De toute sa vie, il n’avait jamais vu son village de si haut, à une telle distance, et cela le stupéfia. C’était comme un objet qu’il aurait pu prendre dans sa main, et à titre d’expérience il replia les doigts sur la vue dans la brume de l’après-midi. La vieille femme, qui l’avait regardé escalader l’orme avec inquiétude, se trouvait encore en bas, lui criant de s’arrêter. Mais Edwin l’ignora, car il connaissait les arbres mieux que quiconque. Lorsque le guerrier lui avait ordonné de monter la garde, il avait choisi l’orme avec soin, sachant que, malgré son apparence maladive, il possédait une force subtile, et l’accueillerait. De plus, il procurait le meilleur point de vue du pont et de la route de montagne qui y menait, et il distinguait très bien les trois soldats parlant au cavalier. Ce dernier avait mis pied à terre et, retenant son cheval impatient par la bride, discutait âprement avec eux.
Il connaissait ses arbres – et cet orme ressemblait en tous points à Steffa. « Qu’on l’emporte pour le laisser pourrir dans la forêt. » C’était ce que disaient toujours les garçons plus âgés sur Steffa. « N’est-ce pas ce qui arrive aux vieillards infirmes incapables de travailler ? » Mais Edwin avait vu Steffa pour ce qu’il était : un vieux guerrier, doté d’une force secrète, avec une intelligence supérieure à celle des anciens. Dans le village, seul Steffa avait connu autrefois les champs de bataille – où il avait laissé ses jambes – et il avait donc été capable à son tour de reconnaître Edwin pour ce qu’il était. Il y avait d’autres garçons plus forts, qui s’amusaient à plaquer Edwin sur le sol pour le frapper. Mais c’était Edwin, et pas eux, qui possédait une âme de guerrier.
« Je t’ai observé, petit, lui avait dit un jour le vieux Steffa. Sous une tempête de poings, tes yeux toujours calmes, comme si tu mémorisais chaque coup. Des yeux que j’ai vus seulement chez les meilleurs guerriers, impavides sous le feu des combats. Un jour tu seras craint. »
Ce moment était arrivé. Cela devenait réel, ainsi que Steffa l’avait prédit.
Une forte brise fit osciller l’arbre, Edwin s’agrippa à une autre branche, et tenta à nouveau de se remémorer les événements de la matinée. Le visage de sa tante s’était déformé au point d’être méconnaissable. Elle lui avait hurlé une malédiction, mais Ivor ne l’avait pas laissée terminer, l’écartant du seuil de la grange, empêchant ainsi Edwin de la voir. Sa tante avait toujours été bonne pour lui, mais si elle avait envie de le maudire aujourd’hui, Edwin s’en moquait. Peu de temps auparavant elle avait essayé d’obliger le garçon à l’appeler « mère », mais il ne l’avait jamais fait. Car il savait que sa vraie mère était en voyage. Sa vraie mère n’aurait pas hurlé après lui de la sorte, et Ivor n’aurait pas eu besoin de l’emmener de force. Ce matin, dans la grange, il avait entendu la voix de sa vraie mère.
Ivor l’avait poussé à l’intérieur, dans l’obscurité, et la porte s’était refermée, faisant disparaître le visage contorsionné de sa tante, et tous ces autres visages. Au début, la charrette lui était apparue seulement comme une forme noire menaçante au milieu de la grange. Peu à peu, il avait distingué ses contours, et lorsqu’il avait tendu la main pour la toucher, le bois était humide, pourrissant. Dehors, les voix criaient de nouveau, ensuite il y avait eu des craquements. Ils avaient commencé de manière sporadique, puis plusieurs avaient retenti en même temps, accompagnés d’une explosion d’éclats de bois, après quoi la grange avait paru un peu moins sombre.
Il savait que c’étaient des pierres qui heurtaient les murs branlants, mais il les ignora pour se concentrer sur la charrette. Quand avait-elle été utilisée pour la dernière fois ? Pourquoi était-elle posée de travers ? Si elle ne servait plus maintenant, pourquoi la garder dans la grange ?
Ce fut alors qu’il entendit sa voix : difficile à distinguer au début, compte tenu du vacarme dehors et du bruit des pierres, mais elle avait gagné peu à peu en clarté. « Ce n’est rien, Edwin, disait-elle. Rien du tout. Tu peux le supporter très aisément.
– Les anciens ne parviendront peut-être pas à les retenir éternellement, avait-il répondu dans le noir, mais tout bas, effleurant le côté de la charrette.
– Ce n’est rien, Edwin. Rien du tout.
– Les pierres peuvent briser ces frêles parois.
– Ne t’inquiète pas, Edwin. Tu n’en savais rien ? Ces pierres sont sous ton contrôle. Regarde, qu’y a-t-il devant toi ?
– Une vieille charrette cassée.
– Eh bien, voilà. Tourne encore et encore autour de la charrette, Edwin, parce que tu es le mulet enchaîné à la grande roue. Tourne et tourne, Edwin. La grande roue ne peut tourner que si tu la tournes, et seulement si tu la tournes, elle peut empêcher les pierres de continuer sur leur lancée. Tourne et tourne autour de la charrette, Edwin. Tourne et tourne et tourne autour de la charrette.
– Pourquoi dois-je tourner la roue, mère ? » Tandis qu’il parlait, ses pieds avaient commencé à décrire un cercle autour de la charrette.
« Parce que tu es le mulet, Edwin. Tourne et tourne. Ces craquements perçants que tu entends. Ils ne peuvent pas continuer sauf si tu tournes la roue. Tourne-la, Edwin, encore et encore. Tourne autour de la charrette. »
Il avait donc exécuté ses ordres, gardant les mains posées sur les bords supérieurs des planches de la charrette, passant une main sur l’autre pour maintenir son élan. Combien de fois avait-il décrit ce cercle ? Cent ? Deux cents ? Il voyait, dans un angle, un mystérieux monticule de terre ; dans un autre, à l’endroit ou un mince rayon de soleil tombait sur le sol, un corbeau mort couché sur le côté, les plumes encore intactes. Dans la semi-obscurité, ces deux visions – le monticule de terre et le corbeau – étaient réapparues encore et encore. Une fois il avait dit à voix haute : « Ma tante m’a vraiment maudit ? », mais aucune réponse n’était venue, et il s’était demandé si sa mère était partie. Mais sa voix avait résonné à nouveau, déclarant : « Fais ton devoir, Edwin. Tu es le mulet. Ne t’arrête pas tout de suite. Tu contrôles tout. Si tu t’interromps, les bruits cesseront aussi. Alors pourquoi les redouter ? »
Quelquefois il faisait trois ou quatre tours autour de la charrette sans entendre un seul grincement perçant. Mais ensuite, comme par compensation, plusieurs craquements survenaient d’un coup, et au-dehors les cris montaient encore.
« Où es-tu, mère ? avait-il questionné une fois. Tu es toujours en voyage ? »
Aucune réponse n’était venue, mais plusieurs tours après, elle avait dit : « Je t’ai donné de nombreux frères et sœurs, Edwin. Mais tu es seul. Alors trouve la force pour moi. Tu as douze ans, tu es presque adulte à présent. À toi tout seul, tu représentes quatre, cinq fils puissants. Trouve la force de venir me sauver. »
Une nouvelle brise secoua l’orme, et Edwin se demanda si la grange où il avait été enfermé était celle où les gens s’étaient cachés le jour de l’irruption des loups dans le village. Le vieux Steffa lui avait raconté l’histoire assez souvent.
« Tu étais très jeune alors, petit, peut-être trop pour t’en souvenir. Des loups en plein jour, ils étaient trois, pénétrant calmement dans le village. » Puis la voix de Steffa s’emplissait de mépris. « Et le village s’est caché, terrifié. Certains hommes, c’est vrai, se trouvaient dans les champs. Mais il y avait encore beaucoup de monde ici. Ils se sont cachés dans la grange de battage. Pas seulement les femmes et, les enfants, mais aussi les hommes. Les loups avaient des yeux étranges, disaient-ils. Mieux valait ne pas les défier. Les loups ont donc pris tout ce qu’ils voulaient. Ils ont massacré les poules. Dévoré les chèvres avec délice. Pendant ce temps, les villageois se cachaient. Certains dans leurs maisons. La plupart dans la grange de battage. Et moi, l’infirme, ils m’ont abandonné sur place, assis dans la brouette avec ces jambes brisées qui dépassaient, à côté du fossé devant la porte de dame Mindred. Les loups sont arrivés au trot. Venez me manger, je leur ai dit, je ne me cacherai pas dans une grange à cause d’un loup. Mais ils ne se sont pas intéressés à moi et je les ai regardés passer, frôlant ces pieds inutiles de leur fourrure. Ils ont pris tout ce qu’ils voulaient, et bien après leur départ, ces courageux ont enfin rampé hors de leur trou. Trois loups en plein jour, et pas un homme capable ici de leur tenir tête. »
Il avait pensé à l’histoire de Steffa en tournant autour de la charrette. « Tu es encore en voyage, mère ? » avait-il demandé de nouveau, et cette fois encore, il n’avait reçu aucune réponse. La lassitude gagnait ses jambes, et il était dégoûté par la vue du monticule de terre et du corbeau mort, lorsqu’elle avait enfin répondu :
« Ça suffit, Edwin. Tu as travaillé dur. Maintenant appelle ton guerrier si tu veux. Arrête ça. »
Edwin avait entendu ces mots avec soulagement, mais avait continué de tourner autour de la charrette. Faire venir Wistan, savait-il, exigeait un immense effort. Comme la nuit dernière, il devrait souhaiter sa présence au plus profond de son être pour le voir arriver.
Mais il avait réussi à puiser cette énergie, et quand il fut certain que le guerrier était en route, Edwin ralentit sa cadence – même les mulets ralentissaient le pas en fin de journée – et il remarqua avec satisfaction que les craquements s’espaçaient. Après un long moment de silence, il s’arrêta enfin, et, s’appuyant contre le côté de la charrette, il reprit son souffle. Puis la porte de la grange s’ouvrit et le guerrier apparut, illuminé par le soleil.
Wistan était entré en laissant la porte grande ouverte derrière lui comme pour montrer son mépris à l’égard des forces hostiles qui s’étaient rassemblées au-dehors. Un large rectangle de soleil s’était alors engouffré dans la grange, et quand Edwin avait regardé autour de lui, la charrette, si écrasante dans l’obscurité, avait paru délabrée à un point pathétique. Wistan l’avait-il appelé « jeune camarade » d’emblée ? Edwin n’en était pas sûr, mais il revit le guerrier l’entraînant dans cette flaque de lumière, soulevant sa chemise pour examiner sa plaie. Wistan s’était alors redressé, avait lancé un coup d’œil prudent par-dessus son épaule, et dit à voix basse :
« Alors, mon jeune ami, as-tu tenu ta promesse d’hier soir ? À propos de cette blessure ?
– Oui monsieur. J’ai fait exactement ce que vous avez demandé.
– Tu ne l’as dit à personne, pas même à ta brave tante ?
– À personne, monsieur. Bien qu’ils soient persuadés que c’est une morsure d’ogre et me haïssent pour cela.
– Qu’ils continuent de le croire, jeune camarade. Ce sera dix fois pire s’ils apprennent la vérité sur la façon dont elle t’a été infligée.
– Et mes deux oncles qui sont venus avec vous, monsieur ? Ne savent-ils pas la vérité ?
– Tes oncles, malgré le courage dont ils ont fait preuve, étaient trop malades pour entrer dans le camp. C’est donc à nous deux seuls de garder le secret, et une fois que la plaie sera cicatrisée, il sera inutile que quiconque se pose des questions à son sujet. Garde-la aussi propre que possible, ne la gratte jamais, ni la nuit ni le jour. Tu comprends ?
– Je comprends, monsieur. »
Plus tôt, alors qu’ils gravissaient la pente, Edwin, s’arrêtant pour attendre le vieux couple de Bretons, avait tenté de se rappeler les circonstances de la blessure. À ce moment-là, alors qu’il tirait sur les rênes de la jument de Wistan au milieu des bruyères desséchées, aucune image distincte n’était apparue dans son esprit. Mais à présent qu’il était perché dans les branches de l’orme, surveillant les minuscules silhouettes sur la passerelle, le souvenir de l’air froid, humide, obscur, resurgit dans son esprit ; l’odeur puissante de la peau d’ours recouvrant la petite cage en bois. La sensation des minuscules scarabées tombant sur sa tête lorsqu’on secouait la cage. Il se rappela avoir rectifié sa position et agrippé le grillage branlant pour éviter d’être ballotté quand la cage traînait sur le sol. Ensuite tout était redevenu immobile, et il avait attendu que la peau d’ours soit retirée, que l’air froid l’enveloppe, pour entrevoir la nuit à la lueur du feu. Cela s’était produit à deux reprises cette nuit-là, et la répétition avait atténué l’acuité de sa peur. Il se souvint encore d’autre chose : de la puanteur des ogres, et de la petite créature méchante se jetant contre les barreaux branlants de la cage, l’obligeant à reculer le plus loin possible.
La créature se déplaçait si vite qu’il avait été difficile de la voir distinctement. Il avait eu l’impression que l’animal avait la taille et la forme d’un jeune coq, mais sans bec ni plumes. Il attaquait avec ses dents et ses griffes, poussant un cri strident, continu. Edwin était sûr que les barreaux en bois résisteraient aux crocs et aux griffes, mais de temps à autre, la queue de la petite créature frappait la cage par accident et tout paraissait soudain plus vulnérable. Heureusement, l’animal – encore très jeune, supposa Edwin – n’était pas conscient de la puissance de sa queue.
Sur le moment les attaques parurent interminables, mais Edwin supposa qu’en fait elles n’avaient pas duré très longtemps avant que la bête eût été éloignée de la cage avec sa laisse. La peau d’ours était alors retombée sur lui, tout était redevenu noir, et il avait dû se cramponner aux barreaux pendant que la cage était traînée jusqu’à un autre endroit.
Combien de fois avait-il dû endurer cette séquence ? Deux ou trois fois seulement ? Ou bien jusqu’à dix, douze fois ? Peut-être s’était-il endormi après la première fois, même dans ces conditions, et avait-il rêvé le reste des attaques.
La dernière fois, la peau d’ours était restée en place pendant une longue période. Il avait attendu, écoutant les cris rauques de la créature, parfois lointains, ou beaucoup plus proches, et les bougonnements émis par les ogres quand ils se parlaient, et il avait compris que quelque chose de différent allait se produire. Pendant ces terribles moments d’anticipation, il avait demandé à être sauvé. Il avait présenté cette requête du plus profond de son être, presque comme s’il formulait une prière, et dès qu’elle s’était précisée dans son esprit, il avait été sûr qu’elle serait acceptée.
À cet instant précis la cage avait commencé à trembler, et Edwin s’était rendu compte que toute la section antérieure, avec sa grille protectrice, était tirée sur le côté. Alors même qu’il reculait à cette perspective, la peau d’ours disparut et la créature féroce se jeta sur lui. Dans sa position assise, il eut le réflexe de lever les pieds pour la repousser, mais elle était agile, et Edwin se mit à la frapper avec ses poings et ses bras. Quand il pensa que l’animal l’avait emporté sur lui, il ferma les yeux un instant, mais les rouvrit aussitôt pour voir son adversaire battre l’air de ses griffes pendant que la laisse le tirait en arrière. Ce fut l’une des rares fois où il eut le droit d’entrevoir l’animal, et il constata que sa première impression n’avait pas été inexacte : la créature ressemblait à un poulet plumé, mais avec une tête de serpent. Elle se jeta à nouveau sur lui, et Edwin s’employa une fois encore à la combattre du mieux qu’il pouvait. Tout à coup, la paroi de la cage fut remise en place, et la peau d’ours le replongea dans la nuit. Ensuite, recroquevillé dans la petite cage, il avait senti un picotement sur le flanc gauche, juste au-dessous des côtes, et une moiteur gluante à cet endroit.
Edwin cala son pied dans l’orme, et baissant la main droite, effleura sa plaie. La douleur s’était atténuée. Pendant la montée du versant de la colline, le tissu grossier de sa chemise l’avait parfois fait grimacer, mais lorsqu’il était immobile, comme en ce moment, il ne sentait presque rien. Même ce matin dans la grange, lorsque le guerrier l’avait examinée sur le seuil, la blessure avait paru n’être qu’une grappe de piqûres minuscules. Elle était superficielle – moins grave que toutes celles qu’il avait déjà subies. Et parce que les gens croyaient qu’il s’agissait d’une morsure d’ogre, tout le village s’était déchaîné. S’il avait affronté la créature avec plus de détermination encore, il aurait peut-être pu éviter d’être blessé.
Mais il savait qu’il n’avait pas à rougir de la façon dont il avait surmonté son épreuve. Il n’avait pas hurlé de terreur, ni imploré la grâce des ogres. Après les premiers coups portés par la petite créature – qui l’avaient pris par surprise –, Edwin l’avait affrontée la tête haute. Il avait eu la présence d’esprit de se rendre compte qu’il s’agissait d’un bébé et qu’on pouvait sans doute l’effrayer, comme un chien rebelle. Il avait donc gardé les yeux ouverts et tenté de l’impressionner. Sa vraie mère, savait-il, aurait été très fière de lui pour cela. En fait, à présent qu’il y réfléchissait, le venin avait été lâché lors des premières incursions de la créature, mais c’était lui qui avait progressivement pris le contrôle du combat. Il revit encore la créature battant l’air de ses griffes, et il en conclut que, saisie de panique à cause de la laisse qui l’étranglait, elle n’avait pas fait preuve de beaucoup d’ardeur à poursuivre la lutte. Sans doute les ogres avaient-ils considéré qu’Edwin était le vainqueur de la rencontre, ce qui expliquait pourquoi ils avaient mis fin à leurs agissements.
« Je t’ai observé, petit, avait dit le vieux Steffa. Tu as quelque chose de rare. Un jour tu trouveras quelqu’un pour t’enseigner les talents qui correspondent à ton âme de guerrier. Ensuite tu seras vraiment craint. Tu ne seras pas homme à te cacher dans une grange pendant que des loups se promènent librement dans le village. »
Maintenant c’était sur le point de se réaliser. Le guerrier l’avait choisi, et ils devaient accomplir une mission ensemble. Mais quelle serait leur tâche ? Wistan ne l’avait pas précisé, disant seulement que son roi, dans les lointains marais, attendait en ce moment même d’en connaître le dénouement. Et pourquoi voyager avec ce vieux couple de Bretons qui avaient besoin de se reposer à chaque détour du chemin ?
Edwin les regarda en bas. L’air sérieux, ils discutaient avec le guerrier. La vieille femme avait renoncé à le persuader de redescendre, et tous les trois, postés derrière deux pins géants, surveillaient à présent les soldats sur le pont. De son poste d’observation, Edwin vit que le cavalier était remonté en selle et gesticulait. Puis les trois soldats semblèrent s’écarter, le cavalier fit tourner son cheval et s’éloigna de la passerelle au galop, en direction de la vallée.
Edwin s’était demandé pourquoi le guerrier s’était montré si réticent à prendre la route de montagne habituelle, insistant pour emprunter le raccourci en pente raide ; il était clair à présent qu’il avait souhaité éviter des cavaliers comme celui qu’ils venaient de voir. Mais comment poursuivre leur voyage sans rejoindre la route et franchir le pont sur la cascade ? Or les soldats étaient toujours là. Wistan avait-il pu voir, de l’endroit où il se trouvait, que le cavalier était parti ? Edwin voulut l’alerter sur ce fait nouveau, mais il sentit qu’il ne devait pas crier du haut de l’arbre, au cas où le son parviendrait aux soldats. Il lui faudrait quitter son perchoir pour en informer Wistan. Lorsqu’il y avait eu quatre adversaires potentiels, peut-être le guerrier avait-il hésité à les affronter, mais maintenant qu’il n’en restait plus que trois sur le pont, il jugerait que les chances étaient de son côté. Si Edwin et Wistan avaient été seuls, ils auraient à coup sûr bravé les soldats depuis longtemps, mais la présence du vieux couple avait incité le guerrier à la prudence. Il les avait sans doute amenés pour une bonne raison, et jusqu’à présent ils avaient traité Edwin avec gentillesse, mais c’étaient quand même des compagnons de voyage frustrants.
Il se souvint à nouveau des traits déformés de sa tante. Elle avait commencé à lui hurler une malédiction, mais rien de tout cela ne comptait aujourd’hui. Car il était avec le guerrier désormais, il voyageait, comme sa vraie mère. Qui oserait dire qu’ils n’auraient pas l’occasion de la croiser ? Elle serait fière de le voir se dresser là, aux côtés du guerrier. Et les hommes autour d’elle trembleraient.