— Espérons que non », croassa Tobin, la gorge serrée.
Il eut l’impression qu’un temps fou s’écoulait avant que Ki ne s’assoupisse. Il attendit sans bouger d’en être tout à fait certain puis se faufila hors du lit, prit une chandelle et se rendit dans la penderie.
Leurs paquetages de voyage étaient empilés sur le sol. Il ouvrit le sien, y aventura la main jusqu’au fond et en retira la poupée. Il avait beau savoir qu’il n’était pas nécessaire de la tenir entre ses mains pour proférer la formule rituelle, il se défiait désormais plus que jamais de Frère et n’était pas d’humeur à prendre le moindre risque ici.
Ainsi seul dans le noir, il prit subitement conscience qu’il avait de nouveau peur du fantôme, plus peur que cela ne lui était arrivé depuis que Lhel lui avait donné la poupée. Et néanmoins, cela ne l’empêcha pas de chuchoter les mots fatidiques ; il arrivait à Frère de connaître l’avenir, et Tobin se sentait incapable de fermer l’œil tant qu’il n’aurait pas au moins posé la question.
Lorsque Frère apparut, brillant comme une flamme dans les ténèbres du minuscule cagibi, il avait toujours son aspect trop réel.
« Est-ce qu’Orun va congédier Ki, demain ? » demanda Tobin.
Aussi immobile et muet qu’une peinture, Frère se contenta de le dévisager.
« Dis-le-moi ! Tu m’as déjà dit des tas d’autres choses… » Des choses méchantes, blessantes, et des mensonges aussi. « Dis-le-moi !
— Je ne puis dire que ce que je puis voir, souffla Frère à la fin. Je ne le vois pas, lui. - Qui, lui ? Orun ou Ki ?
— Ils ne me sont rien.
— Alors, tu ne me sers à rien ! riposta vertement Tobin. Va-t’en. »
Frère obtempéra, et Tobin rejeta violemment la poupée dans son ancienne cachette, sur le haut poussiéreux de l’armoire.
Regagnant la chambre, il escalada le lit et s’y nicha tout près de Ki. La pluie clapotait sur le toit, et il l’écouta clapoter, dans l’attente vaine que le sommeil veuille bien s’emparer de lui.
6
Il pleuvait encore plus fort, le lendemain matin.
Dans toute l’aile où logeaient les Compagnons, des domestiques installaient des seaux et des cuvettes pour recueillir l’eau qui fuyait des plafonds par toutes les vieilles gouttières de la toiture.
Les lubies du temps, maître Porion s’en était toujours fiché. Tobin réveilla Ki dès qu’il entendit les domestiques aller et venir dans le corridor, et ils firent tous les deux en sorte de se retrouver les premiers à attendre le maître d’armes aux portes du palais. En dépit de ce qu’avait prétendu Mago, le vieux guerrier trapu parut sincèrement heureux de les récupérer.
« En pleine forme, oui ? s’enquit-il en les examinant de pied en cap.
M’avez pas l’air tellement esquintés que ça.
— Nous nous portons comme un charme, maître, affirma Tobin. Et nous avons aussi continué de nous entraîner pendant notre absence. »
L’assertion leur valut un regard sceptique. « On verra bien, n’est-ce pas ? »
Ils étaient bien rétablis tous deux. Il avait eu beau être le plus malade, Ki lui-même ne se laissa pas distancer par les autres quand débuta leur course du matin. Tout en faisant rejaillir les flaques et en pataugeant en pleine gadoue tandis que leurs manteaux courts détrempés leur battaient les cuisses, les Compagnons se tapèrent au trot le long circuit qui contournait le parc, longeait la nécropole royale et le bosquet drysien, comportait le tour de l’étang-miroir et, au-delà du Palais Neuf, venait aboutir comme d’habitude au temple des Quatre, en plein cœur du parc.
Les offrandes matinales des garçons étaient d’ordinaire expédiées en un tournemain, mais Tobin consacra ce jour-là plusieurs minutes à celle qu’il destinait à Sakor, un petit cheval de cire auquel il confia dans un murmure une prière fervente avant de le jeter dans les flammes. Après quoi, lorsqu’il se crut à l’abri des regards indiscrets, il s’esbigna furtivement jusqu’à l’autel de marbre blanc d’Illior et déposa l’une des plumes de chouette d’Iya sur les charbons couverts d’encens.
La convocation chez Lord Oron survint juste au moment où toute la bande achevait le pain et le lait du petit déjeuner dans la salle du mess.
Tharin devait avoir exercé une surveillance constante, car il entra avec le messager. Revêtu d’une belle tunique bleue dont chaque boucle et chaque agrafe rutilaient, il avait une allure impressionnante. Korin encouragea son cousin d’un clin d’œil quand celui-ci sortit, escorté de Ki.
Aussitôt certain que plus personne ne risquait de rien entendre, Tharin congédia l’émissaire et se tourna vers Ki. « Pourquoi ne pas aller nous attendre à la maison de Tobin, hein ? Nous passerons t’y rejoindre à notre retour. »
Les deux gamins échangèrent un pauvre regard entendu ; si le pire en venait à se produire, ainsi du moins ne risqueraient-ils pas de se couvrir de honte au vu et au su des autres Compagnons.
Ki assena un coup de poing sur l’épaule de Tobin. « Ne lui cède pas un pouce de terrain, Tob. Bonne chance. » Là-dessus, il s’éloigna à grands pas.
« Tu ferais mieux de te changer, tes affaires sont toutes trempées, dit Tharin.
— Je me fous éperdument de ce que peut penser Orun ! aboya Tobin. Je n’ai envie que d’une chose, c’est en avoir fini avec cette corvée ! »
Tharin se croisa les bras et prit un air sévère. « Alors, c’est ça, tu comptes aller te présenter devant lui dans cette tenue de simple soldat, crotté jusqu’aux genoux ? Souviens-toi donc de qui tu es le fils ! »
Les mêmes termes, une fois de plus, sauf qu’ils piquaient au vif, cette fois. Tobin se dépêcha de regagner sa chambre, où Molay tenait fin prêts à son intention une cuvette d’eau fumante et son plus beau costume. Une fois débarbouillé, changé, Tobin se planta devant le miroir d’argent poli et laissa au valet de chambre le soin de démêler, peigner ses cheveux noirs. Un garçon quelconque et maussade habillé de velours et de lin lui retourna, l’air combatif, sa mine renfrognée. Il plongea son regard dans les prunelles du reflet, et il eut un moment comme l’impression de partager son secret avec l’étrangère dissimulée derrière ses traits à lui.
La somptueuse demeure d’Orun se trouvait au sein du labyrinthe de villas ceintes de murs qui s’agglutinaient dans le parc du Palais Neuf. Bisir vint les accueillir à la porte et les introduisit dans le salon des réceptions.
« Bonjour ! » lui lança Tobin, tout heureux de trouver là un visage amical. Mais Bisir évita soigneusement de rencontrer son regard et ne desserra guère les dents. On aurait dit qu’il avait suffi d’une seule nuit chez son maître depuis leur retour pour anéantir tout le bien que lui avait fait son séjour au fort. Il était plus pâle que jamais, et Tobin discerna sur ses poignets et son cou des ecchymoses toutes fraîches.
Tharin aussi les avait repérées, et sa figure s’empourpra de fureur. « Il n’a pas le droit de… »
Bisir agita vivement la tête, tout en jetant à la dérobée un vif coup d’œil vers les escaliers. « Ne vous inquiétez pas pour moi, messire, chuchota-t-il puis, à haute voix : Mon maître est dans ses appartements. Vous pouvez attendre dans cette pièce, sieur Tharin. Son Excellence le lord chancelier du Trésor veut parler au prince seul à seul. » Il s’interrompit, les mains convulsives de nervosité, puis ajouta: « En haut. »
Pendant un instant, Tobin s’imagina que le capitaine allait monter en trombe avec eux. Il avait beau ne faire aucun mystère de son aversion pour Orun, jamais le petit prince ne l’avait vu écumer de colère à ce point.
Bisir fit un pas pour se rapprocher de lui, et Tobin l’entendit souffler :
« Je me tiendrai juste à côté.
— Garde-toi d’y manquer, grommela Tharin. Haut les cœurs, Tobin. Je ne bougerai pas d’ici. »
Tobin hocha la tête et s’efforça d’ignorer sa frousse mais, tout en grimpant derrière Bisir, il tira de son col la bague et le sceau et les baisa pour qu’ils lui portent chance.
C’était la première fois qu’il mettait les pieds à l’étage. Tandis qu’ils enfilaient un long corridor menant sur les arrières de la maison, l’opulence des aîtres l’époustoufla. Les sculptures et les tapisseries y étaient de tout premier choix, et chacun des meubles soutenait la comparaison avec n’importe lequel de ceux du Palais Neuf. Des volées de jeunes serviteurs mâles s’éparpillaient sur leur passage pour laisser le champ libre. Bisir les ignora comme s’ils n’existaient pas.
Il s’arrêta devant la dernière porte et s’effaça pour introduire Tobin dans l’immense pièce sur laquelle elle ouvrait. « Souvenez-vous, je serai là, dehors », chuchota-t-il.
Une fois le piège refermé sur lui, Tobin examina les lieux avec stupéfaction. Alors qu’il s’était attendu à une espèce de boudoir ou de salon privé, c’était bel et bien dans une chambre à coucher qu’il se retrouvait. Un gigantesque lit à baldaquin sculpté surplombait le milieu de la pièce. Ses courtines, en gros velours jaune galonné de minuscules clochettes d’or, étaient encore tirées. Et tirés aussi les rideaux des fenêtres. Les murs lambrissés portaient des tapisseries à motifs de verdures, mais il faisait aussi chaud là-dedans que dans une forge, et les bûches de cèdre qui flambaient en crépitant dans l’énorme cheminée de pierre alourdissaient encore l’atmosphère avec leur parfum capiteux.
Même la chambre du prince héritier n’était pas aussi luxueuse, songea Tobin, avant de redémarrer en entendant tintinnabuler les clochettes des courtines jaunes. Une main blanche et grassouillette émergea des lourdes tentures et en repoussa une.
« Ah, mais voilà donc notre petit vagabond de retour enfin ! ronronna Vieilles Tripes molles en lui faisant signe de se rapprocher. Venez, mon cher enfant, venez un peu, que je voie comment vous avez surmonté cette maladie. »
Étayé par des tas d’oreillers, Lord Orun était empaqueté dans une robe de chambre en soie jaune ; le velours d’un vaste bonnet de nuit de la même couleur parait son crâne chauve. Les ombres que projetait une lampe de cristal suspendue au bout d’une chaîne lui donnaient un teint plus cireux que jamais et le faisaient paraître encore plus flasque, avec sa lourde carcasse et ses monceaux de bourrelets. Des tas de documents jonchaient sa courtepointe, et les reliefs d’un petit déjeuner copieux traînaient sur un plateau posé à ses côtés.
« Venez plus près », fit-il d’un ton pressant.
Le bord du matelas se trouvait presque à la hauteur de la poitrine de Tobin. Obligé de lever les yeux pour faire à peu près face à son argus, il apercevait les poils gris qui foisonnaient à l’intérieur de ses grosses narines épatées.
« Prenez la peine de vous asseoir, mon prince. Il y a un tabouret juste derrière vous. »
Tobin ignora le siège et, affichant tout son mépris, rassembla ses pieds et noua ses mains dans son dos pour ne pas laisser voir la tremblote qui les agitait. « Vous avez demandé à me voir, Lord Orun, me voici. Que me voulez-vous ? »
Oron le régala d’une risette déplaisante. « Je vois que ta longue absence n’a pas amélioré tes manières. Tu sais très bien pourquoi tu es là, Tobin. Tu t’es conduit comme un vilain garnement, et ton oncle a été minutieusement tenu au courant de ta petite escapade. Je lui ai écrit une longue lettre aussitôt après avoir découvert que tu étais parti. Naturellement, j’ai fait de mon mieux pour te préserver de son mécontentement. J’ai rejeté le blâme sur qui de droit, sur ce rustre ignare d’écuyer que tu te coltines. Quoique peut-être nous aurions tort de par trop blâmer ce pauvre Kirothius. Il faut avouer qu’il ne t’est pas mal assorti, là-bas, dans votre cambrousse, mais à la cour, comment diable escompter de lui qu’il veille comme il sied sur un fils de princesse ?
— Il me sert parfaitement ici ! Korin lui-même en est d’accord.
— Oh mais, je sais, vous l’aimez tous beaucoup…
Et je suis sûr que nous parviendrons à lui dénicher une position convenable. En fait, dans ma lettre, j’ai même offert de le prendre dans ma maisonnée. Je puis te le garantir, il recevra chez moi une éducation tout à fait correcte. »
Tobin serra les poings, révolté par le souvenir des poignets tout bleus de Bisir.
« Quant au motif pour lequel tu te trouves ici, eh bien, c’est assurément le désir de me présenter tes respects après une si longue absence, n’est-ce pas ? » Il marqua une pause. « Non ? Eh bien, tant pis. Quant à moi, comme la réponse du roi devrait me parvenir avec les dépêches de ce matin, je m’étais dit qu’il serait plaisant pour nous deux d’apprendre ensemble la bonne nouvelle. »
Cette vacherie-là s’annonçait infiniment plus odieuse qu’aucune des pires que Tobin était parvenu à s’imaginer. Le gros lard se montrait beaucoup trop enchanté de sa personne. Il disposait probablement d’espions dans l’entourage immédiat du roi, et il connaissait déjà la réponse.
Le cœur de Tobin sombra même encore plus bas: Ki ne tiendrait pas deux jours dans une maisonnée pareille sans s’attirer de sérieux ennuis.
Faisant claquer sa langue d’un air de sollicitude affecté, Orun préleva sur le plateau une assiette émaillée de rinceaux délicats et la lui tendit. « Je te trouve bien pâle, mon petit chéri. Prends donc un morceau de gâteau… »
Tobin se contraignit à fixer la bordure brodée de la courtepointe, de peur de succomber à sa folle envie d’envoyer valser l’assiette à l’autre bout de la pièce. Le sommier couina pendant qu’Orun se recalait contre ses oreillers, puis émettait de petits gloussements de satisfaction. Tobin se repentait à présent d’avoir refusé le tabouret, mais sa fierté lui interdisait tout mouvement. Combien de temps allait-il s’écouler jusqu’à l’arrivée des dépêches ? Orun n’en avait rien dit, et la touffeur de l’atmosphère vous flanquait en plus de sales vertiges. Tobin sentait la sueur perler sur sa lèvre supérieure et lui dégouliner le long de l’échine au creux des omoplates. Il entendait la pluie battre les volets, mais il ne se serait que trop volontiers retrouvé dehors, à courir avec ses copains.
L’autre enflure avait beau garder maintenant le silence le plus complet, il percevait que son attention ne se relâchait pas, lui collait à la peau. « Je ne me laisserai pas séparer de Ki ! » grinça-t-il enfin avec un regard de défi.
Les yeux d’Orun avaient pris l’aspect de deux silex noirs, mais son sourire persistait. « J’ai expédié au roi une liste de remplaçants potentiels, tous de naissance, d’âge et d’éducation dignes de fixer son choix. Mais peut-
être as-tu quelque candidat personnel à y ajouter ? Je m’en voudrais de paraître abusif… »
Sa fameuse liste, il n’avait pas dû la dresser bien longue. Ni la farcir d’autre chose que de favoris prêts à tous les mouchardages. Quant à celui qui figurait en tête, Tobin le connaissait déjà. L’attitude arrogante du Crapaud, la veille au soir, le lui avait bien assez dénoncé.
« Très bien, alors, lâcha-t-il enfin, tout en foudroyant Orun d’un regard furieux. Je prendrai Lady Una. »
Orun se mit à rire et fit clapoter ses mains boudinées, comme s’il venait d’entendre un trait d’esprit particulièrement brillant. « Très drôle, mon prince, très ! Il faut absolument que je me souvienne de la servir à votre oncle, celle-là… Mais soyons sérieux. Le jeune Moriel n’a pas de plus cher désir que de te servir, et Sa Majesté l’avait déjà agréé…
— Pas Sa Majesté.
— En ma qualité de gardien…
— Non ! » Tobin faillit taper du pied. « Moriel ne sera jamais mon écuyer. Dussé-je entrer sur le champ de bataille à poil et tout seul ! »
Une fois de plus, Oron se recala sur ses oreillers puis saisit une coupe dans le plateau. « C’est ce que nous verrons. »
Le désespoir envahit Tobin. En dépit de toutes ses courageuses déclarations à Tharin et à Ki, il savait qu’il avait affaire à trop forte partie.
Orun sirota paisiblement son infusion pendant un moment. « J’ai ouï dire que tu souhaitais te rendre à Atyion. »
Ainsi, Moriel était déjà à l’œuvre. À moins que le délateur n’ait été cet arrogant noiraud d’Alben. Orun l’avait ouvertement vanté devant lui. « Le domaine est à moi, maintenant. Pourquoi devrais-je m’abstenir de le visiter ? Korin a convenu que rien ne s’y opposait. »
Orun eut un petit sourire en coin. « Sous réserve que notre cher prince ait conservé le moindre souvenir de ses propos de la nuit dernière. Mais tu ne projettes sûrement pas de partir aujourd’hui même, si ? Écoute-moi seulement le tapage de cette pluie… Et elle n’est pas près de s’arrêter, c’est une évidence, à cette époque de l’année. Je ne serais d’ailleurs pas du tout surpris qu’il commence à geler bientôt.
— Nous n’en sommes qu’à une journée de cheval…
— Alors que tu relèves à peine de ta maladie, mon petit chéri ? » Orun secoua la tête. « On ne peut moins judicieux. En outre, j’aurais tendance à trouver que tu as eu ton compte d’aventures pour un certain temps. Quand tu seras plus vigoureux, bon, je ne dis pas non… Au printemps, c’est un endroit de rêve, Atyion.
— Au printemps ? C’est la maison de mon père, je vous signale. Ma maison ! J’ai le droit d’y aller. »
Le sourire d’Orun s’élargit. « Ah mais, c’est que, vois-tu, cher garçon, tu n’as encore pour l’instant aucun droit du tout. Tu n’es qu’un mioche, et je suis responsable de toi. Tu dois t’en reposer aveuglément sur moi de décider au mieux de tes intérêts. Ainsi que ne manquerait pas de te le confirmer Sa très estimée Majesté ton oncle, je n’ai rien de plus à cœur que ton bien.
Après tout, c’est toi, le second héritier du trône. » Il reprit son petit déjeuner. « Pour le moment. »
Tobin en eut froid dans le dos, malgré la chaleur étouffante. Derrière son masque d’affabilité, Vieilles Tripes molles lui en voulait toujours autant.
Tout cela n’était que le préambule du châtiment qu’il mijotait.
Trop fou de rage et de frayeur pour prononcer un mot, Tobin se dirigea vivement vers la porte afin de planter là Orun, que cela lui plaise ou non. Or, juste au moment où il l’atteignait, celle-ci s’ouvrit brusquement, et il donna tête baissée dans le malheureux Bisir.
« Pardonnez-moi, mon prince ! » Devant la compassion qui se lisait dans les yeux du valet de chambre, il s’arma de courage vaille que vaille. Le messager du roi avait dû arriver…
Au lieu de quoi, c’est Nyrin qui fit son entrée. Complètement pris au dépourvu, Tobin leva vers la haute stature du magicien des yeux tout papillotants, puis il se bourra l’esprit de sa colère contre Orun, et se figura qu’elle lui tourbillonnait dans le crâne à la façon de flots de fumée captifs dans une pièce close.
Des gouttes de pluie scintillèrent dans la barbe rouge et fourchue du nouveau venu quand il s’inclina pour le saluer. « Le bonjour, mon prince !
Je caressais l’espoir de vous trouver ici. Comme c’est bien d’être revenu à temps pour la Fête de Sakor ! Et je me suis laissé dire que vous nous aviez aussi ramené une magicienne, hein ? »
À ces mots, Tobin éprouva comme un choc. Nyrin était-il quand même arrivé à farfouiller dans ses pensées, ou bien disposait-il de mouchards à lui ? « Maîtresse Iya était une amie de mon père, répliqua t-il.
— En effet, oui oui, je me souviens de ça », murmura l’autre comme s’il s’agissait d’un sujet sans grand intérêt pour lui. Dressant un sourcil, il se tourna du côté d’Orun. « Encore au lit à cette heure-ci, messire ? Seriez-vous souffrant ? »
Orun s’extirpa pesamment de sa couche et se redrapa dans sa robe de chambre avec une dignité souveraine. « Je ne m’attendais pas à recevoir des visites officielles, messire Nyrin. Le prince est simplement venu me voir, maintenant qu’a pris fin son absence. - Ah mais bien sûr, la mystérieuse maladie. Je veux croire que Votre Altesse est parfaitement rétablie ? »
Tobin aurait juré que le magicien venait de lui adresser un clin d’œil. « Je me porte à merveille, je vous remercie. »Il s’attendait à le sentir d’une seconde à l’autre lui peloter sournoisement l’esprit, mais le chef des Busards se montrait bien plus désireux d’asticoter son hôte.
Tout en guignant d’un œil soupçonneux son visiteur inattendu, celui-ci désigna d’un geste les sièges installés près du feu. Puis tous deux attendirent que Tobin se soit assis pour prendre à leur tour des fauteuils.
Le vieil hypocrite, songea Tobin. Il suffisait qu’un tiers interrompe leur tête-à-tête pour qu’Orun le traite avec toute la courtoisie requise.
« Le prince et moi-même étions en train d’attendre un messager du roi, déclara Orun.
— Et il se trouve d’aventure que c’est précisément en cette qualité que je me présente aujourd’hui chez vous. » Nyrin retira du fin fond d’une de ses manches un rouleau de parchemin qu’il déploya, lissa sur son genou. Tout au bas se balançaient les lourds sceaux royaux frappés sur des rubans de soie. « Je l’ai reçu ce matin même de bonne heure. Sa Majesté m’a prié de vous l’apporter en personne. » Il fit mine de se pencher sur le document, mais Tobin eut la certitude qu’il en connaissait déjà le contenu. « Sa Majesté commence par vous remercier du soin que vous prenez de son royal neveu. » Il releva les yeux et sourit à Orun. « Et il vous décharge par les présentes de toute responsabilité ultérieure à cet égard.
— Quoi ? » À l’embardée que fit Orun dans son fauteuil, le bonnet de velours glissa de traviole. « Que… Que signifie ? Qu’êtes-vous en train de m’annoncer là ?
— Mais une chose claire comme le jour, Orun.
Vous n’êtes plus le gardien du prince Tobin. »
Orun le dévisagea, bouche bée, puis tendit une main tremblante pour s’emparer de la lettre. Nyrin la lui abandonna puis le regarda la lire avec une satisfaction non déguisée. Quand l’autre en eut terminé, les sceaux de cire cliquetaient en s’entrechoquant au bout de leurs rubans. « Et sans un mot d’explication ! Ne me suis-je pas acquitté de mes fonctions le plus loyalement du monde ?
— Je suis convaincu que vous n’avez aucun motif de vous en inquiéter. Sa Majesté vous remercie on ne peut plus gracieusement de vos services. »
Nyrin se pencha pour lui indiquer le passage en question. « Ici même, vous voyez bien ? »
Il ne faisait pas le moindre effort pour cacher à quel point le ravissaient les réactions d’Orun. « La mort du duc est survenue tellement à l’improviste, et puis vous vous trouviez précisément là, juste au bon moment, à offrir votre aide, poursuivit-il d’un ton mielleux. Mais le roi Erius se fait un scrupule d’abuser plus longtemps de votre complaisance, de peur que cette charge-là ne vous détourne par trop de vos devoirs vis-à-vis du Trésor. Il se propose de nommer un nouveau gardien quand il reviendra._
— Mais… ! mais j’avais cru comprendre qu’il s’agissait là d’un poste définitif ! »
Nyrin se dressa de toute sa hauteur et abaissa sur lui un regard apitoyé.
« S’il existe une seule personne au monde à qui les caprices du roi soient tout sauf étrangers, cette personne-là, c’est assurément vous. »
Après être resté comme pétrifié durant toute cette scène, Tobin recouvra finalement la voix. « Mon on… - Sa Majesté va revenir ? »
Nyrin s’immobilisa sur le seuil. « Oui, mon prince. - Quand ?
— Je ne saurais dire, mon prince. Cela dépend des négociations actuellement en cours avec Plenimar. Peut-être au printemps, des fois…
— Que peut bien signifier ceci ? marmonna Oron, les doigts toujours crispés sur la lettre. Nyrin, vous devez bien savoir, vous, ce que le roi a en tête dans cette affaire ?
— Par les temps qui courent, quiconque a la prétention de savoir ce que le roi Erius a en tête est en grand danger. Mais si je puis me permettre, mon vieil ami, j’inclinerais à suggérer que vous avez eu les yeux plus grands que le ventre, tout compte fait. Je me plais à croire que vous voyez de quoi je parle… Cela dit, puissent les bénédictions des Quatre être sur vous deux. Je vous souhaite une bonne journée, mon prince. »
Là-dessus, il fit une sortie pompeuse et, durant un moment, seuls se perçurent dans le silence le crépitement des flammes et le clapotis permanent de la pluie. Les yeux fixés sur le feu, Orun remuait les lèvres sans émettre un son.
L’atmosphère était saturée d’électricité comme lorsqu’un orage est juste sur le point d’éclater. L’envie de se défiler rongeait Tobin qui convoitait furtivement la porte. Voyant que son hôte ne bougeait toujours pas, il se leva tout doucement. « Puis-je… puis-je me retirer ? »
Orun releva lentement les yeux, et les genoux du gamin faillirent le trahir. Une haine non déguisée défigurait l’affreux vieillard. Se levant brusquement, il fondit sur Tobin d’un air menaçant. « Si tu peux te retirer ?
Tout ça, c’est ton ouvrage, sale marmot ! »
Tobin avait eu beau reculer d’un pas, l’autre avança d’autant. « Avec tes sourires en coin, tes insultes… Vieilles Tripes molles, n’est-ce pas ainsi que vous m’appelez, toi et ton petit bâtard de rustaud, sitôt que j’ai le dos tourné ? En rigolant ! De moi, comme si je n’avais pas servi deux souverains, peut-être ? Oh… , parce que tu te figures qu’il y a des choses qui m’échappent, hein ? » glapit-il, bien que Tobin n’eût pas dit un mot.
L’attrapant par le bras, il lui brandit la lettre du roi sous le nez. « ça, c’est ton ouvrage !
— Non, je le jure ! »
Orun jeta la lettre de côté puis, attirant Tobin plus près d’une saccade véhémente, le couvrit de postillons en aboyant: « En écrivant au roi derrière mon dos !
— Non ! » Il était vraiment terrifié, maintenant. Les doigts du vieux s’enfonçaient comme des serres dans son bras. « Je n’ai rien écrit, je le ju…
— Mensonges. En écrivant un tissu de mensonges ! » Il empoigna le col de la tunique de Tobin et se mit à le secouer comme un forcené. Ses doigts s’empêtraient dans la chaîne, et elle s’imprimait douloureusement dans la chair du cou.
« En le retournant contre moi, son plus fidèle serviteur ! » Ses yeux ne formaient plus qu’un pli dans les bourrelets de lard. « Ou bien le coupable est-il ce laquais qui t’attend en bas ? Le bon sieur Tharin ! » Le mépris s’ourlait de sarcasme. « Si humble. Si loyal. Toujours à lécher ton père comme un pitoyable chien perdu. Et toujours à pointer son museau là où personne ne veut de lui… » L’expression de sa physionomie prévint Tobin de l’imminence de quelque chose d’aussi scabreux qu’inédit. « Qu’est-ce qu’il a bien pu dire au roi, lui ? Qu’est-ce qu’il a bien pu lui conter ? »
cracha-t-il en le secouant avec tant de violence que cela le contraignit à se cramponner à ses bras pour ne pas perdre l’équilibre.
L’étau se resserrant de plus en plus sur sa gorge, Tobin commençait à avoir un mal fou à respirer. « Rien ! » haleta-t-il dans un souffle.
Tout en persistant à l’étrangler, Orun continuait de tempêter, mais à peine Tobin arrivait-il à distinguer les mots, tant ses oreilles bourdonnaient.
Des taches noires papillonnaient devant ses yeux, et la gueule bouffie du vieux lui paraissait grande comme la lune. La chambre se mit à tourner, s’assombrir, se brouiller. Il sentait ses jambes se dérober sous lui.
« Qu’est-ce que vous êtes allés raconter ? hurla l’autre possédé. Dis-le-moi ! »
Alors, pendant que Tobin s’effondrait, quelque chose lui passa pardessus le corps, quelque chose d’un froid mortel. Une fois sa vue redevenue plus nette, il aperçut son agresseur qui s’éloignait à reculons, les mains brandies d’un air terrifié. Mais ce n’était pas lui que regardait Orun, réalisa-t-il, c’était un amas grouillant de ténèbres en train de prendre forme entre eux.
Toujours recroquevillé sur son point de chute, Tobin contempla d’un œil hébété la résolution de la chose en une menaçante silhouette familière. De sa place, il ne pouvait discerner le visage de Frère, mais les traits bouleversés d’Orun en étaient un miroir suffisant.
« C’est quoi, cette diablerie ? » hoqueta tout bas le vieillard, d’un ton horrifié, tandis que ses yeux ahuris ne cessaient d’aller et venir de Tobin au fantôme qui se rapprochait insidieusement. Il essaya bien de battre en retraite, mais il finit par se heurter contre la table à vin qui se renversa, interdisant toute échappée.
Trop sonné pour se relever, Tobin demeura complètement stupide quand Frère leva une main spectrale. Habituellement, le fantôme s’abattait à la manière d’un ouragan, faisant valser les meubles et voler les objets, frappant à tort et à travers. Sa façon d’avancer pas à pas, lentement, là, résolument, était beaucoup plus effroyable. Tobin percevait si bien la fureur meurtrière qui émanait de son jumeau que cela sapa le peu d’énergie qui lui restait. Il s’efforça bien de pousser un cri quelconque, d’appeler, mais sa langue se récusa.
« Non, geignit Orun, non, co… comment ? non, ce n’est pas possible… ! »
Et cependant, Frère n’attaquait toujours pas. Au lieu de cela, il finit simplement par tendre la main pour toucher la poitrine du gros lard éperdu de terreur. Lequel poussa un hurlement suraigu d’agonie puis, propulsé telle une poupée de son, ne fit qu’une embardée, les quatre fers en l’air, pardessus la table renversée. Une gerbe d’étincelles vola s’éparpiller de tous côtés lorsque, comme désarticulée, l’une de ses mains atterrit dans les braises.
Après quoi ne surnagèrent plus dans la mémoire de Tobin que deux détails, les pieds embabouchés d’Orun qui tressautaient dans la lueur du feu et puis cette odeur de viande cramée…
7
La nouvelle avait fait le tour du Palais Vieux en un rien de temps.
Pendant la course du matin, Mago et ses petits potes avaient gavé Ki de grimaces, et Alben, au temple, ne s’était pas contenté de lui rentrer dedans mais avait susurré: « Bon vent, chevalier de merde ! » assez bas pour que le destinataire soit bien le bénéficiaire exclusif de ce viatique.
Sitôt qu’il eut quitté Tharin et Tobin, il suivit le conseil du capitaine et, se glissant mine de rien par un passage de service, gagna au plus vite la maison de son ami. Ses coups à la porte attirèrent l’intendant qui, loin de se montrer surpris de le voir là, paraissait l’attendre. Il le débarrassa de son manteau trempé puis l’installa dans un fauteuil au coin de la cheminée.
« Nos hommes sont en train de s’entraîner dans la cour de derrière, et maîtresse Iya se trouve dans la chambre d’invités. Me faut-il les informer de votre arrivée, sieur ?
— Non, je vais tout bonnement rester assis là. »
L’intendant s’inclina et le laissa seul.
En dépit du bon feu qui flambait dans l’âtre, il faisait froid dans la grande salle peuplée d’ombres. Une vague brume grisâtre s’agglutinait aux fenêtres, et la pluie tambourinait sur les toits. Trop accablé pour tenir en place, Ki se mit à arpenter la pièce en se tourmentant. Combien de temps durerait l’absence de Tobin ? Et que se passerait-il si ce diable d’Orun se mêlait d’inventer va savoir quel prétexte pour le garder là-bas ? Tharin reviendrait-il tout de suite ici lui annoncer la nouvelle, ou bien l’y laisserait-il moisir éternellement, les tripes nouées ?
Reprenant vaguement conscience, il s’aperçut qu’il se trouvait au pied des escaliers à rampe sculptée. Il n’était monté qu’une seule fois, et cette unique expérience lui avait suffi. Comme cela faisait des années que le duc Rhius avait abandonné cette partie de la maison, les pièces, dépouillées de la plupart de leurs meubles, étaient devenues la propriété des souris. Et de fantômes, planqués dans tous les coins sombres à vous épier. Leur présence, Ki était sûr et certain de l’avoir perçue.
Le duc n’avait habité que le rez-de-chaussée, pendant ses séjours_dans la capitale. Et, depuis sa disparition, seuls Tharin et les gardes y avaient logé régulièrement. Le capitaine avait sa chambre personnelle vers le fond du couloir, par là, tandis que les hommes étaient cantonnés sur les arrières, mais la grande salle n’en continuait pas moins de jouer le rôle de salle commune. Aussi y sentait-on flotter en permanence les senteurs hospitalières de l’encens brûlé sur l’autel domestique et des bonnes grosses flambées dans la cheminée.
La délaissant tout de même, Ki finit par s’aventurer dans le corridor principal. La chambre d’Iya, sur la droite, offrait porte close. Désormais devenue celle de Tobin et, par voie de conséquence, automatiquement la sienne à lui aussi, l’ancienne chambre à coucher du duc se trouvait sur la gauche. Après avoir quelques secondes envisagé d’y pénétrer, il préféra pousser jusqu’à la suivante.
L’ordre et la simplicité qui régnaient dans la pièce étaient l’image même de Tharin. Celle qu’il occupait dans les casernements du fort présentait tout à fait le même aspect. À Ero, Ki ne se sentait nulle autre part autant que là comme chez lui. Il alluma le feu puis s’enfonça dans un fauteuil pour attendre son sort.
Seulement, il lui fut impossible, même là, de rester longtemps sans bouger, et il eut tôt fait d’imprimer la trace de ses va-et-vient sur le tapis du capitaine. Plus la pluie tambourinait contre les fenêtres, plus s’emballait son imagination. Que vais-je faire, une fois qu’Orun m’aura congédié ?
Retourner à La-Chesnaie-Mont soigner les cochons ?
Revenir disgracié chez son père… , ça, jamais, c’était impensable. Non, il rejoindrait le régiment d’Ahra, voilà, pour patrouiller le long des côtes, ou bien il partirait offrir son épée comme simple soldat sur les champs de bataille de Mycena.
Des pensées pareilles n’avaient rien de réconfortant.
Le seul endroit où il avait envie d’être était celui où il était, aux côtés de Tobin.
Il enfouit sa figure dans ses mains. Tout ça, c’est ma faute. Jamais je n’aurais du laisser Tobin seul, ce jour-là, sachant qu’il était malade. Il m’avait suffi de passer quelques semaines à la cour pour oublier toutes les leçons de Tharin !
Sur les talons mêmes de ces réflexions se posa la question qu’il s’était constamment efforcé de refouler depuis la fameuse nuit où, guidé par Frère, il était reparti pour Bierfût. Qu’est-ce qui avait bien pu pousser Tobin à se taper toute cette route à bride abattue pour regagner leur point de départ ?
Non certes qu’il n’eût pas cru les explications de Tobin à ce sujet, mais… Il soupira. Le fait est qu’il avait voulu, qu’il voulait les croire, alors qu’elles avaient quelque chose qui sonnait faux. Et puis il y avait que… que, de quoi qu’eût véritablement souffert Tobin cette nuit-là, leurs relations n’étaient plus du tout les mêmes depuis.
À moins… , songea-t-il non sans en éprouver une bouffée de culpabilité, à moins qu’elles n’aient toujours reposé sur un malentendu ?
Mais c’est aussi qu’elles avaient taillé profond, les saloperies que ces fumiers d’Arius et de Mago lui avaient naguère balancées en pleine figure, aux écuries, les accusant, Tobin et lui, de faire plus que dormir ensemble…
Du coup, il s’était bien efforcé de prendre ses distances, par-ci par-là, mais l’air blessé qu’avait eu Tobin en le voyant se cantonner, la nuit, sur le bord opposé du lit revint l’obséder. Était-ce à cause de ça qu’il ne l’avait pas emmené, le jour où il s’était enfui ? Mais quel con j’ai été, quel con, d’aller écouter un seul mot des racontars de ces deux débiles… ! Pour être tout à fait honnête, le grand chambardement des dernières semaines lui avait fait, mais alors, là, complètement, oublier tout ça. Seulement, était-ce le cas de Tobin aussi ?
La vergogne et le doute lui barbouillaient l’estomac. « Enfin… marmotta-t-il, quoi qu’il en soit au juste, il me le dira quand il sera prêt à le faire. »
Dans son dos, l’atmosphère devint subitement glaciale, et un rire feutré, méchant, lui donna la chair de poule aux bras. Tout en pivotant en un éclair, Ki porta instinctivement ses doigts vers le cheval fétiche qu’il avait au cou.
Frère était bien là, debout près du lit de Tharin, à darder sur lui ses yeux noirs fulminants de haine.
« Interroge Arkoniel.
— L’interroger sur quoi ? »
Frère s’évapora, mais à sa place eut l’air de rester en suspens l’espèce d’éructation qui lui tenait lieu de rire. Passablement secoué, Ki rapprocha un fauteuil du feu puis s’y pelotonna, plus perclus de désolation que jamais.
À force de se noyer dans ses rêveries désastreuses, il était à deux doigts de s’assoupir quand des appels tonitruants le firent sursauter. Ouvrant la porte à la volée, il se rua dans le corridor, manqua de peu y emboutir Iya, fusa avec elle vers la grande salle et, là, trouva Tharin, les bras chargés du corps inerte et flasque de Tobin.
« Qu’est-il arrivé ? demanda la magicienne.
— Sa chambre, Ki, commanda le capitaine en faisant mine de les ignorer, elle et sa question. Ouvre-moi la porte.
— J’ai fait du feu dans la vôtre. » Ki prit les devants à toutes jambes pour aller y découvrir le lit. Tharin déposa doucement son fardeau dessus puis entreprit de lui frictionner les poignets. Le gamin respirait, mais il avait les traits creusés et tout emperlés de sueur.
« Que lui a fait Orun ? gronda Ki. Je le tuerai. M’en fous qu’on me brûle vif pour ça.
— Gaffe à ta langue. » Tharin se tourna vers le magma de domestiques et de soldats qui obstruaient le seuil. « Koni, galope au bois sacré me chercher une drysienne. Mais ne reste pas là bouche bée, mon bonhomme, à cheval, ho ! Laris, tu me mets un planton à toutes les portes. Personne n’entre, en dehors des gens de la maisonnée royale. Et puis tu m’amènes Bisir. Je veux qu’il vienne tout de suite ici ! »
Le vieux sergent salua, le poing contre son cœur. « J’y vais de ce pas, mon capitaine.
— Uliès, une cuvette d’eau, fit Iya d’un ton calme.
Quant à vous autres, là, ou bien vous vous rendez utiles ou bien Vous me déblayez le plancher. »
Quand ils se furent tous dispersés, Tharin se laissa choir dans un fauteuil à côté du lit et se prit le crâne à deux mains.
« Ferme la porte, Ki. » Iya se pencha sur Tharin et lui agrippa l’épaule.
« Dis-nous ce qui s’est passé. »
Il secoua la tête lentement. « J’en sais foutre rien.
Bisir l’a conduit à la chambre d’Orun, au premier étage. Quelque temps après, Lord Nyrin est arrivé, porteur d’un message du roi. Il n’a pas beaucoup tardé à redescendre, et j’ai cru que Tobin allait bientôt suivre, mais non. Et puis j’ai entendu Bisir gueuler. Quand je suis arrivé là-haut, Orun était mort, et Tobin gisait par terre, évanoui. Et comme je ne réussissais pas à le réveiller, j’ai fini par le rapporter ici. »
Iya défit le laçage de la tunique de Tobin, et sa physionomie s’assombrit de manière alarmante. « Regardez. Ces marques. Elles sont toutes fraîches. »
Elle ouvrit la chemise en lin qu’il portait dessous et leur fit voir autour de la gorge de longues traces rouges qui commençaient à bleuir déjà. Une fine écorchure emperlée de gouttelettes de sang à demi sèches entamait le côté gauche du cou. « Tu en as repéré, des marques, sur le corps d’Orun ?
— Me suis pas arrêté pour l’examiner.
— Nous trouverons qui a fait ça, grogna Ki, nous le trouverons, et nous le tuerons ».
Un coup d’œil indéchiffrable de Tharin lui cloua le bec. Sans les conneries qu’il avait commises, lui, Tobin n’aurait absolument rien eu à foutre aujourd’hui chez Orun.
Lorsque Uliès reparut avec sa cuvette, le capitaine la lui prit des mains.
« Expédie quelqu’un chercher le chancelier Hylus et Lord Nyrin.
— Inutile, en ce qui me concerne. » Le Busard entra dans la pièce et s’approcha du lit avec tous les dehors d’une véritable sollicitude. « Un serviteur s’est jeté à mes trousses pour m’annoncer la nouvelle. Comment va le prince ? Il se portait parfaitement bien quand je les ai laissés. Et Orun aussi. »
Sans y réfléchir, Ki lui barra le passage avant qu’il n’ait atteint le chevet de Tobin. Ses yeux et ceux de Nyrin s’affrontèrent. Cela lui fit éprouver une sensation de froid déplaisante, mais il ne céda pas pour autant le terrain.
« Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, messire, je préférerais que nous attendions les drysiennes avant de le déranger », dit Iya, faisant front aux côtés de Ki. Et ce n’était pas une requête qu’elle formulait là, devina t-il, en dépit du ton respectueux.
« Naturellement. Il ne se peut plus judicieux. » Nyrin s’empara du fauteuil placé près du feu. Pour sa part, Ki demeura campé au pied du lit, mais sans cesser, mine de rien, de garder le magicien à l’œil. La frousse que le bonhomme avait toujours inspirée à Tobin était une raison suffisante pour que lui-même s’en défie. Et puis voici qu’il était en plus, de son propre aveu, la dernière personne à avoir vu Tobin et Oron avant qu’ils ne soient agressés tous les deux. Ou qu’il le prétendait, du moins…
Nyrin se surprit épié de la sorte et sourit. Aussitôt en proie à une nouvelle sensation déplaisante et qui lui chavirait un peu le cœur, Ki s’empressa de détourner les yeux.
Au bout d’un moment, Tobin se redressa tout à coup, le souffle court. Ki grimpa gauchement sur le lit puis lui saisit la main. « Tu ne risques plus rien, Tob. Je suis là, Tharin et Iya aussi. »
Tobin se cramponna si fort à sa main qu’il lui fit mal. « Comment…, comment se fait-il que je sois ici ? demanda-t-il dans un souffle rauque.
— C’est moi qui t’ai rapporté. » Tharin s’assit au bord du lit, lui passa un bras autour des épaules. « Dirait que je passe ma vie à te trimballer, ces temps-ci. Tout va bien, maintenant. Tu peux nous dire qui t’a agressé ? »
La main du petit vola vers sa gorge. « Orun. Il était tellement fou furieux… Il m’a empoigné, et… » Il aperçut Nyrin et se pétrifia. « Orun, oui. »
Le magicien se leva, s’approcha. « Il vous a violenté ? »
Tobin acquiesça d’un hochement. « La lettre du roi, murmura-t-il. Il m’a empoigné, puis… puis j’ai dû perdre connaissance.
— Cela se conçoit assez, dit Iya. Il a tout bonnement voulu t’étrangler. »
Tobin hocha de nouveau la tête.
Une drysienne en robe brune arriva sur ces entrefaites et fit sortir tout le monde, à l’exception de Nyrin et d’Iya. L’anxiété empêcha Ki d’aller plus loin que le seuil, et c’est de là qu’il regarda la femme examiner son patient puis, tandis qu’elle apprêtait un onguent contre les ecchymoses, il se faufila en catimini jusqu’à son poste au pied du lit sans qu’elle s’oppose à l’y voir rester.
Une fois les soins achevés, elle alla s’entretenir avec Iya et Tharin dans le corridor, et cela dura des siècles, trouva-t-il. Et lorsqu’il rentra dans la chambre, le capitaine avait l’air plus inquiet que jamais.
« Le chancelier Hylus arrive à l’instant, Lord Nyrin, et l’on retient Bisir dans la grande salle. »
À ces mots, Tobin réagit en se redressant tant bien que mal. « Bisir n’est coupable de rien du tout !
— Nous souhaitons simplement lui parler, précisa Tharin.
— Toi, tu te reposes. Ki va rester te tenir compagnie.
— Lord Nyrin ? » coassa Tobin.
Le magicien s’immobilisa sur le seuil. « Oui, mon prince ?
_ Ce message que vous avez eu du roi…, je ne l’ai pas lu. Ki est toujours mon écuyer ?
— Sa Majesté ne faisait mention de rien là-dessus.
Pour l’instant, la position de votre écuyer semble tout sauf compromise.
Appliquez-vous à demeurer toutefois digne d’elle, sieur Kirothius.
— Je n’y manquerai pas, messire. » Il attendit que le capitaine et les deux magiciens se soient éloignés pour refermer la porte et faire un signe de conjuration. « Me fait l’effet d’une couleuvre, ce type-là, quand il sourit…
N’empêche, au moins nous a-t-il apporté quelques bonnes nouvelles. » Il s’assit sur le lit puis tenta de regarder Tobin droit dans les yeux, mais celui ci les gardait constamment détournés. « Comment te sens-tu ? Réellement ?
— Bien. » Il grattouilla le bandage qui lui entourait le cou. « Ce truc y contribue. »
Il avait toujours le même ton rauque, mais Ki n’était pas dupe de son enrouement ; derrière s’entendait très nettement la peur qu’il tâchait de dissimuler.
« Alors, comme ça, Vieilles Tripes molles a finalement porté la main sur toi ? » Ki secoua la tête d’un air suffoqué.
Tobin poussa un soupir bizarrement entrecoupé, puis son menton se mit à trembloter.
Ki se rapprocha davantage en se penchant, lui reprit la main. « Tu es loin d’avoir tout lâché, n’est-ce pas ? »
Tobin jeta un coup d’œil effrayé du côté de la porte puis, collant ses lèvres à l’oreille de Ki, souffla : « C’est Frère qui a fait le coup. »
Ki ouvrit de grands yeux. « Frère ? Mais il était ici !
Il est venu me rendre visite pendant ton absence… » Tobin en exhala un hoquet de stupéfaction. « Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Rien du tout ! J’étais là à t’attendre, moi, et, subitement, le voilà !
— Il a dit quelque chose ?
— Simplement que je devrais questionner Arkoniel à propos… » Il n’acheva pas. « À propos de quoi ? »
Ki hésita ; il s’était senti déloyal, tout à l’heure, à douter de Tobin, et maintenant, c’était bien pire. « Il a refusé de le dire. Il se comporte comme ça avec toi aussi ?
— Des fois.
— Mais tu dis qu’il est venu chez Orun… C’est toi qui l’avais appelé ? »
Tobin secoua la tête avec véhémence. « Non ! non, je te le jure par les Quatre, jamais de la vie ! » Alarmé par son affolement, Ki scruta sa physionomie. « Je te crois, Tob. Qu’y a-t-il au juste ? » Tobin avala durement sa glotte avant de se pencher à nouveau vers son ami pour lui glisser dans le tuyau de l’oreille : « C’est Frère qui a tué Orun.
— Lui ? mais… comment ?
_ Je ne sais pas. Orun était en train de me secouer comme un prunier. Il allait peut-être me tuer. Je ne sais pas. Frère s’est interposé, l’a tout juste…
tout juste touché, et Orun est tombé… » Il tremblait comme une feuille. Ses joues ruisselaient de larmes. « Je ne l’ai pas arrêté, Ki ! Et si par hasard, dis… , si c’était moi qui l’avais plus ou moins poussé à le faire, hein ? »
Ki le serra dans ses bras. « Toi, faire une chose pareille ? allons donc ! je sais bien que non, moi.
_ Je ne me rappelle pas l’avoir fait. » Il se mit à sangloter. « Mais j’avais si peur, et je détestais tellement Orun, et il m’avait dit des choses si vilaines sur toi et…
— C’est toi qui as appelé Frère ?
— Nnn… non !
— C’est toi qui lui as ordonné de tuer Orun ?
— Non !
— Bien sûr que non. Ce n’est donc pas ta faute.
Frère t’a protégé, c’ est tout. »
Tobin releva son museau barbouillé de larmes et dévisagea Ki. « C’est là ton avis ? Vraiment ?
— Oui. Il est rancunier, fielleux et tout ce qu’on voudra, mais il est ton frère, et Orun était en train de te maltraiter. » Il s’interrompit pour tâter sur son cou une fine cicatrice presque estompée. « Rappelle-toi le jour où le couguar t’a attaqué. Tu as dit alors que Frère s’était jeté entre le fauve et toi jusqu’à ma propre apparition comme pour te couvrir…
— Seulement, c’est Lhel qui tua la bête.
— Oui, mais il était venu. Et il est venu quand Orun te faisait du mal.
Personne d’autre ne t’avait jamais agressé jusque-là, n’est-ce pas ? »
Tobin s’essuya les yeux sur sa manche. « Non, jamais personne, excepté…
— Qui ? questionna Ki d’un ton pressant, non sans se demander auquel des Compagnons il allait avoir à faire payer ça.
— Ma mère, exhala Tobin. Elle a essayé de me tuer.
Et Frère était là, ce jour-là aussi… »
L’indignation toute prête à éclater de Ki se dissipa d’un coup, le laissant sans voix.
« N’en pipe pas mot à qui que ce soit, tu m’entends ? reprit Tobin en se torchant le nez. D’Orun, je veux dire. Personne ne doit rien savoir de Frère.
— Nyrin lui-même n’arriverait pas à m’arracher l’ombre d’un aveu. Tu le sais bien. »
Tobin émit un nouveau soupir entrecoupé puis cala sa tête au creux de l’épaule de son ami. « Si la lettre avait signifié ton congé, je me serais de nouveau enfui.
— En me laissant le soin de te rattraper, comme la dernière fois ? »
Malgré tous ses efforts pour adopter un petit ton badin, Ki se sentit soudain la gorge étrangement serrée. « N’essaie même pas. Je vais te mettre à la longe, moi.
— Je t’ai déjà promis que je n’en ferais rien. C’est ensemble qu’on s’enfuirait.
— Parfait, dans ce cas. Vaudrait mieux maintenant que tu te reposes. »
Au lieu de suivre ce conseil, Tobin rejeta les couvertures et se tortilla comme un ver en dépit de Ki pour sortir du lit. « Je veux voir Bisir. Il n’a été strictement pour rien dans toute cette maudite histoire. »
Il avait presque atteint la grande salle lorsqu’un nouveau souci vint lui traverser la cervelle, effaçant momentanément toute autre espèce d’appréhension. Qu’aurait vu Bisir, au fait ? Va savoir… Et voilà, songea t-il en maudissant sa pusillanimité, voilà ce que ça donnait, de s’évanouir comme une damoiselle de chansonnette ! Frère était-il resté près de lui après avoir tué Orun ? Puisque Orun avait pu voir le fantôme, n’importe qui d’autre risquait de s’être trouvé dans le même cas… S’armant de courage, il entra carrément dans la grande salle.
Entouré par Tharin et les autres auprès de la cheminée, Bisir, debout, se tordait les mains. Le seul à s’être adjugé un siège était le chancelier Hylus, qui devait être arrivé tout droit de la cour, car il portait encore la robe de son état et la toque plate en velours noir significative de ses fonctions.
« Mais le voici, le prince… , et en bien meilleure forme que je ne m’y attendais, loués soient les Quatre ! s’exclama-t-il. Venez donc vous asseoir près de moi, cher enfant. Ce jeune homme était justement en train de nous raconter l’abominable traitement que vous avez subi.
— Allons, Bisir, fit Iya, dites au prince ce que vous nous avez déjà dit. »
Le jouvenceau jeta vers Tobin un regard implorant. « Ainsi que j’étais en train de le leur expliquer, mon prince, je n’ai rien vu d’autre quand je suis entré que vous-même et mon maître étendus par terre.
— Mais tu écoutais aux portes, lui décocha Nyrin d’un ton sévère.
— Non, messire ! En fait, il y a un fauteuil placé près de la porte exprès pour moi. C’est là que je me tiens toujours, en cas que Lord Orun m’appelle. »
Hylus leva une main de vieillard frêle et tavelée. « Du calme, voyons, mon garçon, tranquillise-toi… Tu n’es accusé d’aucun crime. » Il fit signe à Uliès de servir au malheureux valet terrorisé une coupe de vin.
« Merci, messire. » Bisir prit une petite gorgée, et ses joues creuses recouvrèrent un rien de couleurs. « Tu as bien dû quand même entendre quelque chose ? suggéra le vieux chancelier.
— Oui, Votre Excellence. J’ai entendu mon maître s’adresser au prince d’un ton furibond. Il n’aurait pas dû se permettre de parler au prince Tobin de cette façon. » Il s’interrompit, déglutit nerveusement.
« Daignez me pardonner, messires, je sais que je ne devrais pas dire de mal de mon maître, mais…
— Cela ne tire pas à conséquence, coupa Iya, impatientée. Tu l’as donc entendu glapir comme un putois. Et puis ?
— Et puis m’est parvenu ce cri épouvantable ! Je me suis rué dans la chambre aussitôt, et je les ai trouvés gisant tous deux privés de connaissance sur le tapis. Du moins j’ai cru… Mais quand j’ai vu la tête qu’avait mon maître… » Son regard papillota de nouveau du côté de Tobin, et cette fois, il était impossible de s’y méprendre, il était vraiment épouvanté. « Les yeux de Lord Orun étaient ouverts, mais… Non, jamais, les Quatre m’en sont témoins, jamais je n’oublierai l’air qu’il avait, les yeux exorbités et le visage devenu tout noir…
— La description est tout à fait exacte, abonda Tharin. C’est à peine si j’ai reconnu Orun. Que ça m’a fait d’emblée l’effet d’une attaque d’apoplexie.
— Sieur Tharin est alors survenu en trombe, et il a emporté le prince avant que je sache seulement s’il… je craignais qu’il soit mort, lui aussi ! » Il lui adressa une petite révérence. « Grâce aux Quatre, vous allez bien.
— Si je puis me permettre, messire ? » intervint Nyrin.
Hylus hocha la tête, et le magicien s’approcha du témoin qui tremblait à faire pitié. « Donne-moi ta main, Bisir. »
Le Busard sembla subitement plus grand, et l’air s’assombrit tout autour de lui. À cette vue, chacun des cheveux de Tobin se hérissa sur sa nuque. Ki se rapprocha de lui et lui effleura furtivement les doigts.
Bisir laissa échapper un gémissement de douleur et s’affala sur les genoux, sa main toujours emprisonnée dans celle de Nyrin. Lorsque celui-ci le relâcha, finalement, le jeune homme se recroquevilla sur place en blottissant sa main au creux de sa poitrine comme s’il souffrait d’une atroce brûlure.
Avec un haussement d’épaules, Nyrin alla s’asseoir sur le banc de la cheminée. « Il dit la vérité pour ce qu’il en sait. Il semblerait que la seule personne à savoir ce qui s’est réellement passé dans la pièce soit le prince Tobin. »
Pendant un moment, Tobin se figura, terrorisé, que le magicien comptait le soumettre à la même épreuve, mais l’autre se contenta d’appesantir fixement sur lui ses dures prunelles d’un brun rougeâtre. Il n’en éprouva aucune sensation bizarre, cette fois, mais n’en recourut pas moins au subterfuge que lui avait enseigné Arkoniel afin de parer simplement à toute éventualité.
« Il m’a empoigné violemment, puis m’a accusé d’avoir tout fait pour retourner le roi contre lui.
— Et c’était le cas ?
— Le cas ? Pas du tout ! Je n’ai jamais écrit une seule ligne à mon oncle. »
Nyrin lui faufila un sourire matois. « Jamais seulement essayé de faire jouer la moindre influence auprès de lui ? Ce n’était un secret pour personne que vous méprisiez Orun. Allant de soi que je me garderais de vous en blâmer…
— Je… je ne dispose d’aucun moyen d’influence auprès du roi », murmura Tobin. Est-ce que Nyrin se remettait à grandir ? Est-ce que l’air à nouveau s’assombrissait en s’épaississant tout autour de lui ?
« L’idée n’en serait jamais venue au prince, intervint Tharin, et Tobin se rendit compte qu’une fois de plus il tenait sa colère en bride. Il n’est qu’un enfant. Il ignore tout des manigances usage à la cour.
— Pardonnez-moi, je songeais tout bonnement à tout ce qu’un noble cœur est capable de déployer de ressources par affection pour un valeureux ami. » Il jeta un coup d’œil du côté de Ki tout en s’inclinant vers Tobin.
« Daignez accepter mes plus humbles excuses, mon prince, si j’ai eu le malheur de vous offenser en aucune façon. » Son dur regard dérapa derechef épingler Tharin. « Peut-être d’autres gens ont-ils pris d’eux-mêmes l’initiative de plaider la cause du prince ? »
Le capitaine haussa les épaules. « Pour quoi faire ?
C’est Rhius en personne qui fit choix de Ki pour servir d’écuyer à son fils.
Sa Majesté ne saurait méconnaître ce lien. »
Nyrin se tourna de nouveau vers Ki. « À propos de vous, écuyer Kirothius… , où donc étiez-vous pendant que le prince Tobin se trouvait avec son gardien ?
— Ici, messire. L’intendant peut se porter garant de moi.
— Inutile. C’était là pure curiosité de ma part. Eh bien, il semblerait qu’il n’y ait rien de plus à apprendre ici. »
Lord Hylus hocha gravement la tête. « Nul doute que votre hypothèse ne soit la bonne, Tharin. Les émotions fortes sont une chose dangereuse pour les gens d’âge. Il me paraît raisonnable de supposer que Lord Orun s’est détruit lui-même et a succombé à une attaque d’apoplexie.
— À moins que ne soit intervenue quelque magie noire. »
Tous les regards se fixèrent sur le magicien.
« Il existe des sortilèges susceptibles de provoquer pareille mort. La victime n’avait pas manqué de s’attirer bien des inimitiés, et certains magiciens ne sont pas exempts de vénalité. N’est-ce pas aussi votre avis, maîtresse Iya ? »
Iya tendit la main. « Si c’est moi que vous accusez, messire, je suis toute prête à me soumettre à l’épreuve. Je n’ai rien à redouter de vous.
— Je vous garantis, Maîtresse, que si vous étiez en cause je le saurais déjà. »
Tharin se racla la gorge. « Sauf votre respect, messeigneurs, le prince Tobin a eu une journée pénible. Si vous considérez votre enquête comme terminée, peut-être conviendrait-il de lui accorder un peu de tranquillité ? »
Hylus se leva et tapota gentiment le dos de Tobin. « Vous êtes un garçon courageux, mon cher prince, mais je crains que votre ami n’ait tout à fait raison. Reposez- vous, maintenant, et tâchez d’oublier cet épisode consternant. À moins que vous n’y voyiez d’objection, c’est moi qui vous tiendrai lieu de gardien jusqu’à ce que votre oncle en désigne un autre.
— J’en serais enchanté !
— Que Votre Excellence daigne m’excuser…, murmura Bisir, toujours pelotonné dans la jonchée, d’une voix presque inaudible, mais que va-t-il advenir de la maisonnée de Lord Orun ?
— Debout, jeune homme, s’il te plaît. Rentre chez toi, et dis à l’intendant qu’il lui incombe d’entretenir la demeure et la domesticité jusqu’au règlement de la succession. Et maintenant, fais diligence, avant que tout ce petit monde ne déguerpisse avec l’argenterie !
— Quant à vous, prince Tobin, venez vite, que l’on vous installe bien comme il faut, le pouponna Iya d’un ton que Nari n’aurait certes pas désavoué.
— Bisir ne pourrait-il pas venir habiter ici ? » chuchota-t-il pendant qu’elle et Ki l’entraînaient vers sa chambre.
La magicienne secoua la tête. « Oublie-le. Allume-nous du feu, Ki. »
Tobin se rebiffa. « Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? Vous avez vu comment il s’est comporté au fort durant toutes les semaines de son séjour. Et il a fait l’impossible pour m’aider, aujourd’hui. Demandez à Tharin…
— Je sais. Mais les apparences ont une extrême importance, ici. Cela serait inconvenant. » Le voyant s’opiniâtrer quand même, elle lui fit une légère concession. « Alors, c’est moi qui te suppléerai en veillant sur lui. »
Sa vieille défiance envers la magicienne reprit tout à coup le dessus, et il n’acquiesça que d’un hochement rétif et malgracieux. Il n’aurait pas eu à se chamailler de la sorte, avec Arkoniel…
8
En rejoignant les Compagnons, le matin suivant, les deux gamins se retrouvèrent en dépit d’eux le centre d’insatiables curiosités. Korin et les autres se seraient volontiers fait raconter trois fois de suite et de bout en bout durant la course du matin toute cette maudite histoire si maître Porion n’avait finalement brandi la menace de les envoyer décrotter les écuries s’ils ne fichaient pas la paix à Tobin.
Au fur et à mesure que s’écoulait la journée, toutefois, ses menaces elles-mêmes se révélèrent insuffisantes pour interrompre les chuchotements et les mines écarquillées des questionneurs. Tandis que l’on stationnait en soufflant sur ses doigts frigorifiés tout autour des lices de tir à l’arc, chacun brûlait de savoir à quoi ressemblait la gueule d’Orun au moment de sa mort.
Quel genre de glouglous il faisait. S’il pissait le sang. Après avoir fourni tout ce qu’il pouvait de détails, Tobin fut fort aise d’entendre finalement Ki promettre d’assommer le prochain qui s’aviserait de lui casser les pieds.
La nouvelle ayant fait le tour du Palatin comme une traînée de poudre, Tobin se vit durant les quelques jours suivants la cible de tous les regards.
Sur son passage, les domestiques aussi bien que les courtisans se mettaient à chuinter sous main. Aussi se claquemura-t-il le plus possible avec Ki dans ses appartements, quitte à filer parfois se réfugier carrément chez lui.
Comme il arrive cependant de la plupart des commérages, on eut bientôt épuisé cette friande affaire, et moins de huit jours plus tard, la voracité des curieux s’était déjà jetée sur des scandales frais. Si bien que lorsqu’un soir, au cours du dîner, Caliel le défia de disputer une partie de bakshi contre lui, Tobin laissa Ki remplir ses tâches avec les autres officiers de bouche et partit chercher dans sa chambre les pions de pierre.
Il atteignait presque sa porte quand Lady Una surgit tout à coup des ténèbres d’une pièce vacante en face, dans le corridor. Juste surpris d’abord, il fut littéralement suffoqué lorsque la jeune fille d’ordinaire si réservée lui saisit la main pour l’entraîner chez lui. Baldus et Molay s’étant absentés pour aller dîner aux cuisines, il se retrouva là seul avec elle.
Elle referma soigneusement la porte puis le dévisagea, muette, un bon moment. Ses yeux bruns brillaient d’un étrange éclat.
« Qu’y a-t-il ? finit-il par s’enquérir, on ne peut plus perplexe.
— Est-ce vrai ? questionna-t-elle.
— Vrai… , vrai quoi ?
— La rumeur circule qu’avant de mourir, Lord Orun a prétendu te contraindre à choisir un autre écuyer, et que… eh bien… » Elle piqua un fard époustouflant mais sans cesser de le fixer droit dans les yeux. « Il y a des gens pour prétendre que c’est moi que tu as nommée ! »
Tobin ne put s’empêcher de ciller. Il n’avait prononcé son nom que pour faire enrager Orun mais l’avait complètement oublié depuis. Bisir avait dû surprendre ce détail de leur entretien puis le colporter…
Il se serait volontiers englouti dans le sol quand, lui serrant de nouveau la main, elle la plaqua contre son corsage. « Est-ce vrai, prince Tobin ?
Avez-vous vraiment avancé ma candidature pour entrer dans les Compagnons ? »
Il répondit tant bien que mal par un simulacre de hochement, et elle lui étreignit la main plus fort encore, tout en le fixant ardemment. « Et vous parliez sérieusement ?
— Eh bien… » Il hésita, il répugnait à lui mentir. « Je crois que tu ferais un écuyer distingué », réussit il à proférer, se résignant à une demi-vérité. Il souhaitait la voir libérer sa main. « S’il était possible aux filles d’être écuyers, tu serais un bon écuyer.
— C’est trop injuste ! se récria-t-elle, l’œil flamboyant d’une passion qu’il ne lui avait jamais vue. À Skala, les femmes ont toujours été des guerriers !
Ki m’a conté des tas de choses à propos de sa sœur, Ahra. Elle est bien le guerrier authentique qu’il m’a décrit, n’est-ce pas ?
— Oh, ça oui ! » Il ne l’avait rencontrée qu’une seule fois, mais elle lui avait enseigné deux ou trois trucs de première bourre pour le combat au corps à corps. Il était tout prêt à miser sur elle contre la plupart des hommes, en duel.
« C’est une injustice tellement criante ! » Relâchant enfin la main de Tobin, elle se croisa les bras, fronça les sourcils. « Si je n’étais pas de si noble naissance, je pourrais m’engager, comme elle l’a fait. Ma grand-mère était général, tu sais ? Elle est morte en brave pour la défense de la reine. Et je vais te confier un secret, tiens… , fit-elle en se penchant à nouveau de manière alarmante pour le lui souffler à l’oreille. Il lui arrive de me rendre visite, en rêve, montée sur un énorme destrier blanc. Et puis je possède aussi son épée. C’est Mère qui me l’a donnée. Mais Père se refuse à me laisser m’exercer avec un maître d’armes digne de ce nom. Il ne veut même pas entendre parler d’escrime au fleuret. N’empêche qu’un jour, s’il m’était seulement possible d’apprendre… » Elle s’arrêta pile, puis lui adressa un petit sourire gêné. « Je suis confuse. Je me conduis comme une idiote, hein ?
— Pas du tout ! Je t’ai vue tirer, aux lices. Tu es aussi adroite à l’arc que n’importe lequel d’entre nous. Et tu montes comme un vrai soldat. Même maître Porion en est convenu.
— Vraiment ? » Elle s’illumina littéralement. « L’ennui, c’est que tout cela ne sert à rien si l’on ne sait pas manier l’épée. J’en suis réduite à me gorger de traités théoriques et, pour la pratique, à picorer de-ci de-là ce que je peux attraper en vous regardant vous entraîner, vous autres, les garçons.
Il y a des fois, j’en crèverais de jalousie… Quelle calamité ç’a été pour moi, de naître une fille, alors que j’étais faite pour être un garçon ! »
La réflexion frappa Tobin d’une façon dont il ne comprit pas toute la portée, et c’est à l’étourdie qu’il répondit: « Je pourrais t’apprendre…
— Tu ferais ça ? Tu ne le dis pas juste par gentillesse, ou pour me taquiner, comme le font les autres ? »
À peine la proposition lui avait-elle échappé qu’il aurait tout donné pour la retirer, mais il n’en eut pas le courage, rien qu’à voir la manière qu’elle avait de le considérer. « Non, je t’apprendrai. Ki aussi. Pourvu simplement que personne n’en sache rien. »
Sans préavis, Una s’inclina vers lui et l’embrassa carrément sur la bouche, mais d’un baiser si vif et si maladroit que Tobin en eut l’intérieur de la lèvre meurtri par ses dents. Il n’eut pas le temps de s’en remettre qu’elle avait déjà pris la fuite, le plantant là, stupide et rougissant, près de la porte ouverte.
« Par les couilles à Bilairy ! maugréa-t-il, le goût du sang sur les papilles.
Qu’ai-je donc fait pour me valoir ça ? »
Comme par un fait exprès, il se trouva d’aventure qu’Al ben et Quirion passaient au même instant par là.
Naturellement ! songea Tobin. Quirion collait comme une merde de chien aux semelles de son aîné. « T’as un problème ? fit Alben d’une voix traînante.
Elle t’a mordu ? »
Rageusement, Tobin les écarta d’un mouvement d’épaules et, sans plus se souvenir des pions de bakshi qu’il était venu prendre, s’éloigna dans le corridor.
« T’as un problème ? lui décocha Quirion dans le dos. C’est être embrassé par les filles que t’aimes pas ? »
En virevoltant pour lui lancer une réplique de son cru, Tobin s’emmêla les pieds et se rattrapa tant bien que mal à l’une des tapisseries qui ornaient les murs. La tringle qui la supportait cassa net, et tout le foutu machin poussiéreux s’effondra sur sa propre chute comme une tente mal arrimée.
Les deux autres se mirent à hurler de rire.
« Sang, mon sang. Chair, ma… », murmura Tobin avant de se plaquer une main sur la bouche. Tandis que les éclats de rire des autres salopards s’estompaient peu à peu vers le fond du couloir, lui demeura prostré sur place, horrifié de ce qu’il avait bien failli faire. Tout en s’étreignant à deux bras dans le noir qui puait le moisi, il farfouilla pour la centième fois dans ses souvenirs. Est-ce que, d’une manière ou d’une autre, il n’avait pas, en définitive, appelé Frère à la rescousse contre Orun ?
Son aventure avec Una, c’est au coin du feu, le lendemain, dans la chambre du capitaine, qu’il en fit part à Tharin et Ki, non sans garder par-devers lui le déplaisant épisode qui s’était ensuivi avec Alben. Mais il n’apprécia qu’à demi la crise d’hilarité que déchaîna finalement sa confidence.
« Mais quel nigaud tu fais, Tob ! s’étouffa Ki.
Enfin… , Una s’est coiffée de toi dès notre arrivée à Ero !
— De moi ?
— De toi, oui. Tu ne comptes quand même pas me faire avaler que tu n’as jamais remarqué qu’elle n’arrêtait pas de te dévorer des yeux ?
— Même moi, je m’en suis douté ! dit Tharin, entre deux gloussements.
Mais elle est une… rien qu’une fillette !
— Enfin quoi, tu désires bien les filles, non ? » s’esclaffa Ki, se faisant ingénument l’écho des insinuations vachardes de Quirion.
Tobin s’abîma dans la contemplation renfrognée de ses bottes. « Je n’éprouve aucun désir pour qui que ce soit.
— Fiche-lui la paix, Ki, repartit Tharin. Il est encore jeune et sans expérience de la gaudriole. J’étais tout à fait pareil, à son âge. Pour croiser ce fer-là, du moins ! » Sa physionomie redevint sérieuse. « Elle l’a bien dit elle-même ; le duc Sarvoi, son père, est tout sauf partisan des anciens usages, et il n’est pas homme à se laisser monter sur les pieds. Elle fera mieux de s’en tenir au tir à l’arc et à l’équitation. »
Tobin hocha la tête, encore que la désapprobation du père l’effarât infiniment moins que l’intérêt marqué de la fille. Il avait encore la lèvre tout endolorie par le baiser qu’elle lui avait dérobé.
« De toute façon, tu risques de réagir tout autrement dans un an ou deux, poursuivit Tharin. La puissance de sa famille fait d’elle un beau parti. Et c’est un joli brin de fille, aussi.
— Ah, pour ça, oui ! approuva chaudement Ki. Si je pouvais me figurer qu’elle daigne abaisser les yeux deux fois de suite sur un modeste écuyer, je ne serais vraiment pas fâché de me retrouver à ta place… »
En l’entendant s’échauffer tout à coup de la sorte et en lui voyant ce sourire mélancolique, Tobin sentit son ventre se serrer comme s’il avait avalé quelque chose d’amer.
Qu’est-ce que ça peut me fiche qu’il la désire ?
Mais il ne s’en fichait pas. « En tout cas, c’est par pure gentillesse que j’ai parlé comme je l’ai fait, grommela t-il. Elle a déjà dû oublier ma promesse.
— Pas son genre à elle, dit Ki. J’ai bien vu, moi, de quel œil elle nous regarde… »
Tharin hocha la tête. « Ce qu’elle t’a raconté de sa grand-mère est parfaitement vrai. Le général Elthia valait n’importe quel homme sur le champ de bataille, et elle se montrait également un stratège astucieux. Ton père en avait une très haute opinion. Ouais, tout bien réfléchi, je retrouve un rien de la vieille guerrière dans la jeune Una. Là qu’est l’ennui, avec les nouveaux usages. Le sang des héros coule dans les veines de beaucoup trop de filles, et on a beau les affubler de jupes et les séquestrer au foyer, les hauts faits de l’histoire n’en verdoient pas moins dans leur cœur.
— Pas étonnant qu’Una soit jalouse d’un simple soldat comme Ahra, fit Ki. — En effet. À ceci près que je vois mal Erius tolérer beaucoup plus longtemps ce genre de situation. Et où iront-elles toutes, une fois limogées ?
— Vous voulez dire qu’il y en a des quantités ? Des femmes guerriers ?
demanda Tobin.
— Oui. Rappelle-toi seulement la vieille Cuistote.
— ou plutôt le sergent Catilan, comme on l’appelait autrefois -, condamnée depuis tant d’années à travailler dans les cuisines de ton père.
Erius en a forcé des flopées d’autres du même âge à prendre leur retraite.
Elle était trop loyale pour discuter, mais cela blesse encore sa fierté. Des comme elle, il y en a des centaines et des centaines, éparpillées dans tout le pays. Voire davantage. »
Tout en fixant la flambée dans l’âtre, Tobin imagina une armée tout entière de ces femmes guerriers rebutées qui chevauchaient comme des fantômes à une distance inconnue. Et cette idée lui fit froid dans le dos.
9
Arkoniel s’étira pour se dérouiller les épaules et s’approcha de la fenêtre du cabinet de travail. Déployant les lettres que lui avait apportées Koni le matin même, il entreprit de les relire plus posément.
Au-dehors, la lumière de l’après-midi déclinait rapidement. L’ombre de la tour s’allongeait comme un doigt crochu sur la neige toute neuve qui recouvrait la prairie. Exception faite du sillage baratté par les sabots du cheval de Koni, celle-ci avait la blancheur éclatante et lisse d’un drap de lit frais: aucun château de neige ne la hérissait au-delà des baraquements, aucune empreinte de pas n’y sinuait en direction de la rivière ou des bois.
Et l’écho d’aucun rire n’égayait non plus le silence du corridor, songea-t-il avec nostalgie. Jamais sa solitude n’avait été si totale. Il ne restait plus au manoir que Cuistote et Nari ; et ils cliquetaient aussi vainement là-dedans tous les trois que des dés au fond d’un cornet.
Avec un soupir, il se remit à sa lecture. Sa présence en ces lieux demeurant secrète, les lettres étaient prétendument adressées à Nari.
Arkoniel lissa le parchemin de la première contre le rebord de la fenêtre, et son pouce s’attarda distraitement sur les aspérités du cachet rompu. Les deux garçons lui avaient écrit pour l’informer de la mort d’Orun. Iya les ayant devancés de quelques jours, la nouvelle n’en était plus une, mais les versions qu’ils en donnaient l’intéressaient au plus haut point.
Celle de Tobin était laconique : Orun avait succombé à une espèce d’attaque provoquée par sa fâcheuse révocation. Celle de Ki se révélait d’autant plus précieuse, en dépit du fait qu’il ne se trouvait pas sur place au moment des événements. Arkoniel ne put réprimer un sourire en dépliant la double page. Malgré les répugnances initiales de Ki pour l’apprentissage de l’écriture et un graphisme pas joli joli, la narration coulait de sa plume avec autant d’aisance que s’il la faisait de vive voix. Ses missives personnelles étaient toujours les plus détaillées. Ainsi évoquait-il, lui, les ecchymoses au cou de Tobin et le fait qu’on l’avait rapporté chez lui privé de connaissance.
Le plus étrange étant ces quelques mots de conclusion : Tobin en reste épouvantablement navré. Alors que le message d’Iya n’avait fait mention d’aucune espèce de regret, Arkoniel subodorait que la phrase était tout sauf une platitude désinvolte. Ki connaissait mieux que quiconque son Tobin, et il avait partagé l’insurmontable aversion que celui-ci portait à son gardien. Dès lors, pourquoi le petit prince se montrait-il aussi navré de la disparition d’Orun ?
Arkoniel replia la lettre de Tobin et la fourra dans sa manche avant d’aller retrouver Nari, mais il joignit celle de Ki à la pile impeccable qui se dressait sur l’écritoire de son bureau.
J’ai failli le tuer, mais je ne l’ai pas fait, se remémora-t-il comme il le faisait chaque fois qu’il grossissait d’une nouvelle lettre cette pile-là. Il ne savait trop pourquoi il les conservait ; peut-être afin de s’attester la vanité des cauchemars qui persistaient à l’obséder, cauchemars au cours desquels il n’hésitait pas à frapper, si bien que Ki ne se réveillait plus jamais.
Il refoula l’horrible souvenir et jeta un coup d’œil vers la fenêtre pour contrôler la marche du soleil. La veille, il s’était beaucoup trop attardé.
À son arrivée ici, le fort lui avait fait l’effet d’une tombe hantée par les vivants comme par les morts. Appuyé par Iya, il avait cajolé le duc pour le résoudre à des restaurations qui métamorphosent le vieux manoir délabré en une demeure digne de ce nom pour son fils, et elle l’avait été pendant un certain temps. Elle avait fini par devenir aussi celle d’Arkoniel, la première qu’il eût connue depuis qu’il avait quitté la maison paternelle.
Elle se délabrait de nouveau, désormais, retombait dans son abandon.
Les tapisseries neuves et les plâtres peints présentaient déjà un aspect fané.
L’argenterie, dans la grande salle, avait cessé de rutiler, faute de servir, et les araignées s’étaient retaillé leur royaume parmi les poutres. Par manque de feux réguliers dans la plupart des pièces, la baraque tout entière redevenait aussi glaciale, humide et lugubre qu’auparavant. On aurait juré que les deux gamins avaient emporté la vie même des aîtres dans leur paquetage.
Il retourna non sans soupirer vers son pupitre afin de compléter ses notes de la journée. Une fois ce journal de bord en sécurité sous triple verrou, il entreprit de ramasser toutes les épaves éparpillées par le naufrage de ses dernières tentatives.
Il avait presque terminé ses rangements quand quelque chose froufrouta vaguement dehors le long de sa porte, sans faire plus de bruit d’ailleurs que des moustaches de souris. Arkoniel retint sa respiration. La tige de verre qu’il était en train de nettoyer lui échappa des doigts et vola en éclats à ses pieds.
Un rat, c’est tout. Il est encore trop tôt. Des lueurs dorées s’attardaient dans l’azur à l’ouest. Elle ne descend jamais aussi tôt.
La chair de poule lui cloquait néanmoins les bras lorsque, ayant allumé une chandelle, il gagna sa porte à pas comptés. Sa main tremblait, et un ruisselet de cire bouillante dégoulina le long de ses doigts.
Il n ‘y a rien. Il n ‘y a rien, se ressassa-t-il comme un mioche dans les ténèbres.
Aussi longtemps que Tobin et les autres avaient occupé les étages inférieurs, il était vaille que vaille arrivé à tenir sa peur en échec, et ce lors même que le séjour inopiné de Bisir l’avait piégé dans son second durant des jours et des jours d’affilée. Dans la mesure où il y avait du monde dans la maison, les chuchotements presque imperceptibles qui lui parvenaient du corridor l’effaraient infiniment moins.
Mais à présent que le premier étage était entièrement désert, ses appartements personnels lui paraissaient beaucoup trop éloignés des cuisines bien chaudes où s’activait Cuistote, et beaucoup trop proches de la porte d’accès à la tour. On avait eu beau fermer cette porte à clef depuis sa mort, cela n’empêchait nullement l’esprit tourmenté d’Ariani de sortir errer sans relâche.
Arkoniel n’avait gravi qu’à deux reprises l’escalier de la tour depuis sa première rencontre avec le fantôme enragé de la malheureuse. Poussé par la curiosité comme par les remords, il s’y était d’abord risqué dès le lendemain du départ de Tobin pour Ero, mais en pure perte. Tout autant soulagé que frustré de n’avoir rien ressenti là-haut, il avait alors rassemblé son courage pour se contraindre à y retourner sur le coup de minuit - soit à l’heure même où Tobin l’y avait entraîné -, et, alors, il avait entendu gémir la princesse aussi distinctement que si elle se trouvait juste derrière lui.
Écartelé entre la terreur et l’angoisse, il s’était enfui d’un trait jusqu’aux cuisines et y avait couché, la clef de la tour enserrée dans son poing comme un talisman. Quitte à la balancer à la rivière le lendemain matin puis à déménager sa chambre à coucher dans la salle de jeux du premier étage. Il aurait volontiers déplacé aussi son cabinet de travail, mais les meubles en étaient trop lourds, et puis descendre tous les bouquins et tous les instruments qu’il y avait amassés lui aurait pris le reste de l’hiver. Aussi avait-il finalement préféré se résigner à s’y tenir exclusivement durant les heures où l’éclairait la lumière du Jour.
Or, voilà qu’aujourd’hui il était ~encore resté trop longtemps dans le cabinet de travail… Après avoir pris une grande goulée d’air, il agrippa le loquet et ouvrit la porte.
Ariani se tenait au fond du corridor. Des larmes inondaient son visage ensanglanté, ses lèvres remuaient. Pétrifié sur le seuil, Arkoniel tendit désespérément l’oreille, mais elle n’émettait pas le moindre son. Elle avait eu beau l’attaquer, lors de leur première rencontre après sa mort, il s’imposa de patienter, dans l’espoir fou de finir par entendre ce qu’elle disait, de pouvoir répondre quelque chose. Mais elle fit alors un pas vers lui, les traits convulsés en un masque de vraie furie, et il sentit d’un seul coup tout son courage l’abandonner.
La flamme de la chandelle projeta des ombres burlesques tout autour de lui lorsqu’il prit ses jambes à son cou, puis elle s’éteignit. Les yeux écarquillés pour tenter de percer les ténèbres soudaines, il dévala quatre à quatre les escaliers, perdit l’équilibre avant d’avoir réussi à accommoder, foula le vide une seconde et, tombant pesamment, dégringola cul pardessus tête les dernières marches avant d’atterrir dans le halo bienvenu de lumière que diffusait au premier étage la lampe du corridor. Résistant à la tentation de jeter un coup d’œil en arrière, il se dépêcha de boiter jusqu’à l’escalier menant dans la grande salle.
Un de ces jours, il allait finir par se prendre lui-même pour un fantôme.
10
Lord Orun n’avait pas laissé d’héritier. Il en résulta que ses biens allèrent à la Couronne et furent absorbés par ce même Trésor à l’administration duquel il avait apporté tant de compétence. C’était d’ailleurs le seul et unique domaine où, d’après Nyrin, il eût jamais fait du bon travail. Quant à son honnêteté scrupuleuse en ce qui concernait ses fonctions officielles, elle avait toujours abasourdi le magicien.
On eut tôt fait de liquider la demeure et son ameublement comme d’installer le nouveau chancelier du Trésor. Seul restait à régler le sort des domestiques de la maisonnée, mais leur en eût-on fait cadeau que les habitants du Palatin n’auraient pas été foule à vouloir d’eux.
Les plus notoires des mouchards furent mis hors circuit par ceux-là mêmes qu’ils avaient contribué à compromettre. Orun avait éprouvé une véritable passion pour le chantage. Non par goût de l’argent - il était suffisamment bien pourvu de ce côté-là -, mais par pur sadisme : il adorait tenir les gens sous sa coupe. Eu égard à quoi comme à ses autres passe-temps tout aussi ragoûtants, personne, hormis quelques privilégiés, ne pleura sa perte.
Ainsi donc ses mouchards périrent étranglés dans quelque venelle ou empoisonnés, tandis que la fine fleur de ses gitons filait en douce se placer dans un certain nombre d’autres maisonnées, et que le surplus se voyait renvoyé de la ville avec de bonnes références et assez d’or en poche pour rester au diable.
Nyrin suivit de près toutes ces opérations, et il s’était fait un devoir d’assister à la crémation d’Orun. C’est au cours de celle-ci que la présence d’un jouvenceau parmi les rares endeuillés retint son attention.
Les traits de celui-ci lui étaient familiers, mais il mit un moment à reconnaître en lui un nobliau du nom de Moriel que le défunt avait coûte que coûte prétendu imposer comme écuyer au prince Tobin. Le testament d’Orun l’avait mentionné comme bénéficiaire d’un modeste legs, pour services rendus, sans doute. Apparemment âgé de quatorze ou quinze ans, il avait le teint blême, un petit air fielleux, l’œil vif et perçant. Par curiosité, le magicien lui frôla l’esprit pendant qu’ils se tenaient auprès du bûcher, et ce qu’il y découvrit le charma sans l’étonner du tout.
Aussi lui expédia-t-il dès le lendemain une invitation à dîner, si toutefois son chagrin ne l’empêchait pas d’accepter. Le porteur ne tarda guère à revenir avec la réponse escomptée, rédigée de cette même encre violette qu’avait entre toutes chérie le feu protecteur du jeune Moriel. Qui serait enivré de dîner avec le magicien de Sa Majesté.
11
Assez peu chagrinée qu’Orun eût débarrassé le plancher, Iya n’avait pas été sans partager le soulagement manifeste de Tobin quand le lord Chancelier s’était de son propre chef attribué les fonctions de gardien provisoire. Elle allait jusqu’à espérer qu’Erius maintiendrait à ce poste l’excellent vieillard. Hylus était un homme comme il faut, une relique des temps anciens, de ces temps si bien révolus depuis qu’Agnalain la Folle et son fils avaient terni l’éclat de la Couronne. Aussi longtemps que ses conseils demeureraient appréciés d’Erius, peut-être bien qu’on ne verrait pas triompher Nyrin et son engeance.
Elle se cramponnait à cet espoir, jour après jour, lorsqu’elle agrafait à son manteau la broche exécrée des Busards, avant d’aller courir les rues d’Ero.
Elle ne pouvait faire autrement, lorsqu’elle quittait le Palatin, que de passer devant le quartier général des Busards. Des magiciens en robe blanche escortés de leurs gardes en uniforme gris croisaient invariablement dans les ruelles et les cours qui l’environnaient. Et comme la seule vue de la vieille auberge de pierre lui évoquait l’image d’un nid de frelons, elle la traitait comme tel en rasant les façades sur le bord opposé de la rue. Elle n’y était entrée qu’une seule fois, le jour où ils avaient noté dans leur registre noir le matricule qu’ils venaient de lui attribuer. Le peu qu’elle avait vu durant cette visite forcée lui avait suffi pour comprendre qu’une seconde visite lui serait probablement fatale.
Aussi gardait-elle ses distances et faisait-elle preuve de la plus extrême circonspection lorsqu’elle partait en quête de ses propres semblables, des magiciens tout ce qu’il y avait de banal et obligés, comme elle, à arborer l’infâme insigne numéroté. Les tristes temps que l’on vivait avaient considérablement réduit leur nombre à Ero, et la plupart de ceux qui n’avaient pas pris le large se révélaient trop apeurés ou soupçonneux pour oser parler avec elle. De toutes les tavernes autrefois fréquentées par la corporation, une et une seule demeurait ouverte, La Chaîne d’or, et elle était bondée de Busards. Pour ne rien gâcher, des magiciens qu’elle avait connus toute une existence ne saluaient plus Iya que d’un air méfiant, et rares étaient ceux qui s’aventuraient à lui offrir l’hospitalité. Enfin, s’il vous arrivait de penser un instant que la cité s’était auparavant glorifiée d’honorer plus que n’importe quelle autre au monde les magiciens indépendants, le changement des choses avait de quoi vous atterrer.
Un soir où son errance inconsolable l’avait amenée à traverser le marché semi-désert du Clos Dauphin, brusquement la désintégra l’explosion d’une fulgurante douleur. Elle n’y voyait plus du tout, n’entendait plus rien, se trouva même incapable d’appeler à l’aide.
Ils m’ont eue ! songea-t-elle en pleine agonie muette. Que va-t-il advenir de Tobin ?
Comme en une vision lui apparut alors, dans un halo de flammes incandescentes, un visage, mais qui n’était pas celui de Tobin, un visage d’homme. Défiguré par une souffrance encore plus atroce que celle qu’elle ressentait, l’individu lui fit l’effet de la fixer droit dans les yeux, tandis que toute la chair de son crâne grésillait en se ratatinant. Elle connaissait cette physionomie. Il s’agissait d’un magicien méridional appelé Skorus. Elle lui avait, voilà des années, remis l’un de ses menus gages de sympathie et n’avait plus jamais, depuis, repensé à lui.
Les traits suppliciés disparurent, et elle se découvrit vautrée à plat ventre sur les pavés crottés, suffocante et cherchant à se gorger d’air.
Il devait toujours avoir mon machin sur lui quand ils l’ont brûlé, se dit-elle, trop anéantie pour bouger. Mais à quoi cela rimait-il ? Les petits cailloux n’étaient rien de plus que des charmes mineurs, et l’infime étincelle magique qu’ils recelaient ne devait servir qu’à localiser les gens loyaux et à les attirer, le moment venu. Elle n’avait jamais imaginé qu’ils puissent également agir comme un canal dans le sens inverse à son intention. Or, celui-ci l’avait fait, et c’était précisément par son intermédiaire qu’ellemême venait de faire l’expérience d’une fraction des souffrances atroces qu’avait dû supporter Skorus avant de mourir. On avait déjà brûlé des dizaines, voire des vingtaines de magiciens, mais lui devait être le premier de ceux qu’elle avait choisis à s’être laissé attraper. Elle fut stupéfaite de la vitesse invraisemblable avec laquelle s’estompait la douleur. Elle s’était attendue à se retrouver couverte de cloques mais, par bonheur, le charme n’avait transmis que les ultimes sensations de l’agonisant, pas la magie qui l’avait tué.
« Hé, la mémé, t’es malade ? demanda quelqu’un. - Soûle, qu’elle me paraît plutôt, rigola un autre passant. Debout, vieille peau ! »
Des mains compatissantes l’aidèrent à se mettre à genoux. « Kiriar !
hoqueta-t-elle en reconnaissant le jeune homme. Tu es toujours avec Dylias ?
— Oui, Maîtresse. » Lors de leur dernière rencontre, il n’était encore qu’un apprenti. Et voilà qu’il avait une vraie barbe, maintenant, sans compter quelques fines rides, mais il portait des vêtements aussi loqueteux que ceux d’un mendiant. L’insigne des Busards agrafé à son col était la seule chose à trahir son véritable état. Son matricule était le quatre-vingt-treize.
Il avait lui aussi les yeux attachés sur le sien. « Deux cent vingt-deux ? Il leur a fallu plus de temps pour vous dénicher, à ce que je vois. » Il la considéra d’un air affligé. « Triste à dire, mais voilà bien le genre de détail qui nous frappe, actuellement. Vous vous sentez mieux ? Qu’est-ce qui s’est passé ? »
Iya secoua la tête pendant qu’il l’aidait à se remettre sur ses pieds.
Malgré la profonde estime que lui avaient toujours inspirée maître Dylias et son disciple, elle se sentait encore beaucoup trop salement secouée pour jouir de toute sa jugeote et aventurer sa confiance. « C’est dur, de vieillir, fit-elle en affectant un ton léger. Une gorgée de quelque chose et deux ou trois bouchées devraient me permettre de m’en tirer.
— Je connais une bonne maison, Maîtresse. Souffrez que je vous y offre un dîner bien chaud en l’honneur du bon vieux temps. Nous n’en sommes pas loin, et vous y trouverez une compagnie digne de ce nom. »
Toujours aussi circonspecte mais décidément intriguée, Iya s’accrocha au bras de Kiriar et se laissa mener en dehors du Clos Dauphin.
Elle eut un moment d’angoisse quand le jeune homme dirigea ses pas comme pour revenir vers le Palatin. Et s’il était en définitive un traître futé ne mijotant depuis le début que de l’attirer dans le repaire des Busards ?
Quelques rues plus loin, toutefois, il vira dans l’un des marchés aux orfèvres. Tout se ressentait, là aussi, de la dureté des temps, remarqua-t-elle
; pas mal de boutiques étaient à l’abandon. Mais ce n’est qu’après en avoir dépassé une bonne douzaine que l’évidence lui sauta aux yeux: la plupart d’entre elles avaient jadis appartenu à des artisans aurënfaïes.
« Retournés chez eux. Un grand nombre », expliqua son guide. « Les
‘faïes ne sont pas chauds chauds pour les nouveaux usages, ainsi que vous pouvez sans peine vous l’imaginer, et il devient de plus en plus manifeste que les Busards se défient d’eux. À présent, veuillez consentir à patienter ici.
Juste une minute. »
Et il disparut dans les ténèbres d’une écurie. Lorsqu’il reparut, un moment plus tard, ce fut pour lui faire emprunter une venelle sur les arrières. Celle-ci déboucha à son tour sur une ruelle étroite que surplombaient des encorbellements de guingois, pochés, et où flottaient les arômes étranges, épicés de la cuisine ‘faïe.
De-ci de-là s’ouvraient entre les pâtés de maisons des transversales exiguës. À l’un de ces croisements, Kiriar s’arrêta de nouveau. « Avant que nous fassions un pas de plus, Maîtresse, il me faut vous poser la question que voici: par quoi jurez-vous ?
— Par mes mains, mon cœur et mes yeux », lui répondit-elle, tout en repérant sur le mur opposé, juste au-dessus de son épaule, le gribouillage d’un croissant de lune. Le flamboiement révélateur d’une aura éclair le fit scintiller tandis qu’elle parlait. « Et par le véritable nom de l’Illuminateur », ajouta-t-elle pour faire bonne mesure.
« Elle peut passer », chuchota quelqu’un du fond de l’ombre sur leur droite, comme si cela n’avait pas été déjà suffisamment attesté par le fait que l’aura éclair ne l’avait pas jetée par terre. Iya regarda son loqueteux de guide avec un redoublement d’intérêt. Ce n’était pas lui qui avait tracé là ce charme puissant, ni lui ni son maître ; elle pouvait compter sur les doigts d’une seule main les magiciens de sa connaissance qui pouvaient l’avoir fait.
Kiriar haussa les épaules en signe d’excuse. « Il nous faut demander.
Venez, c’est juste là, au bout. »
Il la fit pénétrer dans la ruelle transversale la plus immonde qu’elle eût jamais vue. L’odeur de pourriture et de pisse vous y sautait à la gorge. Des chats squelettiques aux oreilles déchiquetées s’y faufilaient d’ombre en ombre ou, juchés sur les tas d’ordures qui bordaient les murs, étaient à l’affût de rats. Les façades des deux côtés qui se touchaient presque, à hauteur des toits, n’y laissaient rien filtrer des dernières lueurs pâlissantes de cette journée d’hiver.
Presque sous leurs pieds surgirent de l’opacité trois silhouettes enveloppées de manteaux, tandis que sur leur passage en émergeait une autre dans l’embrasure d’une porte. Leur allure furtive avait de quoi les faire prendre pour des détrousseurs, mais tous les quatre s’inclinèrent pour saluer la magicienne et portèrent la main à leur cœur et leur front.
« Par ici. » Kiriar lui indiqua d’un geste une volée de marches abruptes et croulantes qui s’enfonçaient vers une cave. En bas, l’aspect de la porte n’avait rien d’extraordinaire, mais allez savoir quelle espèce de magie chatouilla plaisamment le bout des doigts d’Iya lorsqu’elle souleva le loquet rouillé.
Pour quelqu’un du commun, les ténèbres au-delà n’auraient pas manqué de paraître impénétrables, mais Iya n’eut aucun mal à distinguer les longues lames qui saillaient des murs à des hauteurs constamment diverses tout le long du boyau souterrain. Quiconque s’y serait risqué à l’aveuglette aurait eu tôt fait de s’en repentir.
Elle finit par aboutir devant une nouvelle porte sous protection magique et, après l’avoir poussée, fut éblouie quelques secondes en se retrouvant face à la flambée chaleureuse d’une taverne. Son entrée fit se retourner dix ou douze têtes de magiciens parmi lesquelles elle eut la joie de reconnaître des traits familiers. Il y avait là, tout voûté, le vieux maître de Kiriar, Dylias, et, près de lui, une ravissante sorcière d’Almak nommée Elisera, dont Arkoniel avait eu la tête tournée, un certain été. Les autres, elle ne les connaissait pas, mais l’un d’entre eux était une femme aurënfaïe, et du clan Kathmé, comme l’indiquaient son sen’gaï rouge et noir et les tatouages de sa figure.
L’aura éclair était probablement son œuvre, se dit Iya.
« Bienvenue au Trou de Ver, mon amie ! s’écria Dylias en se portant au-devant d’elle pour l’accueillir. Peut-être pas le plus élégant établissement d’Ero, mais indubitablement le plus sûr. J’espère que Kiriar et ses copains ne vous ont pas trop donné de fil à retordre.
— Absolument pas ! » Iya laissa vagabonder son regard tout autour avec ravissement. Les murs lambrissés de chêne étaient moirés d’ors douillets par le reflet mouvant des flammes du brasero planté au milieu de la pièce.
Elle retrouvait là des bribes et des morceaux de quantité de leurs anciens lieux de retrouvailles favoris - statues, tentures, et même, même les alambics à eau-de-vie de vin dorés et les pipes à eau qui avaient fait l’orgueil de l’Auberge de la Sirène, close désormais… Point de tableau affichant le menu, mais des senteurs de viande en train de rôtir embaumaient la salle.
Quelqu’un lui planta dans les mains un hanap d’argent plein d’un excellent cru.
Après en avoir tâté à petites gorgées bienheureuses, elle haussa un sourcil vers son guide. « Je commence à te soupçonner de n’être pas tombé sur moi tout à fait par hasard, aujourd’hui…
— En effet. Nous n’avons pas cessé de vous épier depuis… », débuta Kiriar, avant de s’arrêter net.
C’était Dylias qui, d’un coup d’œil aigu par-dessous ses sourcils neigeux et proéminents, venait de lui imposer silence, avant de se tourner vers elle, l’index plaqué sur une ailé du nez. « Moins on en sait, mieux on le garde, hein ? Qu’il suffise de dire que les Busards ne sont pas les seuls à tenir les magiciens à l’œil, en ville. Et depuis des années ! Comment vous portez-vous, ma chère ?
— Elle n’allait pas bien du tout quand je l’ai trouvée, intervint Kiriar. Que vous est-il arrivé, Iya ? J’ai bien cru que c’était votre cœur qui avait flanché…
— Un instant de faiblesse, répondit-elle, n’osant toujours pas en dire davantage. Mais je me sens parfaitement bien, maintenant, et, grâce aux lieux où je me trouve et à votre compagnie à tous, encore mieux que parfaitement ! Cela dit, n’est-ce pas risqué, de se rassembler comme ça ?
— Les immeubles que nous avons au-dessus de nos têtes sont de construction ‘faïe, répondit la femme aurënfaïe. Il faudrait toute une armée de ces minables de Busards rien que pour en découvrir tous les sortilèges, et une seconde armée pour se frayer une brèche au travers.
— Bravo pour le résumé, Saruel, et à nous tous de prier les dieux que votre confiance soit solidement fondée, fit Dylias. De toute manière, nous prenons mille précautions. Nous avons un certain nombre d’hôtes dont la vie dépend de notre prudence. Venez, Iya. Nous allons vous montrer. »
Saruel et lui la conduisirent par les arrières de la taverne à travers un fouillis de minuscules chambres souterraines où logeaient d’autres magiciens.
« Pour certains d’entre nous, ce refuge a aussi tout d’une prison, déclara tristement Dylias en pointant le doigt vers un vieillard émacié qui s’était assoupi sur sa paillasse. Ça lui coûterait la vie, à maître Lyman, de montrer en ville le bout de son nez. Une fois que vous figurez sur la liste des chasses busardes à titre de proie désignée, vous n’avez pas grand-chance d’en réchapper.
— Vingt-huit déjà, qu’ils en ont brûlé, là-haut, à Traîtremont, depuis qu’a débuté toute cette hystérie, reprit Saruel avec amertume. Et ce sans compter les prêtres assassinés en même temps. Puis c’est une abomination, vous savez, leur façon de tuer les serviteurs de l’Illuminateur…
— Oui, je sais. J’y ai assisté. » Et elle savait à présent mieux que quiconque le genre de mort que c’était.
« Mais est-ce un supplice bien pire que celui de se trouver ici, enterré vivant ? » murmura Dylias en refermant tout doucement la porte de l’homme endormi.
Une fois de retour à la taverne, Iya se joignit au reste de l’assistance, et chacun lui conta son histoire. La plupart circulaient encore librement par la ville et, tout en affichant comme il se devait une indéfectible loyauté, gagnaient leur vie dans le cadre étriqué que les ordonnances du roi toléraient encore. Il leur était possible de fabriquer des articles utiles et de pratiquer des conjurations domestiques usuelles à titre onéreux. Les opérations magiques de plus grande envergure étaient le monopole exclusif des Busards. La simple confection d’un charme chevalin était désormais un crime passible de mort.
« Ils nous ont réduits à n’être plus que des bricoleurs ! crachota un magicien d’âge appelé Orgeüs.
— Personne n’a essayé de résister ? demanda Iya.
— Vous n’avez donc pas entendu parler de la mutinerie de la Fête-Créateur ? s’étonna un certain Zagur. Neuf jeunes têtes brûlées se barricadèrent ce jour-là dans le temple de la rue Limande afin d’essayer de protéger deux des leurs condamnés à la peine capitale. Vous êtes allée faire un tour dans le coin ?
— Non.
— Eh bien, le temple n’y est plus. Trente Busards surgirent de nulle part, escortés de deux cents culs-gris. Les insurgés ne tinrent même pas une heure.
— Ils n’avaient eu recours à aucune espèce de magie contre les Busards ?
— Quelques-uns, si, tant bien que mal. Mais ils n’étaient pour la plupart que des faiseurs d’amulettes et des diseurs de temps, répondit Dylias.
Quelles chances avaient-ils, je vous prie, face à de tels monstres ? Combien sommes-nous ici, dans cette pièce, à pouvoir rendre coup pour coup ? Ce n’est pas là ce qu’enseigne l’école orëskienne.
— Peut-être pas votre Deuxième Orëska demi-sang, riposta dédaigneusement Saruel. En Aurënen, certains magiciens sont capables de raser une maison, si tel est leur bon plaisir, ou de déchaîner un typhon sur la tête de leurs ennemis.
— Sornettes que cela ! s’esclaffa une femme skalienne. Aucun magicien ne détient ce genre de pouvoir !
— Croyez-vous que les Busards laisseraient un seul d’entre nous survivre s’ils pensaient le contraire ? » abonda quelqu’un d’autre.
La femme aurënfaïe riposta sur un ton hargneux dans sa propre langue, et de nouvelles voix aigrirent la dispute.
Complètement désemparée, Iya repensa à Skorus et à son épouvantable agonie solitaire.
C’est le moment, songea-t-elle en levant une main pour réclamer silence.
« Certains Skaliens ne sont pas sans savoir pratiquer ce type de magie, dit-elle finalement. Et il peut s’enseigner à ceux qui ont les talents requis. »
Elle se leva, lampa ce qu’il y restait de vin puis déposa le hanap d’argent sur le sol dallé de pierre. Elle se sentit le centre de tous les regards lorsqu’elle étendit ses mains au-dessus. Tout en fredonnant tout bas, elle déversa l’énergie sans cesser de la concentrer vers le récipient.
L’afflux s’amplifia plus rapidement qu’il ne le faisait en des circonstances normales. Ce phénomène là se produisait toujours quand il y avait du monde, et cependant sans rien emprunter aux potentialités d’aucun des assistants.
Durant un instant, l’air se mit à frémir autour du hanap, lui fit comme un halo mouvant, puis le bord du métal commença à fondre et à s’affaisser sur lui-même à la façon d’une figurine de cire par une journée d’été caniculaire.
Iya interrompit l’opération avant que l’objet ne se soit totalement effondré puis le refroidit en soufflant dessus. Après l’avoir décollé des dalles, elle le tendit à Dylias.
« Cela peut s’enseigner », répéta-t-elle, tout en étudiant l’expression des physionomies de chacun de ses compagnons au fur et à mesure qu’ils se passaient de main en main le magma de métal informe.
Lorsqu’elle quitta Le Trou de Ver, cette nuit-là, tous les magiciens présents dans la salle - y compris même la fière Saruel - avaient accepté d’empocher l’un de ses petits cailloux.
12
Tobin venait tout juste de s’accoutumer à la voir installée chez lui à demeure quand la magicienne annonça qu’elle allait partir. Lui et Ki la regardèrent d’un air morose empaqueter ses rares effets personnels.
« Mais nous ne sommes plus qu’à quelques jours de la Fête de Sakor !
protesta Ki. Vous devez bien avoir envie de rester pour y assister, non ?
— Non. Aucune », ronchonna-t-elle en fourrant un châle dans son sac.
Tobin savait que quelque chose la tracassait. Elle avait passé beaucoup de temps en ville et n’appréciait manifestement pas ce qu’elle y avait trouvé.
Il savait que ce quelque chose avait plus ou moins de rapport avec les Busards, mais elle ne voulait même plus l’entendre prononcer leur nom à haute voix.
« Tiens-toi loin d’eux », lui lança-t-elle en guise d’avertissement. Elle avait lu sur sa figure à quoi il pensait. « Ne pense pas à eux. Ne parle pas d’eux. Et tout ça vaut aussi pour toi, Kirothius. Rien ne passe inaperçu, de nos jours, pas même ce que se jacassent comme des pies les petits garçons.
— Petits garçons ? » crachouilla Ki.
Elle interrompit sa besogne pour lui jeter un coup d’œil attendri. « Il se peut que tu aies grandi d’une miette depuis le jour où je t’ai découvert. Mais il n’empêche que vous deux, même additionnés, vous pesez moins qu’un clignement de magicien.
— Vous retournez au fort ? questionna Tobin.
— Non.
— Où, alors ? »
Ses lèvres décolorées grimacèrent un petit sourire bizarroïde pendant qu’elle se plaquait l’index sur une aile du nez. « Moins on en sait, mieux on le garde. »
Elle refusa mordicus d’en dire davantage. Ils l’escortèrent à cheval jusqu’à la porte sud, et la dernière image qu’ils eurent d’elle fut celle de sa maigre natte lui rebondissant dans le dos tandis qu’elle s’engloutissait au petit galop dans la foule amassée sur le pont Mendigot.
C’est à grand fracas que fut célébrée la Fête de Sakor, en dépit de l’opinion publique unanime et ouvertement exprimée selon laquelle l’absence du roi et les rumeurs de graves revers colportées à leur retour par des vétérans se prêtaient mal aux fanfaronnades et à la pompe ordinaire de ces trois journées de réjouissances. En revanche, elles firent à Tobin, qui n’avait assisté jusque-là qu’à leur version de Bierfût, campagnarde et grossière, l’effet d’une féerie grandiose au-delà de toute expression.
À la première heure de la Nuit du Deuil, les Compagnons se rendirent avec Korin et la crème des nobles d’Ero dans le plus grand des temples de Sakor que possédât la ville, juste en dessous de la porte Palatine, à mi-hauteur de la colline. La place du parvis, dehors, était noire de monde.
D’étourdissantes acclamations retentirent lorsque le prince, en lieu et place de son père, abattit d’un seul coup le taureau dédié à Sakor. Après avoir scruté les entrailles de la victime en fronçant les sourcils, les prêtres se montrèrent fort laconiques, mais la populace ovationna derechef l’héritier du trône quand, brandissant l’épée, il voua sa famille à la défense de Skala.
Le clergé lui remit le pot à feu sacré, les cors du temple résonnèrent, et la cité sombra peu à peu dans les ténèbres comme par magie. Au-delà des remparts, le port, la rade et le moindre hameau, là-bas, jusqu’à l’horizon, tout fit de même. Durant cette nuit, la plus longue de toute l’année, l’extinction de toute espèce de flamme dans Skala tout entière symbolisait la mort annuelle de Vieux Sakor.
Korin et ses Compagnons assurèrent la veillée de bout en bout durant cette interminable nuit froide et, au point du jour, contribuèrent à rapporter par toute la ville le feu de l’an neuf.
Les deux jours suivants ne furent qu’un tourbillon miragineux de bals, de balades à cheval et de médianoches. Comme il n’y avait pas dans la capitale de convive plus recherché que Korin, le chancelier Hylus et ses secrétaires avaient à l’avance dressé la liste des demeures, temples et hôtels des guildes où il était absolument obligé de paraître avec ses Compagnons, ne serait-ce, dans nombre de cas, que le laps de temps juste inévitable pour y procéder à la libation rituelle du Nouvel An.
L’hiver au sens strict suivit de fort peu. La pluie se changea en grésil, et le grésil en neige dense et drue. Des nuages scellaient le ciel depuis la mer jusqu’aux montagnes, et Tobin ne tarda guère à avoir l’impression qu’il ne reverrait jamais le soleil.
Sans tenir aucun compte du temps, maître Porion continuait de leur imposer la course du matin jusqu’au temple et l’entraînement au combat monté, mais il avait tout de même fini par consentir à ce que les exercices d’escrime et de tir à l’arc aient désormais lieu entre quatre murs. La salle des banquets avait été débarrassée de ses meubles et le sol nu marqué à la craie de lices pour le tir et de cercles pour les duels. Le fracas de l’acier vous y assourdissait, des fois, et mieux valait faire gaffe à ne pas vous aventurer entre les archers et leur cible, mais, mis à part ces inconvénients, il n’était pas déplaisant de travailler là. Les autres jeunes sang bleu de la cour, filles et garçons, traînassaient en touche comme d’habitude, en simples spectateurs des Compagnons, quand ils ne s’adonnaient pas à des joutes entre eux.
Una se trouvait là presque tous les jours, et force fut à Tobin de remarquer, non sans éprouver des bouffées de remords, de quel œil elle le traquait. Et pourtant, s’il lui avait manqué de parole jusqu’à présent, tâchait-il de se persuader, c’était uniquement parce que l’accomplissement de toutes ses tâches ne lui laissait pas une seconde à lui. En fait, chaque fois qu’elle lui tombait sous les yeux, il avait l’impression qu’elle lui écrasait de nouveau les lèvres, avec ses baisers.
Ki l’asticotait volontiers sur ce chapitre et lui demanda plutôt cent fois qu’une s’il comptait vraiment remplir un jour ou l’autre sa promesse.
« Oui, rétorquait toujours Tobin. Je n’en ai pas encore trouvé le temps, voilà tout. »
L’hiver ne fut pas sans apporter d’autres changements à leur train-train quotidien. Durant les mois froids, tous les garçons de la noblesse reçurent les leçons du général Mamaryl, un vieux de la vieille qui avait servi le roi Erius et les deux reines précédentes. Aussi rauque qu’un croassement, son timbre de voix - il le devait à une blessure à la gorge reçue sur le champ de bataille - lui avait comme par hasard valu d’être surnommé « le Corbeau », sobriquet que l’on ne prononçait toutefois que sur le ton du plus profond respect.
Son enseignement consistait à raconter d’illustres batailles à nombre desquelles il avait personnellement pris part. En dépit de son âge, il se montrait un professeur vivant, et il pimentait ses récits de digressions piquantes sur les us, coutumes et singularités des divers peuples auxquels il s’était frotté, tant comme adversaire que comme allié.
Il illustrait également ses cours d’une manière qui frappa Tobin d’admiration. Lorsqu’il entreprenait de décrire une bataille, il descendait de son estrade afin d’esquisser par terre, à la craie, les grandes lignes du champ de bataille, puis il se servait de cailloux peints et de bâtonnets de bois pour représenter les forces en présence et faisait avancer, reculer chacune d’elles tour à tour avec l’embout d’ivoire de sa canne.
Il y avait certains garçons que ces leçons faisaient bâiller à se décrocher la mâchoire et se tortiller tout du long, tandis que Tobin s’en délectait. Elles lui rappelaient les heures qu’il avait passées en compagnie de Père à s’amuser avec son Ero miniaturisée. Il éprouvait aussi de secrètes délices chaque fois que le Corbeau se mettait à évoquer les femmes célèbres en tant que généraux ou comme guerriers. Loin d’afficher la moindre condescendance à leur égard, le vieillard ne se privait pas de fustiger de coups d’œil cinglants ceux qui se permettaient d’en ricaner.
L’Aurënfaïe Arengil se trouvait parmi les jeunes aristocrates à qui ces cours permettaient de se joindre aux Compagnons, et les relations amicales qu’il avait toujours entretenues avec Tobin et Ki ne tardèrent pas à se faire beaucoup plus intimes. Il possédait, en plus d’une intelligence vive et pleine d’humour, des dons exceptionnels de comédien qui le rendaient capable d’imiter n’importe lequel des personnages de la cour. Au cours des soirées qui le réunissaient aux cadets des Compagnons dans la chambre de Tobin, il leur donnait à tous des fous rires irrépressibles en parodiant les mines hautaines et les airs guindés d’Alben puis se transformait à vue pour incarner quelqu’un d’autre, cette brute épaisse et rechignée de Zusthra, par exemple, ou bien cette antiquité voûtée de Mamaryl.
Korin et Caliel étaient parfois des leurs, mais ils faisaient désormais volontiers bande à part avec les garçons de leur âge et filaient en catimini vers les bas quartiers de la ville. Au lendemain de telles escapades, ils se présentaient pour la course matinale au temple les yeux injectés de sang, un petit sourire supérieur aux lèvres, et ils se dépêchaient de régaler de leurs exploits les petits jeunots dès qu’ils se figuraient pouvoir compter sur l’inattention de maître Porion.
Si leur auditoire était tout ouïe, bavant d’admiration tout autant que d’envie, Ki ne fut pas long à s’alarmer pour Lynx. Ce n’était un secret pour personne qu’il était follement épris d’Orneüs, mais son maître n’avait plus d’autre idée en tête que de damer le pion à Korin en matière de débauche et de soûlographie, toutes choses pour lesquelles il était singulièrement peu doué.
« Je ne comprends toujours pas ce que notre pauvre Lynx peut bien trouver à ce jean-foutre, de toute façon, maugréait Ki, quand il voyait de quel air navré l’écuyer nettoyait les aigres vomissures de son idole ou se tapait de la porter jusqu’à leur chambre lorsqu’elle était trop ivre morte pour mettre un pied devant l’autre.
— Orneüs n’était pas du tout comme ça quand ils sont arrivés ensemble », leur confia Ruan, un soir où ils faisaient rôtir sur le feu des boulettes de fromage à pâte dure dans la demeure de Tobin. Il neigeait à verse dehors et, dedans, chacun se sentait bien au chaud et pleinement adulte en l’absence de tous les aînés.
« Là, tu as raison, convint Lutha entre deux bouchées de fromage. Les propriétés de mon père et du sien sont toutes proches, et nous avons eu fréquemment l’occasion de nous rencontrer, soit à des fêtes ou à des parties de campagne, avant que nous n’entrions tous les deux dans les Compagnons. Lui et Lynx étaient alors comme des frères, mais par la suite… » Il haussa les épaules en rougissant. « Enfin, vous savez comment ça tourne pour certains. En tout cas, Orneüs est un assez brave type, mais je pense que le seul motif qui l’ait fait choisir comme Compagnon n’est pas sans rapport avec l’influence dont jouit son père à la cour. Le duc Orneüs senior possède un domaine presque aussi important, tiens, que ton Atyion.
— S’il m’est jamais permis de m’y rendre, je verrai mieux ce que tu entends par là », grommela Tobin. Orun avait beau n’être plus là pour s’y opposer, non seulement le mauvais temps s’était chargé d’anéantir pour le moment leurs projets d’excursion, mais Korin semblait au surplus avoir complètement oublié sa promesse.
« C’est comme ça que tout se passe, intervint Nikidès. Je ne me trouverais probablement pas là, tranquillement assis avec vous, si je n’étais pas le seul et unique petit-fils de Son Excellence le lord Chancelier.
— À ceci près que ce qui te manque au combat, tu le compenses largement par ton intelligence, répliqua Lutha, toujours aussi prompt à donner plus d’assurance à son ami. Quand nous serons tous en train de nous faire hacher menu sur je ne sais quel champ de bataille, tu te trouveras douillettement à Ero, toi, coiffé de la crêpe en velours de ton grand-père, à gouverner le pays au nom de Korin.
— Pendant que le pauvre Lynx continuera probablement à ligoter Orneüs dans ses étriers parce qu’il sera une fois de plus trop soûl pour tenir en selle, ajouta Ki dans un éclat de rire.
— Des deux, c’est Lynx qui devrait être le seigneur, déclara soudain de sa petite voix timide Barieüs, mais d’un ton singulièrement vibrant. Orneüs n’est pas même digne de lui cirer les bottes. »
Tous les regards s’étant portés stupéfaits sur lui, il s’empressa de s’affairer avec une fourchette à rôties. Il n’était pas dans les habitudes du petit écuyer basané de médire beaucoup de quiconque, et il ne lâchait jamais un seul mot contre un Compagnon.
Ki secoua comiquement la tête.
« Pour l’amour de l’enfer ! s’exclama-t-il, il n’y a donc personne qui aime les filles, en dehors de moi ? »
Pendant quelques semaines, les cours du Corbeau laissèrent Tobin muet comme une carpe. Il ne comprenait pas toujours de quoi il y était question, mais il écoutait de toutes ses oreilles et interrogeait ses condisciples après coup. Il ne manquait jamais de consulter Korin, mais il s’aperçut bien vite que Caliel et Nikidès avaient bien davantage de compétence. Fils de général, le premier montrait de sérieuses dispositions pour la stratégie. Le second, très calé en histoire, avait lu plus de bouquins à lui seul que tous les membres de leur groupe réunis. Lorsque Tobin et Ki se furent révélés pris d’un véritable intérêt pour l’histoire ancienne, c’est Nikidès qui les introduisit à la librairie royale, installée dans la même aile du palais que la salle du Trône désaffectée.
En fait, elle occupait presque entièrement ladite aile sur plusieurs étages, chacune de ses salles donnant sur les jardins de l’est. Au début, les gamins se sentirent complètement perdus parmi ces interminables rangées de rayonnages et ces falaises de livres et de rouleaux, mais une fois que Nik et les bibliothécaires en robe noire leur eurent montré comme s’y prendre pour déchiffrer les étiquettes délavées collées sur chaque étagère, ils se plongèrent sans plus tarder dans des traités consacrés aux armes, à la stratégie, la tactique, ainsi que dans des volumes de chroniques et de poésie richement historiés.
Les aîtres n’eurent bientôt plus de secret pour Tobin, qui, à force de tournicoter, découvrit une salle entière vouée à l’histoire de sa famille. Il interrogea le conservateur sur la reine Tamir, mais ce qui la concernait se réduisait à un maigre lot de rouleaux poussiéreux où ne se lisait que le procès-verbal sec et aride des quelques lois et mesures fiscales qu’elle avait pu prendre. Il n’y avait pas d’ouvrage consacré à sa brève existence ou à son règne, et l’archiviste avoua ne connaître aucune autre source.
Tobin se rappela l’étrange réaction qu’avait eue Nyrin, à la nécropole royale, en l’entendant faire état du meurtre de la reine, ainsi qu’il l’avait tout bonnement appris. Le magicien avait nié la chose avec une invraisemblable véhémence, en dépit des versions tout à fait concordantes de Père et d’Arkoniel selon qui Tamir serait bel et bien morte assassinée par son propre frère, lequel n’aurait du reste usurpé le trône que pour peu de jours avant de connaître une fin misérable.
Dans son désappointement, Tobin délaissa en douce ses amis pour s’aventurer vers les portes condamnées de l’ancienne salle du Trône.
Plaquant ses paumes contre les vantaux sculptés, il patienta, dans l’espoir de percevoir à travers le bois l’esprit de la reine assassinée tout comme il lui était arrivé de percevoir celui de sa mère au-delà de la porte de la tour. Le Palais Vieux passait pour être hanté par toutes sortes de fantômes. Ce n’était qu’un cri là-dessus. À en croire Korin, le spectre sanglant de leur propre grand-mère persistait à y vagabonder de façon régulière de pièce en pièce ; tel aurait été le motif décisif pour lequel son père avait poursuivi la construction du Palais Neuf.
Il n’était apparemment pas une seule femme de chambre et pas un seul gardien des portes qui n’ait à conter quelque histoire de fantôme, encore que Tobin n’eût pour sa part jamais fait aucune rencontre de ce genre, si l’on exceptait la fois où il avait entr’aperçu Tamir dans les ténèbres de la salle du Trône. Il ne trouvait pas là de raison de s’en plaindre - les fantômes, il en avait déjà plus que son content -, mais il ne lui en arrivait pas moins de souhaiter que la reine se manifeste derechef et s’explique de façon plus nette. Étant donné ce qu’il savait désormais de lui-même, il était persuadé qu’elle avait voulu lui révéler quelque chose d’important lorsqu’elle lui avait offert son épée. Mais la présence de Korin et de toute la bande l’avait empêché de se concentrer comme il aurait fallu, et elle s’était évaporée avant qu’il ne puisse lui adresser la parole.
Se trouvait-elle prisonnière à l’intérieur et dans l’incapacité de sortir ? se demanda-t-il.
En rebroussant chemin vers la bibliothèque, il découvrit une pièce inoccupée, non loin de la salle du Trône. Après avoir soulevé l’espagnolette d’une des fenêtres, il ouvrit celle-ci puis s’aventura au-dehors sur la large corniche de pierre qui courait au-dessous le long de la façade. La neige emplit ses chaussures pendant qu’il progressait pouce après pouce vers la fenêtre démantibulée par laquelle il s’était déjà faufilé, la nuit où Korin et les autres s’étaient amusés à jouer les revenants.
Les ténèbres étaient alors beaucoup trop denses pour permettre une vue un peu détaillée des lieux. En s’y glissant cette fois, Tobin se retrouva planté sur le bas-côté d’une immense pièce plongée dans l’obscurité. Les fissures des grands volets clos ne laissaient filtrer au-dedans qu’une pauvre lumière hivernale.
Le dallage de marbre usé permettait encore de discerner l’ancien emplacement de bancs et de fontaines. Tobin prit ses repères et se dépêcha de gagner le centre de la salle qu’occupait toujours le trône de marbre massif juché sur sa haute estrade.
Il avait eu trop peur, la dernière fois, pour se livrer à un examen attentif de celui-ci, mais ce qui le frappait à présent, c’était sa beauté. Les bras en étaient sculptés en crêtes de vagues, et son grand dossier portait les symboles des Quatre incrustés en bandes horizontales rouge, noir et or. Des coussins avaient dû occuper le vaste siège, mais ils avaient disparu, et des souris bricolé leur nid dans un angle.
Autour, tout respirait d’ailleurs la désolation d’un abandon complet.
Tobin s’installa sur le trône et, les mains reposant sur les accoudoirs ciselés, promena un regard circulaire et imagina ses aïeules écoutant requêtes et doléances, accueillant des dignitaires de contrées lointaines. Le poids des années écoulées lui était nettement perceptible. L’arête des degrés de l’estrade était usée, polie par les centaines de genoux venus se poser là devant les souveraines.
Là-dessus s’exhala un soupir, tellement proche de son oreille qu’il bondit sur ses pieds et jeta un rapide coup d’œil alentour.
« Salut, vous. » Il aurait dû être effrayé, mais il ne l’était pas. « Reine Tamir ? »
Il eut l’impression qu’une main fraîche lui frôlait la joue, mais cela pouvait s’attribuer tout simplement au hasard de quelque vent coulis qui s’était infiltré par les fissures de tel ou tel volet. Il entendit néanmoins s’exhaler un nouveau soupir, plus fort cette fois, et juste à sa droite.
Tournant les yeux du côté du son, il avisa sur le sol, auprès de l’estrade, une longue tache rectangulaire. Elle pouvait avoir trois pieds de long, mais n’était pas plus large que sa paume. Les souches rouillées de boulons de fer et quelques bribes d’un ouvrage en pierre démoli marquaient encore l’emplacement qu’avait occupé quelque chose.
Quelque chose. Le cœur de Tobin fit une embardée. Rétablis…
La voix était presque inaudible, mais il percevait maintenant la présence de quelqu’un - sa présence.
Rétablis…
Leur présence, rectifia-t-il à part lui, car d’autres voix faisaient désormais chorus. Des voix féminines. « Rétablis… Rétablis… » Aussi tristes et ténues que le bruissement de feuilles lointaines agitées par la brise.
Même à présent, Tobin n’éprouvait aucun effroi. Ses sentiments n’avaient rien à voir avec ceux que lui inspiraient Frère ou sa mère. Il n’y avait que de la bienveillance dans l’accueil qu’il recevait ici.
Se laissant tomber à genoux, il toucha l’endroit où s’était autrefois dressée la tablette d’or de l’Oracle.
Tant qu’une fille issue de la lignée de Thelâtimos… Depuis l’époque de Ghërilain et pendant tant et tant d’années consécutives sous le règne de tant de reines, les mots gravés sur la tablette avaient proclamé pour quiconque approchait de ce trône que la femme qui l’occupait ne l’occupait que par la volonté d’Illior.
Rétablis.
« Je ne sais pas comment m’y prendre, chuchota t-il. Je sais bien que je suis censé le faire, mais je ne sais quel acte accomplir. Aidez-moi ! »
La main fantomatique lui caressa de nouveau la joue, d’un geste aussi tendre qu’indubitable. « J’essaierai, promis. De quelque façon que ce soit.
J’en fais le serment par l’Épée. »
Tobin ne souffla mot de son aventure à personne, mais il passa davantage encore de temps à bouquiner dans la bibliothèque cet hiver-là.
Les événements historiques qu’Arkoniel et Père s’étaient échinés à lui enseigner prirent vie lorsqu’il entreprit d’en lire les récits de première main mis noir sur blanc par les reines et par les guerriers qui en avaient été les protagonistes. Ki se laissa gagner par la contagion de son enthousiasme, et ils restaient plongés dans ces grimoires jusqu’à une heure avancée de la nuit, se relayant pour en faire la lecture à haute voix chacun son tour, à la lumière d’une chandelle.
Les champs de bataille dessinés à la craie du Corbeau s’enrichirent également de nouvelles significations. En regardant le vieux général pousser dans tel ou tel sens sa cavalerie de cailloux multicolores et ses archers en copeaux de bois, Tobin commença à entrevoir la logique des formations. Il arrivait parfois à s’imaginer les scènes aussi clairement que s’il était en train de lire l’une des chroniques de la reine Ghërilain ou quelque historiette du général Mylia.
« Allez-y, maintenant, l’un de vous doit bien avoir une idée ! » jappa le vieil homme un jour, en martelant impatiemment de sa canne la figure dont il était question. Celle-ci représentait un vaste champ découvert bordé de part et d’autre par une ligne incurvée de bois.
À l’étourdie, Tobin se leva pour répondre. Il n’eut pas le loisir de se raviser que tous les yeux étaient posés sur lui.
« Votre Altesse aurait-elle une stratégie à nous proposer ? lui lança Marnaryl en haussant un sourcil broussailleux sceptique.
— Je… il me semble qu’à la faveur de la nuit je dissimulerais ma cavalerie dans le boqueteau du flanc est…
— Oui ? Et puis quoi ? » Sa physionomie toute ridée demeurait indéchiffrable.
Tobin poursuivit bravement. « Et la moitié, voire davantage, de mes archers par ici, dans les bois de l’autre côté. » Il s’accorda une pause pour repenser à une bataille dont il avait lu le récit quelques jouis plus tôt. « Le restant, je le disposerais en faisceaux ici, devant les hommes d’armes alignés en rangs. » Échauffé par son sujet, il s’accroupit pour montrer du doigt la bande étroite de terrain découvert entre les fourrés, tout au fond de la partie tenue par les troupes skaliennes. « Vu du côté de l’ennemi, cela se présenterait comme une ligne de front dépourvue d’épaisseur.
J’ordonnerais à mes cavaliers d’empêcher leurs montures de faire le moindre bruit, de manière que l’ennemi se figure avoir à faire uniquement à des fantassins. Il lancerait probablement sa première charge à l’aube.
Aussitôt que ses cavaliers seraient engagés, je dévoilerais les miens qui fondraient leur couper la retraite, et je ferais pleuvoir les traits de mes archers sur son infanterie afin d’y semer la panique. » .
Le général se tirailla la barbe d’un air pensif puis finit par croasser:
« Diviser ses forces, hein, c’est ça ? Tel est bien votre plan ? »
Quelqu’un se mit à ricaner, mais Tobin n’en hocha pas moins la tête affirmativement. « En effet, général Mamaryl, voilà ce que j’essaierais de faire.
— Eh bien, il se trouve que c’est tout à fait de cette manière que procéda votre grand-mère à la seconde bataille d’Isil, et que cette tactique lui valut un assez joli succès.
— Bravo, Tobin ! cria Caliel.
— Hein, qu’il est de mon sang ? fanfaronna Korin.
Je n’aurai qu’à me féliciter de l’avoir comme général quand je serai roi, ça, je vous le garantis. »
Cette belle déclaration transforma brusquement le plaisir de Tobin en panique, et il se rassit au plus vite, à peine capable de respirer. L’éloge de son cousin ne cessa de l’obséder tout le reste de la journée.
Quand je serai roi.
Skala ne pouvait avoir qu’un seul souverain, et l’idée que Korin céderait tout bonnement sa place était inimaginable. Après que Ki se fut profondément endormi, cette nuit-là, Tobin se releva pour aller brûler une plume de chouette sur la flamme de la veilleuse, mais il ne sut de quelle prière accompagner l’offrande. Alors qu’il se creusait la cervelle pour trouver quelques mots à dire, son esprit s’obstinait à ne lui offrir que l’affectueux sourire de son cousin.
13
Arkoniel fut réveillé par un courant d’air frisquet sur ses épaules nues.
Tout frissonnant, il farfouilla dans le noir et se remonta jusque sous le menton la robe en peau d’ours de Lhel. Elle lui avait accordé plus souvent la permission de passer la nuit avec elle depuis le milieu de l’hiver, et il éprouvait d’autant plus de gratitude en ces occasions qu’au plaisir de la compagnie s’ajoutait celui d’échapper aux corridors hantés du fort.
La paillasse bourrée de fougères protesta en crissant lorsqu’il se blottit encore plus avant sous les couvertures. Le lit sentait bon les ébats, le baume et les peaux fumées. Mais le froid persistait. Il tâtonna du côté de Lhel mais la place était vide, et d’une tiédeur qui s’estompait déjà.
« Armra dukath ? » appela-t-il tout bas. Il s’était mis à apprendre sa langue et faisait des progrès d’autant plus rapides qu’il n’utilisait jamais qu’elle ici, malgré les taquineries de la sorcière qui déclarait son accent plus compact que du ragoût de mouton figé. Il avait également appris le véritable nom de son peuple, les Retha’noï ; ce qui signifiait « les sages ».
Pour toute réponse, il entendit craquer la membrure dépouillée du chêne, tout là-haut là-haut. Supposant qu’elle était simplement sortie se soulager, il se rallongea, tout au désir d’avoir à nouveau contre lui sa chaleur et sa nudité. Mais il ne parvint pas à se rendormir, et Lhel ne revenait toujours pas.
Plus curieux qu’inquiet, il s’emmitoufla dans la robe de fourrure et se dirigea tant bien que mal vers la petite issue masquée par son rideau de cuir. Écartant celui-ci, il risqua un œil au-dehors. Au cours des deux semaines écoulées depuis la marée-Sakor, il avait moins neigé que de coutume dans le coin ; on n’enfonçait pas plus haut que le tibia dans la plupart des congères qui cernaient le chêne.
Le ciel était clair, par ailleurs. En suspens dans le firmament constellé comme une pièce toute neuve, la pleine lune brillait d’un tel éclat sur la neige éblouissante qu’elle permettait au jeune homme de distinguer très nettement les fines spirales de ses bouts de doigts. Lhel affirmait qu’une pleine lune ne pouvait montrer tant d’éclat qu’en dérobant la chaleur du jour, et Arkoniel le croyait sans peine. Chacun des souffles qu’il exhalait scintillait une seconde comme une poussière d’argent puis retombait en une pluie de minuscules cristaux épars.
De petites empreintes de pas menaient vers la source. Arkoniel finit par dénicher ses bottes et, un peu grelottant, suivit la piste.
Installée à croupetons sur le bord du bassin gelé, Lhel scrutait fixement le petit cercle d’eau libre qui bouillonnait au milieu. Enfouie jusqu’au menton dans le manteau neuf que lui avait offert le magicien, elle avait la main gauche tendue au-dessus de la flaque glauque. Voyant ses doigts recourbés en posture de convocation visionnaire, Arkoniel demeura quelques pas en arrière pour éviter de la déranger. L’opération pouvait prendre un temps plus ou moins long selon la distance qui séparait la sorcière de ce qu’elle essayait de voir. De sa place, il ne distinguait rien d’autre que l’ondulation des rides argentées qui plissaient la surface noire de la source, mais l’affût du spectacle énigmatique qu’elle s’appliquait à évoquer faisait luire les yeux de Lhel comme ceux d’un chat. L’ombre qui soulignait les pattes d’oie creusées au coin de ses orbites et de sa bouche trahissait l’usure des ans d’une manière beaucoup plus cruelle que ne le faisait jamais le grand soleil. Lhel prétendait ignorer son âge. À l’en croire, le peuple des sages estimait celui d’une femme en fonction non du nombre de ses années mais des saisons de ses entrailles : impubère, pubère ou stérile. Elle saignait encore au déclin de la lune mais n’était pas une jeunesse pour autant.
Elle releva la tête sur ces entrefaites et le lorgna sans paraître surprise.
« Que fabriques-tu là ? demanda-t-il.
— J’ai fait un rêve, répondit-elle en massant ses reins ankylosés et en s’étirant pour se redresser. Il y a quelqu’un qui vient, mais comme je n’arrivais pas à voir qui c’était, je suis sortie me rendre compte ici.
— Et l’eau t’a permis de savoir ? »
Après un hochement de tête affirmatif, elle lui prit la main pour le ramener vers le chêne. « Des magiciens. - Busards ?
— Non. Iya et un autre que je n’ai pas réussi à discerner. Il y a comme un nuage autour de celui-là. Mais c’est pour te voir qu’ils viennent.
— Il faudrait que je retourne au fort ? »
Avec un sourire, elle lui caressa la joue. « Non, rien ne presse, et j’ai trop froid pour dormir seule. » Une fois de plus, les années s’enfuirent à tired’aile de son visage quand elle faufila une main glacée sous les fourrures du jeune homme et la laissa glisser vers le bas de son ventre. « Tu vas rester me tenir bien chaud. »
En regagnant le fort, le matin suivant, Arkoniel s’attendait à trouver dans la cour des chevaux couverts d’écume. Mais Iya ne survint ni ce jour-là ni celui d’après. On ne peut plus perplexe, il reprit à cheval le chemin des montagnes en quête de la sorcière, mais elle ne se montra point.
En fait, il s’écoula près d’une semaine avant que ne s’avère la vision qu’elle avait eue. Arkoniel était attelé à un charme de transmutation quand il entendit tintinnabuler les grelots d’un traîneau sur la route de la rivière.
Ce carillonnement suraigu lui étant familier, il poursuivit ses opérations.
C’était tout simplement la fille du meunier venant pour sa livraison mensuelle aux cuisines.
Il se trouvait toujours absorbé dans les problèmes inextricables qu’impliquait la transformation d’une châtaigne en coupe-papier quand le ferraillement du loquet de sa porte le prit au dépourvu. Nul ne montait jamais le déranger dans son cabinet de travail à cette heure de la journée.
« Tu ferais mieux de descendre, Arkoniel », dit Nari. Ses traits habituellement placides trahissaient quelque agitation, et elle avait les mains boulées dans son tablier. « Maîtresse Iya est ici.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? questionna-t-il tout en se précipitant derrière elle vers l’escalier. Elle est blessée ?
— Oh, non, elle va plutôt bien. Mais je n’en dirais pas forcément autant de la femme qu’elle a amenée. »
Iya était dans la grande salle et, assise sur le banc de la cheminée, soutenait une espèce de ballot tout ratatiné. Malgré le manteau dans lequel était totalement enfouie l’inconnue, Arkoniel parvint à discerner le bord d’un voile noir que le capuchon rabattu laissait à peine dépasser.
« Qui est-ce ? demanda-t-il.
— Tu te rappelles sûrement notre hôtesse », répondit calmement Iya.
Quand l’autre souleva son voile d’une main gantée, Nari ne put s’empêcher de pousser un cri étouffé. « Maîtresse Ranaï ? » Il eut du mal à réprimer un mouvement de recul. « Vous… vous voilà bien loin de chez vous. »
Il ne l’avait rencontrée qu’une seule fois, mais le visage de la vieille magicienne n’était pas de ceux que l’on oublie si facilement. Ce qu’il en avait là sous les yeux, tourné de son côté, c’était la moitié en ruine, celle où la chair ravagée de balafres se soulevait en crêtes cireuses. Ranaï se remua pour poser sur lui l’œil qui lui restait et sourit. La moitié intacte de sa figure exprimait toute la douceur et toute la bonté d’un cœur de grand-mère.
« Je suis bien heureuse de te revoir, en dépit des circonstances déplorables qui m’amènent auprès de toi », répondit-elle d’une voix rauque et à peine audible. Ses mains noueuses tremblaient très fort quand elle retira son voile.
Des siècles auparavant, lors de la Grande Guerre, cette femme s’était battue aux côtés du maître d’Iya, Agazhar. Non content de lui labourer le visage avec ses griffes et de le réduire à ce masque hétéroclite, un démon de nécromancien l’avait rendue infirme de la jambe gauche. Elle était beaucoup plus frêle que ne se la rappelait Arkoniel, et sa joue droite portait la marque violacée d’une brûlure toute récente.
Lors de leur première entrevue, la puissance qui émanait d’elle lui avait fait l’effet d’une nuée de foudre si saturée d’électricité qu’il en avait eu les poils des bras tout hérissés. Or, c’est à peine s’il la percevait à présent.
« Que vous est-il arrivé, Maîtresse ? » Recouvrant ses bonnes manières, il lui prit la main pour lui offrir tacitement de sa propre énergie. Un léger flottement au creux de son ventre lui signala qu’elle venait d’accepter le don.
« Ils ont incendié ma maison pour me contraindre à déguerpir, éructa-telle. Mes propres voisins !
— Ils ont eu vent que des Busards patrouillaient sur la route qui mène à Ylani, et ça les a rendus fous, expliqua Iya. On avait fait publier à la ronde l’annonce que toute ville abritant un magicien contestataire serait passée par la torche.
— Deux cents ans de ma vie que j’habitais au milieu d’eux ! » Ranaï étreignit plus fort la main d’Arkoniel. « J’ai soigné leurs enfants, radouci leurs puits, fait pleuvoir sur leurs champs. Iya ne se serait pas trouvée avec moi, cette nuit-là… » Une quinte de toux l’empêcha d’achever sa phrase.
Iya lui tapota gentiment le dos. « Je venais tout juste d’atteindre Ylani quand j’ai vu leur bannière flotter dans le port. J’ai eu beau deviner à temps ce que cela signifiait, il s’en est fallu de bien peu tout de même que je n’arrive trop tard. Les flammes dévoraient déjà la chaumière, cernant notre amie qui, dedans, gisait coincée sous une poutre.
— Sans parler des magiciens busards qui se tenaient dehors et qui bloquaient les portes ! croassa Ranaï. Je dois être vraiment bien vieille pour qu’une meute pareille de petits chenapans parvienne à l’emporter sur moi !
Mais aussi, ce que leurs diableries peuvent faire mal, houlala ! J’avais l’impression qu’ils m’enfonçaient des pointes dans les yeux. J’en étais complètement aveugle… » Sa voix s’éteignit sur une tenue plaintive, pendant que sa pauvre carcasse paraissait se réduire et s’amenuiser davantage encore sous les yeux d’Arkoniel.
« Bénie soit la Lumière, il lui restait suffisamment de forces tout de même pour supporter la virulence du brasier, mais, comme tu peux le constater toi-même, l’épreuve a prélevé sa dîme. Il nous a fallu près de deux semaines pour arriver jusqu’ici. Encore avons nous fait notre tout dernier petit bout de route à bord du traîneau d’un meunier… »
Il épousseta des traces de farine sur les jupes d’Iya. « C’est ce que je vois. »
Nari, qui s’était esquivée à un moment ou à un autre, reparut alors, escortée de Cuistote, pour servir aux deux voyageuses une infusion bien chaude et de quoi se restaurer.
Ranaï accepta le breuvage en murmurant des remerciements, mais elle était trop faible pour soulever la tasse jusqu’à ses lèvres. Iya dut l’aider pour ce faire, mais à peine la vieille femme eut-elle réussi à aspirer une infime gorgée qu’il lui fallut la soutenir pendant qu’un nouvel accès de toux déchirant secouait son pauvre petit brin rabougri de corps.
« Va me chercher un pot à feu, dit Nari à Cuistote.
Moi, je vais préparer la chambre du duc pour elle. » Tout en faisant avaler à Ranaï une autre gorgée, Iya reprit: « Elle n’est pas la seule à avoir dû s’enfuir. Tu te souviens de Virishan ?
— Cette obscure magicienne qui recueillait chez elle des orphelins magiciens-nés ?
— Oui. Et tu te souviens du jeune embrumeur mental qu’elle avait avec elle ?
— Eyoli ?
— Oui. Ma route a croisé la sienne voilà quelques mois, et il m’a appris qu’elle était partie se réfugier dans les montagnes au nord d’Ilear avec sa nichée.
— Ça, c’est l’ouvrage de ce monstre ! souffla Ranaï d’un ton véhément. De cette vipère en blanc !
— Lord Nyrin.
— Lord ? » La vieille rassembla toute sa vigueur pour cracher dans le feu.
Les flammes émirent une lueur d’un bleu livide. « Aux dernières nouvelles, un fils de tanneur, que c’était, et un mage de second ordre, et en mettant les choses au mieux. Sauf qu’il sait s’y prendre, le garnement, pour distiller le poison dans l’oreille royale. Il a retourné le pays tout entier contre nous, nous autres, sa propre espèce !
— La situation est déjà si mauvaise ? demanda Arkoniel.
— Rien qu’à l’état larvaire encore, dans les villes éloignées du centre, mais la folie fait tache d’huile, répondit Iya.
— Les visions… , commença Ranaï.
— Pas ici, chuchota Iya. Arkoniel, aide donc Nari à la mettre au lit. »
L’état de faiblesse extrême dans lequel se trouvait Ranaï lui interdisant de gravir les escaliers, force fut au jeune magicien de la porter en haut. Elle était aussi légère et fragile dans ses bras qu’un fagot de sarments bien secs.
Cuistote et Nari avaient fait de leur mieux pour donner un aspect douillet à la chambre inoccupée depuis si longtemps qu’elle empestait le moisi. Deux pots à feu étaient plantés à côté du lit, et quelqu’un avait mis sur les braises des feuilles de vive-haleine afin d’apaiser la toux de Ranaï. Leur âcre senteur emplissait la pièce.
Pendant que les femmes déshabillaient la vieille et, ne lui laissant que sa chemise de misère, la fourraient au lit, Arkoniel eut un bref aperçu des cicatrices anciennes et des nouvelles brûlures qui lui tapissaient les épaules et les bras. Toutes mauvaises qu’étaient ces dernières, il les trouva moins alarmantes que la stupéfiante décrue des pouvoirs de la magicienne.
Une fois installée celle-ci, Iya fit sortir les deux autres femmes et attira un fauteuil auprès de son chevet. « Vous vous sentez mieux, maintenant ? »
La vieille souffla quelque chose que ne put saisir Arkoniel. Iya fronça les sourcils puis hocha la tête. « Parfait. Va me chercher le sac, s’il te plaît, Arkoniel.
— Vous l’avez à côté de vous. »
Elle avait en effet son sac de voyage étalé bien en vue au pied même de son fauteuil. « Pas celui-ci. Celui que je t’ai laissé. »
Il ne put s’empêcher de ciller en comprenant duquel elle voulait parler.
« Va le chercher, Arkoniel. Ranaï m’a dit quelque chose de tout à fait étonnant, l’autre jour. » Elle baissa les yeux vers la vieille en train de s’assoupir puis jappa: « Et plus vite que ça ! » comme s’il n’était encore qu’un jeune balourd d’apprenti.
Il grimpa quatre à quatre au second étage et tira le sac poussiéreux de dessous la table de son cabinet de travail. À l’intérieur, enveloppé de charmes et de mystère se trouvait le bol de terre cuite qu’elle lui avait confié, sous la réserve expresse qu’il ne le montrerait jamais à personne d’autre qu’à son successeur personnel. Depuis qu’il la connaissait, Iya en avait toujours eu la charge, en vertu d’une espèce de fidéicommis sacralisé par les plus noirs serments et qui se transmettait de magicien en magicien depuis l’époque de la Grande Guerre.
La guerre ! songea-t-il, subodorant tout à coup pour la première fois comme à la suite d’un déclic qu’il devait y avoir un lien entre les deux choses.
Iya vit s’agrandir les yeux de Ranaï quand le jeune homme reparut porteur du vieux sac de cuir râpé.
« Obnubile la pièce, Iya », murmura-t-elle.
Iya trama un charme destiné à prémunir la chambre contre les oreilles et les yeux indiscrets, puis elle prit le sac des mains d’Arkoniel, dénoua les cordons qui le tenaient fermé, en extirpa le bol emberlificoté de soieries et, peu à peu, se mit à le dégager de celles-ci. Les divers sortilèges et charmes incantatoires qui assuraient sa protection scintillaient tour à tour en crépitant dans le halo de la lampe.
Lorsqu’elle eut retiré la dernière enveloppe, Iya s’efforça de retrouver son souffle. Si fréquemment qu’elle eût déjà manipulé ce machin d’aspect si fruste et banal, toujours l’en suffoquaient autant les émanations maléfiques.
Aux yeux de quiconque n’était magicien-né, il paraissait n’être rien d’autre qu’une vulgaire sébile de mendiant, grossièrement tournée, cuite à feu chiche et sans l’ombre d’un vernis. En revanche, il suffisait à maître Agazhar, jadis, d’y toucher pour être envahi de nausées. Arkoniel se voyait pour sa part affligé par sa seule présence de maux de tête lancinants et de douleurs fiévreuses dans tout le corps. Quant à Iya, il lui faisait l’effet d’exhaler des miasmes semblables à ceux que dégage l’éclatement d’un cadavre en pleine décomposition.
Elle jeta un coup d’œil inquiet vers Ranaï. Quel effet allait-il produire sur un organisme aussi débilité ?
Or, contre toute attente, la vieille femme eut l’air d’y puiser une vigueur nouvelle. Levant la main, elle traça dans l’air les motifs d’un charme tutélaire, puis esquissa un geste hésitant comme pour s’emparer du bol.
« Oui, c’est bien lui, impossible de s’y méprendre, coassa-t-elle en retirant sa main.
— Comment se fait-il que vous le reconnaissiez ? s’étonna Arkoniel.
— J’ai été Gardien moi-même, l’un des six originels… Il suffit, Iya. Ôte-le de ma vue. » Elle se rallongea sur le dos, poussa un profond soupir et ne dit plus mot tant que le maudit objet n’eut pas réintégré successivement chacune de ses enveloppes.
« Tu n’as que trop bien saisi le message de l’Oracle, en dépit de ton ignorance du savoir perdu lors de la mort subite de ton maître, dit-elle à Iya.
— Je ne comprends pas, fit Arkoniel. Je n’avais jamais entendu parler d’autres Gardiens. Qui sont donc les six ? »
Ranaï ferma les yeux. « Je suis la seule survivante du groupe. Je n’en avais jamais rien révélé à ton propre maître, mais lorsque j’ai constaté qu’elle ne portait plus le sac, j’ai redouté le pire. N’allez pas, je vous prie, reprocher sa faiblesse à la vieillarde que je suis. Peut-être bien que si j’avais parlé, lorsque vous êtes passés par Ylani, voilà quelques années… »
Iya prit dans la sienne la main gauche crochue de Ranaï. « Ne vous tourmentez pas pour rien. Je connais les serments que vous avez jurés. Mais nous sommes ici, maintenant, et vous l’avez vu. Qu’avez-vous à nous dire ? »
Alors, Ranaï leva les yeux. « Il ne peut y avoir qu’un seul Gardien pour chaque secret, Iya. Vous avez transmis le fardeau à ce garçon. Ce que j’ai à dire, nul autre que lui n’est admis à l’entendre.
— Vous faites erreur, intervint Arkoniel. Iya me l’a simplement confié pour qu’il soit en sécurité. Le véritable Gardien, c’est elle, pas moi.
— Non. Elle l’a transmis.
— Je le rends, dans ce cas !
— Tu ne le peux. L’Illuminateur a guidé sa main, qu’elle en ait eu conscience ou pas. C’est désormais toi, le Gardien, Arkoniel, et ce que j’ai à dire ne saurait être dit qu’à toi. »
À ces mots, Iya se ressouvint des termes sibyllins de l’Oracle d’Afra : Voici une graine qui doit être arrosée de sang. Mais tu vois trop loin. Et la vision qu’elle avait eue ce jour-là lui traversa l’esprit, la vision nette mais lointaine, comme à l’horizon, d’un magnifique palais blanc qui foisonnait de magiciens et où, campé à la fenêtre d’une tour, Arkoniel avait les yeux fixés sur elle.
« Elle a raison, mon garçon. C’est toi qui restes. » Et, dans l’incapacité de regarder ni l’un ni l’autre, elle s’empressa de sortir.
Exclue par sa propre magie de tout ce qui allait s’ensuivre à l’intérieur, elle s’affaissa contre le mur du corridor et se couvrit la face sans plus réprimer la montée de larmes amères. Et c’est alors seulement que revint l’obséder l’énigmatique prédiction du jumeau démoniaque.
Tu n’entreras pas.
Après avoir suivi d’un regard incrédule le départ d’Iya, Arkoniel se tourna vers la créature en ruine couchée dans le lit. La répulsion que lui avait inspirée son aspect physique lors de leur première rencontre l’assaillit à nouveau.
« Assieds-toi, s’il te plaît, chuchota Ranaï. Ce que je vais te révéler maintenant, c’est ce qui fut perdu par la mort d’Agazhar. L’ignorance a dicté les agissements d’Iya. Sans qu’elle y soit pour rien, mais il faut établir le fait.
Jure-moi, Arkoniel, comme l’ont juré jusqu’ici tous les autres Gardiens, par tes mains, ton cœur et tes yeux, par la Lumière d’Illior et par le sang d’Aura qui coule dans tes veines, jure-moi que tu vas assumer pleinement les tâches du gardiennage, et qu’en qualité de Gardien tu renfermeras dans le fond de ton cœur absolument tout ce que je vais te dire jusqu’au jour où tu transmettras le fardeau à ton successeur. Protège ces secrets de ta propre vie et ne laisse pas vivre un instant de plus quiconque les découvrirait.
Quiconque, tu m’entends bien ? Qu’il s’agisse d’un ami ou d’un adversaire, d’un magicien ou d’un commun-né, d’un homme, d’une femme ou d’un enfant. Donne-moi tes mains et jure. Je saurai si tu mens.
— Mystère et mort. Est-ce là tout ce qu’exigera jamais de moi l’Illuminateur ?
— Il sera exigé de toi bien des choses, Arkoniel, mais aucune de plus sacrée que celles-là. Iya comprendra ton silence. »
Malgré le chagrin qu’il avait lu sur le visage de cette dernière, il savait que Ranaï disait vrai. « Très bien. » Il lui saisit les mains et courba la tête.
« Par mes mains, mon cœur et mes yeux, par la Lumière d’Illior et par le sang d’Aura qui coule dans mes veines, je jure de remplir tous les devoirs qui pourront s’imposer à moi en ma qualité de Gardien et de ne révéler les secrets que vous me confierez à personne d’autre qu’à mon successeur. »
De leurs mains serrées fulgura une décharge d’énergie pure qui l’envahit en le transperçant comme s’il était frappé par la foudre. Il semblait impossible que le corps dévasté de Ranaï recèle encore autant de puissance, et pourtant c’était bien le cas, et son passage d’elle à lui les laissa tous deux pantelants.
La magicienne le considéra d’un air solennel. « Te voici véritablement le Gardien, maintenant, plus que ne l’ont jamais été ton maître ni même son maître à elle. Tu es le dernier des six à porter ce qui doit demeurer caché.
Tous les autres ont failli à la tâche ou bien déposé leur fardeau.
— Et vous ? »
Elle porta la main vers sa joue massacrée et fit la grimace.
« Voilà le prix qu’il m’a fallu payer pour ma défaillance. Mais laisse-moi parler, car ma force s’en va. Le plus éminent magicien de la Seconde Orëska fut maître Reynès de Wyvernus. C’est lui qui rallia les magiciens de Skala pour combattre sous la bannière de la reine Ghërilain, et il se trouvait à la tête de ceux qui finirent par vaincre le Vatharna. Tu comprends ce terme ? »
Arkoniel opina du chef. « Dans la langue de Plenimar, il signifie "l’élu".
— L’élu. » Les yeux de la vieille femme étaient à présent fermés, et Arkoniel devait de plus en plus se pencher pour l’entendre. « Le Vatharna était un remarquable général, élu par les nécromanciens pour endosser la forme de Seriamaïus. »
Elle lui tenait toujours la main droite, mais il utilisa la gauche pour faire un signe de conjuration. Les prêtres eux-mêmes rechignaient à prononcer tout haut le nom du dieu des nécromanciens. « Comment diantre était-il possible de réaliser une chose pareille ?
— Grâce à un heaume qu’ils avaient forgé. Celui qui le portait, le Vatharna, devenait l’instrument terrestre du dieu. Le phénomène ne se produisait pas instantanément, les Quatre en soient loués, mais de manière graduelle, ce qui n’empêchait pas l’aspect initial d’être déjà bien assez terrible.
« Le heaume achevé, leur général s’en coiffa.
Reynès ne réussit à lui tomber dessus que d’extrême justesse. Des centaines de magiciens et de guerriers trouvèrent la mort au cours de la bataille qui s’ensuivit, mais on parvint à s’emparer du heaume. Reynès et les plus puissants des magiciens qui avaient survécu se débrouillèrent vaille que vaille pour le démantibuler, mais ils n’avaient pas eu le temps de pousser plus avant l’opération que les Plenimariens lançaient une nouvelle attaque. Seul Reynès en réchappa, n’emportant dans sa fuite que six pièces du funeste heaume. Il ne révéla jamais de combien celui-ci se composait en tout. Il entoura d’un prestige celles qu’il détenait, les enveloppa de la même manière que l’est le tien, puis les plaça sous une tente enténébrée. Cela fait, il choisit six d’entre nous - qui n’avions pris aucune part aux cérémonies précédentes - et nous y fit pénétrer un par un. Il nous fallait nous emparer du premier paquet qui nous tomberait sous la main dans le noir, puis nous esquiver chacun seul sans que nul nous voie. Les différentes pièces devaient coûte que coûte être disséminées et cachées. Reynès lui-même tenait à ignorer où elles se trouvaient. »
Une toux faiblarde l’interrompit, et Arkoniel lui approcha des lèvres une coupe d’eau. « De manière qu’il devienne impossible de les réunir ?
— Oui. Reynès poussait la prudence au point de se défier de lui-même et de préférer ne savoir qu’une partie de la vérité. Aucun d’entre nous n’avait été témoin du rituel observé pour la mise en pièces, aucun de nous ne connaissait la forme exacte de celle qu’il emportait, aucun celle que détenaient les autres ni où ils comptaient aller.
— Ainsi donc, Agazhar fut l’un des Gardiens originels ?
— Non. Ses pouvoirs étaient trop limités pour lui valoir d’être un candidat potentiel. Le premier de la lignée qui te concerne fut Hyradin. Lui et Agazhar ne se lièrent d’amitié que plus tard, mais Agazhar ignorait tout du fardeau que portait Hyradin. C’est purement par hasard qu’ils se trouvaient ensemble quand les Plenimariens mirent la main sur ce dernier.
En se voyant blessé à mort, Hyradin confia le paquet à Agazhar puis retint l’ennemi assez longtemps pour lui permettre de s’échapper. Lorsque nos routes se croisèrent à nouveau, des années après, la seule vue de ce qu’il portait me fit comprendre qu’Hyradin devait être mort.
— Et toutes les autres pièces ont été perdues ?
— La mienne l’a été, plus deux autres, à ma connaissance du moins. C’est celle d’Hyradin que tu portes, toi. Mais, à son retour, une magicienne des nôtres annonça qu’elle avait accompli sa mission. Quant au sixième, on n’en a plus jamais eu de nouvelles. Pour autant que je sache, je suis la seule défaillante à avoir survécu. J’ai mis des quantités d’années à guérir et n’ai appris le sort d’Hyradin qu’au bout d’un temps encore plus long. Agazhar aurait eu le droit comme le devoir de me tuer, et je le lui ai dit, mais il s’y est refusé, parce qu’à ses yeux je conservais malgré tout mon état de Gardien.
Pour autant que je sache, l’unique fragment du heaume encore à Skala est le tien. J’ai eu beau lui conseiller de le déposer quelque part, dans une cachette inviolable, Agazhar s’est obstiné à croire qu’il en assurerait mieux la protection en ne s’en séparant jamais. » Elle darda sur Arkoniel sa prunelle intacte. « Il se trompait. Il faut le cacher quelque part où il ne risque ni de se perdre ni d’être volé. Parles-en à Iya - mais rien que de cela. J’ai eu des visions de feu et de mort depuis notre précédente rencontre, et aussi de la fille secrète. »
La mine abasourdie d’Arkoniel la fit sourire.
« Je ne sais pas qui elle est ni où elle se trouve, je sais seulement qu’elle est déjà née. Et je ne suis pas la seule, ainsi que le sait Iya. Les Busards qui voulaient ma mort avaient eu vent d’elle par d’autres. Si tu la connais, toi, et qu’ils te capturent, tue-toi avant qu’ils ne t’arrachent la vérité.
— Mais quel rapport y a-t-il entre elle et ce maudit objet ? demanda-t-il, au comble de la perplexité.
_ Je ne le sais pas. Je ne pense pas qu’Iya le sache non plus, mais c’est ce que lui a montré l’Oracle d’Afra. L’objet démoniaque dont tu as la charge a quelque chose à voir avec le sort de la future reine. Tu ne dois faillir à aucun prix. »
Elle accepta une nouvelle gorgée d’eau. Sa voix ne cessait de s’amenuiser, et toute couleur avait délaissé son visage. « Il y a encore quelque chose d’autre, quelque chose que je suis la seule à savoir. Du temps où il était Gardien, Hyradin eut en rêve une vision qui ne cessa de le harceler. Avant de mourir, il en fit la confidence à Agazhar qui, ne comprenant pas ce qu’elle signifiait, m’en fit part avant que je n’en aie suffisamment saisi pour le faire taire. Peut-être était ce là la volonté d’Illior, car elle se serait perdue sans remède, autrement. Reprends-moi la main. Les mots que je vais prononcer ne sortiront jamais de ta mémoire. Ils devront être exactement transmis à tous tes successeurs, car ta lignée est la dernière. Je vais maintenant te les transmettre comme Agazhar aurait dû le faire, et j’y joindrai un présent de ma propre part. »
Elle lui étreignit la main, et Arkoniel se retrouva subitement plongé dans le noir. Du fond des ténèbres lui parvint alors, aussi forte et claire que celle d’une jeune femme, la voix de Ranaï. « Écoute donc le Songe d’Hyradin : "Et c’est ainsi que survint le Beau, le Dévoreur de Mort, pour décharner les os du monde.
D’abord il vint revêtu de la chair d’un Homme, couronné d’un heaume épouvantable de noirceur, et Celui-là, personne ne pouvait lui tenir tête, excepté les Quatre. »
Sa voix se modifia, prit le timbre grave de celle d’un homme. Les ténèbres se séparèrent, et Arkoniel se retrouva dans la clairière d’une forêt, face à un individu blond habillé de haillons. L’inconnu tenait entre ses mains le bol maudit et le lui offrait. « D’abord sera le Gardien, tel un réceptacle de lumière dans les ténèbres, dit-il au magicien. Suivront la Hampe et l’Avant-Garde, qui failliront sans faillir toutefois si le Guide, Celui-que-l’on-ne-voit-pas, se met en chemin. Et finalement sera de nouveau le Gardien, dont le lot est amer, aussi amer que fiel quand se produira la rencontre sous le Pilier du Ciel. »
La voix se tut en même temps que se dissipait la vision, et que la chambre familière se recomposait sous le regard ébloui d’Arkoniel. Les mots s’étaient gravés dans son esprit, conformément à la promesse de Ranaï. Il lui suffisait d’y penser pour avoir l’impression que la magicienne les lui chuchotait à l’oreille. Mais que pouvaient-ils bien vouloir dire ?
La vieille avait l’œil fermé, le visage paisible. Il mit un moment à comprendre qu’elle était morte. Si la signification du songe était connue d’elle, ce savoir-là ne la quitterait plus désormais jusqu’à la porte de Bilairy.
Il murmura pour elle la prière des trépassés, puis se leva pour aller retrouver Iya. Or, à peine fut-il debout que ses vêtements tombèrent en cendres. Même ses chaussures avaient été réduites en poussière par la déflagration des pouvoirs de la vieille femme, et cependant son corps était absolument intact.
Se drapant dans une couverture, il alla ouvrir à Iya et la fit rentrer. Elle comprit la situation d’un simple coup d’œil. Elle cueillit le visage de son disciple entre ses mains, plongea son regard dans le sien puis hocha la tête.
« Elle t’a passé sa force vitale.
— Elle s’est volontairement tuée ?
— Oui. Elle n’avait pas de successeur. En concentrant son âme à l’intention de la tienne pendant qu’elle agonisait, elle faisait tous ses efforts pour te communiquer quelque chose de sa puissance personnelle.
— Un présent, murmura-t-il en reprenant sa place au chevet de la morte.
Je me figurais qu’elle entendait par là le… » Il se ressaisit à temps. Après avoir parlé sans ambages à Iya toute son existence, il avait l’impression de se conduire comme un traître, à présent qu’il lui faisait des cachotteries.
Elle s’assit sur le pied du lit et contempla la défunte d’un air affligé.
« C’est tout naturel. Nul ne saurait comprendre mieux que moi de quoi il retourne. Fais ce que tu dois.
— Je ne compte pas vous tuer, si c’est ce que vous voulez dire ! »
Elle émit un gloussement. « Non, l’Illuminateur m’a encore laissé du travail sur la planche. Ce qui vient de se passer le prouve. Il en est d’autres, beaucoup d’autres, qui ont eu un vague aperçu de ce que deviendra Tobin.
Illior est en train de choisir ceux qui la seconderont. Cela fait une éternité que je m’imaginais être la seule .. mais tout semble indiquer que je ne suis rien de plus que le messager. Ces autres-là, il faut les rassembler et les protéger avant que les Busards ne les attrapent tous.
— Mais comment ? »
Iya plongea les doigts dans l’aumônière de sa ceinture et lui lança un petit caillou ; il avait fini par perdre le compte de ces innombrables menus gages qu’elle distribuait à leurs collègues magiciens. « Tu as été plutôt en sécurité, ici, ces dernières années. Dorénavant, c’est ici que j’enverrai les autres. Comment te sens-tu ?
— Tout à fait comme avant. » Il fit rouler entre ses doigts le petit caillou.
« Enfin… , peut-être un brin plus effrayé. »
Elle se leva, vint le presser contre son cœur. « Moi aussi. »