LA PREMIÈRE RÊVERIE DE GAUVAIN

Ces veuves noires. Dans quel but Dieu les a-t-Il placées sur ce chemin de montagne ? Désire-t-Il éprouver mon humilité ? Ne Lui suffit-il pas de m’avoir vu sauver ce bon couple et le garçon blessé, tuer un chien démoniaque, dormir une heure à peine sur des feuilles imprégnées de rosée avant de me lever pour apprendre que mes tâches sont encore loin d’être accomplies, qu’Horace et moi devons nous remettre en route pour gravir une autre piste escarpée sous un ciel gris au lieu de chercher refuge dans un village plus bas ? Pourtant Il a mis ces veuves sur mon chemin, aucun doute là-dessus, et j’ai bien fait de m’adresser à elles avec courtoisie. Même lorsqu’elles se sont abaissées à des insultes stupides et ont jeté des mottes de terre sur l’arrière-train d’Horace – comme si, pris de panique, il allait se lancer dans un galop inconvenant ! –, je ne leur ai pas jeté un seul regard, parlant plutôt à l’oreille d’Horace, lui rappelant qu’il nous faut supporter ces épreuves, car celle qui nous attend sur ces sommets lointains où s’amassent des nuages d’orage est plus grande encore. D’ailleurs, ces femmes au visage buriné vêtues de chiffons qui claquent au vent ont été autrefois d’innocentes jeunes filles, dont certaines possédaient de la beauté et de la grâce, ou du moins la fraîcheur qui en tient souvent lieu aux yeux d’un homme. N’était-elle pas ainsi, celle dont je me souviens parfois quand se déploie devant moi une étendue de terre, déserte et solitaire, que je pourrais traverser par une lugubre journée d’automne ? Pas une beauté, mais une fille assez charmante pour moi. Je ne l’ai aperçue qu’une fois, quand j’étais jeune, et lui ai-je seulement parlé alors ? Pourtant elle revient quelquefois dans mon imagination, et je crois qu’elle est apparue dans mon sommeil, car je m’éveille souvent avec un mystérieux contentement même si mes rêves m’échappent.

Je goûtais encore le bonheur inspiré par un tel sentiment quand Horace m’a réveillé ce matin, piétinant le sol moelleux de la forêt où je m’étais allongé après les efforts de la nuit. Il sait très bien que je n’ai plus mon endurance d’antan, qu’après une pareille nuit il n’est pas facile pour moi de m’assoupir une petite heure avant de reprendre ma route. Pourtant, voyant le soleil déjà haut au-dessus du toit ombragé de la forêt, il n’a pas voulu me laisser dormir encore. Il a tapé du pied jusqu’à ce que je me lève, rageant contre ma cotte de mailles. Je maudis de plus en plus cette armure. M’a-t-elle sauvé de grand-chose ? Une petite blessure ou deux tout au plus. C’est l’épée, non l’armure, que je dois remercier de m’avoir si longtemps préservé. Je me suis levé et j’ai observé les feuilles autour de moi. Pourquoi y en a-t-il tant sur le sol, alors que l’été est à peine commencé ? Ces arbres sont-ils malades, alors même qu’ils nous abritent ? Un rayon de soleil filtrant sous l’épais feuillage est tombé sur les naseaux d’Horace, et je l’ai regardé secouer son nez d’un côté à l’autre, comme si ce rayon était une mouche envoyée pour le tourmenter. Lui non plus n’a pas passé une nuit agréable, écoutant les bruits de la forêt autour de lui, se demandant au-devant de quels dangers son chevalier était parti. Quoique mécontent d’avoir été réveillé si tôt, lorsque je suis allé vers lui, c’était pour tenir doucement son cou entre mes mains, et pour poser un bref instant ma tête contre sa crinière. Il a un maître dur, je le sais. Je le pousse à avancer quand je le sais fatigué, je le maudis quand il n’a rien fait de mal. Et tout ce métal est autant un fardeau pour lui que pour moi. Jusqu’où irons-nous encore ensemble ? Je l’ai tapoté gentiment, disant : « Nous allons bientôt trouver un village accueillant, et tu auras un meilleur petit déjeuner que celui que tu viens de prendre. »

J’ai parlé ainsi, croyant que le problème de maître Wistan était résolu. Mais nous arrivions au bas du chemin, encore dans les bois, quand nous avons croisé le moine débraillé, ses chaussures en loques, se hâtant en direction du camp du seigneur Brennus, et voilà qu’il nous apprend que maître Wistan s’est enfui du monastère, laissant derrière lui ses poursuivants morts, réduits pour la plupart à un tas d’os carbonisés. Quel homme ! Étrange que mon cœur se réjouisse à cette nouvelle, alors qu’elle m’impose à nouveau la lourde tâche que je croyais achevée. Horace et moi avons donc renoncé au foin, à la viande rôtie et à la bonne compagnie dont nous rêvions, et nous voici en train de gravir la pente. Heureusement, nous nous éloignons encore de ce maudit monastère. Au fond de mon cœur, il est vrai, je suis soulagé que maître Wistan n’ait pas péri dans les mains de ces moines et du misérable Brennus. Mais quel homme ! Le sang qu’il verse chaque jour ferait déborder la Severn ! Il était blessé, croyait le moine débraillé, mais qui peut s’attendre à ce qu’un guerrier tel que maître Wistan se couche et se laisse mourir ? J’ai été stupide de permettre au jeune Edwin de s’enfuir dans cette direction, et qui oserait parier qu’il ne l’a pas retrouvé ? Si stupide, mais j’étais fatigué alors, et d’ailleurs, je n’imaginais guère que maître Wistan pourrait en réchapper. Quel homme ! S’il avait vécu à notre époque, tout Saxon qu’il soit, il aurait gagné l’admiration d’Arthur. Même les meilleurs d’entre nous auraient redouté de l’affronter comme ennemi. Hier pourtant, quand je l’ai vu combattre le soldat de Brennus, j’ai cru remarquer une légère faiblesse sur son côté gauche. Ou bien était-ce une ruse habile ? Si je le vois encore se battre, je saurai à quoi m’en tenir. Un guerrier astucieux néanmoins, et il faudrait un chevalier d’Arthur pour s’en douter, mais je l’ai pensé, en observant le combat, je me suis dit, regarde bien, une petite faille du côté gauche. Qu’un adversaire rusé pourrait bien exploiter. Lequel d’entre nous ne l’aurait-il pas respecté ?

Mais pourquoi ces veuves noires croisent-elles notre chemin ? Notre journée n’est-elle pas assez chargée ? Notre patience n’est-elle pas suffisamment mise à l’épreuve ? Nous allons nous arrêter à la prochaine crête, ai-je dit à Horace dans la pente. Nous allons nous arrêter pour faire une pause bien que des nuages noirs s’accumulent, et que l’orage menace. S’il n’y a pas d’arbres je m’assiérai là, sur la bruyère râpeuse, et nous nous reposerons quand même. Mais quand la route s’est enfin aplanie, nous avons découvert de grands oiseaux perchés sur les rochers, et au lieu de s’envoler dans le ciel assombri, ils se sont levés comme un seul homme pour venir vers nous. J’ai vu alors que ce n’étaient pas des oiseaux, mais des vieilles femmes aux capes flottantes, se rassemblant sur le chemin.

Pourquoi choisir un lieu aussi désolé pour se réunir ? Pas un cairn, pas un puits sec pour le marquer. Pas un arbre frêle, pas un arbuste pour protéger le voyageur du soleil ou de la pluie. Juste ces rochers crayeux, enfoncés dans la terre de chaque côté de la route. Assurons-nous, ai-je dit à Horace, assurons-nous que mes vieux yeux ne me jouent pas un tour et que ce ne sont pas des bandits venus nous attaquer. Mais il n’a pas été nécessaire de dégainer l’épée – dont la lame est encore imprégnée de la bave puante de ce chien démoniaque, bien que je l’aie plantée dans le sol avant de m’endormir – car c’étaient bien des vieilles femmes, même si un bouclier ou deux auraient pu nous être fort utiles dans la circonstance. Ces dames, rappelons-nous que ce sont des dames, Horace, à présent que nous les avons enfin dépassées, car n’inspirent-elles pas la pitié ? Nous ne les qualifierons pas de harpies, même si leurs manières nous incitent à le faire. Souvenons-nous qu’autrefois, certaines possédaient grâce et beauté.

« Le voilà, a crié l’une d’elles, le chevalier imposteur ! » D’autres ont repris en chœur à mon approche, et nous aurions pu fendre leurs rangs au trot, mais je ne suis pas du genre à fuir l’adversité. J’ai donc arrêté Horace en plein milieu, fixant le prochain sommet comme pour scruter les nuages qui s’amoncelaient. Lorsque leurs haillons ont claqué autour de moi, et que j’ai perçu l’explosion de leurs cris, je les ai considérées du haut de ma selle. Étaient-elles une quinzaine ? Une vingtaine ? Des mains se sont tendues pour toucher les flancs d’Horace, et je lui ai parlé à l’oreille pour le calmer. Puis je me suis redressé et j’ai dit : « Mesdames, si nous devons parler, cessez ce bruit ! » Elles se sont alors tues, mais leurs regards étaient encore pleins de colère, et j’ai demandé : « Que voulez-vous de moi, mesdames ? Pourquoi m’assaillir de cette façon ? » Sur quoi une femme m’a interpellé : « Nous savons que vous êtes le stupide chevalier trop timide pour accomplir la tâche dont on l’a chargé. » Et une autre : « Si vous aviez fait, il y a longtemps, ce que Dieu vous a demandé, serions-nous en train d’errer en proie au chagrin ? » Une autre encore : « Il redoute son devoir ! Ça se voit sur son visage. Il redoute son devoir ! »

J’ai contenu ma colère et je leur ai demandé de s’expliquer. Après quoi, une femme un peu plus polie que le reste s’est avancée : « Pardonnez-nous, chevalier. Nous errons depuis des jours sous ces cieux et en vous voyant venir vers nous, fièrement monté sur votre cheval, nous devons à tout prix vous faire entendre nos lamentations.

– Madame, lui ai-je dit, je parais peut-être accablé par le poids des années. Mais je reste un chevalier du grand Arthur. Si vous me confiez vos problèmes, je vous aiderai avec joie si cela m’est possible. »

À ma consternation, les femmes – y compris la plus polie – ont toutes éclaté d’un rire sarcastique, puis une voix a dit : « Si vous aviez fait votre devoir il y a longtemps et tué la dragonne, nous ne serions pas en train d’errer en proie au désespoir. »

J’en fus ébranlé, et me suis écrié : « Qu’en savez-vous ? Que savez-vous de Querig ? », mais j’ai vu à temps la nécessité de me contenir. J’ai donc dit d’un ton posé : « Expliquez donc, mesdames, ce qui vous oblige à errer ainsi sur les routes ? » À quoi une voix éraillée derrière moi a répliqué : « Si vous me le demandez, chevalier, je vous le dirai avec plaisir. Quand le batelier m’a posé ses questions, mon bien-aimé était déjà dans la barque et me tendait la main pour m’aider à monter, mais je me suis aperçue que mes souvenirs les plus chers m’avaient été dérobés. Je l’ignorais alors, mais je le sais maintenant, c’est le souffle de Querig, la créature que vous auriez dû tuer depuis longtemps, qui me les avait volés.

– Comment pouvez-vous le savoir, madame ? » ai-je demandé, désormais incapable de cacher ma consternation. Comment est-il possible que ces vagabondes connaissent un secret aussi bien gardé ? Alors la plus polie a eu un curieux sourire et répondu : « Nous sommes veuves, chevalier. On ne peut plus nous cacher grand-chose. »

À cet instant, je sens Horace trembler, et je m’entends demander : « Qui êtes-vous donc, mesdames ? Êtes-vous vivantes ou mortes ? » À quoi les femmes éclatent une fois de plus d’un rire moqueur et Horace, mal à l’aise, remue un sabot. Je le tapote doucement en disant : « Pourquoi riez-vous, mesdames ? Était-ce une question si stupide ? » Et la voix rauque lance : « Voyez comme il est craintif ! Maintenant il nous craint autant que le dragon !

– Quelle absurdité, madame ! » dis-je en criant avec plus de force, mais Horace recule d’un pas contre mon gré, et je dois tirer sur sa bride pour l’immobiliser. « Je ne crains aucun dragon, et aussi féroce que soit Querig, j’ai affronté des démons beaucoup plus dangereux à mon époque. Si j’ai été lent à la tuer, c’est parce qu’elle se cache avec beaucoup de ruse dans ces hauts rochers. Vous me faites des reproches, madame, mais entendons-nous parler de Querig aujourd’hui ? Il fut un temps où elle n’hésitait pas à faire une razzia chaque mois dans un village ou deux, mais depuis la dernière fois que de pareils événements nous ont été rapportés, des garçons sont devenus des hommes. Elle sait que je suis tout près, et elle n’ose pas se montrer en dehors de ces collines. »

Pendant que je parlais, une femme a ouvert sa cape en loques et une motte de boue a heurté le cou d’Horace. Intolérable, ai-je dit à Horace, nous devons poursuivre notre chemin. Que peuvent savoir ces vieilles biques de notre mission ? Je l’ai encouragé à avancer mais il était étrangement figé, et j’ai dû planter mon éperon pour le faire avancer. Heureusement, les silhouettes noires se sont écartées devant nous et j’ai de nouveau levé les yeux vers les pics lointains. Mon cœur s’est serré à la pensée de ces hautes terres désolées. Même la compagnie de ces sorcières impies, ai-je pensé, aurait été préférable à ces vents lugubres. Mais comme pour me détromper, les femmes ont repris leur litanie derrière moi, et j’ai senti qu’elles envoyaient encore de la boue dans notre direction. Mais que chantent-elles ? Osent-elles crier « lâche » ? J’ai eu envie de me retourner et de montrer ma rage, mais je me suis ressaisi à temps. Lâche, lâche. Que savent-elles ? Elles étaient là ? Elles étaient là ce jour lointain où nous sommes allés affronter Querig ? M’auraient-elles traité de lâche, moi ou un autre de nos cinq combattants ? Et même après cette grande mission – dont nous n’avons été que trois à revenir –, ne me suis-je pas hâté, mesdames, me reposant à peine, de redescendre du bord de la vallée pour honorer ma promesse à la jeune fille ?

Elle s’appelait Edra, me dit-elle par la suite. Ce n’était pas une beauté, et elle portait d’humbles guenilles, mais comme pour l’autre fille dont je rêve parfois, son éclat m’avait touché. Je la vis au bord de la route, portant sa bêche des deux bras. C’était une toute jeune femme, petite et menue, et la vue d’une telle innocence, marchant sans protection si près des horreurs dont je venais d’être témoin, m’empêcha de passer mon chemin, alors que j’étais envoyé en mission.

« Faites demi-tour, jeune fille », lui dis-je du haut de mon étalon, car c’était avant l’époque d’Horace, lorsque j’étais jeune moi aussi. « Quelle immense bêtise vous pousse dans cette direction ? Ignorez-vous qu’une bataille fait rage dans cette vallée ?

– Je le sais très bien, répondit-elle, croisant mon regard sans frayeur aucune. J’ai fait un long voyage pour venir jusqu’ici, et bientôt je serai dans la vallée et je me joindrai aux combats.

– Un esprit vous a-t-il ensorcelée, demoiselle ? J’arrive à l’instant du fond de la vallée où des guerriers chevronnés vomissent de terreur. Je ne voudrais pas que vous en entendiez même un écho lointain. Et pourquoi cette bêche est-elle trop grande pour vous ?

– Un seigneur saxon que je connais est dans la vallée maintenant, et je prie de tout mon cœur qu’il ne soit pas tombé et que Dieu le protège. Car je veux qu’il meure de mes propres mains, après ce qu’il a fait à ma mère et à mes sœurs chéries, et je porte cette bêche pour faire le travail. Elle fend la terre les matins d’hiver, et elle fera assez bien l’affaire pour les os de ce Saxon. »

Je fus alors obligé de mettre pied à terre et de la retenir par le bras alors même qu’elle tentait de se dégager. Si elle vit encore aujourd’hui – elle s’appelait Edra, m’a-t-elle dit par la suite – elle aurait presque votre âge, mesdames. Peut-être était-elle parmi vous tout à l’heure, comment le saurais-je ? Pas une grande beauté, mais comme pour l’autre fille, son innocence m’a parlé. « Lâchez-moi, monsieur ! », crie-t-elle, et je réponds : « Vous n’irez pas dans cette vallée. Vu d’en haut, le spectacle suffira à vous faire défaillir. » « Je ne suis pas une mauviette, monsieur, crie-t-elle. Laissez-moi partir ! » Et nous voici debout sur le bas-côté, en train de nous quereller comme deux enfants, et je ne parviens à la calmer qu’en lui disant :

« Demoiselle, je vois que rien ne pourra vous dissuader. Mais songez combien vos chances d’obtenir seule la vengeance que vous désirez sont minces. Avec mon aide vos chances seront décuplées. Alors soyez patiente et installez-vous un moment au soleil. Là-bas, allez vous asseoir sous ce vieil arbre, et attendez mon retour. Je dois rejoindre quatre camarades pour une mission qui, bien qu’elle comporte un grave danger, ne me retiendra pas longtemps. Si je devais périr, vous me verrez revenir attaché sur la selle de ce même cheval, et vous saurez que je ne suis plus en mesure de tenir ma promesse. Sinon je jure que je reviendrai et que nous irons ensemble réaliser votre rêve. Soyez patiente, demoiselle, et si votre cause est juste, ce que je crois, Dieu veillera à ce que cet homme ne tombe pas avant notre arrivée. »

Étaient-ce les paroles d’un lâche, mesdames, prononcées le jour même où je suis allé affronter Querig ? Et une fois que nous eûmes achevé notre tâche, et que je vis que j’avais été épargné – pourtant deux d’entre nous avaient succombé – je me hâtai, épuisé, de redescendre au bord de la vallée, jusqu’à l’arbre où la jeune fille attendait toujours, sa bêche dans les bras. Elle se leva d’un bond, et sa vue émut de nouveau mon cœur. Pourtant, lorsque j’essayai une fois encore de la dissuader de son dessein, car je redoutais de la voir pénétrer dans cette vallée, elle dit avec colère : « Êtes-vous faux, monsieur ? Ne tiendrez-vous pas votre promesse ? » Je la plaçai donc sur la selle – elle tint les rênes tout en serrant la bêche contre sa poitrine – et je conduisis à pied le cheval et la jeune fille dans les pentes de la vallée. Blêmit-elle lorsque nous entendîmes le vacarme ? Ou quand, à la périphérie des combats, nous rencontrâmes des Saxons désespérés, leurs poursuivants sur les talons ? Se décomposa-t-elle lorsque des guerriers exténués franchirent le chemin à tâtons, se traînant sur le sol avec leurs blessures ? Des petites larmes apparurent et je vis trembler sa bêche, mais elle ne se détourna pas. Car ses yeux, absorbés par leur tâche, fouillaient ce champ ensanglanté de toutes parts, à droite et à gauche, de près et de loin. Puis je montai moi-même le cheval et, la portant devant moi comme si elle avait été un doux agneau, nous pénétrâmes en plein cœur de la bataille. Avais-je l’air timide alors, assénant des coups d’épée, la protégeant derrière mon bouclier, tournant le cheval d’un côté puis de l’autre jusqu’à ce que, finalement, la bataille nous renversât tous les deux dans la boue ? Mais elle se releva aussitôt et, récupérant sa bêche, elle commença à se frayer un chemin entre les tas écrasés et écartelés. D’étranges cris emplissaient nos oreilles, mais elle ne semblait rien entendre, telle une digne jeune fille chrétienne ignorant les cris obscènes des hommes grossiers qu’elle dépasse. J’étais jeune alors et j’avais le pied agile, aussi, je courais autour d’elle avec mon épée, fauchant quiconque lui voulait du mal, la protégeant de mon bouclier contre les flèches qui tombaient régulièrement sur nous. Puis elle vit enfin celui qu’elle cherchait, mais c’était comme si nous dérivions sur des vagues agitées – bien que l’île paraisse proche, les courants la rendent inaccessible. C’est ce qui nous arriva ce jour-là. Je combattis, frappai à mort, et veillai à ce qu’elle fût saine et sauve, mais il nous fallut une éternité pour arriver jusqu’à lui, et trois hommes avaient pour mission de le protéger. Je passai mon bouclier à la jeune fille en disant : « Abritez-vous bien, car votre proie est presque à vous », et j’affrontai trois adversaires qui, je le vis, étaient des guerriers habiles, mais je les vainquis l’un après l’autre, et me trouvai enfin face au Saxon qu’elle haïssait tant. Ses genoux étaient recouverts du sang dans lequel il pataugeait, mais je vis que ce n’était pas un guerrier, et je le battis jusqu’à ce qu’il soit étendu sur le sol, haletant, ses jambes désormais inutiles, ses yeux pleins de haine fixés sur le ciel. Elle vint alors et se dressa au-dessus de lui, lâchant le bouclier, et la lueur de son regard me glaça les veines plus encore que tout ce que j’avais vu dans ce champ abominable. Elle abattit la bêche, non pas d’un geste large, mais frappant un petit coup, puis un autre, comme si elle cherchait des pommes de terre dans le sol, au point que je fus forcé de crier : « Finissez-en, jeune fille, sinon je m’en charge moi-même ! » à quoi elle répondit : « Laissez-moi à présent, monsieur. Je vous remercie pour votre aide, mais maintenant c’est fait. » « À moitié seulement, jeune fille, criai-je, tant que je ne vous aurai pas raccompagnée saine et sauve hors de cette vallée », mais elle n’écoutait plus et continuait son œuvre immonde. Je me serais encore querellé, mais à c’est à cet instant qu’il a surgi de la foule. Je parle de maître Axl, c’est ainsi qu’il s’appelle à présent, un homme certes plus jeune à l’époque, au visage déjà plein de sagesse, et lorsque je l’ai vu, j’ai eu l’impression que le bruit de la bataille était englouti dans le silence.

« Pourquoi vous exposer ainsi, monsieur ? lui dis-je. Et votre épée encore engainée ? Prenez au moins un bouclier tombé sur le sol et protégez-vous. »

Mais il garde une expression lointaine, comme s’il se trouvait dans une prairie fleurie de pâquerettes un matin parfumé. « Si Dieu choisit de diriger une flèche de ce côté, dit-il, je ne L’en empêcherai pas. Sire Gauvain, je suis content de vous voir en bonne forme. Êtes-vous arrivé depuis peu, ou étiez-vous là depuis le début ? »

Cela, comme si nous nous retrouvions dans une foire estivale, et je suis obligé de crier encore : « Protégez-vous, maître Axl ! Le champ est noir d’ennemis. » Alors qu’il continue de contempler le paysage, je dis, me souvenant de la question qu’il m’a posée : « Je suis là depuis que la bataille a commencé, mais Arthur m’a choisi ensuite avec quatre autres pour accomplir une mission d’une grande importance. Je viens juste d’en revenir. »

J’ai enfin retenu son attention. « Une mission d’importance ? Elle s’est bien passée ?

– Tristement, deux camarades sont morts, mais nous l’avons accomplie et maître Merlin a été satisfait.

– Maître Merlin, dit-il. C’est peut-être un sage, mais ce vieil homme me donne des frissons. » Puis il regarde encore autour de lui, disant : « Je suis désolé d’apprendre que vous avez perdu deux amis. Beaucoup d’autres auront disparu avant que le jour s’achève.

– Mais la victoire est à nous, dis-je. Ces maudits Saxons. Pourquoi se battre ainsi, avec la mort pour tout remerciement ?

– Je crois qu’ils le font par pure colère et par haine pour nous, répond-il. Car la nouvelle de ce qui a été fait aux innocents restés dans leurs villages a dû parvenir à leurs oreilles. J’en arrive moi-même à l’instant, alors pourquoi l’information n’aurait-elle pas atteint aussi les rangs saxons ?

– De quelle nouvelle parlez-vous, maître Axl ?

– Leurs femmes et leurs enfants, laissés sans protection après que nous avons accepté solennellement de ne pas leur faire de mal, aujourd’hui massacrés de nos mains, même les bébés les plus petits. Si nous venions de subir le même sort, notre haine s’épuiserait-elle ? Ne combattrions-nous pas nous aussi jusqu’au dernier comme ils le font, chaque blessure récente apaisée par ce baume ?

– Pourquoi s’attarder sur ce sujet, maître Axl ? Notre victoire est assurée aujourd’hui et sera formidable.

– Pourquoi je m’y attarde ? Monsieur, ce sont les villages avec lesquels je me suis lié d’amitié au nom d’Arthur. Dans un village on m’appelait le Chevalier de la paix, et aujourd’hui j’ai vu une simple douzaine de nos hommes les traverser sans une trace de compassion, avec pour seuls adversaires des garçons qui ne leur arrivaient pas à l’épaule.

– Je suis désolé de l’apprendre. Mais je vous prie instamment, monsieur, de ramasser au moins un bouclier.

– De village en village j’ai vu le même spectacle, et nos hommes se vanter de ce qu’ils avaient fait.

– Ne vous blâmez pas, monsieur, pas plus que mon oncle. La grande loi que vous avez autrefois négociée était une chose vraiment magnifique tant qu’elle a tenu. Combien d’innocents, bretons ou saxons, ont été épargnés grâce à elle au cours des années ? Si elle n’a pas duré toujours, ce n’est pas de votre fait.

– Pourtant ils ont cru à notre marché jusqu’à aujourd’hui. C’est moi qui ai gagné leur confiance là où il n’y avait avant que de la peur et de la haine. Aujourd’hui leurs actes font de moi un menteur et un boucher, et la victoire d’Arthur ne m’inspire aucune joie.

– Que ferez-vous avec des paroles aussi insensées, monsieur ? Si c’est la trahison que vous envisagez, affrontons-nous sur-le-champ !

– Votre oncle ne craint rien de moi. Cependant, vous réjouissez-vous, sire Gauvain, d’une victoire obtenue à ce prix ?

– Maître Axl, ce qui a été perpétré dans ces villes saxonnes aujourd’hui, mon oncle ne l’aurait jamais ordonné d’un cœur léger, ne connaissant aucun autre moyen d’imposer la paix. Réfléchissez. Ces petits garçons saxons que vous pleurez seraient bientôt devenus des guerriers brûlant de venger leurs pères tombés aujourd’hui. Les petites filles en auraient bientôt porté d’autres dans leur ventre, et ce cercle de massacre n’aurait jamais été brisé. Voyez combien la soif de vengeance est profonde ! Regardez en ce moment même cette honnête demoiselle, que j’ai moi-même escortée jusqu’ici, regardez le cœur qu’elle met à sa tâche ! La grande victoire d’aujourd’hui nous offre une chance unique. Nous pouvons, une fois pour toutes, rompre ce cercle infernal, et un grand roi doit relever ce défi avec audace. C’est peut-être une journée mémorable, maître Axl, après laquelle notre pays connaîtra la paix pendant les années à venir.

– Votre raisonnement m’échappe, monsieur. Même si aujourd’hui nous massacrons un océan de Saxons, que ce soient des guerriers ou des bébés, il en reste encore beaucoup d’autres dans le pays. Ils viennent de l’est, ils débarquent en bateau sur nos côtes, ils construisent chaque jour de nouveaux villages. Ce cercle de la haine n’est en rien écorné, monsieur, mais forgé en fer par ce qui est accompli aujourd’hui. Je vais maintenant rencontrer votre oncle et lui rapporter ce dont j’ai été témoin. Je verrai sur son visage s’il croit que Dieu sourira de ces crimes. »

Un assassin de bébés. C’est ce que nous étions ce jour-là ? Et cette fille que j’ai escortée, qu’est-elle devenue ? Était-elle parmi vous, mesdames ? Pourquoi vous rassembler ainsi autour de moi alors que je cours faire mon devoir ? Laissez un vieil homme aller en paix. Un assassin de bébés. Pourtant je n’y étais pas, et même si j’y avais été, à quoi bon argumenter avec un grand roi, mon oncle de surcroît ? Je n’étais alors qu’un jeune chevalier, et d’ailleurs, chaque année qui passe ne prouve-t-elle pas qu’il a eu raison ? N’avez-vous pas tous vieilli en temps de paix ? Alors laissez-nous aller notre chemin sans nous lancer d’insultes dans le dos. La loi des innocents, une loi puissante en vérité, destinée à rapprocher les hommes de Dieu – Arthur lui-même l’a toujours dit, ou bien est-ce maître Axl qui l’a désignée ainsi ? Nous l’appelions Axelum ou Axelus alors, mais aujourd’hui il est connu sous le nom d’Axl, et il a une excellente épouse. Pourquoi me harceler, mesdames ? Est-ce ma faute si vous avez du chagrin ? Mon temps viendra avant longtemps, et je ne reviendrai pas rôder dans ce pays comme vous. J’accueillerai le batelier avec satisfaction, je monterai dans sa barque oscillante au milieu du clapotis des vagues, et je dormirai peut-être un moment, le son de la rame dans l’oreille. Je passerai de la somnolence à un état de demi-éveil, je verrai le soleil se coucher sur l’eau et le rivage s’éloigner encore, je replongerai dans mes rêves en dodelinant de la tête jusqu’à ce que la voix du batelier me tire doucement de ma songerie une fois encore. Et s’il devait me poser des questions, comme certains disent qu’il le fera, je lui répondrai honnêtement, car que me reste-t-il à cacher ? Je n’ai pas eu d’épouse, bien que j’aie parfois désiré en avoir une. Mais j’ai été un bon chevalier qui a fait son devoir jusqu’au bout. Je le lui dirai, et il verra que je ne mens pas. Il ne me dérangera pas. Le coucher de soleil paisible, son ombre tombant sur moi tandis qu’il passe d’un côté de son embarcation à l’autre. Mais cela attendra. Aujourd’hui Horace et moi devons monter sous ce ciel gris, jusqu’à la pente dénudée conduisant au sommet suivant, car notre travail n’est pas achevé et Querig nous attend.