Il n’avait jamais eu l’intention de tromper le guerrier. C’était comme si la tromperie même s’était déployée en silence sur les champs pour les envelopper tous les deux.
La hutte du tonnelier semblait construite dans un profond fossé, son toit de chaume si proche de la terre qu’Edwin, baissant la tête pour passer dessous, eut l’impression de descendre dans un trou. Il s’était donc préparé à l’obscurité, mais la chaleur étouffante – et l’épaisse fumée de feu de bois – le prit au dépourvu, et il annonça son arrivée par une quinte de toux.
« Je suis heureux de te voir sain et sauf, jeune camarade. »
La voix de Wistan retentit dans le noir, derrière le feu qui couvait, puis Edwin distingua la forme du guerrier sur un lit de tourbe.
« Êtes-vous grièvement blessé, guerrier ? »
Lorsque Wistan s’assit, apparaissant avec lenteur dans le rougeoiement des braises, Edwin vit que son visage, son cou et ses épaules étaient couverts de sueur. Pourtant les mains qui se tendirent vers le feu tremblaient comme s’il avait froid.
« Les blessures sont insignifiantes. Mais elles ont provoqué cette fièvre. C’était pire avant, et j’ai peu de souvenirs de ma venue ici. Les bons moines disent qu’ils m’ont attaché sur le dos de la jument, et j’imagine que j’ai marmonné tout le temps comme lorsque je jouais au demeuré à la mâchoire molle dans la forêt. Et toi, camarade ? Tu n’es pas blessé, je crois, à part la plaie que tu avais déjà.
– Je vais parfaitement bien, guerrier, mais j’ai honte devant vous. Je suis un bien piètre camarade, endormi pendant que vous combattiez. Maudissez-moi et bannissez-moi de votre vue, car c’est tout ce que je mérite.
– Pas si vite, maître Edwin. Si tu m’as déçu l’autre nuit, je vais bientôt te donner le moyen de te racheter. »
Le guerrier ramena avec précaution ses deux pieds sur le sol en terre battue, tendit la main et jeta une bûche dans les flammes. Edwin vit alors que son bras gauche était étroitement bandé avec de la toile à sac, et qu’une meurtrissure recouvrait un côté de son visage y compris l’œil, en partie fermé.
« C’est vrai, reprit Wistan, quand j’ai regardé la première fois du haut de la tour en feu, voyant que la charrette préparée avec tant de soin n’était pas là, j’ai eu envie de te maudire. Une longue chute sur le sol de pierre et la fumée brûlante qui m’enveloppait déjà. Écoutant l’agonie de mes ennemis, je me suis demandé, dois-je les rejoindre pour me réduire en cendres avec eux ? Ne vaut-il pas mieux m’écraser seul sous le ciel nocturne ? Mais avant que j’aie trouvé la réponse, la charrette est arrivée après tout, tirée par ma propre jument, un moine tenant sa bride. Je n’ai pas pris la peine de demander si ce moine était un ami ou un ennemi, mais j’ai sauté du haut de cette cheminée, et notre travail de la soirée avait été très bien fait, camarade, car j’ai plongé dans le foin comme si c’était de l’eau, et aucun outil ne m’a transpercé. Je me suis réveillé sur une table, entouré de gentils moines fidèles au père Jonus qui prenaient soin de moi comme si j’avais été leur souper. La fièvre avait dû déjà s’emparer de moi, causée par ces blessures ou par la chaleur intense, car ils disent qu’ils ont dû étouffer mes divagations quand ils m’ont descendu ici à l’abri du danger. Mais si les dieux nous sont propices, la fièvre va bientôt se dissiper et nous partirons pour achever notre mission.
– Guerrier, je suis encore saisi de honte. Même après m’être réveillé et avoir vu les soldats devant la tour, je me suis laissé posséder par un lutin, et j’ai fui le monastère derrière ces vieux Bretons. Je vous supplie de me maudire maintenant ou de me battre, mais je vous ai entendu dire qu’il existait un moyen de racheter l’indignité de la nuit dernière. Dites-moi comment, guerrier, et je me jetterai avec impatience sur la tâche que vous m’aurez attribuée. »
Alors qu’il prononçait ces paroles, la voix de sa mère l’avait appelé, résonnant à travers la petite hutte, de telle sorte qu’Edwin n’était pas sûr d’avoir prononcé ces mots à voix haute. Il avait dû le faire, car il entendit Wistan dire :
« Tu t’imagines que je t’ai choisi seulement pour ton courage, jeune camarade ? Tu as effectivement une remarquable énergie, et si nous survivons à cette mission, je t’enseignerai les talents qui feront de toi un vrai guerrier. Pour l’instant tu es dégrossi, mais pas encore aiguisé. Je t’ai choisi entre tous, maître Edwin, parce que j’ai vu que tu avais le don de chasseur correspondant à ton esprit de guerrier. Il est vraiment rare de posséder les deux.
– Comment est-ce possible, guerrier ? Je ne connais rien à la chasse.
– Un louveteau à la mamelle est capable de sentir l’odeur d’une proie dans la nature. Je pense que c’est un don inné. Une fois que je serai débarrassé de cette fièvre, nous irons plus loin dans ces collines et je parie que tu entendras le ciel te chuchoter quel chemin il faut suivre jusqu’au moment où nous serons devant l’entrée de la tanière de la dragonne.
– Guerrier, je crains que vous n’égariez votre confiance là où elle n’a pas lieu de se réfugier. Aucun de mes proches ne s’est jamais vanté de ce genre de talents, et personne ne m’a soupçonné de les avoir. Steffa lui-même, qui a perçu mon âme de guerrier, n’en a jamais fait mention.
– Alors permets-moi d’être le seul à y croire, jeune camarade. Je ne dirai jamais que tu t’en es vanté. Dès que ma fièvre sera tombée, nous partirons en direction de ces collines à l’est, où se trouve la tanière de Querig, d’après ce qu’on raconte, et à chaque bifurcation je t’emboîterai le pas. »
Ce fut alors que commença l’imposture. Il ne l’avait jamais prévue, et ne l’avait pas non plus accueillie avec satisfaction lorsque, tel un lutin surgissant d’un coin obscur, elle s’était imposée en leur présence. Sa mère avait continué de l’appeler. « Trouve la force pour moi, Edwin. Tu es presque adulte. Trouve la force et viens me sauver. » Et ce fut le désir de l’apaiser autant que l’impatience de se racheter aux yeux du guerrier qui lui avait fait dire :
« C’est curieux, guerrier. Maintenant que vous en parlez, je ressens déjà l’attraction de la dragonne. Plus un goût qu’une odeur dans le vent. Nous devrions partir sans délai, car qui sait combien de temps je vais le sentir. »
Au moment où il prononçait ces mots, les scènes défilaient rapidement dans son esprit : il pénétrerait dans leur camp, les surprenant alors qu’ils étaient assis en demi-cercle sans rien dire, regardant sa mère essayer de se libérer. Ce seraient des hommes adultes à présent ; sans doute barbus, avec un gros ventre, non plus les jeunes gens élancés venus en titubant dans le village ce jour-là. Des hommes trapus, grossiers, et lorsqu’ils attraperaient leur hache, ils verraient le guerrier derrière Edwin et la peur se lirait dans leurs yeux.
Mais comment pouvait-il tromper le guerrier – son professeur et l’homme qu’il admirait plus que tous les autres ? Wistan hochait la tête d’un air satisfait, disant : « Je l’ai su dès que je t’ai vu, maître Edwin. Même quand je t’ai délivré des ogres près de la rivière. » Il entrerait dans leur camp. Il libérerait sa mère. Les hommes trapus seraient tués, ou peut-être autorisés à s’enfuir dans le brouillard de la montagne. Et ensuite ? Edwin devrait expliquer pourquoi, alors qu’ils se hâtaient d’achever une mission urgente, il avait choisi de tromper le guerrier.
En partie pour se distraire de pareilles pensées – car il sentait à présent qu’il était trop tard pour revenir en arrière – il dit : « Guerrier, voici une question que j’ai à vous poser. Mais vous pourriez la juger impertinente. »
La forme de Wistan s’estompa dans l’obscurité, tandis qu’il s’allongeait de nouveau sur le lit. Edwin ne voyait plus de lui qu’un genou nu qui se balançait lentement de droite à gauche.
– Je me demandais, guerrier. Y a-t-il entre vous et le seigneur Brennus une querelle particulière qui vous a forcé à rester et à combattre ses soldats quand nous aurions pu nous enfuir du monastère et gagner une demi-journée qui nous aurait rapprochés de Querig ? Ce doit être une raison magistrale qui vous a poussé à négliger même votre mission. »
Le silence qui suivit fut si long qu’Edwin crut que le guerrier s’était évanoui dans l’air suffocant. Mais le genou continuait de bouger un peu, et quand la voix résonna enfin dans le noir, le léger tremblement de la fièvre parut s’être dissipé.
« Je n’ai pas d’excuse, jeune camarade. Je ne peux qu’avouer ma sottise, et cela après la recommandation du bon père de ne pas oublier mon devoir ! Tu vois combien la détermination de ton maître est faible. Mais je suis un guerrier avant tout le reste, et fuir une bataille que je me sais capable de gagner n’est pas chose facile ! Tu as raison, nous pourrions être en ce moment même devant la tanière de la dragonne, l’appelant pour qu’elle vienne nous accueillir. Mais il s’agissait de Brennus, j’avais même l’espoir qu’il vienne en personne, et il était au-dessus de mes forces de ne pas rester pour l’accueillir.
– J’ai donc raison, guerrier. Il y a une querelle entre vous et le seigneur Brennus.
– Aucune querelle digne de ce nom. Nous nous sommes connus enfants, à l’âge que tu as aujourd’hui. C’était dans un pays plus à l’ouest, dans une forteresse bien gardée, où une vingtaine de garçons s’entraînaient du matin jusqu’au soir à devenir des guerriers dans les rangs des Bretons. J’ai fini par éprouver une affection réelle pour mes compagnons de cette époque, car c’étaient des garçons magnifiques et nous étions comme des frères. Tous sauf Brennus, c’est-à-dire, car étant le fils du seigneur, il détestait se mélanger avec nous. Pourtant il s’entraînait souvent avec nous, et bien que ses talents aient été faibles, chaque fois que l’un de nous l’affrontait avec une épée en bois, ou pour lutter dans la fosse de sable, nous devions le laisser gagner. Rien de moins qu’une glorieuse victoire devait revenir au fils du seigneur, sinon nous étions tous punis. Tu imagines ça, jeune camarade ? Être ces jeunes garçons fiers, et laisser un adversaire aussi inférieur paraître nous écraser jour après jour ? Pire, Brennus adorait accabler ses adversaires d’humiliations alors même que nous feignions la défaite. Cela lui plaisait de se tenir sur notre nuque, ou de nous lancer des coups de pied quand nous étions allongés sur le sol pour lui plaire. Imagine ce que nous ressentions, camarade !
– Je vois très bien, guerrier.
– Mais aujourd’hui j’ai des raisons d’être reconnaissant envers le seigneur Brennus, car il m’a sauvé d’un sort pitoyable. Je t’ai déjà raconté, maître Edwin, que j’avais commencé à aimer mes compagnons comme mes propres frères dans cette forteresse, alors que j’étais saxon et eux, bretons.
– Mais qu’y a-t-il de si honteux, guerrier, si vous avez été élevé à leurs côtés, affrontant ensemble des tâches ardues ?
– Bien sûr que c’est honteux, mon garçon. Je ressens de la honte même aujourd’hui en me souvenant de l’affection que j’avais pour eux. Mais c’est Brennus qui m’a montré mon erreur. Peut-être parce que, même alors, mes talents se distinguaient, il était ravi de me choisir comme son adversaire, et me réservait ses pires humiliations. Il n’a pas tardé à remarquer que j’étais un garçon saxon, et avant longtemps, il a monté contre moi chacun de mes compagnons. Même ceux qui avaient été les plus proches se sont ligués contre moi, crachant dans ma nourriture, ou dissimulant mes vêtements alors que nous courions à l’entraînement un matin d’hiver rigoureux, craignant la fureur de nos professeurs. Brennus m’a enseigné une grande leçon alors, et quand j’ai compris à quel point je me couvrais de honte en aimant des Bretons comme des frères, j’ai pris la décision de quitter cette forteresse, même si je n’avais ni ami ni parent en dehors de ces murs. »
Wistan cessa un instant de parler, respirant avec difficulté de l’autre côté du feu.
« Avez-vous pris votre revanche avant de quitter cet endroit ?
– Juge à ma place si je l’ai fait, camarade, car je n’ai pas d’avis tranché sur la question. La coutume dans cette forteresse était d’accorder aux apprentis que nous étions une heure pour paresser ensemble après la journée d’entraînement. Nous faisions un feu dans la cour et, assis autour, nous bavardions et plaisantions comme le font les garçons. Bien sûr, Brennus ne se joignait jamais à nous, car il avait ses quartiers privilégiés, mais ce soir-là, pour une raison que j’ignore, je l’ai vu passer. Je me suis éloigné du groupe, sans que mes compagnons se doutent de quelque chose. Cette forteresse, comme n’importe quelle autre, avait de nombreux passages secrets, que je connaissais tous, et je me glissai dans un angle non surveillé où les remparts projetaient des ombres noires sur le sol. Brennus s’approcha en flânant, seul, et lorsque je sortis de l’obscurité il s’arrêta et me regarda avec terreur. Car il vit tout de suite que ce n’était pas une rencontre fortuite et, en outre, que ses pouvoirs habituels étaient suspendus. C’était curieux, maître Edwin, de voir ce seigneur fanfaron changé en un clin d’œil en un petit enfant sur le point de pisser de peur devant moi. Je mourais d’envie de lui dire : “Mon bon monsieur, je vois votre épée sur votre hanche. Sachant avec quelle habileté supérieure vous la maniez, vous ne craindrez pas de croiser le fer avec moi.” Mais je n’ai rien dit de tel, car si je l’avais blessé dans ce coin obscur, c’en était fini de mes rêves d’une vie hors de ces murs. Je ne dis rien, mais je restai devant lui en silence, laissant le moment se prolonger entre nous, car je souhaitais qu’il ne soit jamais oublié. Il s’est recroquevillé sur lui-même, il aurait appelé à l’aide si un reste d’orgueil ne lui avait rappelé que son humiliation en serait perpétuée à jamais, et nous n’avons échangé aucune parole. Puis je l’ai laissé là et tu vois donc, maître Edwin, qu’il ne s’était rien passé entre nous, mais que tout avait été dit. J’ai su alors que je devais partir le soir même, et comme ce n’était plus le temps de guerre, la surveillance n’était pas stricte, je me suis glissé sans bruit devant les gardes, sans dire adieu, et je me suis retrouvé sous le clair de lune, mes chers compagnons derrière moi, ma propre famille assassinée depuis longtemps, avec seulement mon courage et mes talents tout neufs pour m’accompagner dans mon voyage.
– Guerrier, Brennus vous poursuit-il encore aujourd’hui parce qu’il craint votre vengeance depuis cette époque ?
– Qui sait ce que les démons chuchotent dans l’oreille de cet imbécile ? Un grand seigneur aujourd’hui, dans ce pays et celui d’à côté, pourtant il vit dans la terreur de tout voyageur saxon de l’est qui passe par ses terres. A-t-il entretenu sa peur de cette nuit-là au point qu’elle lui ronge aujourd’hui le ventre comme un ver géant ? Ou bien est-ce le souffle de la dragonne qui lui fait oublier la cause de la peur que je lui inspirais autrefois, et cette terreur sans nom n’en est-elle que plus monstrueuse ? L’année dernière à peine, un guerrier saxon des marais, que je connaissais bien, a été tué alors qu’il traversait paisiblement ce pays. Mais je reste redevable au seigneur Brennus pour la leçon qu’il m’a enseignée, car sans cela je pourrais aujourd’hui encore compter les Bretons comme mes frères d’armes. Qu’est-ce qui te trouble, jeune camarade ? Tu te balances d’un pied sur l’autre comme si ma fièvre te possédait toi aussi. »
Il avait donc échoué à dissimuler son agitation, mais Wistan ne pouvait sûrement pas suspecter sa tromperie. Était-il possible que le guerrier entendît la voix de sa mère ? Elle n’avait cessé de l’appeler pendant que le guerrier parlait. « Ne vas-tu pas trouver la force pour moi, Edwin ? Es-tu trop jeune après tout ? Viendras-tu vers moi, Edwin ? Ne m’as-tu pas promis de le faire ce jour-là ? »
« Je suis désolé, guerrier. C’est mon instinct de chasseur qui me rend impatient, car je crains de perdre l’odeur, et le soleil du matin se lève déjà dehors.
– Nous partirons dès que je serai capable de grimper sur le dos de cette jument. Mais laisse-moi encore un peu de temps, camarade, car comment pourrions-nous affronter un adversaire comme cette dragonne si je suis trop fiévreux pour soulever une épée ? »