sauvegarde, mon chou. »
L’idée qu’elle en avait été complice tout du long le piqua au vif derechef.
Il se débattit pour se dégager puis, se radossant vite vite au bord opposé du lit contre les traversins, remonta ses jambes - de longues jambes étiques et tout en tibias de garçon - sous sa chemise « Mais pourquoi… » Il lui suffit de toucher la cicatrice pour s’interrompre, bouche bée de consternation. « Le sceau de Père et la bague de Mère - je les portais au bout d’une chaîne…
— Je les ai ici même, mon chou. Je te les avais simplement mis en sécurité. » Nari retira la chaîne de la poche de son tablier et la lui tendit.
Tobin s’en empara, plein de gratitude, et plaça délicatement les talismans dans le creux de sa main.
Composé d’une pierre noire haut sertie dans un cercle d’or, le sceau portait en profonde intaille l’emblème au chêne d’Atyion, l’immense domaine dont Tobin était désormais le propriétaire mais qu’il n’avait jamais vu. La bague, elle, Mère l’avait reçue de Père en présent de noces. La monture d’or en était d’une finesse extrême, elle représentait des feuilles minuscules, et son chaton d’améthyste ciselé en relief montrait les profils juvéniles du couple. Ses parents… Il avait passé des heures à en contempler le portrait ; l’air heureux qu’ils avaient là tous deux, lui ne le leur avait jamais vu.
« Où as-tu trouvé ça ? » s’enquit la magicienne d’un ton doux.
« Au fond d’un trou, sous un arbre.
— Quel arbre ?
— Un châtaignier mort dans l’arrière-cour de la maison de ma mère, à Ero. » Relevant les yeux, il s’aperçut qu’elle le scrutait avec une étrange attention. « Celle où il y avait la cuisine d’été.
— Ah oui. C’est là qu’Arkoniel avait enterré ton frère. »
Et que Mère et Lhel ont creusé pour le déterrer, songea-t-il. Peut-être est-ce alors qu’elle a perdu la bague. « Mes parents savaient ce que vous m’aviez fait ? »
Il surprit le bref regard acéré qu’Iya décochait vers Nari avant de répondre : « Oui. Ils le savaient. » Tobin sentit son cœur sombrer. « Et ils vous l’ont permis ?
— Tu n’étais pas encore né quand ton père m’a priée de te protéger. Il a compris les paroles de l’oracle et obéi sans discuter. Il a dû t’apprendre, j’en suis convaincue, la prophétie dont l’oracle avait gratifié le roi Thelâtimos.
— Oui. »
Iya demeura silencieuse un moment. « Il n’en a pas été de même pour ta mère. Elle avait une personnalité fragile, et l’accouchement s’est révélé très difficile. Et jamais elle ne s’est remise de la mort de ton frère. »
Il fallut à Tobin avaler sa glotte avant de pouvoir demander: « C’est pour cette raison qu’elle me détestait ?
— Mais elle ne t’a jamais détesté, mon lapin… , jamais ! » Nari mit la main sur son cœur. « Elle n’avait pas toute sa raison, c’est tout.
— En voilà assez pour l’instant », déclara Iya. « Tu as été bien mal en point, Tobin, et tu as passé les deux derniers jours à dormir.
— Deux ? » Il jeta un coup d’œil vers la fenêtre.
Alors qu’il était arrivé jusqu’aux abords du fort guidé par un mince croissant de lune, le deuxième quartier de celle-ci serait complet sous peu.
« Quel jour sommes-nous ?
— Le vingt et un d’Erasin, mon loup. Celui de ta fête est survenu puis passé pendant ton sommeil, répondit Nari. Je vais dire à Cuistote de préparer les gâteaux au miel pour le dîner de demain. »
Tobin secoua la tête, abasourdi, sans cesser de fixer la lune. « Je… Je me trouvais dans la forêt. Qui m’a ramené à la maison ?
— Tharin a brusquement surgi de nulle part avec toi dans ses bras, suivi d’Arkoniel avec ce pauvre Ki, dit Nari. Que même j’ai failli en mourir de peur, tout à fait comme le jour où ton père est revenu rapportant ta…
— Ki ? » Tobin sentit la tête lui tourner tandis qu’un autre souvenir se débattait pour remonter à la surface. Les rêves provoqués par la fièvre l’avaient fait flotter en l’air bien au-dessus du chêne de Lhel, à une hauteur inimaginable, et il se retrouva comme alors regardant en bas. Il avait discerné quelque chose, là, dans les bois, quelque chose qui, juste au-delà de la source, gisait parmi les feuilles mortes… « Non, non, Ki est à Ero. J’ai soigneusement veillé à ce qu’il y reste, en sécurité ! »
Cela n’empêcha pas la peur, une peur glacée, de lui nouer le ventre en y plongeant ses racines et de lui broyer le cœur. Ce qu’il avait aperçu en rêve, allongé par terre, avec Arkoniel en pleurs à ses côtés, c’était Ki, bel et bien.
« Il a apporté la poupée, n’est-ce pas ? C’est dans ce but, hein, qu’il m’a suivi ?
— Oui, mon chou.
— Ainsi donc, ce n’était pas un rêve… »Mais alors, pourquoi ces larmes d’Arkoniel ?
Il mit un bon moment à se rendre compte que des gens étaient encore en train de lui parler. Que Nari le secouait par l’épaule d’un air affolé. « Tobin, qu’y a-t-il ? Tu es devenu livide !
— Où est Ki ? chuchota-t-il en étreignant ses genoux à pleins bras pour mieux affronter la réponse.
— J’étais justement en train de te dire, expliqua Nari, sa bonne bouille ronde toute creusée par un nouveau tourment. Il dort dans ton ancienne salle de jeux, la porte à côté, là. En vous voyant, toi tellement malade et agité dans ton sommeil, et lui si grièvement blessé, j’ai pensé qu’il vous serait plus facile de vous reposer, chacun dans son lit… »
Sans se laisser fournir de plus amples détails, Tobin entreprit à quatre pattes de sortir du lit.
Iya lui agrippa le bras. « Attends. Il est encore en piteux état. Il a fait une chute et s’est cogné le crâne. Arkoniel et Tharin n’ont pas cessé de le soigner. »
Il essaya de se libérer, mais elle tint bon. « Laisse-le se reposer. Tharin était devenu comme fou, à faire sans arrêt pendant tout ce temps le va-et-vient entre vos deux chambres comme un chien en peine. Il avait fini par s’assoupir au chevet de Ki quand j’y suis passée, tout à l’heure.
— Permettez-moi d’y aller. Je vous promets de ne pas les réveiller, mais de grâce, il me faut absolument voir Ki !
— Reste une seconde et écoute-moi. » Elle se montrait grave, maintenant. « Écoutez-moi bien, petit prince, car ce que je vais vous dire est valable pour votre existence ainsi que pour les leurs. »
Non sans trembler, Tobin se laissa retomber sur le bord du lit.
Iya relâcha sa prise et reploya ses mains autour de la poupée, toujours calée dans son giron. « Comme je l’ai déjà dit, tu n’as jamais été censé porter ce fardeau dès un âge aussi tendre ; nous voilà pourtant dans ce cas. Écoute-moi bien et scelle dans ton cœur les paroles que je vais prononcer. Tharin et Ki ne sont pas au courant, et ils ne doivent l’être à aucun prix, du secret qui est le nôtre. Exception faite d’Arkoniel, Lhel et Nari sont les seules à connaître la vérité, et il faut coûte que coûte que les choses en restent là jusqu’à ce que sonne l’heure où tu feras valoir ton droit de naissance.
— Tharin ne sait rien ? » La première réaction de Tobin fut le soulagement. C’était à Tharin tout autant qu’à Père qu’il devait son éducation de futur guerrier.
« Rien. Et ce fut là l’un des grands chagrins de l’existence de ton père. Il aimait Tharin aussi fort que tu aimes Ki. Cela lui brisait le cœur de taire un secret pareil à son ami, et le faix n’en fut que plus dur à porter. Seulement, c’est à toi qu’incombe désormais l’obligation d’agir de même.
— Jamais ni l’un ni l’autre ne me trahirait.
— Exprès, évidemment pas. Ils ont tous les deux la tête aussi dure et autant de courage que le taureau de Sakor. Mais les magiciens de l’homme de ton oncle, Nyrin, ont leurs propres voies pour découvrir les choses. Des voies magiques, Tobin. Ils n’ont que faire de la torture pour lire les pensées les plus intimes d’une personne. Si Nyrin en venait jamais à soupçonner ton identité véritable, il saurait exactement dans quelles cervelles jeter les yeux pour obtenir la preuve nécessaire. »
Tobin en eut froid dans le dos. « Je crois qu’il a fait quelque chose de ce genre avec moi lors de notre première rencontre. » Il étendit son bras gauche pour exhiber sa marque de naissance. « Il l’a touchée, et cela m’a fait éprouver la sale impression que j’avais des reptiles dans tout mon être. »
La magicienne se renfrogna. « M’a tout l’air d’être ça, oui.
— Mais alors, il sait !
— Non, Tobin, puisque tu l’ignorais toi-même.
Voilà quelques jours encore, on n’aurait trouvé dans ta tête, lui ou n’importe qui, que les pensées d’un jeune prince, exclusivement occupé de faucons, de chevaux et d’épées. Tel fut notre dessein depuis le début, afin de te protéger.
— Mais Frère. La poupée. Ça, il l’aurait vu.
— La magie de Lhel couvre ces pensées-là. Nyrin n’aurait pu les découvrir qu’à condition de les rechercher sciemment. Jusqu’ici, tout semblerait indiquer qu’il ne s’en doute pas.
— Seulement, je suis au courant, maintenant, moi.
Quand j’aurai regagné Ero, que se passera-t-il ?
— Il te faudra t’assurer qu’il ne trouve aucun prétexte pour toucher de nouveau tes pensées. Continue à garder la poupée secrète, comme auparavant, et évite Nyrin autant que tu le pourras. Arkoniel et moi, nous ferons de notre côté l’impossible pour te protéger. En fait, je pense qu’il est peut-être temps pour moi de me laisser voir à nouveau avec le fils de mon patron.
— Vous reviendrez à Ero avec moi ? »
Iya sourit et lui tapota l’épaule. « Oui. Va voir tes amis, maintenant. »
Il faisait froid, dans le corridor, mais Tobin s’en aperçut à peine. La porte de Ki se trouvait légèrement entrebâillée, et elle projetait un fin rai de lumière en travers de la jonchée. Tobin se faufila à l’intérieur.
Ki dormait dans un vieux monument de lit, enfoui jusqu’au menton dans des courtepointes et des couettes. Il avait les paupières closes, et, malgré la chaude lumière que diffusait la veilleuse, paraissait d’une pâleur extrême.
Ses yeux étaient tout cernés de noir, et des bandes de lin lui enveloppaient le crâne.
Emmitouflé dans son manteau d’équitation, Tharin était assoupi, lui, dans un fauteuil placé au chevet du lit. Ses longs cheveux blonds grisonnants lui retombaient sur les épaules en mèches hirsutes et malpropres, et une bonne semaine de chaume ombrageait le creux de ses joues au-dessus de sa barbe courte. Sa simple vue permit à Tobin de se sentir un peu mieux ; la proximité de Tharin suffisait toujours à lui donner l’impression d’une plus grande sécurité.
Là-dessus vint brutalement se plaquer l’écho des mises en garde de la magicienne. Ici même se trouvaient réunis les deux êtres qu’il chérissait entre tous et qui lui inspiraient une confiance sans égale, et voilà que c’était à lui de les protéger. Une affection farouche et rebelle lui gonfla le cœur lorsque l’assaillit à nouveau la pensée des prunelles brunes et fouineuses de Nyrin. Celui-là, il le tuerait de ses propres mains si le magicien s’avisait jamais de vouloir faire le moindre mal à ses amis.
Il s’approcha du lit sur la pointe des pieds, mais il eut beau prendre d’infinies précautions, il ne l’avait pas encore atteint que les yeux pâles de Tharin s’ouvrirent tout d’un coup.
« Tobin ? Louée soit la Lumière ! » s’exclama-t-il tout bas en l’attirant dans son giron et en l’étreignant si fort que c’en fut douloureux. « Les Quatre m’en sont témoins, tu nous as donné de ces inquiétudes ! Tu dormais, dormais… Comment va, mon gars ?
— Mieux. » Passablement confus, Tobin se dégagea doucement et se releva.
Le sourire de Tharin s’effaça. « D’après Nari, tu t’es cru atteint de la rouge-et-noir. Tu aurais dû venir me voir, au lieu de déguerpir comme ça ! Il aurait pu vous arriver n’importe quoi, à vous deux, sales gosses, là, tout seuls, sur la route… À chaque instant de notre course jusqu’ici, nous nous attendions à trouver vos cadavres dans un fossé.
— Nous ? Qui donc t’a accompagné ? » Durant une seconde affreuse, Tobin redouta que son gardien ne soit lui aussi venu à sa recherche.
« Koni et les autres gardes, naturellement. Mais n’essaie pas de changer de sujet. Ça n’a pas été beaucoup mieux de vous retrouver tous les deux dans un pareil état. » Au coup d’œil qu’il jeta du côté de Ki, Tobin comprit qu’il en était encore inquiet. « Vous auriez dû rester en ville. Le pauvre Arkoniel et les autres s’en sont fait un sang d’encre. Encore un peu, et ils paumaient complètement la boule. » Mais aucune rogne ne se lisait dans ses yeux lorsqu’il les releva franchement vers Tobin. « Vous nous avez flanqué à tous une de ces trouilles… ! »
Le menton de Tobin fut pris de tremblote, et il baissa la tête. « Je suis désolé. »
Tharin l’accueillit à nouveau dans ses bras et lui tapota l’épaule. « Enfin, bon, fit-il, d’une voix rauque d’émotion. Nous voilà tous ici, maintenant, non ?
— Ki va se remettre tout à fait, n’est-ce pas ? » Aucune réponse ne lui parvint, et il vit étinceler des larmes dans les yeux du vieux guerrier. « Il finira par aller bien, dis ? »
Le capitaine acquiesça d’un signe, mais le doute se lisait à livre ouvert sur sa physionomie. « À en croire Arkoniel, il va probablement se réveiller bientôt. » Les genoux du garçon se firent cotonneux, et il s’affala sur le bras du fauteuil. « Probablement ?
— Il a dû attraper les mêmes fièvres que toi, et avec son coup sur le crâne… » Il tendit la main pour repousser les cheveux noirs qui recouvraient le pansement. Une tache jaunâtre avait suinté au travers. « Faut changer ça.
— Iya m’a dit qu’il était tombé ?
— Oui. En se cognant salement la tête, en plus.
Arkoniel pense… enfin bref, lui a tout l’air que ton bougre de démon y aurait mis la main. »
Tobin eut l’impression qu’un tesson de glace venait de se loger dans son estomac. « Frè… C’est le fantôme qui l’a blessé ?
— À son avis, c’est même dans ce but qu’il aurait sournoisement poussé Ki à te rapporter ta poupée jusqu’ici. »
Tobin en eut le souffle littéralement coupé. Si c’était vrai, jamais, jamais plus il ne rappellerait Frère. Libre à Frère de crever de faim, mais ça, ça alors, il s’en fichait éperdument !
« Tu… tu l’as vue ? La poupée, je veux dire ?
— Oui. » Tharin lui adressa un regard perplexe. « Ton père croyait qu’elle était tombée avec ta mère, ce jour-là, et que la rivière l’avait emportée.
Même qu’il avait expédié des hommes à sa recherche. Et c’est toi qui l’as eue pendant tout ce temps-là, c’est bien ça ? Mais qu’est-ce qui t’a donc pris de la tenir cachée si obstinément ? »
Tharin savait-il aussi à quoi s’en tenir à propos de Lhel ? Faute d’en être sûr, Tobin ne pouvait lui confier qu’une partie de la vérité. « Je croyais que Père et toi, vous auriez honte de moi. C’est pour les filles, les poupées. »
Tharin émit un petit rire affligé. « Celle-là, personne ne te l’aurait reprochée. Le grand dommage, c’est que ce soit la seule qu’elle t’ait laissée.
Si ça te fait plaisir, je devrais pouvoir arriver à t’en trouver une de ces adorables qu’elle faisait avant sa maladie. La moitié des nobles d’Ero en possèdent. »
Il y avait eu dans l’existence de Tobin une époque où son désir d’en posséder une était si violent qu’il allait jusqu’à la torture. Seulement, c’est des mains de Mère qu’il aurait voulu la recevoir, comme une preuve qu’elle l’aimait, ou du moins qu’elle l’avouait pour son fils tout autant qu’elle le faisait pour Frère. Ça ne s’était jamais produit. Il secoua la tête. « Non, je n’ai envie d’aucune des autres. »
Tharin comprit peut-être à demi-mot, car il n’ajouta rien sur ce chapitre.
Ils restèrent là, tous les deux, côte à côte, à regarder un bon moment les couvertures s’élever et s’abaisser au rythme de la respiration de Ki. Tobin brûlait de se glisser dessous près de lui, mais il lui trouvait un air si fragile et souffreteux qu’il n’osa pas le faire. Et comme sa misère excessive l’empêchait de tenir en place, il finit par retourner dans sa propre chambre afin de laisser Tharin se rendormir un peu. À sa grande satisfaction, Iya et Nari ne s’y trouvaient plus. Parler avec l’une ou l’autre était bien pour l’heure le dernier de ses désirs.
La poupée reposait sur le lit à l’endroit même où la magicienne s’était assise. Pendant que Tobin la regardait fixement, essayant de comprendre ce qui s’était passé, une rage telle qu’il n’en avait jamais éprouvé, si folle et violente qu’il pouvait à peine respirer, s’empara subitement de lui.
Je ne le rappellerai plus jamais. Jamais !
Raflant comme à la volée le fantoche exécré, il le balança dans le coffre aux vêtements et rabattit le couvercle brutalement. « N’as qu’à rester là pour l’éternité ! »
Il éprouva comme un léger mieux, d’avoir fait cela.
Hé, libre à Frère de hanter le fort, si ça lui chantait, libre à lui de se l’adjuger, Tobin n’en avait rien à faire ! mais quant à le laisser repartir pour Ero… , ça, non, pas question.
Il trouva ses effets soigneusement pliés sur une étagère de l’armoire. De petits sachets de lavande et de menthe séchées s’échappèrent de sa tunique lorsqu’il la prit et la déploya. Il se plaqua le lainage sur la figure et se gorgea de ces senteurs fraîches. C’était bien de Nari, ça, fourrer des plantes aromatiques dans le linge aussitôt après la lessive et les ravaudages. Même qu’elle avait dû s’installer là, près du lit, tiens, pour veiller sur lui tout en travaillant…
À cette idée, la dent qu’il gardait contre elle s’évanouit. Ce qu’elle avait bien pu faire voilà tant d’années n’avait aucune importance, il savait qu’elle l’aimait, et il l’aimait toujours, lui. Il s’habilla en un tournemain puis, en tapinois, se dirigea vers les étages supérieurs.
Dans le corridor du second, des lampes avaient beau brûler de loin en loin et le clair de lune y affluer d’en haut par les rosaces en vitrail, le trajet n’en était pas moins fort obscur, et le froid piquant. Les appartements d’Arkoniel se trouvant presque tout au bout, Tobin ne put se défendre de tenir à l’œil la lourde porte verrouillée qui se devinait au-delà du cabinet de travail. La porte d’accès à la tour.
S’il poussait jusque-là, se demanda-t-il, percevrait-il encore la présence enragée de l’esprit de Mère, juste derrière le vantail ? Il rasait de son mieux le mur de droite.
Il n’obtint pas de réponse à la chambre à coucher du magicien mais, distinguant un rai de lumière sous la porte de l’atelier contigu, fit les quelques pas qui l’en séparaient, souleva le loquet et entra.
Dedans, des lampes brûlaient un peu partout, proscrivant les ombres et illuminant la vaste pièce comme en plein midi. Arkoniel se trouvait attablé sous les fenêtres, la tête appuyée sur une main, et plongé dans l’étude d’un parchemin. L’irruption de Tobin le fit sursauter, puis il se leva pour l’accueillir.
Le gamin fut abasourdi par la mine défaite du jeune magicien. Des creux sombres soulignaient le bas de ses pommettes, et il avait les traits tirés comme s’il était souffrant. Ses boucles de cheveux noirs, toujours pas mal ébouriffées, formaient sur son crâne des touffes hirsutes, et il portait une tunique fripée toute maculée d’encre et de crasse.
« Enfin réveillé », fit-il d’un ton qui se voulait jovial et qui n’était que lamentable. « Iya t’a déjà parlé ?
— Oui. Elle m’a dit de ne pas souffler mot à quiconque de… » Il se toucha la poitrine, tant lui répugnait l’expression de l’abominable secret.
Arkoniel exhala un soupir énorme et promena un regard égaré tout autour de la pièce. « Ç’a dû être épouvantable pour toi de découvrir les choses de cette façon, Tobin. Lumière divine ! j’en suis désolé. Aucun d’entre nous, même pas Lhel, ne s’y attendait. Je suis tellement, tellement désolé… » Il laissa retomber le silence et puis, toujours sans regarder Tobin, finit par reprendre : « Ça n’aurait pas dû se passer de cette manière. Rien de tout ça. »
Jamais Tobin ne l’avait vu dans un tel état de détresse. Force lui était de le reconnaître, Arkoniel avait au moins essayé d’être son ami.
Contrairement à Iya, qui n’affectait de se montrer telle que quand cela lui convenait.
« Merci d’avoir secouru Ki », fit-il, lorsque le silence qui s’éternisait entre eux fut devenu par trop pénible.
Arkoniel eut un haut-le-corps comme s’il venait de recevoir une gifle puis laissa s’échapper un rire qui sonnait creux. « De rien, mon prince, de rien du tout. Est-ce que je pouvais me comporter différemment ? Au fait, il y a du nouveau ?
— Il est encore endormi.
— Endormi. » Arkoniel revint vers la table et se mit à tripoter des choses, les souleva puis les reposa sans leur avoir même accordé l’ombre d’un coup d’œil.
Tobin se sentit de nouveau gagné par une terreur insidieuse. « Est-ce qu’il va aller tout à fait bien ? Des fièvres, en fait, il n’y en avait nullement.
Pourquoi ne s’est-il pas encore réveillé ? »
Arkoniel fit tournicoter une baguette en bois. « Ça prend du temps, ce genre de blessure.
— Tharin m’a dit que vous soupçonniez Frère de ce coup-là.
— Frère était avec lui. Peut-être savait-il que nous aurions besoin de la poupée… , je l’ignore. Il se peut qu’il ait fait le coup. Je ne sais pas si telle était son intention. » Il se remit à prélever des choses sur la table d’un air si absent qu’il semblait avoir oublié que Tobin se trouvait toujours là. Mais, finalement, il attrapa le document sur lequel il était précédemment penché et le lui brandit sous les yeux. Les sceaux, le graphisme tout en boucles et en fioritures ne permettaient pas de méprise. C’était là l’ouvrage du scribe de Lord Orun.
« Iya a trouvé que c’était à moi de t’en parler, lâcha le jeune magicien d’un air accablé. C’est arrivé hier. Tu dois repartir pour Ero dès que tu seras en état de voyager. Orun est hors de lui, bien évidemment. Il menace d’écrire une nouvelle lettre au roi pour te contraindre à prendre un autre écuyer. »
Tobin s’affaissa sur un tabouret près de la table.
Orun avait tout fait pour débarquer Ki depuis le premier jour où ils avaient mis les pieds à Ero. « Mais pourquoi ? Ça n’a pas été de la faute à Ki, toute cette histoire !
— Je suis persuadé qu’il s’en moque éperdument.
Il ne voit que l’occasion rêvée d’obtenir ce qu’il n’a pas arrêté de vouloir…
, disposer de quelqu’un qui ait constamment l’œil sur toi. » Arkoniel se frotta les yeux et se passa la main à rebours dans sa tignasse qui s’en retrouva plus échevelée que jamais. « La seule certitude que tu puisses avoir, en revanche, c’est qu’il ne te laissera plus jamais t’enfuir comme tu l’as fait. Il va te falloir être terriblement prudent, désormais. Garde-toi de fournir jamais à Orun, à Nyrin ou à quiconque d’autre le moindre motif de soupçonner que tu es rien de plus que le neveu orphelin du roi.
— Iya s’est déjà expliquée là-dessus avec moi. Je me débrouillerai de mon mieux pour ne plus voir Nyrin que contraint et forcé, de toute façon. Il me fait peur.
— À moi aussi », convint Arkoniel, mais d’un air qui ressemblait un tout petit peu plus à son air d’autrefois. « Avant que tu repartes, il y a quelques petits trucs que je puis t’enseigner, des moyens pour voiler tes pensées. » Il esquissa ce qui pouvait passer pour un fantôme de sourire. « Ne te tracasse pas, c’est juste une question de concentration. Je connais ton peu de goût pour la magie. »
Tobin haussa les épaules. « Il semblerait que je ne puis pourtant guère m’y soustraire, si ? » Il éplucha d’un air navré le cal d’un de ses pouces.
« Korin m’a averti que je venais juste après lui comme héritier du trône, tant qu’il n’en avait pas un de ses propres œuvres. Est-ce pour cette raison que Lord Orun veut à tout prix me contrôler ?
— En fin de compte, oui. Mais, pour l’instant, c’est d’Atyion qu’il détient le contrôle… , en ton nom, bien sûr, mais le contrôle tout de même. C’est un type ambitieux, notre Orun. S’il devait arriver quoi que ce soit de fâcheux au prince Korin avant qu’il ne se marie… » Il secoua la tête avec véhémence.
« Il nous faut le tenir sévèrement à l’œil. Et, pour ce qui concerne Ki, ne te tourmente pas outre mesure. Le dernier mot sur ce chapitre, ce n’est pas à Orun qu’il revient, malgré toutes ses fanfaronnades. La décision n’appartient qu’au roi. Je suis persuadé que tout ça finira par s’arranger lorsque vous serez de retour.
— Iya va m’accompagner à Ero. Je préférerais que ce soit vous, plutôt. »
Arkoniel sourit et, cette fois, ce fut de son vrai sourire, plein de gentillesse et de bon vouloir et de gaucherie. « Je ne demanderais pas mieux, mais il est préférable que je demeure actuellement bien planqué ici.
Iya, les Busards la connaissent déjà, tandis qu’ils ne savent rien de moi.
Tharin sera avec toi, ainsi que Ki. »
En voyant la mine déconfite du gamin, il s’agenouilla près de lui et le prit par les épaules. « Je ne suis pas en train de t’abandonner, Tobin. Je sais que ça doit te faire cet effet, mais il n’en est rien. Je ne le ferai jamais. Si tu as jamais besoin de moi, tu peux être sûr que je me débrouillerai pour te rejoindre. Une fois qu’Orun se sera calmé, peut-être te sera-t-il possible de le convaincre de te laisser venir ici plus fréquemment. Je crois dur comme fer que le prince Korin prendra ton parti pour ce faire. »
Quitte à ne puiser là qu’un piètre réconfort, Tobin acquiesça d’un hochement. « Je souhaite aller voir Lhel. Vous voudrez bien m’y emmener ?
Nari ne me permettra jamais de sortir seul, et Tharin ne sait toujours rien d’elle, n’est-ce pas ?
— Non, et pourtant, je désirerais aujourd’hui plus que jamais qu’il soit au courant. » Arkoniel se releva. « Mon premier geste demain sera de te mener près d’elle, entendu ?
— Mais c’est tout de suite que je veux y aller !
— À cette heure-ci ? » Il jeta un coup d’œil vers la fenêtre toute noire.
« Il est plus de minuit. Tu devrais retourner te fourrer au lit…
— Ça fait des journées entières que je dors ! Je ne suis pas du tout fatigué. »
Arkoniel se remit à sourire. « Mais moi si, et Lhel doit être en train de dormir, elle aussi. Entendu pour demain ? Nous pourrons partir aussi tôt qu’il te plaira, dès le point du jour. Tiens, je vais descendre avec toi pour voir un peu comment se porte Ki. » Il pointa l’index vers toutes les lampes pour les souffler chacune à son tour, excepté celle qu’il avait à portée de main. Puis, à la stupeur de Tobin, il fut pris de frissons et s’étreignit à bras-le-corps. « C’est sinistre, à cet étage-ci, la nuit. »
En sortant, Tobin ne put s’empêcher de loucher nerveusement vers la porte de la tour, et il surprit sans l’ombre d’un doute le magicien en train de faire exactement pareil.
2
En se réveillant dans le fauteuil, Tobin avait le soleil en pleine figure et le manteau de Tharin enroulé tout autour de lui. Après s’être étiré, il se pencha pour voir si l’aspect de Ki s’était modifié si peu que ce soit.
Il constata que son ami n’avait pas bougé du tout, mais il eut l’impression qu’il avait un teint légèrement moins cireux que la veille au soir. Il glissa la main sous les couvertures à la recherche de celle de Ki et, la trouvant chaude, ne manqua pas de voir là un nouveau signe encourageant.
« Est-ce que tu m’entends ? Ça fait une éternité que tu roupilles, Ki. Voilà une bonne journée pour une balade à cheval. Réveille-toi. S’il te plaît…
— Laisser lui dormir, keesa.
— Lhel ? » Il se retourna, s’attendant à trouver la porte ouverte.
Au lieu de cela, la sorcière flottait en l’air, juste derrière lui, nimbée dans un ovale d’étrange lumière. Il pouvait discerner des arbres autour d’elle, des sapins et des chênes dénudés saupoudrés de neige. Sous ses yeux ébahis se mirent à tomber de gros flocons qui formaient comme une dentelle et qui se prenaient dans les boucles sombres de l’apparition et sur le tissu grossier de sa robe. C’était comme s’il la regardait par une fenêtre. Juste en deçà de l’ovale, chacun des détails de la pièce se présentait exactement comme il devait être, et cependant Lhel paraissait se tenir dans son campement.
Complètement abasourdi, Tobin tendit la main vers elle, mais l’invraisemblable image recula en se résorbant sur elle-même au point que seul en demeura visible le visage.
« Non ! Pas toucher ! lança-t-elle. Arkoniel amener tu. Laisser Ki dormir. »
Elle s’évanouit, et Tobin se retrouva bouche bée face à rien, là où elle était une seconde avant. Sans rien comprendre à ce qu’il venait de voir, il la prit au mot néanmoins. « Je serai bientôt de retour », dit-il à Ki puis, pris d’une impulsion soudaine, il s’inclina pour déposer un léger baiser sur le front bandé. Tout rougissant de sa propre folie, il se précipita hors de la chambre et grimpa quatre à quatre l’escalier qui menait à celle d’Arkoniel.
À la lumière du jour, le corridor avait un air on ne peut plus banal et bénin, et la porte de la tour l’air de n’être qu’une porte entre autres. La porte du cabinet de travail était ouverte, et de l’intérieur parvenaient les voix d’Arkoniel et d’Iya en pleine conversation.
Le jeune homme était en train de tramer un motif lumineux au-dessus de la table lorsque Tobin entra. Quelque chose heurta le mur à deux doigts de la tête du gamin puis rebondit au sol à travers la pièce. Assez suffoqué, il baissa les yeux et vit qu’il ne s’agissait que d’un vulgaire haricot sec moucheté.
« Et voilà tout ce à quoi je suis arrivé avec eux », grogna Arkoniel d’un ton dépité. Il avait encore l’air fatigué et, lorsqu’il s’aperçut de la présence de Tobin, les plis d’inquiétude se creusèrent davantage encore autour de sa bouche. « Que se passe-t-il ? Est-ce que Ki… ?
— Il dort. Je veux aller voir Lhel maintenant. Elle m’a dit de venir. Et vous avez dit, vous, que vous m’y mèneriez.
— Elle t’a dit… ? » Il échangea un coup d’œil rapide avec Iya puis hocha la tête. « Très bien, je vais t’y mener. »
Il se trouva qu’il neigeait, dehors, exactement comme dans la vision que Tobin avait eue de Lhel. Gras et mous, les flocons fondaient au fur et à mesure qu’ils touchaient terre, mais ils tenaient bon sur la membrure des arbres qu’ils glaçaient de sucre comme un gâteau, et il voyait son haleine fumer au contact de l’air. À l’arrière du fort, la route disparaissait sous un épais tapis de feuilles mortes aux jaunes et rouges délavés que les sabots de Gosi faisaient incessamment chuchoter. Loin devant, les pics déchiquetés scintillaient en blanc contre le gris plombé des nues.
Tandis qu’ils chevauchaient, le gamin s’efforça de rendre compte au magicien de la singulière visite qu’il avait reçue.
« Lhel appelle ça son sortilège de fenêtre, effectivement », dit Arkoniel d’un ton tout sauf surpris.
Tobin n’eut pas le loisir de l’interroger plus avant que la sorcière émergeait des bois pour se porter au-devant d’eux. Elle savait toujours à l’avance qu’ils arrivaient.
Crasseuse et brèche-dent comme elle l’était, affublée au surplus d’une robe brune informe ornée de dents de daim polies, elle avait plutôt la dégaine d’une mendiante que d’une sorcière. Tout en les lorgnant de biais, elle secoua la tête et se fendit d’un grand sourire. « Vous keesas pas eu déjeuner. Venez, je nourrir vous deux. »
Comme s’il s’agissait tout simplement d’un jour ordinaire et comme si rien de bizarre n’avait jamais affecté leurs relations, elle fit demi-tour et replongea dans les fourrés. Tobin et Arkoniel attachèrent leurs montures à un arbre et se dépêchèrent de lui emboîter le pas. Un autre de ses sortilèges si particuliers garantissait la sauvegarde de son camp. Depuis l’époque déjà lointaine où il avait fait sa connaissance, Tobin ne l’avait jamais vue emprunter deux fois le même itinéraire, et lui et Ki n’étaient jamais parvenus à se rendre chez elle par leurs propres moyens. Il se demanda si le magicien savait, lui, comment procéder.
Après force tours et détours, ils débouchèrent dans la clairière où se dressait le chêne qu’elle habitait. Il avait oublié à quel point celui-ci était colossal. Grand-mère chêne, Lhel l’appelait. Son tronc était aussi vaste qu’une petite métairie, et une faille naturelle l’avait prodigieusement évidé sans le faire crever. Quelques poignées de feuilles aussi tannées que du vieux cuir et d’un ton cuivré flottoyaient encore sur ses branches supérieures, et, tout autour, le sol était jonché de glands. Un feu crépitait près de l’ouverture basse qui tenait lieu de porte à la sorcière. Elle s’y faufila et reparut au bout d’un moment les mains chargées d’une jatte pleine de tranches de viande séchée et de quelques pommes toutes ridées.
Tobin se souciait comme d’une guigne de rien avaler, mais Lhel lui fourra d’autorité la jatte entre les mains et refusa de piper mot tant que lui-même et Arkoniel ne se furent pas restaurés comme elle l’exigeait.
« Tu venir, maintenant », dit-elle alors en retournant vers le chêne.
Arkoniel se leva pour les suivre, mais elle le cloua sur place d’un seul regard.
À l’intérieur de l’arbre, un autre petit feu brûlait dans sa fosse, au beau milieu du sol de terre battue. Lhel rabattit la peau de daim qui fermait l’entrée puis, allant s’asseoir sur la paillasse couverte de fourrures installée près du feu, tapota la place libre à ses côtés. Une fois que Tobin l’eut rejointe, elle lui tourna le visage vers la lumière et l’examina quelque temps, avant d’ouvrir le col de sa tunique pour inspecter la cicatrice.
« Être bon », fit-elle, puis, le doigt tendu vers l’aine du garçon : « Tu voir encore sang ? »
Tobin s’empourpra et secoua la tête. « Ça ne se reproduira plus, n’est-ce pas ?
— Plus tard, un jour. Mais tu risquer sentir dans ventre marée de lune. »
Il se rappela la douleur éprouvée entre les os des hanches et qui l’avait fait accourir d’Ero comme un fou. « Je n’aime pas ça. Ça fait mal. »
Lhel émit un gloussement. « Pas une fille aimer ça. »
Le mot fit frissonner Tobin, mais sans que Lhel y prenne garde, apparemment. Après avoir farfouillé parmi les ombres derrière elle, elle lui tendit une petite bourse qui contenait des feuilles sèches d’un vert bleuâtre.
« Akosh. Si venir souffrance, tu faire infusion avec juste ça, pas plus. » Elle lui montra une grosse pincée de feuilles et fit mine de les émietter dans une tasse.
Tobin glissa la bourse dans sa tunique puis se mit à contempler ses mains jointes. « Je ne veux pas de ça, Lhel. Je ne veux pas être une fille. Et je ne veux pas être… reine. » C’est à peine s’il était arrivé à proférer le terme.
« Tu pas changer ta destinée, keesa.
— Destinée ? Ce n’a été que votre ouvrage à vous.
À vous et aux magiciens !
— Déesse mère à moi et Illuminateur à vous dire devoir être ainsi. Ça faire destinée. »
Relevant les yeux, Tobin découvrit dans le regard attaché sur lui autant de sagesse que de tristesse. Elle pointa le doigt vers le ciel. « Les dieux être cruels, non ? Cruels à toi et à Frère…
— Frère ! Arkoniel vous a dit ce qu’il avait fait, Frère ? Je ne le rappellerai plus jamais. Jamais ! Je vais vous apporter la poupée. C’est vous qui le garderez. - Non, tu faire ça. Tu devoir. Âmes liées serré. » Elle se noua les mains.
Les poings de Tobin se crispèrent à faire blanchir toutes leurs jointures sur ses genoux. « Je le hais !
— Tu besoin lui. » Lhel lui saisit les mains et se mit à parler, sans mots, dans l’esprit de Tobin, ainsi qu’elle l’avait toujours fait lorsqu’elle voulait s’exprimer sans risque d’ambiguïté. « Toi et lui, vous devez être ensemble pour que la magie tienne. Il est cruel. Mais comment serait-il autrement, avec sa fureur et sa solitude permanentes, et alors qu’il te voit vivre la vie qui lui est refusée ? Ne saurais-tu le comprendre un peu, toi, maintenant que tu connais la vérité ? »
Tobin n’avait aucune envie de comprendre ni de pardonner, mais les paroles de Lhel frappèrent au but, néanmoins. « Vous le faisiez souffrir, pendant que vous cousiez l’os dans ma poitrine. Il pleurait du sang. »
Elle grimaça. « En principe, il n’aurait pas dû, petit.
J’ai fait tout ce que j’ai pu pour lui, mais il a été le fardeau de mon cœur depuis ta naissance.
— Votre fardeau ? bégaya-t-il. Vous étiez là, peut-être, quand il me martyrisait, martyrisait ma mère et mon père et faisait fuir les serviteurs… ?
Et il a failli tuer Ki ! » Sa vision du feu se brouilla sous l’afflux des larmes.
« Vous l’avez vu, Ki ? Il ne se réveillera pas !
— Il se réveillera. Et toi, tu garderas la poupée et prendras soin de Frère. »
Tobin s’essuya les yeux d’un geste rageur. « Ce n’est pas juste !
— Assez, keesa ! aboya-t-elle en lui lâchant les mains. "Juste" ! Quel cas les dieux en font-ils, de ton "juste" ? C’est juste, que je reste ici, loin de mon peuple ? Que je vive dans un arbre ? Et c’est pour toi que je le fais. Et c’est pour toi que nous souffrons tous. »
Tobin sursauta comme s’il avait reçu une gifle. Lhel ne lui avait jamais parlé de cette manière ; ni personne d’autre.
« Tu être reine de Skala. Ça, ta destinée ! Tu vouloir abandonner ton peuple ? » Elle s’interrompit brusquement, secoua la tête, et se radoucit.
« Tu jeune, keesa. Trop jeune. Ça finir un jour. Quand tu dépouiller peau de Frère, tous les deux libres alors.
— Mais quand ?
— Je pas voir. Illior dire toi, peut-être. » Elle lui effleura la joue puis saisit sa main et la pressa contre son sein droit. Il était mou et lourd sous la laine rêche. « Tu seras femme un jour, keesa. » La voix de la sorcière lui faisait l’effet d’une sombre caresse dans son esprit. « Je vois la peur au fond de ton cœur. La peur de perdre tes pouvoirs. Les femmes aussi possèdent des pouvoirs. Pourquoi t’imagines-tu que votre dieu lune ait fait des reines pour Skala ? Elles furent des guerriers, toutes, tes aïeules. N’oublie jamais ça. Les femmes portent aussi la lune dans leur marée de sang, et du sang dans leur cœur. »
Elle toucha du bout du doigt le fin réseau de veines bleues qui transparaissait à l’intérieur de son propre poignet. Une pelure de croissant de lune y apparut, imperceptiblement soulignée de noir. « Ça toi, maintenant…, lune d’argent, la plupart de toi sombre. » Elle déplaça son doigt, et un cercle apparut, qui s’appliquait exactement contre la courbe externe du croissant. « Mais quand grandi comme lune pleine, alors tu connaître tes pouvoirs. »
Avec son œil d’artiste, Tobin se douta qu’il devait y avoir un moyen pour équilibrer davantage le motif - une lune décroissante -, mais elle ne le lui montra pas plus qu’elle n’en parla. En revanche, elle posa la main sur son ventre plat de garçon. « Tu faire ici des grandes reines. » Leurs regards se croisèrent, et il vit du respect dans celui de la sorcière. « Édifier elles sur mon peuple, Tobin. Édifier aussi vos magiciens.
— Iya et Arkoniel savent à quoi s’en tenir. C’est vous qu’ils sont venus chercher quand ils avaient besoin d’aide. »
Elle émit un reniflement puis se recala sur son séant. « Pas beaucoup comme eux », déclara-t-elle d’un ton sans réplique. Là-dessus, elle tira de sa ceinture Son canif d’argent, s’en piqua le pouce gauche et pressa dessus pour exprimer une goutte de sang. Celle-ci lui servit à tracer un croissant sur le front de Tobin puis à l’enfermer dans un cercle. « Mère protéger toi, keesa. » Elle baisa la marque qu’elle venait de réaliser. « Tu partir, maintenant. »
Au moment de quitter la clairière avec Arkoniel, il s’arrêta près de la source afin de regarder à quoi pouvait bien ressembler la fameuse marque.
Il n’en restait pas trace ; peut-être s’était-elle évanouie au contact des lèvres de la sorcière. Quant à l’autre visage, il eut beau le chercher aussi, c’est avec une immense satisfaction qu’il ne vit que le sien.
Il passa le reste de la journée au chevet de Ki, attentif aux soins que lui prodiguaient Cuistote et Nari, insérant tantôt entre ses lèvres, avec une délicatesse infinie, des cuillerées de bouillon, tantôt changeant les épaisses couches de laine sur lesquelles il gisait, quand elles constataient qu’il s’était souillé. Cela lui faisait mal de voir son ami aussi désarmé. À treize ans qu’il avait désormais, quelle humiliation ç’aurait été pour Ki que de se voir traiter comme un nouveau-né… !
Tobin n’avait pas de plus de grand désir que de se retrouver seul, mais tout le monde semblait résolu à veiller sur lui. Tharin apporta de la cire à modeler et lui tint compagnie. Le sergent Laris et quelques-uns des hommes montèrent également lui proposer des parties de bakshi et d’osselets, mais il se récusa. Ils essayaient tous de lui remonter le moral en plaisantant et en s’adressant à Ki comme s’il pouvait les entendre, mais cela ne faisait qu’empirer sa propre détresse. Il n’avait aucune envie de parler de chasse ou de chevaux, même avec Tharin. Cela lui faisait l’effet de mentir, bavarder sur des sujets aussi communs. Les paroles de Lhel le hantaient, elles lui donnaient l’impression d’être un étranger dans sa propre peau. Ses nouveaux secrets lui encombraient les dents telles des graines de figue-aux -
canes, ils menaçaient de lui échapper, s’il ne campait en permanence sur ses gardes, et de se répandre à n’importe quel moment comme une volée de postillons.
« Et voilà, regardez-moi ça, vous m’avez épuisé mon pauvre Tobin !
s’écria Nari qui entrait, les bras chargés de piles de linge frais. Comme s’il ne venait pas tout juste de quitter lui-même son lit de malade ! Allez, filez, maintenant, fichez-lui un peu la paix, que diable ! »
Elle flanqua les soldats dehors, mais Tharin traîna les pieds, lui. « Ça ne te ferait pas plaisir que je reste, Tobin ? »
Pour une fois, non. « Je suis désolé, mais je crois vraiment que je suis vanné.
— Tu ferais bien de retourner te coucher, décréta Nari. Je vais aller te chercher un bol de bouillon et une brique chaude pour le fond du lit.
— N’en fais rien, s’il te plaît. Laisse-moi simplement ici avec Ki.
— Il peut toujours dormir là, si le besoin l’en prend. Ce fauteuil est parfait pour les roupillons. » Tout en adressant à Tobin un dernier clin d’œil pardessus l’épaule, Tharin entraîna doucement Nari hors de la pièce sans lui laisser le loisir de se remettre encore à pouponner son chou.
Tobin se pelotonna dans le fauteuil et regarda pendant un moment la poitrine de Ki se soulever et s’abaisser. Puis il fixa ses paupières closes, avec l’ardent désir de les obliger à s’ouvrir. Y renonçant finalement, il s’empara du pain de cire que Tharin avait apporté. Il en détacha un morceau et se mit à le rouler entre ses paumes pour l’assouplir. Le contact familier et l’odeur suave le calmèrent peu à peu comme ils l’avaient toujours fait, et il entreprit de façonner un petit cheval en faveur de Ki, dont c’étaient les préférés.
Tobin lui avait donné en guise de talisman, peu après son arrivée au fort, un petit cheval de bois qu’il portait encore en sautoir au bout d’un cordon.
Ayant fait de grands progrès depuis cette époque, il s’était offert à lui en sculpter un de meilleure venue, mais son ami n’avait pas voulu en entendre parler.
Il venait juste de finir d’indiquer la crinière avec son ongle quand il perçut une présence sur le seuil. Iya lui sourit lorsqu’il leva les yeux, et il devina qu’elle devait se tenir là depuis un certain temps.
« Je peux me joindre à toi ? »
Il haussa les épaules. Prenant cela pour une invitation, la magicienne attira un tabouret pour s’asseoir et se pencha pour examiner le cheval. « Tu es très doué. C’est pour un vœu ? »
Il hocha la tête. Il en ferait l’offrande sur l’autel domestique. La tête du cheval était trop longue, cependant. Il lui retira un peu des naseaux, la refaçonna, mais elle était à présent trop courte. Abandonnant la partie, il pétrit l’ensemble et le mit en boule.
« Je veux rester comme je suis, c’est tout ! murmura-t-il.
— Et c’est bien ce que tu vas faire pendant encore un bon bout de temps. »
Tobin porta la main à sa figure et en sui vit les contours familiers. Celle que lui avait fait voir Lhel était moins dure, elle avait des joues plus potelées, comme si quelque sculpteur y avait rajouté une once de cire puis l’avait lissée avec les pouces. Mais les yeux…, eux étaient bien à lui depuis toujours. Ainsi que la cicatrice en forme de croissant sur son menton.
« Est-ce qu’il… vous pouvez, vous, la voir ? » Il ne pouvait se résoudre à dire « me voir ». Ses doigts retrouvèrent la boule de cire et se mirent à la tripoter nerveusement.
Iya gloussa. « Non, tu ne cours absolument aucun risque. »
Il comprit qu’elle voulait dire qu’il était à l’abri des soupçons du roi Erius et de ses magiciens, mais ce n’était pas à eux qu’il songeait. Que diraient Korin et les autres garçons s’ils découvraient le pot aux roses ? Les filles n’étaient pas autorisées à servir en qualité de Compagnons.
Iya se leva pour se retirer puis s’immobilisa pour regarder le nouveau cheval prendre peu à peu forme. Plongeant la main dans l’aumônière de sa ceinture, elle y puisa quelques plumes soyeuses beige et brun qu’elle lui offrit.
« De chouette, dit-il à leur seul aspect. J’ai reconnu. - Oui. Pour Illior. Il ne serait pas malséant que tu penses à faire des offrandes à l’Illuminateur de temps à autre. Il te suffira de les déposer sur le feu. »
Tobin ne répondit rien mais, dès qu’elle fut partie, il descendit dans la grande salle, emplit de braises une coupelle de cuivre à offrandes et la déposa sur l’étagère de l’autel domestique. Tout en murmurant une prière à Sakor pour que Ki recouvre ses forces, il plaça le nouveau petit cheval à même les braises et souffla sur elles jusqu’à ce que la cire votive se soit mise à fondre. Elle se consuma intégralement, signe que le dieu n’avait pas fait la sourde oreille. Prenant alors une plume de chouette, il la tortilla entre ses doigts sans trop savoir en quoi consistait la prière appropriée. Il n’avait pas pensé à s’en enquérir. Il finit par coucher la plume sur les braises et chuchota : « Viens à mon secours, Illuminateur. Et au secours aussi de Ki. »
La plume se ratatina pendant une seconde en émettant un filet de fumée âcre puis s’embrasa d’un coup et s’évanouit en un éclair de flamme verte.
Brusquement secoué de frissons, Tobin sentit une vague tremblote dans ses genoux. Jamais il n’avait obtenu de Sakor une réponse aussi spectaculaire que celle-ci. Plus effrayé que rassuré, il reversa les braises dans l’âtre et s’empressa de remonter au premier étage.
Le jour suivant se déroula de manière identique et passa encore plus lentement. Ki persistait à dormir et, dans son angoisse, Tobin le trouvait plus livide, en dépit de Nari qui prétendait le contraire. Il façonna vingt-trois chevaux, regarda par la fenêtre Laris entraîner ses hommes dans la cour des casernements, somnola dans le fauteuil. Il joua même machinalement avec les petits bateaux et les bonshommes en bois de la cité miniature, mais comme il était désormais beaucoup trop âgé pour s’adonner à de pareilles amusettes, il se relevait précipitamment dès qu’il entendait quelqu’un survenir.
Le soir venu, Tharin apporta le repas sur un plateau et resta dîner avec lui. Tobin ne se sentait toujours pas d’humeur à papoter, mais il fut heureux de sa compagnie. Après s’être restaurés, ils entamèrent une partie de bakshi à même le dallage.
Ils se trouvaient en plein milieu d’un lancer quand un imperceptible remuement de draps attira l’attention de Tobin. Il bondit sur ses pieds, se pencha sur Ki et lui saisit la main. « Tu es réveillé, Ki ? Tu m’entends ? »
Son cœur s’affola lorsqu’il vit les cils noirs de son ami frémir et papilloter. « Tob ?
— Et moi », fit Tharin en lui remontant d’un geste caressant les cheveux pour dégager son front. Sa main tremblait, mais il souriait.
Ki promena un regard vaseux alentour. « Maître Porion… dites-lui… trop crevé pour courir aujourd’hui.
— Tu te trouves au fort, tu te souviens ? » Tobin dut se réprimer pour ne pas lui serrer la main trop violemment. « Tu m’as suivi jusqu’ici.
— Quoi ? Pourquoi j’aurais… ? » Il s’agita sur l’oreiller, luttant pour ne pas resombrer. « Ah oui. La poupée. » Ses yeux s’agrandirent. « Frère ! Je l’ai vu, Tobin.
— Je sais. Je suis désolé qu’il… » Il n’acheva pas.
Tharin était là, qui entendait tout. Comment faire pour empêcher Ki de gaffer plus avant ?
Mais Ki battait de nouveau la campagne. « Qu’est ce qui s’est passé ?
Pourquoi… Pourquoi j’ai si mal au crâne ?
— Tu ne te rappelles pas ? demanda le capitaine.
— Je… la poupée… je me rappelle à cheval… » Sa voix se faisait de nouveau traînarde, et Tobin crut un moment qu’il s’était rendormi. Et puis, les yeux toujours fermés, il murmura: « Je t’ai retrouvé, Tob ? Je ne me rappelle plus rien de rien après mon passage à Bierfût. Tu l’as eue, la poupée ? »
Tharin appliqua le dos de sa main contre la joue de Ki et se renfrogna.
« Il a un peu de fièvre.
— Faim, marmonna Ki d’un ton grognon.
— Eh bien, ça, c’est bon signe ! » Tharin se redressa. « Je vais te chercher du cidre.
— Viande.
— On va débuter par du cidre et voir l’effet que ça te fait.
— Je suis désolé, reprit Ki d’une voix râpeuse aussitôt que Tharin se fut esquivé. Je n’aurais rien dû dire à propos de… lui.
— N’importe. Oublie ça. » Tobin s’assit sur le bord du lit et lui reprit la main. « C’est Frère qui t’a blessé ? »
Le regard de Ki perdit de sa netteté. « Je… je ne sais pas. Je ne me souviens pas… » Puis, tout à trac : « D’où vient que tu ne m’aies jamais rien dit ? »
Pendant un moment, Tobin se figura, épouvanté, que Ki l’avait surpris en compagnie de Lhel et d’Arkoniel, somme toute, et avait deviné son secret. Et il lui aurait déballé toute la vérité si Ki ne s’était remis à parler le premier.
« Je n’aurais pas ri, tu sais. Je sais qu’elle appartenait à ta mère. Mais même s’il s’était seulement agi d’une vieille poupée quelconque, je ne me serais moqué de toi pour rien au monde », souffla-t-il, les yeux pleins de tristesse et pressants de questions.
Tobin attacha son regard sur leurs doigts entrelacés. « Le soir où Iya t’amena chez nous, Frère me prévint par une vision. Il me fit voir de quelle manière les gens me regarderaient s’ils apprenaient que la poupée se trouvait en ma possession. » Il fit un geste désespéré. « Toi aussi, il te montra à moi, et tu… J’ai eu peur que tu ne te fasses une mauvaise opinion de moi, si tu le savais. »
Ki répliqua par un reniflement exténué. « M’imagine pas que moi j’aurais rien cru de ce qu’il montrait. » Il jeta un coup d’œil alentour, comme s’il craignait que Frère ne soit en train d’écouter, quelque part, puis chuchota :
« C’est une foutue vache, non ? Je veux dire, bon, c’est ton jumeau et tout et tout, mais il a quelque chose de détraqué. » Ses doigts se resserrèrent sur ceux de Tobin. « Je ne comprenais pas, avant, pourquoi il voulait que je te l’apporte, mais maintenant… Il s’est dit qu’elle foutrait la merde entre nous, rob. Il m’a toujours détesté. »
Ça, Tobin n’allait certes pas le nier, surtout après ce qui s’était produit.
« N’empêche que je t’aurais couru après, de toute manière, dit encore Ki, d’un ton que l’on sentait profondément blessé. Pourquoi t’es-tu enfui comme ça, sans moi ? »
Tobin enferma la main de Ki dans les deux siennes. « ça ne s’est pas du tout passé comme tu l’imagines ! J’ai cru que j’avais la peste. J’ai eu peur de vous contaminer, toi, Tharin et les autres. Tout du long, jusqu’ici, l’idée qu’il était déjà trop tard n’a cessé de me terrifier, je voyais les oiseaux de mort vous clouer tous à l’intérieur du palais et. .. »
Il s’arrêta net, affolé de voir une larme rouler le long de la joue de son ami.
« Si tu avais été malade… Si tu étais parti puis mort quelque part tout seul sur la route… Je n’aurais pas pu le supporter ! balbutia Ki tout bas, d’une voix chevrotante. J’aimerais mieux mourir tout de suite que vivre avec cette pensée-là ! » Il lui étreignit la main. « Ne fais plus jamais… Plus jamais ça ! — Pardonne-moi, Ki. Je ne le ferai plus.
— Jure-le, Tob. Où tu vas, je vais, pour n’importe-quoi. Jure-le par les Quatre. »
Tobin ajusta leurs mains droites en façon de poignée guerrière. « Je le jure par les Quatre. »
Frère se trompait, songea-t-il rageusement. Ou bien il m’a menti, par méchanceté pure.
« Bon. Voilà qui est réglé. » Ki tenta de tourner la tête pour se sécher la joue mais, malgré ses efforts, n’y parvint qu’à demi. Tobin utilisa le bord du drap pour achever de l’essuyer.
« Merci, dit Ki d’un air penaud. Et alors, qu’est-ce qui s’est vraiment passé ? »
Tobin lui dit ce qu’il pouvait dire, encore qu’il n’eût pas la moindre idée sur la façon dont Ki s’était débrouillé pour trouver le chemin du campement de Lhel, Ki lui-même n’arrivant toujours pas à s’en souvenir.
« Me demande un peu ce que Vieilles Tripes molles va bien pouvoir dire de toutes ces salades.
— Te tracasse pas. J’expliquerai ce qui s’est produit. Tu n’y étais pour rien. » Son ami n’était pas encore assez bien remis pour qu’il lui parle de la lettre.
Provisoirement satisfait, Ki ferma les yeux. Tobin demeura en sa compagnie jusqu’au moment où il eut la conviction qu’il s’était rendormi.
Mais lorsqu’il essaya de libérer sa main, les doigts de son vis-à-vis resserrèrent leur prise.
« J’me s’rais jamais fichu de toi, Tob, bredouilla t-il, plus endormi qu’éveillé. J’me s’rais jamais. »Une nouvelle larme suinta de sous ses cils et lui ruissela vers l’oreille.
Tobin l’essuya avec son doigt. « Je le sais.
— Me sens pas si bien. Froid… Monte dans le lit, veux bien ? »
Tobin se débarrassa de ses chaussures à grands coups de pied et grimpa s’enfouir sous les couvertures en faisant de son mieux pour ne pas trop le bousculer. Ki grommela tout bas et tourna sa figure vers lui.
Tobin le regarda dormir jusqu’à ce que ses propres paupières s’appesantissent. De sorte que si Tharin revint jamais avec son fameux cidre, eh bien, lui n’en entendit rien.
Arkoniel et Iya croisèrent Tharin dans la grande salle et apprirent la bonne nouvelle. Le jeune magicien faillit en pleurer, tant il était doublement soulagé par le fait que le gosse ait fini par sortir du sommeil et par celui qu’il ne se souvenait de rien qui risque de remettre ses jours en danger. Si c’était grâce à Frère ou à Lhel, il n’en avait cure, dans la mesure où Ki s’en tirait sain et sauf.
« M’est avis que je vais pioncer dans le pieu de Tobin, cette nuit, déclara le capitaine en se massant le bas des reins d’un air consterné. J’en ai ma claque, des fauteuils, et Tobin ne va sûrement pas accepter de délaisser Ki.
— Tu n’auras pas volé de bien te reposer, dit Iya.
Je crois bien que je vais faire la même chose. Tu montes, Arkoniel ?
— Je compte veiller encore un moment.
— Tout ira bien pour lui, désormais, fit-elle en lui adressant un sourire rassurant. Ne tarde pas trop, hein ? »
Tharin lui emboîta le pas vers l’escalier puis se retourna vers le jeune homme. « Il y a quelqu’un que les gosses appellent Frère. Tu sais de qui il s’agit ? » Arkoniel eut l’impression que son cœur s’arrêtait de battre. « Où diable avez-vous entendu ce nom ?
— Juste un truc qu’a dit Ki quand il a repris connaissance. Un truc à propos du frère de quelqu’un qui lui aurait donné cette poupée. Non ? » Il bâilla à se décrocher la mâchoire et se passa la main sur le menton.
« Enfin… , il était encore sacrément sonné. Sa cervelle divaguait sans doute.
— Tu as sûrement raison », déclara Iya en glissant son bras sous le sien pour l’entraîner vers l’escalier. « À moins que tu n’aies entendu de travers ?
Et maintenant, ouste, tu dors debout, viens vite avant de nous contraindre à te porter là-haut. »
Arkoniel attendit que la maisonnée se soit assoupie pour aller furtivement voir les garçons. Tobin s’était fourré dans le lit de Ki. Même assoupi, il avait un pauvre petit air triste, alors que Ki souriait. Pendant que le magicien les contemplait tous deux, Tobin s’agita et chercha à tâtons l’épaule de son ami, comme pour s’assurer qu’il était toujours là.
Arkoniel s’affala dans le fauteuil, de peur que ses jambes ne le trahissent.
C’était toujours pire la nuit, le souvenir de ce qu’il avait fait. Et de ce qu’il avait bien failli faire.
Cent fois au cours de ces derniers jours il avait revécu cet abominable moment passé dans la forêt. Tout en se tournant et se retournant dans son lit, il revoyait Ki se diriger vers eux parmi les arbres avec son sourire toujours prêt à éclore et qui s’était épanoui sitôt qu’il avait repéré Tobin penché sur la source qui lui révélait son véritable aspect. Il le revoyait lever la main puis l’agiter à l’intention de… de qui ? Qui avait-il vu, elle ? Était-ce à elle, qu’il aurait reconnue, ou bien à lui, Arkoniel, que s’adressaient ses joyeux saluts ? Lhel avait bien vite enseveli Tobin sous une robe de fourrure, mais s’y était-elle prise assez promptement ?
D’infimes doutes subsistaient, des miettes de doute, et il s’y était cramponné, lors même qu’il levait la main pour tenir le serment fait à Rhius comme à Iya le jour même où ils avaient consenti à laisser venir au fort un autre gamin. N’avait-il pas lui-même écrit à Iya de ne jeter son dévolu que sur un enfant dont la disparition n’affecterait personne ?
Oui, il avait eu la ferme intention de tenir sa parole et de tuer Ki, mais son cœur l’avait trahi et mis le charme en échec ; il avait au tout dernier moment tenté de transformer celui-ci en un charme d’aveuglement, et, au lieu de cela, libéré une décharge tellement désaxée que Ki s’en était retrouvé projeté en l’air comme s’il ne pesait pas plus qu’une poignée de paille.
Et elle l’aurait forcément tué si Lhel n’avait été là pour lui faire rebattre le cœur à force de cajoleries. Elle s’était également fait fort de lui faire perdre tous les souvenirs qu’il pouvait garder d’avoir vu Tobin en tramant à leur place une vague mémoire de la maladie.
Que n’avaient-ils, Iya et lui, su qu’une telle chose était possible… ! se repentait le jeune magicien.
Que n’avaient-ils tous deux posé des questions, au lieu de se boursoufler d’arrogance !
Tout heureux qu’il était de la survie de Ki, Arkoniel ne pouvait cependant se dérober à la vérité ; il avait tout autant failli à ses devoirs en ne le tuant pas que trahi le gosse en essayant de le tuer.
Durant des années, il s’était gargarisé d’être différent d’Iya et de Lhel. À
présent, tout semblait indiquer que ses compassions présumées n’étaient rien de plus que de la faiblesse.
Accablé de honte, il s’esquiva dans le corridor pour regagner sa chambre solitaire, abandonnant les deux innocents à une paix qu’il risquait fort de ne plus jamais connaître.
3
Ki se trouvant encore trop faible pour se lever sans que la tête lui tourne, le lendemain, c’est dans sa chambre de malade que Cuistote servit les gâteaux au miel concoctés après coup pour la fête de Tobin. La pièce était tellement bondée de monde que chacun dut en déguster sa part~debout.
Nari offrit au petit prince de nouvelles chaussettes et un nouveau tricot de sa façon, et Koni, le fléchier du fort, six belles flèches neuves. Laris avait taillé des sifflets de chasse en os pour lui et pour Ki, et Arkoniel lui fit timidement présent d’une bourse spéciale pour le transport des copeaux à feu. « J’ai grand-peur que mon cadeau pour toi ne soit encore à Ero, confessa Tharin.
— Le mien pareil », bafouilla Ki, la bouche pleine.
Son crâne en était encore à se raccommoder, mais son appétit était tout à fait guéri.
Pour la première fois depuis bien longtemps, les choses commençaient à faire l’effet d’être à nouveau sûres et normales. À regarder tous les autres, autour, rire et bavarder, Tobin sentit se gonfler son cœur. N’eût été la présence d’Iya, il aurait pu s’agir là de n’importe lequel des goûters jamais donnés à la maison pour célébrer sa fête.
Dès le jour suivant, Ki se sentit assez en forme pour devenir des plus remuants, mais quant à le laisser sortir de la chambre, Nari ne voulut pas en entendre parler. Et tout ce qu’il gagna à geindre et à bouder, c’est qu’elle le déposséda de toutes ses frusques en les emportant, rien qu’au cas où…
À peine eut-elle tourné les talons qu’il dévala du lit et se drapa dans une couverture.
« Eh bien là, au moins, me voilà debout », maugréa t-il. Au bout d’un moment, il recommença à se sentir patraque, mais refusa d’admettre que Nari avait eu raison. Refoulant ses nausées, il voulut à toute force jouer au bakshi. Quelques lancers suffirent toutefois pour qu’il se mette à tout voir en double, et il accepta l’aide de Tobin pour regrimper se fourrer dans les draps.
« Ne lui dis pas, hein ? » l’adjura-t-il en fermant les yeux. Tous ses efforts pour que les deux Tobin qui se penchaient sur lui les sourcils froncés se rejoignent et n’en fassent qu’un lui flanquaient une affreuse migraine.
« Je ne dirai rien, mais tu ferais peut-être mieux, toi, de l’écouter. » Ki l’entendit s’installer dans le fauteuil à son chevet. « Tu es toujours aussi pâlot.
— Je péterai le feu demain », protesta Ki, trop désireux que ce soit vrai.
Le temps se refroidit. De petits flocons pointus pleuvaient par bourrasques d’un ciel voilé, et, chaque matin, l’herbe sèche de la prairie scintillait sous une épaisse couche de givre.
Ki engloutissait tout, bouillons, flans, pommes au four que lui faisait monter Cuistote, et il ne fut pas long à réclamer de la viande. Il grommelait plus que jamais contre sa réclusion tout en faisant fi de son état, mais celui-ci n’échappait nullement à Tobin. Loin d’être encore aussi costaud qu’avant, il avait de brusques coups de pompe, et ses yeux continuaient de temps à autre à le tourmenter.
Ils en eurent par-dessus la tête de leurs parties de pions et d’osselets bien avant que Ki n’ait suffisamment recouvré- de forces pour s’adonner de nouveau à des joutes d’escrime ou même simplement pour descendre au rez-de-chaussée. Afin de le faire tenir tranquille vaille que vaille, Tobin lui construisit un nid de couettes et de polochons près de la ville miniature, et ils se firent un nouveau jeu de parcourir telle ou telle rue d’Ero en rivalisant d’imagination sur l’affaire qui pouvait bien attirer les autres Compagnons dans ces parages-là.
Ki souleva le toit de la boîte censée représenter le Palais Vieux puis préleva dedans la petite tablette d’or que maintenait un cadre auprès du trône en bois massif. L’inclinant de manière à capter la lumière, il loucha sur la minuscule inscription qu’elle comportait. « Mes yeux doivent aller mieux. J’arrive à la déchiffrer. "Tant qu’une fille issue de la lignée de Thelâtimos la gouverne et défend, Skala ne court aucun risque de jamais se voir asservir." C’est la première fois, tu sais, que je l’examine vraiment depuis qu’Arkoniel nous a appris à lire. » Son front se plissa si fort que ses sourcils noirs ne formaient plus qu’un trait. « Il ne t’est jamais arrivé de penser qu’elle pourrait te valoir des ennuis si ton oncle en apprenait l’existence ? Celle de la véritable salle du trône a disparu, si tu te rappelles…
Mon père affirmait qu’Erius l’avait envoyée à la fonte tandis qu’il en faisait détruire toutes les copies de pierre qui se dressaient à chaque carrefour.
— Tu as raison. » En fait, Tobin n’avait jamais réfléchi jusque-là au risque qu’elle pouvait lui faire courir ; et cette perspective prenait à présent une tournure beaucoup plus sinistre qu’elle ne l’aurait fait un mois auparavant. Il jeta un coup d’œil circulaire assez embarrassé. Où la planquer pour la préserver ? Toute périlleuse qu’elle pouvait être, elle n’en demeurait pas moins un présent de Père…
Puis pas rien qu’un présent, mais un message, en plus. L’idée lui traversa l’esprit pour la première fois que la cité joujou n’avait pas été simplement conçue pour l’amuser quand il était petit ; Père s’en était servi pour l’instruire, pour le préparer au jour où…
« Quelque chose qui ne va pas, Tob ? »
Tobin reploya ses doigts sur la tablette et se mit debout. « Non non… , j’étais en train de penser à mon père, c’est tout. » Il jeta un nouveau regard circulaire et, subitement, eut une inspiration. « Voilà, je sais où la mettre. »
Ki le suivit, tandis qu’il se précipitait vers sa propre chambre et relevait à la volée le couvercle du coffre à vêtements. Il n’avait pas touché la poupée depuis qu’il l’avait cachée là, mais il l’y récupéra tout de go puis, scrutant la couture qu’elle avait au flanc, découvrit des points suffisamment espacés pour que la minuscule tablette puisse se faufiler entre eux. Après l’y avoir poussée bien à fond, il s’assura qu’elle aille se perdre au beau milieu du rembourrage en secouant vivement la poupée. Cela fait, il renfouit celle-ci dans le coffre et fit un grand sourire à Ki. « Et voilà. Planquer ce machin, je commence à avoir l’habitude, à la fin ! »
Le crépitement de sabots sur la route gelée de Bierfût fracassa le silence hivernal l’après-midi du lendemain. Ki laissa choir les bakshis qu’il était sur le point de lancer et se rua vers la fenêtre avec Tobin.
« Encore un émissaire de Lord Orun », lâcha Tobin en se renfrognant à la vue du cavalier en livrée jaune qui s’approchait du pont. Sefus et Kadmen l’attendaient de pied ferme devant la poterne extérieure.
Ki se détourna pour le dévisager. « Encore un ? Que voulait donc celui d’avant ? Tobin ? »
Tobin se mit à éplucher une plaque de lichen sur l’entablement de pierre.
« Il me sommait de rentrer à Ero, mais Tharin a répondu que j’étais trop malade pour monter à cheval.
— Rien d’autre ?
— Si, confessa Tobin. Orun annonçait son intention d’expédier une nouvelle lettre au roi. - À mon sujet. »
Tobin acquiesça d’un hochement maussade.
Ki ne dit mot et se contenta de regarder de nouveau dehors, mais il ne fallait pas être grand clerc pour deviner son inquiétude.
Tharin monta leur annoncer les nouvelles. « Toujours la même rengaine.
Ton gardien est impatient de te récupérer.
— Et de se débarrasser de moi, ajouta Ki.
— J’en ai bien peur. »
Ki baissa la tête. « C’est ma faute, n’est-ce pas, Tharin ? Je lui ai fourni un prétexte. J’aurais dû venir vous trouver dès que je me suis aperçu de la disparition de Tobin. Je ne sais vraiment pas ce qui m’a pris d’écouter… » Il frictionna d’un air absent la bosse qui se décolorait sur son front puis décocha un coup d’œil chagriné à Tobin. « La seule idée qui me soit venue à l’esprit a été de te rattraper. Et maintenant, voilà le résultat !
— Je ne lui permettrai pas de te congédier. Que disait au juste cette lettre-ci ? »
Tharin lui tendit le parchemin plié, et il eut tôt fait de le parcourir. « Il exige que je me mette en route dès aujourd’hui ! Ki n’est pas encore en état de monter à cheval. »
Le capitaine lui adressa un sourire dénué d’humour. « ça, je doute que Lord Orun s’en soucie outre mesure. Mais ne t’en fais pas. En bas, Nari est en train de s’évertuer à faire entendre au messager que ta fièvre est encore beaucoup trop forte pour que tu puisses voyager. Tu ferais mieux de rester confiné dans ta chambre jusqu’à ce qu’il redémarre. M’étonnerait fort qu’Orun se soit fait scrupule de nous dépêcher un mouchard…
— Moi de même, intervint Iya, passant la tête par la porte. Mais avant d’aller te cacher, si tu voulais bien monter un moment ? J’ai quelque chose à te montrer. Sans témoins », précisa-t-elle, en voyant que Ki s’apprêtait à le suivre.
Tobin lança à son ami un regard d’excuses au moment de sortir sur les talons de la magicienne. « Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il dès qu’ils furent tous deux dans le corridor.
— Il y a des choses dont nous devons nous entretenir tant qu’il en est encore temps. » Elle marqua une pause. « Emporte la poupée, s’il te plaît. »
Après qu’il eut obtempéré, ils poursuivirent jusqu’au second étage.
Arkoniel les accueillit dans le cabinet d’études mais, à la stupeur de Tobin, il n’y était pas seul. Juste derrière lui se trouvait Lhel, installée à la longue table. Malgré les mines très sérieuses qu’ils affichaient tous, la voir là, elle, lui fit grand plaisir, tout de même.
« Tu avoir appelé Frère ? demanda-t-elle tout à trac, et il devina qu’elle connaissait déjà la réponse.
— Non, avoua-t-il.
— Appeler maintenant. »
Après une seconde d’hésitation, il bredouilla nerveusement les paroles fatidiques à toute vitesse.
Frère apparut dans l’angle le plus éloigné de la porte. Il était maigre et dépenaillé, mais le froid puissant que dégageait sa seule présence se percevait nettement jusqu’à l’autre bout de l’immense pièce.
« Eh bien, qu’en pensez-vous ? » demanda Iya.
La sorcière darda sur le fantôme un regard aigu puis haussa les épaules.
« Déjà dire vous liaison plus forte, maintenant. Aussi il plus fort, également.
— J’aimerais bien savoir si Ki est encore capable de le voir…, fit Arkoniel dans un murmure.
— Je ne le laisserai pas rôder autour de Ki. » Emporté par la colère, Tobin s’en prit directement au fantôme. « Je ne t’appellerai plus du tout, jamais, à moins que tu me promettes de ne plus jamais lui faire de mal ! Je me fiche de ce que dit Lhel ! » Il secoua la poupée du côté de Frère.
« Promets, sinon… , libre à toi de rester en exil à crever de faim ! »
Sur ce, il discerna tout au fond des prunelles noires du fantôme un éclair haineux, mais dirigé non pas contre lui mais contre les magiciens.
« Nul ne l’a vu dans la chambre de Tobin pendant sa maladie, disait cependant Iya, aussi posément que si l’explosion de fureur lui avait complètement échappé. - Ceux avoir l’œil voir lui plus, maintenant, répliqua Lhel. Et il faire autres voir quand il avoir envie. »
Tobin reporta son regard sur Frère et ne fut frappé que par une chose : la lumière de la lampe jouait sur lui de la même façon que sur eux tous ; ce qui n’était pas du tout le cas, auparavant. « Il a l’air plus… plus réel, comme qui dirait.
— Sera plus dur séparer vous deux, quand venu moment, mais falloir être ainsi. »
Pendant un moment, la curiosité surmonta la rancune du petit prince.
« Viens par ici », dit-il au fantôme. Mais il eut beau la tendre pour le toucher, sa main ne rencontra rien d’autre que le vide agrémenté, comme à l’ordinaire, d’un froid plus vif. Frère lui adressa un large sourire qui lui donnait plutôt l’air d’un fauve dénudant ses crocs.
« Va-t’en ! » commanda Tobin, et il éprouva un soulagement inexprimable en voyant que le fielleux esprit lui obéissait. « Je peux partir, maintenant ?
— Encore un instant, ne te déplaise, dit Arkoniel.
Tu te rappelles que je t’ai promis de t’apprendre à préserver tes pensées ?
L’heure a sonné de te donner cette leçon.
— Mais il ne s’agit pas de magie, n’est-ce pas ?
C’est du moins ce que vous avez dit, si vous vous souvenez…
— Pourquoi la magie te fait-elle si peur, Tobin ? s’enquit Iya. C’est elle qui t’a protégé tant d’années durant… Et elle permet de réaliser des choses merveilleuses ! Tu l’as bien constaté, d’ailleurs, de tes propres yeux. Il me suffit d’un geste de la main pour allumer du feu dans des lieux dépourvus de bois, pour faire surgir de la nourriture en plein désert. À quoi tient l’aversion que cela t’inspire ? »
Au fait que la magie signifiait tout à la fois des tas de surprises et d’appréhensions, de chagrins, de dangers, songea-t-il. Mais il ne pouvait le leur révéler ; il ne voulait pas qu’ils sachent jusqu’où s’étendait l’emprise qu’ils avaient sur lui. Aussi se contenta-t-il de hausser les épaules.
« Beaucoup de magies, keesa », dit Lhel d’une voix douce, et il entrevit vaciller puis s’évanouir les secrets symboles qui lui bariolaient les joues.
« Tu sage pour respecter. Des magies bonnes, des maléfiques. Mais nous pas faire maléfices avec toi, keesa. Nous sauvegarder toi.
— Et, en l’occurrence, il n’est pas question de magie véritable mais simplement d’une protection contre elle, assura Arkoniel. Tout ce que tu as à faire, c’est d’imaginer quelque chose aussi nettement que possible, de te le représenter en esprit. T’est-il possible de te figurer la mer pour moi ? »
Tobin pensa au port d’Ero, à l’aube, avec les grands navires de commerce errant sur leur ancre et les petits bateaux de pêche qui leur ballottaient autour comme des nuées d’insectes aquatiques.
Il sentit une espèce de touche fraîche lui frôler le front de manière très fugitive, et pourtant personne n’avait bougé.
Iya se mit à glousser. « Idéal, c’était !
— Déjà dire vous », fit Lhel.
Tobin s’écarquilla. « C’est tout ?
— Ce n’est qu’un début, mais parfaitement probant, répondit Arkoniel. Il va te falloir toutefois t’y exercer le plus souvent possible et ne jamais manquer de le pratiquer chaque fois que Nyrin ou n’importe lequel de ses Busards viendrait à s’aviser de ton existence. Tout le truc consiste en fait à paraître n’avoir qu’une idée en tête.
— La physionomie d’Arkoniel se crispait, dans le temps, comme s’il souffrait d’une crampe, dit la magicienne en posant sur son acolyte un regard aussi attendri que celui dont Nari, parfois, enveloppait son petit chouchou. Mais tu ne peux pas te permettre de penser toujours à la même chose. Le plus sûr est de te concentrer sur ce que tu viens juste de faire. Par exemple, si tu es allé chasser au faucon, pense longes et marques d’ailes ou bien tintement de clochettes. »
Tobin essaya derechef, mais en pensant à sa dernière partie de bakshi avec Ki.
« Bravo de nouveau ! s’écria le jeune magicien. Souviens-toi seulement, toutefois, que ta meilleure défense contre le Nyrin et contre sa clique est de ne jamais leur fournir un quelconque motif d’aller fouiner dans ton crâne. »
Les excuses de Tobin furent remportées à Ero le lendemain. C’est de la fenêtre de Ki que les deux gamins lorgnèrent en lui tirant la langue la retraite du cavalier.
Ki finissant par jouir d’une assez bonne santé pour pouvoir se soustraire aux interdictions de Nari, ils passèrent la journée à baguenauder dans les environs du fort et à faire des visites aux casernements. Ki voulut en rendre une à Arkoniel, mais ce fut en vain qu’ils cognèrent à sa porte.
Tandis qu’ils rebroussaient chemin, il lança un dernier regard par-dessus son épaule. La vue de cette porte obstinément close le déprimait bizarrement. « Où pourrait-il bien être, à ton avis ?
— Quelque part dans le coin, fit Tobin avec un haussement d’épaules.
Qu’est-ce qui ne va pas ? Je l’ai vu pas plus tard qu’hier.
— Et moi, je ne l’ai pas vu depuis le goûter de ta fête, lui rappela Ki. Je commence à croire qu’il m’évite. »
Tobin lui administra une légère bourrade à l’épaule. « Tiens donc ! Et pourquoi ferait-il une chose pareille ? »
Ki n’en revint pas de voir à quelle allure le désertait sa vigueur à peine recouvrée. Vers le milieu de l’après-midi, il se sentait à nouveau tout flasque, et il voyait double par accès. Cela l’effraya, bien qu’Iya lui eût affirmé qu’il s’agissait de crises qui passeraient. Ruminer l’idée que peut-
être elle se trompait le mettait dans tous ses états. Quels services pourrait bien rendre à qui que ce soit un écuyer aveugle ?
Comme à l’accoutumée, Tobin n’eut que faire de confidences pour deviner les tourments de Ki et, à sa demande, le dîner leur fut servi plus tôt et au premier étage.
C’est aussi dans sa chambre à lui qu’ils couchèrent, cette nuit-là. Ki poussa un gros soupir d’extase en se laissant aller contre les traversins moelleux. Même si ce bonheur ne devait plus durer que quelques nuits encore, il était délicieux de retrouver les choses à leur place et telles qu’à leur habitude. Cela faisait bien des jours qu’il n’avait pas plus songé à Ero qu’aux ennemis qui l’attendaient là-bas parmi les Compagnons.
Les pensées de Tobin suivaient un cours similaire tandis qu’il regardait danser au plafond les ombres animées par la flamme de la veilleuse. Une part de son être avait la nostalgie de Korin et des autres, ainsi que de l’existence trépidante qu’on menait au palais. Toutefois, ses regrets étaient empoisonnés par les missives furibondes d’Orun. Et il en venait à déplorer une fois de plus que les choses ne soient plus ce qu’elles avaient accoutumé d’être.
« Ce que ça peut me démanger, cette maudite saleté ! » grommela Ki en se grattant le front. Il se tourna vers Tobin pour lui permettre de l’examiner.
« De quoi ça a l’air ? »
Tobin rebroussa doucement la tignasse sombre et soyeuse pour se rendre mieux compte. Juste en dessous de la racine des cheveux, les croûtes de la chair encore tuméfiée couraient sur une longueur de deux pouces, à l’aplomb de l’œil droit. L’enflure des ecchymoses était en train de virer du violet sombre à un vilain vert marbré. « Tu as dû te cogner contre une sacrée pierre ou je ne sais quoi d’autre quand tu es tombé. Est-ce que ça te fait toujours mal ? »
Ki lui éclata de rire au nez. « Hé, dis, tu ne vas pas te mettre à me pouponner, toi aussi ! Ce qui me fait le plus mal, c’est qu’on m’ait forcé à rester claquemuré si longtemps. Ce n’est pas mon vieux qui aurait jamais toléré ça, je peux te jurer ! » Il retomba du coup dans son ancien charabia de bouseux. « ’moins que tu t’as pété ta quille ou que tu t’as tes tripes à l’air, foutrement que tu peux sortir dehors et te les farcir, tes boulots !
— Est-ce que ta famille te manque encore ? »
Ki se joignit les mains sur la poitrine. « Quèqu’zuns, m’a l’air… Ahra, puis deux de mes frangins.
— Quand nous aurons arrangé les choses, à Ero, nous pourrions aller leur rendre visite, proposa Tobin. J’aimerais bien voir d’où tu viens. »
Ki détourna les yeux. « Non, tu n’aimerais pas. - Pourquoi ça ?
— Tu n’aimerais pas, c’est tout. » Il lui décocha un bref sourire. « Par les couilles à Bilairy ! j’ai aucune envie, moi, de retourner là-bas. Alors, pourquoi que t’aurais envie, toi ? »
Tobin n’insista pas ; au fond, libre à Ki d’avoir ses secrets à lui, et puis, d’ailleurs, c’était de l’histoire tellement ancienne, tous ces trucs-là… Sous couleur d’un examen cette fois moins superficiel de la blessure, il replongea ses doigts dans les cheveux de Ki pour les relever. « Dans tous les cas, ça risque de te laisser une drôle de cicatrice.
— Mais pas une dont je puisse me glorifier, toujours… , grommela Ki. Tu penses que les filles goberaient le bobard, si je racontais qu’en route nous sommes tombés sur des razzieurs de Plenimar, ou bien sur des brigands, peut-être ? Te parie qu’Una et Marilli me croiraient. »
Tobin émit un gloussement, mais non sans éprouver au même moment une pointe familière de jalousie. Il s’était suffisamment repu d’anecdotes sur le sang chaud de la tribu La-Chesnaie-Mont pour savoir à quoi s’en tenir sur l’intérêt que portait déjà Ki à toute croupe enjuponnée.
Lui, l’extrême réserve dont il faisait preuve dans ce domaine lui avait valu son lot de taquineries au sein des Compagnons. À l’occasion, même Ki n’avait pu s’empêcher de l’en plaisanter, sans male intention, loin de là.
Mais cette réserve, c’était à sa jeunesse et à sa timidité naturelle que tout le monde (lui-même inclus) l’avait toujours imputée.
Toujours. Jusqu’à maintenant.
Maintenant, les doigts encore mêlés aux cheveux de Ki, sensibles à leur chaleur, voici qu’il commençait à se douter de ce que pouvait signifier l’irritation qui lui nouait le ventre. Il retira sa main et se rallongea bien à plat sur le dos tout en remontant les couvertures jusqu’à son menton.
Je n’aime pas les filles de cette façon parce que je… Il se mit un bras en travers du visage pour dissimuler la rougeur qui montait enflammer ses joues puis, recourant au subterfuge d’Arkoniel, se força de penser au poil d’hiver tout bourru de Gosi, au froid de la pluie qui lui dégoulinait le long du cou, à la morsure des serres de son faucon sur son poing… , à n’importe quoi sauf à l’ardeur coupable qui se répandait en lui. À n’importe quoi d’autre qu’à la douceur et à la densité des boucles de son ami dont ses doigts ne conservaient que trop le souvenir.
Je suis un garçon ! Ki ne consentirait jamais à… Ki se taisait depuis un bon moment, et lorsque Tobin osa retirer son bras, ce fut pour s’apercevoir qu’il fixait les poutres, les sourcils froncés. Finalement, il exhala un long soupir.
« Et Orun, dis ? S’il y arrive, ce coup-ci, à obtenir mon renvoi de ton oncle ?
— Je te l’ai déjà expliqué, je ne lui permettrai pas de le faire.
— Oh, ça, je sais. » Un sourire à dents de lapin éclaboussa la pénombre pendant qu’il empoignait la main de Tobin, mais l’inquiétude persistait à le tenailler. « Je vais te dire une chose, Tob… Quoi qu’il advienne, je resterai toujours à tes côtés, même si c’est comme simple soldat de ta garde. » Il était désormais terriblement grave. « Advienne que pourra, c’est égal, Tobin, je demeure ton homme.
— Je le sais, s’étrangla Tobin, écartelé entre la gratitude et le sentiment de culpabilité. Et moi le tien.
Endors-toi, maintenant, vite, avant que Nari ne survienne et ne t’expédie coucher dans la chambre à côté. »
Orun riposta dès le lendemain par un nouvel émissaire et, sans réfléchir, Tobin descendit aux nouvelles. Tharin se trouvait avec l’individu dans la grande salle et leva des yeux ahuris quand il entendit dévaler l’escalier. Mais la distraction du gosse était telle qu’il ne s’avisa pas sur le moment de ce qu’impliquait la stupeur du capitaine.
Le visiteur se révéla être un messager des plus insolites. Il n’était rien moins que le propre valet de chambre d’Orun, Bisir. Un garçon doux et effacé, mignon comme l’étaient tous les jeunes gens de la maisonnée d’Orun. Ce qu’avaient toujours évoqué pour Tobin ses grands yeux sombres et veloutés, ses pattes fébriles, c’était un lièvre. Il était du reste l’un des rares de ladite maisonnée à se montrer toujours aimable envers lui et, chose plus importante, le seul et unique poli avec Ki.
« Une lettre à votre intention de la part de mon maître Lord Orun, prince Tobin, dit-il d’un air contrit tout en lui tendant le parchemin scellé. Et m’est-il permis de le dire, mon prince ? c’est un vrai plaisir que de vous voir une mine si florissante. Le dernier courrier du capitaine Tharin avait induit mon maître à croire que vos jours pouvaient être en péril. »
Tobin s’aperçut alors, trop tard, de la bourde qu’il avait commise. Il ne servirait à rien, désormais, de répliquer par une nouvelle lettre invoquant sa mauvaise santé. Mais il lui suffit d’ouvrir celle qu’il tenait pour constater que cela revenait au même, de toute façon, puisque Oron menaçait de dépêcher une voiture le ramener, si besoin était.
« Très bien, fit Ki, lorsque Tobin rentra en trombe dans leur chambre. Je me sens tout à fait capable de faire la route à cheval, je t’assure. »
Iya s’en montra quant à elle moins convaincue, et c’est assez déprimés qu’ils allèrent se coucher cette nuit-là. D’abord incapable de fermer l’œil, Tobin ébaucha tant bien que mal une supplique à l’adresse de Sakor et d’Illior, non sans se demander ensuite si les dieux entendaient jamais les prières que n’élevait pas vers eux la fumée d’une offrande.
À son réveil, le lendemain matin, le premier objet qu’il repéra fut quelque chose de blanc par terre. C’était de la neige. L’un des volets s’étant ouvert, une légère averse avait saupoudré la jonchée au bas de la fenêtre. Et il en affluait d’autre à l’intérieur, poussée par le vent. Il ne fit qu’un bond du lit jusqu’à la fenêtre et, se penchant dehors, éclata de rire en sentant les rafales de flocons lui picoter les joues.
La prairie s’en était allée, perdue quelque part derrière l’épais rideau de blancheur mouvante. C’est tout juste si se distinguait encore l’angle du toit des baraquements, tandis que le pont ne formait plus rien d’autre, au-delà, qu’une vague silhouette sombre.
Il cueillit une poignée de neige et en bombarda Ki pour le réveiller.
Manifestement, les dieux s’étaient sentis en veine de générosité.
Le blizzard qui s’évertua trois jours durant amoncela la neige jusqu’à mi-hauteur des montants de porte, si bien que Bisir se retrouva comme tout un chacun pris au piège à l’intérieur du fort. Ce qui n’allait d’ailleurs pas sans compliquer quelque peu les choses. Pas pour Iya, qui s’était fait connaître, mais pour Arkoniel, qui se vit contraint à demeurer caché au second étage, de peur que Bisir n’ait la fantaisie d’aller se balader dans les coins du manoir où il était indésirable.
Le pauvre valet de chambre se montra d’abord aussi pataud que mal à son aise ; il se sentait à l’évidence déplacé dans cette rude maisonnée d’arrière-province. Il n’avait rien à faire là, personne à servir. Et comme les femmes ne tenaient pas à l’avoir dans la grande salle tout le temps dans leurs jambes, Koni et certains des plus jeunes gardes se chargèrent de sa personne et l’entraînèrent vers les casernements. Vu du haut de l’escalier, où se tenaient tapis Tobin et Ki, cela n’était pas loin de ressembler à une arrestation. Cerné de soudards aussi dépourvus de manières que d’expressions fleuries, Bisir avait tout l’air de quelqu’un qu’on emmène se faire pendre.
On ne le revit qu’au petit déjeuner du lendemain. Tout ébouriffé, fripé, froissé qu’il était, contrairement à son habitude, il n’en riait pas moins à gorge déployée, lui si timide, avec ses nouveaux compères, chose que jamais jusque-là Tobin ne lui avait vu faire.
Finalement, la tempête eut beau se calmer, les routes se trouvaient si bien_bloquées par la neige qu’il ne fut plus question pour l’heure de voyage.
Ainsi s’écoulèrent trois semaines en or qu’ils vécurent comme s’ils n’avaient jamais mis les pieds à Ero.
Les congères leur interdisaient de monter à cheval, mais ils passèrent des heures entières à tirer à l’arc, à livrer des batailles de boules de neige aux gardes, à élever des bataillons de bonshommes de neige et à pratiquer l’escrime à l’intérieur des baraquements. Grâce à Koni, Bisir se joignit à ces passe-temps, mais il se révéla n’avoir rien d’un guerrier.
Les rares fois où ils réussirent à saisir l’occasion de s’esquiver en catimini, Tobin et Ki parcoururent l’orée des bois en quête de Lhel, mais ce fut toujours en pure perte, soit parce que la sorcière se trouvait bloquée chez elle par la neige ou qu’elle refusait de se montrer.
Ki recouvra peu à peu toute sa vigueur, mais il lui arrivait encore de souffrir de troubles de la vision lorsqu’il s’exerçait au tir. Après avoir envisagé d’aller en parler à Tharin, il préféra finalement, une nuit, se présenter à la porte d’Iya dès que Tobin se fut endormi. Mais il avait si peur qu’une fois chez elle, il eut le plus grand mal à lui exposer l’objet de sa visite.
La magicienne l’accueillit gentiment, le fit asseoir au coin de son feu et lui offrit du vin aux épices. Quand il eut fini par lâcher ce qui l’amenait, elle parut soulagée.
« Tes yeux, dis-tu ? Eh bien, tâchons de voir ce que je puis faire. » Elle s’inclina vers lui et lui appliqua une main sur le front. Elle resta sans rien dire quelques minutes, à se tenir dans cette position, les paupières à demi fermées, comme si elle était à l’écoute de ce qu’il avait dans le crâne. Il éprouva des picotements frisquets sur la peau qui le chatouillaient un brin mais qui ne manquaient pas non plus d’agrément.
« Vous ne m’aviez jamais dit que vous étiez guérisseuse.
— Oh, je sais une chose ou deux », murmura-t-elle. Quoi qu’elle fût en train de faire, elle eut bientôt l’air satisfait. « Je n’irais pas m’affoler pour si peu. Le choc que tu as reçu à la tête est encore en train de se réparer. Je suis persuadée que ça va te passer.
— Je l’espère bien. Quand nous rentrerons…
— Tu auras à prouver de nouveau tout ce que tu vaux, devina-t-elle avec sa perspicacité coutumière. Mais tes mérites sont déjà connus de tes amis et, quoi que tu fasses, tu ne modifieras pas l’opinion de tes ennemis.
— Mes amis… », souffla Ki, songeant à Arkoniel.
En dépit de ce que pouvaient dire Tobin et n’importe qui d’autre à cet égard, Arkoniel l’évitait bel et bien. Celui-ci n’avait rien fait de plus que risquer un œil par la porte quand il gisait encore au fond de son lit, et à peine s’étaient-ils vus tous les deux depuis. Ki en souffrait. Il avait toujours eu de la sympathie pour le magicien, même quand le jeune homme le forçait à apprendre à lire et à écrire. Il avait d’autant plus de peine à supporter la froideur, aussi soudaine qu’inexpliquée de leurs relations.
Il n’avait pas osé questionner Tharin sur ce point, de peur que la réponse ne soit trop cruelle. Mais voilà qu’il ne se sentait pas de taille à se taire un instant de plus. Iya connaissait Arkoniel mieux que quiconque d’autre.
« Est-ce qu’Arkoniel m’en veut d’avoir laissé Tobin s’enfuir ? »
Iya haussa un sourcil en accent circonflexe. « T’en vouloir, à toi ?
Pourquoi vas-tu t’imaginer une chose pareille ? Tu sais bien qu’il ne peut pas courir le risque de se laisser voir par notre visiteur…
— Il m’évitait déjà avant l’arrivée de Bisir.
— Il n’arrête pas de demander de tes nouvelles. »
Ki papillota. « Vraiment ?
— Je te l’affirme.
— Mais je ne le vois jamais. »
Iya lissa le devant de sa robe à deux mains. « Il est occupé à mettre en œuvre un charme qui ne lui laisse pas un instant de répit. »
Le gamin soupira. Tous ses travaux n’empêchaient pas Arkoniel de continuer à faire appeler Tobin - mais lui non, jamais.
Iya dut s’apercevoir de son air sceptique, à moins qu’elle n’ait lu dans ses pensées en lui touchant l’esprit, car elle se mit à sourire. « Ne te tracasse pas de ça, cher enfant. Ta maladie l’a bien plus effrayé qu’il ne veut l’admettre. Il se peut qu’il ait une façon bizarre de le témoigner, mais il t’aime énormément. Je lui toucherai mot de notre entretien. »
Ki se leva et lui adressa un salut plein de gratitude.
Elle l’impressionnait encore trop pour qu’il ose l’embrasser. « Je vous remercie, Maîtresse. Je serais affreusement désolé, s’il ne m’aimait plus. »
Iya l’abasourdit en lui effleurant doucement la joue. « Ne va jamais te figurer que ça puisse arriver, mon petit. »
4
Nyrin s’amusait prodigieusement à regarder Orun fulminer de rage et crever d’inquiétude à propos de l’absence du prince Tobin. Il l’avait flairé dès le début, le lord chancelier du Trésor n’avait manigancé pour se faire attribuer la garde de Tobin que dans l’espoir de cimenter par le biais du gamin son raccordement sur la famille royale. Si celui-ci avait été une fille, nul doute qu’il serait allé jusqu’à solliciter des fiançailles. Il était puissant, chose indéniable, et l’onctueuse loyauté dont il avait fait preuve envers la défunte mère du roi lui avait valu tout à la fois son opulence et sa position prestigieuse ; Erius n’aurait pas forcément dédaigné une pareille alliance.
Seulement, voilà, tel n’était pas le cas, on avait affaire à ce garçonnet malingre et capricieux, seul et unique héritier des plus riches domaines de tout le royaume, et c’était Orun qui tenait les cordons de la bourse. Nyrin était certes assez sûr de sa propre emprise sur le roi, mais le fait qu’un fruit si pulpeux soit tombé dans le giron de l’homme le plus haïssable d’Ero ne laissait pas que de l’agacer. Aussi guettait-il son heure et entretenait-il des mouchards dans la maison d’Orun pour ne pas rater son moindre faux pas.
Si son penchant pour les jouvenceaux n’était un secret pour personne, le bougre s’était en revanche sagement borné à le satisfaire avec des domestiques et des prostitués qui ne risquaient pas de se hasarder à jaser.
Mais n’allait-il pas s’oublier avec Tobin ? Ça, ce serait vraiment un sacré coup de veine, se disait le magicien, qui avait même envisagé de seconder benoîtement les choses.
Du vent, d’ailleurs, que tout cela. Qu’il en prît seulement fantaisie à Erius
- et Nyrin se flattait d’exercer quelque influence sur ses fantaisies… -, c’est à n’importe quel moment et en toute impunité qu’il pourrait saisir les possessions du petit prince, châteaux, domaines et trésors. Tobin n’était encore qu’un gosse à peu près dépourvu d’amis au sein de la noblesse et, vu son état d’orphelin, fort peu susceptible de susciter une quelconque féauté.
Si c’était la fille d’Ariani qui avait survécu, plutôt que son fretin de frère, les choses auraient été bien différentes. Alors que plus s’aggravaient les sécheresses et les épidémies, plus les paysans se tournaient vers Illior, il n’avait pas été terriblement sorcier de faire voir au roi que n’importe quel rejeton féminin du sang constituait une menace pour sa propre lignée. Si les illiorains venaient à prendre le dessus, n’importe laquelle de ces prétendantes serait en mesure de faire valoir sa qualité de « fille de Thelâtimos » et de lever une armée contre lui. La solution qui s’imposait, l’usage et le temps l’avaient bien consacrée, non ?
Il n’empêchait que Nyrin avait commis une gaffe presque fatale lorsqu’il s’était, non sans détours et circonlocutions, permis d’insinuer que la pire menace pesant sur le trône d’Erius était incarnée par sa propre sœur, Ariani. Il s’en était fallu d’un rien que le roi n’ordonne alors l’exécution du magicien ; et c’était en cette occasion-là que le magicien avait retourné pour la première fois son art contre le roi.
Une fois réparée l’anicroche, Nyrin s’était réjoui de constater que l’indulgence du souverain ne s’étendait manifestement pas jusqu’à la progéniture de sa sœur. Ils avaient l’un et l’autre pris pour un excellent présage la mise au monde par celle-ci d’une fille mort-née. Et en s’enfonçant par la suite dans la folie, la princesse s’était en quelque sorte elle-même chargée d’accomplir le reste de la besogne à la place du magicien.
L’accession au trône d’une nouvelle reine démente n’avait franchement pas de quoi séduire les plus fanatiques même des illiorains. Personne n’était dès lors disposé à soutenir la cause d’Ariani, pas plus d’ailleurs que celle de son maudit possédé de fils.
L’affaire n’en était pas pour autant classée, néanmoins. Une fille, n’importe quelle fille, susceptible de faire valoir sa qualité, même éloignée, de « fille de Thelâtimos » risquerait toujours de s’aviser que la prophétie d’Afra continuait de hanter les mémoires, si nombreux que soient les prêtres et les magiciens réduits en fumée par ordre de Sa Majesté. C’était au demeurant là-dessus que tablait Nyrin…
Lorsqu’il avait commencé à se rendre à Ilear une fois par mois, personne n’y avait prêté d’attention. Il est vrai qu’il s’habillait pour ce faire en riche négociant, et qu’il s’adjoignait un charme propre à embrouiller le cerveau des gens qui l’auraient d’aventure reconnu malgré son déguisement. Grâce à quoi cela faisait des années qu’il allait et venait à sa guise. Puis qui, de toute manière, aurait eu le front d’espionner le chef des Busards ?
Tout en poussant son cheval par les rues du bourg en cet après-midi brumeux d’hiver, il se délectait comme à l’accoutumée de son anonymat.
C’était un jour de foire à la volaille, et les façades de la place du marché répercutaient en un vacarme assourdissant les cocoricos, les caquets, cacardages et coin-coin des oiseaux captifs dans leurs cages. Nyrin se sourit à lui-même pendant que, bien tenue en main, sa monture fendait la foule.
Qui, là-dedans, se doutait que le cavalier que visaient les murmures, les sourires ou les quolibets pouvait d’un mot, d’un seul, terminer ses jours ?
Délaissant tout ce tintamarre, il gravit la colline en direction du quartier cossu puis de la belle maison de pierre qu’il y possédait. Un jeune page accourut ouvrir, et Vena, la vieille nourrice à demi aveugle, vint à ses devants dans la grande salle.
« Elle n’a pas quitté sa fenêtre, à se faire un mouron du diable depuis tôt matin, Maître, rouspéta-t-elle en le débarrassant de son manteau.
— C’est lui ? cria de l’étage une fille.
— Oui, Nalia, ma chérie, c’est moi ! » répondit Nyrin.
Elle descendit en trombe les escaliers et l’embrassa sur les deux joues.
« Vous avez toute une journée de retard, vous savez ! »
Il lui retourna ses baisers puis la maintint à bout de bras pour l’admirer.
D’un an plus âgée que le prince Korin dont elle était parente, elle en avait bien les yeux et les cheveux noirs, mais aucun des attraits physiques. C’était un laideron de fille, et un laideron qu’achevait d’enlaidir, en plus d’un menton rentré, la marque de naissance irrégulière et rose qui lui faisait depuis la joue gauche jusqu’à l’épaule comme des éclaboussures de vin.
Cette disgrâce la rendait timide au point de fuir toute espèce de société, mais elle l’avait bien arrangé, lui, car cela devenait dès lors un jeu d’enfant que de tenir cachée la pauvrette au fin fond de ce trou perdu à l’écart du monde.
Sa mère, une cousine au second degré d’Erius du côté maternel, avait eu beau être plus moche encore, ça ne l’avait quand même pas empêchée de réussir à se dégotter un mari et à mettre bas une paire de filles. Une bonne fortune que Nyrin s’était adjugée. Les meurtres, il les avait perpétrés lui-même en frappant l’homme d’un arrêt cardiaque au moment même où celui-ci lui ouvrait la porte et en tuant la femme à même son lit d’accouchée.
Cela s’était passé à l’époque où débutaient tout juste les massacres ordonnés par Erius et où le magicien se chargeait encore personnellement de telles besognes.
Passée comme par miracle au travers du destin funeste qui s’était comme à plaisir acharné sur sa mère et sur sa sœur Nalia, la première des jumelles était une adorable petite chose qui promettait de devenir, en grandissant, une véritable beauté. Mais c’était difficile à cacher, la beauté. Du difficile à tenir en main.
La ferme intention de Nyrin était d’abord de les liquider tous, mais au moment même où il soulevait la seconde enfant qui braillait à pleine gorge auprès de sa mère morte, brusquement l’avait frappé une vision… , la vision qui précisément lui dictait depuis chacun de ses gestes et agissements. Dès lors il avait sciemment cessé d’être le pur et simple chien courant d’Erius et avait endossé le rôle de maître des destinées à venir de Skala.
Quant à elle, il y eut d’autres magiciens pour l’entr’apercevoir dans leurs propres visions, de même que certains prêtres d’Illior. Exploitant les craintes qu’inspirait au roi le sort de Korin, Nyrin lui avait arraché de haute lutte le pouvoir et les moyens d’écraser tous ses rivaux avant qu’ils ne parviennent à y voir net et ne puissent révéler l’existence de sa douce et docile petite Nalia. Nul autre que lui ne devait produire cette reine future au moment opportun. Nul autre que lui ne devait la plier à ses quatre volontés lorsqu’elle accéderait au trône.
Il menait Erius par le bout du nez, mais il savait pertinemment que cela ne lui serait jamais possible avec ce jeune cabochard de Korin. Il coulait dans les veines du prince infiniment trop du sang de sa mère et pas une once de démence. Il régnerait longtemps, tandis que la peste et la male chance ne feraient que croître et embellir dans le pays jusqu’à ce que Skala s’écroule sous la poussée de ses ennemis comme une vulgaire poutre pourrie.
Agnalain la Folle et sa nichée n’avaient fait que souiller la couronne, de cela nul ne disconviendrait. Lui, sa Nalia pouvait d’autant mieux justifier de son ascendance que celle-ci remontait jusqu’à Thelâtimos des deux côtés.
Nyrin en fournirait les preuves, le moment venu. C’était lui, et lui seul, qui replacerait l’Épée de Ghërilain dans une main de femme, le jour où l’Illuminateur en signifierait l’ordre. Entre-temps, elle avait poussé dans un paisible anonymat, ignorée de tous et s’ignorant même elle-même. Elle savait seulement qu’elle était orpheline, et que Nyrin lui tenait lieu gracieusement de bienfaiteur et de gardien. Toute autre compagnie masculine lui étant interdite, elle l’adorait, et il lui manquait affreusement quand ses affaires d’armateur - elle y croyait dur comme fer le retenaient dans la capitale.
« C’est trop cruel à vous de me faire attendre aussi longtemps », reprit-elle, toujours sur le ton de la réprimande, mais non sans que le rouge du plaisir, s’aperçu-t-il, envahisse sa joue intacte, pendant qu’elle l’entraînait par la main jusqu’à son fauteuil du salon. Après s’être installée, tout heureuse, sur ses genoux, elle l’embrassa de nouveau et s’amusa à lui tirailler la barbe.
Abstraction faite de la disgrâce de son visage, elle avait fini par devenir une jeune femme joliment tournée. Nyrin enlaça d’un bras sa taille fine puis, tout en l’embrassant, pelota d’une main amoureuse la généreuse rondeur de ses seins. La nuit, dans leur chambre à coucher, toutes lumières éteintes, elle était aussi belle qu’aucune des maîtresses qu’il avait jamais possédées, et la plus abjectement dévouée.
Qu’Orun le garde, pour l’instant, son petit bonhomme de prince en bois.
Sans la puissance du duc Rhius pour l’appuyer - et Nyrin n’était pas sans avoir aussi quelque peu contribué à cette disparition-là -, le fils d’Ariani n’était rien d’autre qu’un usurpateur mâle potentiel de plus en tant que prétendant au trône, et un usurpateur maudit, par-dessus le marché ! Lui régler son compte ne serait pas bien difficile, le moment venu…
5
L’arrivée d’un vent chaud qui soufflait du sud mit fin à l’exil de Tobin dans les premiers jours de Cinrin. Les pluies du milieu de l’hiver firent fondre les congères comme des pains de sucre. Les fortins de neige s’écroulèrent, et les bonshommes de neige de leur garnison s’affalèrent, éparpillés comme autant de cadavres grêlés de petite vérole, abattus par le fléau du redoux.
Deux jours plus tard survint une estafette royale qui apportait, avec une lettre de Korin, de nouvelles sommations virulentes de Lord Oron.
« Cette fois, ça y est. » À la suite de Tobin, Ki en fit la lecture à haute voix pour Tharin et les autres groupés tout autour du feu.
Si le teint de Bisir s’était coloré durant son séjour involontaire et si son caractère était devenu plus expansif, voilà qu’il avait à nouveau son pauvre petit air de lièvre apeuré. « Et de moi, est-ce qu’il ne dit rien ?
— Ne t’inquiète pas des réactions d’Orun, le rassura Tobin. Ce n’est pas ta faute si la neige t’a bloqué ici. Il ne peut quand même pas te faire grief des intempéries. »
Bisir secoua la tête. « N’empêche qu’il le fera.
— Nous nous mettrons en route demain dès le point du jour, intervint Tharin, que cette perspective enchantait, manifestement, autant que le valet de chambre. Nari, veille à faire emballer d’ici là toutes leurs affaires.
— Évidemment ! » jappa-t-elle d’un air offensé, mais Tobin la surprit à s’essuyer les yeux avec un pan de son tablier tandis qu’elle grimpait au premier étage.
Cuistote s’était fendue d’un excellent dîner d’adieux, ce soir-là, mais personne n’avait très faim.
« Vous venez toujours avec moi, n’est-ce pas, Iya ? demanda Tobin en faisant faire à un morceau d’agneau le tour complet de son écuelle.
— Vous ne pourriez pas servir à Tobin de magicien de cour, le cas échéant ? suggéra Ki.
— Je doute que le roi goûterait fort cela, répliqua t-elle. Mais je viendrai quand même faire un petit séjour là-bas, juste histoire de voir dans quel sens le vent souffle. »
Tobin avait le cœur lourd, le lendemain matin, pendant que Ki et lui s’habillaient à la lueur d’une chandelle. Il ne se sentit aucun appétit pour déjeuner, une boule obstruait sa gorge, et une autre lui pesait comme une pierre au creux de l’estomac. Loin de jaser comme d’habitude, Ki réduisit même ses adieux à quelques mots hâtifs quand sonna l’heure du départ.
Bisir affichait une mine carrément lugubre.
Le lever du jour s’annonça pluvieux et froid lorsqu’ils traversèrent Bierfût. Tournées en fondrières et bourbiers gluants, les routes imposaient de n’aller qu’au pas. La pluie se mit à les fustiger par rafales aussitôt qu’ils amorcèrent, parmi les collines boisées, la descente vers le plateau découvert qui ondulait au loin. En ce dernier mois de l’année, le crépuscule survenait tôt. Ils passèrent la nuit dans une auberge en bord de route et ne parvinrent en vue de la côte que le lendemain vers midi. Le ciel était d’un gris de fer, la mer et la rivière se détachaient en noir sur le brun hivernal des champs.
Même Ero, perchée sur sa haute colline, présentait l’aspect d’une ville en cendres.
Ils forcèrent leurs montures à prendre le galop pour parcourir les quelques derniers milles, et l’âpre senteur de la mer leur sauta au visage en signe d’accueil. Grâce à elle et à la griserie de foncer à bride abattue, talonné par ses propres hommes, Tobin se sentit un peu moins déprimé. Si bien qu’au moment d’aborder le large tablier de pierre du pont Mendigot, l’idée d’affronter son gardien ne l’impressionnait plus. Même le spectacle des bouges qui grouillaient depuis l’autre berge jusqu’aux remparts de la cité ne réussit pas à l’abattre. Il vida sa bourse en jetant aux mendiants qui bordaient la voie tout ce qu’elle contenait de pièces de cuivre et d’argent.
Avant d’enfiler le grand passage voûté qui perçait le mur, lui et ses guerriers se firent un devoir d’honorer les divinités patronnes de la capitale et saluèrent à cet effet l’emblème flamme-et-croissant sculpté sur le linteau de la porte sud en portant la main à leur cœur puis à la garde de leur épée.
Tharin annonça l’arrivée du prince, et les piquiers du guet s’inclinèrent sur son passage. Iya s’écarta un instant du cortège afin d’exhiber son insigne d’argent, et l’un des pandores nota quelque chose sur une tablette de cire à pointer. Indignés par ces vexations de basse police, les guerriers pincèrent les lèvres en un pli teigneux, pendant que la magicienne regagnait sa place aux côtés de Tobin. Quant à lui, on avait eu beau le mettre au courant des insignes que les Busards imposaient à leurs confrères indépendants, il avait même eu beau voir celui que portait Iya, leur véritable signification ne commençait à lui apparaître que maintenant.
Après toutes ces semaines dans les montagnes, il trouvait les rues étroites d’autant plus noires et crasseuses. On parcourait encore un quartier pauvre, et les visages à l’affût qu’il apercevait aux fenêtres comme au coin des portes étaient aussi blêmes et tirés que ceux de fantômes.
« Ero la puante », ronchonna-t-il en tordant le nez. Iya lui décocha un coup d’œil bizarre de sous sa capuche, mais ne pipa mot.
« Gagerais que notre absence a été suffisamment longue pour nous en tirer l’arôme du pif », ironisa Ki.
Relançant leurs chevaux au galop, ils remontèrent à grand fracas les rues abruptes et sinueuses aboutissant devant l’enceinte Palatine. Elles devenaient imperceptiblement plus propres aux abords du sommet, et les dessus de porte de certaines arboraient déjà çà et là les guirlandes tressées de branchages à la verdure persistante et d’épis de blé que l’on y suspendait à l’occasion de la Fête de Sakor.
Le capitaine de la Garde palatine accueillit Tharin aux portes. « Le prince Korin m’a chargé d’un message à l’intention du prince Tobin, messire, dit-il en s’inclinant bien bas. Il prie son cousin de venir le rejoindre à la salle des festins dès son arrivée.
— Et Lord Orun, est-ce qu’il vous en a lui aussi laissé un pour moi ?
s’enquit Tobin.
— Non, mon prince.
— Toujours ça de pris », marmonna Ki.
À contrecœur, Tobin se tourna vers Bisir. « M’est avis que tu ferais mieux d’aller annoncer les nouvelles à ton maître. »
Le jouvenceau s’inclina en selle et, sans un mot, s’exécuta en prenant les devants.
Les branches des ormes séculaires dénudées par l’hiver formaient comme un tunnel d’entrelacs au dessus de leurs têtes quand eux-mêmes repartirent au petit trot.
Tobin marqua une pause auprès de la nécropole royale afin de saluer les restes de ses parents qui reposaient tout au fond des cryptes. Au travers des piliers de bois noircis par le temps qui supportaient le toit de tuiles plates se discernaient le feu qui brûlait sur l’autel et ses reflets mouvants, derrière, sur les traits des reines en effigie.
« Tu souhaites entrer ? » demanda Tharin. Tobin secoua la tête et redémarra.
Les jardins du Palais Neuf offraient toute la palette des gris et des noirs.
Des lumières clignotaient aux fenêtres un peu partout, telles des nuées de lucioles hivernales, au sein du dédale de belles demeures qui couronnaient les hauteurs d’Ero.
Une fois au Palais Vieux, Iya poursuivit sa route avec Laris et les autres vers l’ancienne villa d’Ariani où elle comptait établir ses quartiers. Tharin demeura pour sa part avec les garçons, qu’il escorta dans l’aile réservée aux Compagnons. Ne sachant trop quel accueil on lui réserverait, Tobin se félicita de la présence du capitaine et de celle de Ki tandis que ses pas le menaient dans les enfilades de corridors aux couleurs fanées.
La salle du mess était vide, mais rires et joyeux flonflons les guidèrent jusqu’à celle où Korin donnait ses festins. Les doubles portes en étaient ouvertes, et elles déversaient des flots de lumière et de musique à la rencontre des enfants prodigues. Des centaines de lampes éclairaient la pièce, et la chaleur qui y régnait paraissait presque suffocante après toute cette journée de chevauchée dans le froid.
Korin et tous ses nobles Compagnons étaient assis à la table haute, en compagnie d’une poignée de copains de haut vol et de donzelles favorites.
Les écuyers s’échinaient à servir. Debout derrière le fauteuil de Korin, Garol tenait, prêt à verser, son pichet de vin, et Tanil, sur sa gauche, s’affairait à trancher. De tous les convives habituels de ce genre de réunion, il n’en manquait qu’un seul, apparemment, le maître d’armes Porion. On ne voyait trace de lui nulle part. Mais, malgré tout le goût qu’il avait pour ce bourru de vétéran, Tobin n’était pas franchement pressé d’essuyer les remontrances que lui vaudrait assurément sa longue absence à l’entraînement.
Des dizaines d’invités de tout âge occupaient deux longues tables au bas de l’estrade. Un coup d’œil circulaire permit à Tobin de repérer également le ramassis coutumier d’amuseurs. Pour l’heure, une troupe d’acrobates mycenois jonglaient en se lançant en l’air mutuellement.
L’arrivée des trois voyageurs avait échappé à Korin.
Aliya se trémoussait sur ses genoux, riant et rougissant de ce qu’il lui chuchotait à l’oreille tout en jouant avec l’une de ses tresses. Comme Tobin approchait de la table, il s’avisa, non sans un brin d’étonnement, que son cousin était déjà cramoisi de boisson, bien qu’il fût encore très tôt.
Près du bout de la table, ses amis Nikidès et Lutha bavardaient avec la brune Lady Una, mais d’un air plus grave que libidineux.
Lutha fut le premier à remarquer leur présence. Sa face étroite s’illumina puis, tout en décochant un coup de coude à Nikidès, il se mit à crier:
« Visez-moi ça, prince Korin, voilà de retour enfin votre indomptable de cousin !
— Viens çà, cousinet ! s’exclama Korin en lui ouvrant largement les bras.
Et toi aussi, Ki. Alors, comme ça, vous avez quand même fini par vous désembourber ? Vous nous avez manqué. Ta fête aussi, d’ailleurs.
— Eh bien, moi, ça m’avait permis de récupérer mon ancien poste pendant quelque temps ! » fit Caliel en éclatant de rire. Puis d’abandonner aussitôt la place d’honneur à la droite de Korin pour aller s’en frayer une autre à grands coups d’épaules auprès de la barbe rouge de Zusthra.
Ki partit assurer le service avec les autres écuyers.
Tharin se vit offrir un siège honorifique parmi les plus âgés des amis de Korin à la table de droite. Tobin chercha d’un œil inquiet son gardien ; chaque fois qu’il le pouvait, Orun venait se mêler de son propre chef à tout ce que faisait Korin ; mais non, il n’y était pas arrivé, ce coup-ci, constata-t-il avec soulagement.
On avait plutôt bien accueilli Ki, semblait-il aussi.
Peut-être Orun n’avait-il pas, en définitive, mis ses menaces à exécution.
Au bas bout de la table, il aperçut pourtant leur persécuteur de toujours, ce sale crapaud de Moriel. Qui, justement, louchait sur son rival avec une franche aversion de tout son museau blafard et pointu. Et c’est avec ça, pas avec Ki, qu’il aurait dû partager ses appartements, si Orun était parvenu à ses fins… ?
Comme il regardait alentour pour voir si Ki s’était rendu compte de quelque chose, il se retrouva comme prisonnier d’une paire de prunelles sombres. Lady Una lui adressa un petit geste intimidé. Le cas qu’elle faisait ouvertement de lui l’avait toujours mis mal à l’aise. Mais à présent qu’il portait son nouveau secret planté comme une écharde en travers du cœur, force lui fut de se détourner vivement. Comment pourrait-il jamais la regarder en face de nouveau ?
« Hm, voilà quelqu’un qui est bien aise de ton retour ! observa Caliel, se méprenant du tout au tout sur sa rougeur subite.
— Hanap ! Échanson ! glapit Korin. Un toast de bienvenue pour mon cher cousin ! » Lynx apporta bien vite à Tobin un hanap d’or, et Garol, que menaçait tout sauf l’abus de sobriété, l’emplit à ras bords de vin.
Korin se pencha pour dévisager le fugitif. « M’as pas trop l’air amoché par ta maladie… T’étais figuré que tu avais attrapé la peste, à ce qu’il paraît ? »
Il était plus ivre que Tobin ne l’avait d’abord cru, et il empestait le vin.
Mais le bon accueil qu’il lui faisait n’en était pas moins sincère, quoiqu’un rien bafouillé, et cela lui réchauffa le cœur.
« Je ne voulais pas que les oiseaux de mort viennent clouer les issues du palais, expliqua-t-il.
— À propos d’oiseaux, ton faucon s’est langui de toi ! lui lança de sa place Arengil, dont l’accent aurënfaïe conférait aux mots la grâce d’une mélodie.
Je te l’ai maintenu bien en forme, mais ça n’empêche pas son maître de lui manquer. »
Tobin éleva son hanap en signe de bonne amitié. Non sans tanguer pas mal, Korin se mit debout et, armé d’une cuillère, fit sonner comme un gong un plat de carcasses d’oie. Les ménestrels firent silence, et les acrobates s’esquivèrent en douce. Une fois sûr d’être seul à capter l’attention de tous, Korin brandit sa coupe en direction de Tobin. « Versons des libations pour mon cousin, en l’honneur de sa fête ! » D’une main tout sauf assurée, il inonda la nappe maculée puis s’envoya le peu de contenu restant, tandis que l’assistance entière se contentait de répandre les quelques gouttes de rigueur. Se torchant alors la bouche à même sa manche, le prince proclama d’un ton emphatique: « Comme c’est douze ans qu’il a, mon cousin, c’est douze baisers qu’il aura de chacune des filles de cette table afin de hâter sa virilité. Plus un en prime, en raison du mois qui s’est écoulé depuis. À toi l’entame, Aliya. »
Il ne servait à rien de discuter, Korin aurait le dernier mot, de toute manière. Tobin s’efforça de faire bonne figure lorsque Aliya s’enroula tout autour de lui pour lui délivrer la douzaine requise un peu partout sur le museau. Libre à Korin de faire autant de cas d’elle, mais lui pour sa part l’avait toujours trouvée méchante et vipérine. Le dernier baiser, elle le lui colla vachement sur les lèvres avant de déguerpir en éclatant de rire. Cinq ou six autres filles se bousculèrent pour avoir leur tour, mais dans l’espoir sans doute de complaire au prince héritier plus qu’à son cousin. Mais lorsque ce fut à Una de s’exécuter, tout juste lui effleura-t-elle, et paupières verrouillées, la joue. Pardessus l’épaule de la jeune fille, Tobin aperçut Alben qui, sous sa tignasse noire, se délectait de le voir si embarrassé et s’en tordait les côtes de conserve avec Zusthra et Quirion.
Ce supplice achevé, Ki vint déposer devant lui un tranchoir de pain persillé et un rince-doigts. Il avait les lèvres crispées d’un air hargneux.
« Ce n’était qu’une plaisanterie », lui souffla Tobin, loin de se douter que ce n’était pas la séance de bécots qui l’avait mis dans cet état.
Sans se dérider pour autant, Ki emporta le plat de carcasses. Un instant plus tard parvint aux oreilles de Tobin un fracas de vaisselle accompagné d’un juron étouffé. Il se retourna et surprit Arius et Mago qui pouffaient tandis que son ami ramassait les détritus graisseux et les remettait dans le plat qu’il avait laissé tomber. Au regard que leur décocha celui-ci, il n’eut pas de mal à deviner que les deux salopards n’avaient pas perdu de temps pour renouveler leurs anciennes vilenies.
Il n’avait toujours pas digéré la façon dont Mago s’y était pris pour pousser Ki à la bagarre et, par là, lui faire administrer le fouet sur les marches du temple. Et il se soulevait déjà de son fauteuil quand l’écuyer de Korin, Tanil, survint à ses côtés pour lui servir dans le tranchoir plusieurs tranches d’agneau rôti.
« Je vais leur faire leur affaire », murmura-t-il.
À son corps défendant, Tobin se laissa retomber dans son fauteuil.
Comme d’habitude, Korin ne s’était aperçu de rien. « Qu’est-ce qui te ferait plaisir comme cadeau, cousinet ? s’enquit-il. Exprime un désir, quel qu’il soit. Un corselet d’or ciselé, peut-être, pour remplacer cette vieille carapace de tortue cabossée que tu te payes ? Ou bien un faucon pèlerin ? Ou encore un nouveau cheval aurënfaïe de toute beauté ? J’y suis… une épée ! Il y a un nouveau forgeron, rue Frappe Devant, tu n’as jamais vu le pareil… »
Tout en mastiquant posément, Tobin réfléchit à la proposition. Il n’avait aucune envie de changer de cheval ou d’épée - ceux qu’il possédait étant des présents de Père -, et sa vieille armure lui allait comme un gant…, encore que peut-être elle commençait à être un peu juste. Mais à vrai dire, on lui avait offert tellement de cadeaux depuis son arrivée à la cour qu’il ne voyait strictement rien à demander, somme toute, à l’exception d’une chose.
Seulement, il n’osait pas, ici, mettre sur le tapis la question du bannissement éventuel de Ki. Il n’était d’ailleurs même pas certain que la régler soit au pouvoir de son cousin, et il n’allait assurément pas courir le risque, en plus, d’embarrasser Ki au vu et au su de toute l’assemblée.
« Je n’en ai pas la moindre idée », confessa-t-il finalement.
Sa déclaration fut accueillie par des huées bienveillantes et des tas de sifflets, mais tout ce boucan ne l’empêcha pas d’entendre la sœur d’Urmanis, Lilyan, susurrer à Aliya cette rosserie: « Faut toujours qu’il joue son petit seigneur tout simple de la cambrousse, hein ?
— Peut-être le prince aimerait-il mieux un autre genre de présent, suggéra Tharin. Un voyage, par exemple ? »
Korin s’épanouit aussitôt. « Un voyage ? Mais voilà un cadeau dont nous pourrions tous profiter ! Où te plairait-il d’aller, Tobin ? À Afra, peut-être, ou jusqu’à Erind ? Tu ne saurais déguster nulle part meilleure friture d’anguilles, et les putains de là-bas passent pour les plus friandes de toute Skala. »
Caliel lui jeta un bras autour du cou dans l’espoir d’arrêter ces propos d’ivrogne. « Il est quand même un peu jeunot pour ça, tu ne penses pas ? »
Et là-dessus d’adresser un clin d’œil complice à Tobin pardessus l’épaule de Korin. Lui et Tanil étaient les seuls capables de manœuvrer le prince royal lorsqu’il se trouvait dans un état d’ivresse aussi avancé.
Toujours aussi perplexe, Tobin questionna Tharin d’un coup d’œil. Avec un sourire, le capitaine leva une main vers sa poitrine, un peu comme s’il désignait quelque chose.
Tobin comprit instantanément. Touchant la saillie que formait le sceau de Père sous sa tunique, il déclara : « J’aimerais bien aller voir mon apanage d’Atyion.
— C’est tout ? Pas plus loin que ça ? » Korin s’écarquilla, bouffi de désappointement.
« Je n’y ai jamais mis les pieds, lui rappela Tobin. - Eh bien alors, va pour Atyion ! J’en profiterai toujours pour monter un nouveau cheval, et il n’y a pas de meilleurs haras de ce côté-ci de l’Osiat. »
Toute l’assistance poussa de nouvelles acclamations. Réconforté par son petit triomphe, Tobin s’accorda une bonne lampée de vin. Lord Orun l’avait invariablement régalé de prétextes pour l’empêcher d’y aller. À cet égard au moins, Korin avait le dernier mot.
« Tiens tiens. Regardez-moi qui ça qu’est de retour, railla Mago, pendant que Ki prêtait la main au collectage des restes destinés au panier des pauvres de Ruan.
— Mais oui, regardez-moi qui ça qu’est là, abonda son ombre et son écho d’Arius en bousculant le bras de Ki. Notre chevalier de merde qu’est rentré au bercail. Me suis laissé dire que Lord Oron s’est foutu dans des colères folles contre toi, d’avoir laissé le prince filer comme ça.
— Puis y a maître Porion qu’est pas non plus très très content de toi… , jubila Mago. Te tenterait, des fois, te foutre à genoux de nouveau sur les marches du temple ? Combien de coups tu crois qu’il priera ton prince de te flanquer, cette fois-ci ? »
En guise de réponse, Ki décocha une ruade en biais qui expédia Mago s’aplatir par terre avec le plat d’agneau rôti qu’il avait sur les bras.
« Encore à t’empêtrer dans tes propres pieds, Mago ? gloussa Tanil au passage. Tu ferais mieux de nettoyer tout ça avant que Chylnir ne t’attrape. »
L’autre rassembla ses abattis pour se relever, sa belle tunique tapissée de gras. « Te crois très malin, mon mignon ? cracha-t-il à Ki, puis, s’adressant à Tanil : Si je suis tellement pataud, pourquoi que le sieur Kirothius ici présent finirait pas le boulot tout seul ? » Il se dirigea d’un air digne vers les cuisines avec le plat vide, et Arius lui trotta derrière, non sans foudroyer Ki d’un coup d’œil lourd de représailles.
« Pas la peine que tu t’attires des emmerdes à cause de moi », marmonna Ki tout en réparant les dégâts.
Ça le gênait affreusement, que Tanil ait entendu les vacheries des deux autres morveux.
Mais un fou rire contenu faisait étinceler les yeux de l’écuyer en chef.
« Pas ta faute, hein, s’il ne sait pas contrôler ses pieds, si ? C’était ravissant, ce jeté-battu… Tu me l’apprendras ? »
Il était plus de minuit quand Tharin et Caliel reconduisirent les princes à leurs appartements. Korin était ivre mort et, après lui avoir vu faire plusieurs tentatives pour piquer du nez, Tharin finit par l’empoigner pour le mettre debout puis par le charrier jusqu’à sa porte.
« Bonne nuit, cousinet chéri. Bonne nuit, cousinet chéri, roucoula Korin, lorsque Tanil et Caliel le prirent en charge. Fais de beaux rêves, et bienvenue chez toi ! Caliel, je crois que je vais dégueuler… »
Ses amis s’empressèrent de le rentrer dare-dare, mais, d’après les bruits qui suivirent, pas encore assez promptement pour qu’il atteigne une cuvette.
Tharin secoua la tête d’un air écœuré.
« Il n’est pas toujours comme ça, lui dit Tobin, toujours prêt à prendre la défense de son cousin.
— Trop souvent pour mon goût, grommela Tharin. Et, j’en jurerais, pour celui de son père.
— Comme pour le mien », ronchonna Ki tout en soulevant le loquet de leur propre porte.
Le vantail buta contre quelque chose quand il le poussa. De l’autre côté s’entendit comme un grognement de surprise, et puis le page Baldus ouvrit tout grand la porte et sourit à Tobin d’un air aussi endormi qu’enchanté.
« Bienvenue chez vous, mon prince ! Heureux de vous revoir, messire Tharin. »
Il avait laissé des bougies allumées, et la pièce embaumait des senteurs suaves et hospitalières de la cire d’abeille et des pins, par-delà le balcon.
Il se hâta de tirer les pesantes courtines or et noir du lit puis d’en rabattre les couvertures. « Je vais aller chercher une bassinoire, mon prince. Si vous saviez comme nous avons été contents, Molay et moi, d’apprendre que vous reveniez enfin ! Les bagages se trouvent dans la penderie, sieur Ki. Je vous ai comme toujours laissé le soin de les défaire. » Il étouffa un gigantesque bâillement. « Oh, j’oubliais, prince Tobin, vous avez une lettre de votre gardien. Molay a dû la laisser sur l’écritoire du bureau, si je ne me trompe. »
Vieilles Tripes molles n’a donc pas perdu une seconde, en fin de compte… , songea Tobin tout en s’emparant du parchemin plié. À en juger par la façon dont le regard du page papillonnait de toutes parts sauf en direction de Ki, la position précaire de l’écuyer n’était un secret pour personne.
« Va coucher aux cuisines, il y fait plus chaud, lui dit Tobin, préférant s’épargner la présence de tout public. Et puis avertis Molay que je n’ai pas besoin de lui d’ici demain. Je n’aspire qu’à me mettre au lit. »
Baldus s’inclina et sortit avec sa paillasse. Rassemblant vaille que vaille son courage, Tobin rompit le sceau et parcourut les quelques lignes du billet.
« Ça dit quoi ? demanda Ki tout bas.
— Simplement qu’il m’enverra chercher demain, et que je dois me rendre tout seul chez lui. »
Tharin s’offrit à son tour un bout de lecture. « Tout seul, hein ? M’a l’air nécessaire de vous rappeler, milord chancelier, à qui vous avez affaire… Je tiendrai une garde d’honneur à ta disposition. Fais-moi parvenir un mot quand tu auras besoin de nous. » Il tapa sur l’épaule de chacun des garçons.
« Tirez pas ces gueules, ho ! À quoi ça vous avancera, de vous rendre malades d’inquiétude cette nuit ? Arrangez-vous tous deux pour roupiller un coup, puis, quoi que demain nous réserve, il sera toujours temps alors de nous en occuper. »
Tobin avait bien envie de suivre ces conseils, mais ni lui ni Ki ne trouvèrent grand-chose à se dire pendant qu’ils s’apprêtaient pour aller au lit. Une fois couchés, ils gardèrent longtemps le silence, l’oreille tendue vers les imperceptibles grésillements qu’émettaient les braises de l’âtre en se refroidissant.
À la fin, Ki poussa du pied le pied de Tobin et laissa s’exhaler leurs craintes communes. « Ça pourrait bien être la dernière nuit que je passe ici…